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Articles & entretiens

Le développement territorial à l’épreuve des transitions. Contribution à partir de l’exemple d’un territoire emblématique : l’Aubrac

Julien Frayssignes

Résumés

L’article interroge la manière dont les dynamiques de transition renouvellent les concepts de ressource et de gouvernance. La réflexion s’appuie sur un travail mené sur le territoire de l’Aubrac. Les cadres théoriques de la multi-level perspective et de la relocalisation alimentaire sont mobilisés. Dans le cadre d’un projet financé par l’ADEME, 50 entretiens ont été réalisés auprès d’acteurs de terrain. Les résultats montrent un élargissement du « panier de biens » à de nouveaux produits et la montée en puissance des acteurs publics. En confirmant la pertinence des concepts inhérents au développement territorial, la réflexion se veut une contribution à la géographie des transitions. Issu de niches nées dans les années 1960, le régime sociotechnique actuel est à son tour confronté à de nouvelles niches, ceci dans un paysage peu favorable aux stratégies de spécification de ressources.

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Texte intégral

L’auteur tient à remercier Cécile Guibert (UMR LISST), Michaël Pouzenc (UMR LISST) et Marie-Benoit Magrini (UMR AGIR) pour leur lecture critique de la première version de cet article. Ses remerciements s’adressent également à Jean-Philippe Denux (UMR Dynafor – Ecole d’Ingénieurs de Purpan), pour son appui au travail cartographique. Enfin, que soient remerciés ici les responsables du numéro spécial ainsi que les rapporteurs anonymes pour leur évaluation.

Introduction

1Les crises sociales et environnementales que rencontrent les sociétés modernes appellent une transformation des modèles de production et de consommation (Geels, 2010 ; Smith et Raven, 2012). Face aux défis posés par le changement climatique et la perte de biodiversité (Loorbach et al., 2017), le paradigme de la durabilité s’est progressivement affirmé et imprègne toutes les sciences humaines et sociales, notamment au travers de la constitution de la communauté scientifique des transitions studies. Cette communauté envisage le processus de transition comme le changement progressif de l’état d’un système ou d’un sous-système sociotechnique dans ses dimensions économiques, sociale, institutionnelles ou technologiques (Geels, 2010 ; Köhler et al., 2019).

2Le concept trouve également une résonnance dans les approches spatiales. Les territoires constituent en effet des cadres propices pour l’analyse des transitions. Les nouvelles formes d’action collective et les conflits qui en découlent, les nouveaux modes d’habiter, les transformations des activités productives dans leur rapport au vivant (Banos et al., 2020) sont autant de contributions de l’analyse territoriale au champ des transitions. Souvent envisagées à l’aune des espaces métropolitains, les transitions se déploient aussi dans des contextes marqués par la ruralité (Vandenbroucke et Delfosse, 2019). S’il apparait abusif de parler de transition rurale, les potentialités comme les fragilités des territoires ruraux donnent à voir des formes de transition spécifiques. Le concept de transition agroécologique revêt ainsi une dimension géographique dès lors qu’il vise à rendre compte de l’évolution de pratiques et de formes d’organisation en vue notamment de la production de biens et de services ancrés à des contextes particuliers (Hazard et al., 2017).

3Sur le plan académique, les avancées issues des approches spatialisées sont réelles. Le modèle de la multi-level perspective visait dans un premier temps à analyser les niches d’innovation au sein de régimes sociotechniques (Smith et Raven, 2012). Ce modèle s’est consolidé pour mieux saisir les contextes spatiaux inhérents à l’émergence de ces innovations (Coenen et al, 2012 ; Hansen et Coenen, 2015 ; Longhurst, 2015 ; Truffer et al., 2015). D’autres travaux se sont attachés à décrire les dynamiques de relocalisation des activités agricoles et alimentaires, dynamiques emblématiques de la transition (Deverre et Lamine, 2010 ; Renting et al., 2003). En abordant les relations entre producteurs et consommateurs (Lamine et Chiffoleau, 2017) et les nouvelles formes de qualification des produits (Goodman, 2003), ces travaux interrogent les phénomènes de coexistence des modèles productifs et des visions des acteurs qui y sont adossées (Galliano et al., 2017 ; Gasselin et al., 2021).

4En dépit de ces progrès, ces travaux rencontrent des limites. D’une part, le modèle niche / régime / paysage demeure souvent complexe à transposer face à la complexité des dynamiques territoriales. D’autre part, le champ de la relocalisation tend parfois à privilégier les dynamiques relationnelles au détriment des logiques spatiales (Frayssignes et al., 2022). En outre, il reste souvent limité à l’étude des circuits courts de proximité et des produits alimentaires du quotidien (Delfosse, 2011), laissant de côté des produits plus spécifiques. Enfin, il nous apparait que ces approches ne parviennent pas toujours à envisager clairement les questions de développement territorial. Si l’analyse s’intéresse depuis longtemps aux processus de valorisation / spécification de ressources (Courlet et Pecqueur, 2013) et aux formes de gouvernance rurale (Torre, 2023), une meilleure intégration des dynamiques de transition dans la « boîte à outils » des approches territoriales s’avère nécessaire.

5En s’inscrivant dans le champ de recherches du développement territorial, l’objectif général de l’article est ainsi d’interroger la dynamique des territoires ruraux à l’aune des processus de transition. Il s’agit de mieux comprendre en quoi les transitions vers la durabilité écologique et alimentaire permettent un renouvellement des concepts de ressource, d’action collective et de gouvernance, concepts constitutifs du processus de développement territorial. Un second objectif est de questionner le concept de développement dans un contexte de transitions à partir de l’exemple d’un territoire rural porteur de produits alimentaires considérés comme spécifiques et adossés à des filières longues. Ces objets sont en effet encore peu abordés dans l’optique de la transition des territoires où ils sont situés (Guibert et al., 2022). Si de nombreux travaux estiment que « local » et « durable » ne vont pas de soi (Hinrichs, 2000 ; Goodman, 2003), il apparait pertinent de questionner le « spécifique » de la même façon, et de prolonger ainsi des travaux plus anciens portant sur la co-construction territoriale et environnementale de la qualité des produits (Hirczak, 2009).

6Afin de concrétiser cette réflexion, notre regard s’est porté sur le plateau de l’Aubrac (France). Marqué par de très faibles densités de population, ce territoire se caractérise aussi par la présence de plusieurs productions emblématiques (race bovine Aubrac, fromage AOP Laguiole, aligot, couteau) consubstantielles de sa trajectoire de développement. La relance d’une activité traditionnelle d’élevage laitier et allaitant à partir des années 1960 s’est ainsi inscrite en opposition au contexte national de déploiement d’un modèle agricole industrialisé. Déjà étudiée par ailleurs (Laurens, 1999 ; Roux et al., 2006), cette trajectoire se caractérise par des « conditions initiales » (produits spécifiques, gouvernance territoriale dominée par des acteurs privés) qui sont aujourd’hui remises en cause par les tendances de la transition. En tant que contribution au champ de la géographie des transitions, la réflexion proposée ici invite également les acteurs du territoire à réfléchir à l’avenir d’un territoire longtemps considéré comme une référence pour la valorisation de ses ressources spécifiques, mais qui doit aujourd’hui répondre à de nouvelles injonctions.

7Une première partie permet de revenir sur les modèles théoriques rendant compte des transitions, en particulier dans un cadre spatial, puis sur l’influence de ces modèles dans l’analyse des dynamiques de développement territorial. Les aspects méthodologiques sont abordés dans un second temps. Les résultats sont présentés puis discutés dans les deux parties suivantes.

1. Etat de l’art : le développement territorial à l’aune des transitions

8La réflexion s’appuie d’une part sur le cadre théorique de la multi-level perspective, plus particulièrement sur les travaux prenant en considération le volet géographique. D’autre part, les approches portant sur la relocalisation des systèmes alimentaires sont également mobilisées pour leur capacité à rendre compte des dynamiques rurales et agricoles. Ces deux cadres questionnent ainsi deux des concepts centraux du développement territorial : les stratégies de valorisation des ressources et les formes de gouvernance.

1.1. La multi level perspective pour analyser les transitions dans les territoires

9La notion de transition fait référence au passage progressif d’un état à un autre, avec en filigrane le respect des principes de durabilité. Suivant cette idée, le modèle de la multi-level perspective ou MLP (Geels, 2002, 2010) se structure autour de trois niveaux d’analyse : les niches, où se déploient des innovations techniques et organisationnelles ; les régimes sociotechniques, correspondant aux normes et règles évoluant lentement (institutions, technologies), eux-mêmes insérés dans un paysage composé de facteurs externes de différentes natures : valeurs culturelles, contexte politique, climat (Geels, 2002). Les innovations sont mises en œuvre au sein des niches, puis sont ensuite susceptibles de transformer le régime en place. La transition correspond alors à la reconfiguration d’un régime sociotechnique donné (Geels, 2002 ; Loorback et al., 2017). Le paradigme des transitions studies prête une attention particulière aux conditions d’émergence d’une innovation et à sa capacité à se protéger des pressions d’un régime dominant. Cette étape de protection précède les phases de maturation puis de stabilisation, au cours desquelles l’innovation se rapproche du régime pour y être ensuite éventuellement intégrée. Ce triple processus de « shielding / nurturing / empowerment » est au cœur de l’approche multi-niveaux (Smith et Raven, 2012 ; Geels et Raven, 2006).

10Cette approche a fait l’objet de questionnements quant à sa prise en compte des dynamiques spatiales et au caractère localisé des transitions (Köhler et al.2019). Des géographes ont interrogé les conditions favorables d’émergence d’une innovation, et mettent en avant des variables liées à leur localisation : aspects culturels, institutions (Truffer et al., 2015 ; Coenen et al., 2012), normes et valeurs spécifiques (Hansen et Coenen, 2015). Des études de cas assimilent ainsi des lieux particuliers à des niches d’innovations fondées sur des approches radicales où coexistent activités productives alternatives et pratiques culturelles spécifiques (Longhurst, 2015).

11Cette spatialisation de la multi-level perspective constitue un premier apport à l’approche des transitions territoriales. Pour autant, l’optique qui est la nôtre nous a conduit à mobiliser également les travaux centrés sur l’application de la MLP aux systèmes alimentaires. Plusieurs travaux mettent ainsi en évidence l’émergence d’innovations confrontées à des résistances de différentes natures relevant d’un modèle dominant (Conti et al., 2021). L’analogie avec le système « niche – régime – paysage » apparaît évidente, avec des contributions orientées sur la prise en compte de la justice sociale (Hebinck et al., 2021) et de la biodiversité (Vermunt et al., 2020). Les spécificités du secteur agricole et alimentaire interrogent l’essence même du modèle MLP. Caractérisées par une extrême diversité (nature des produits, formes organisationnelles, stratégies de marché), les innovations mises en œuvre n’émergent pas nécessairement de niches alternatives. Elles peuvent aussi se structurer au sein des régimes eux-mêmes, à l’image du contexte laitier néerlandais (Vermunt et al., 2020). En cela, elles renvoient à des stratégies de structuration de filières dont les fonctions apparaissent communes : construction puis certification d’un cahier des charges fondé sur des pratiques agroécologiques, création et partage de la valeur, différenciation commerciale (Lantremange et al., 2023).

12La mobilisation des transitions studies pour analyser la réalité française apparait elle aussi éclairante. L’abondante littérature relative à la notion de territoire permet ainsi de consolider le volet géographique de la MLP. Outre sa capacité à appréhender les dynamiques sectorielles de manière décloisonnée et à articuler différentes échelles, le cadre territorial renvoie à des aspects matériels, institutionnels et symboliques (Pachoud et al., 2022). Les projets alimentaires localisés (épiceries solidaires, banques alimentaires…) seraient autant de niches confrontées aux pressions d’un régime dominant. Les travaux portant sur les filières agroalimentaires – en particulier les filières dites longues – confirment également leur caractère parfois incrémental : la transition s’opère au sein du régime dominant sans être nécessairement induite par une niche d’innovation (Magrini, 2023). Au travers des fonctions assurées par l’articulation entre une niche et un régime donnés, la MLP permet l’analyse d’un large éventail de démarches (types de produit, de service, de process, acteurs à l’origine, niveau de contractualisation…). En outre, lorsque la niche est à l’origine d’une innovation, comme dans le cas d’une Indication Géographique, celle-ci n’a pas nécessairement vocation à être assimilée par le régime, mais plutôt à se maintenir en tant que niche protégée du régime dominant, comme dans le cas de la Clémentine de Corse (Belmin et al., 2018).

1.2. La relocalisation agricole et alimentaire vue comme processus de transition

13La transition agricole se manifeste notamment dans la généralisation des pratiques agroécologiques. Elle s’inscrit également en résonnance avec des attentes sociétales des citoyens et des consommateurs en termes préservation de la biodiversité, de bien-être animal ou de rémunération des producteurs. De même, le phénomène de « retour au local » constitue une autre tendance de fond, étant donné la multiplication d’initiatives de production et de distribution de denrées alimentaires (Deverre et Lamine, 2010 ; Ilbery et al., 2005). Ces initiatives relèvent d’un processus de relocalisation de l’agriculture (Guiraud, 2016 ; Frayssignes et al., 2021) fondé sur un rapprochement entre producteurs et consommateurs (Lamine et Chiffoleau, 2017).

14Ce foisonnement a été largement investi par les SHS. Outre l’élaboration de typologies visant à rendre compte de l’extrême diversité des circuits courts alimentaires de proximité et de leur géographie (Renting et al., 2003 ; Bermond et Guillemin, 2023), la littérature a permis de réinterroger des enjeux tels que l’encastrement social des activités productives (Hinrichs, 2000 ; Sonnino, 2007) ou les rapports de force entre acteurs (Deverre et Lamine, 2010). Le développement des circuits courts a aussi été l’occasion de réinvestir les questions de qualification des produits eux-mêmes. Le quality turn fait ainsi référence aux nouvelles modalités de définition de la qualité (Goodman, 2003). La proximité géographique, le lien social entre producteurs et consommateurs et la confiance interpersonnelle viennent désormais qualifier des produits du quotidien (Delfosse, 2011 ; Goodman, 2003).

15Le courant relatif à la relocalisation est également venu enrichir les travaux menés sur la dimension écologique de la transition et sur le rapport au vivant des activités humaines, en particulier agricoles et alimentaires (Vermunt et al., 2020). Envisagée comme la mise en œuvre de systèmes de production et de commercialisation fondés sur les fonctionnalités des écosystèmes (Wezel et al., 2009), l’agroécologie a elle aussi été appréhendée à travers ce retour au local. D’une part, les réflexions portent sur l’influence de contextes locaux spécifiques sur la mise en œuvre des principes de l’agroécologie. Les concepts d’ancrage écologique (Houdart et al., 2013) et de territoires d’agroécologie (Wezel et al., 2016) s’inscrivent dans cette perspective. D’autre part, c’est la pertinence du local dans la mise en œuvre de pratiques agroécologiques qui est questionnée (Brives et al., 2020).

16Envisagée comme une alternative face à l’agriculture dite conventionnelle (Selfa et Qazi, 2005), la relocalisation a pu susciter un certain nombre de critiques quant à sa posture idéalisatrice (Hinrichs, 2000 ; Goodman, 2003). Observée notamment dans les pays industrialisés, l’institutionnalisation croissante des circuits courts alimentaires de proximité (Guiraud, 2016) a rendu plus étroite leur imbrication avec les filières conventionnelles, conduisant ainsi à l’idée de coexistence de modèles (Galliano et al., 2017 ; Gasselin et al., 2021). La vision d’un modèle dominant qui serait contesté par des approches alternatives s’avère dès lors trop partielle. Les démarches de durabilité mises en œuvre par les acteurs agroalimentaires dits conventionnels sont autant de manifestations de cet enchevêtrement (Galliano et al., 2017). La prise en compte des dimensions spatiales et temporelles s’avère déterminante dans l’analyse des phénomènes de coexistence, ce qui tendrait d’ailleurs à expliquer pourquoi l’approche MLP s’est encore relativement peu saisie de cette thématique (Loudiyi et Cerdan, 2021). Les connexions avec les dynamiques de développement territorial apparaissent quoi qu’il en soit évidentes (Loudiyi et Houdart, 2019).

1.3. Des modèles de développement territorial questionnés par la transition

17Les économistes envisagent le développement territorial comme la résultante d’un double processus de mondialisation / décentralisation, conduisant à l’autonomisation d’entités spatiales spécifiques vis-à-vis des échelles régionales et nationales. En tant que processus de création de richesses et de renforcement de l’attractivité, le développement territorial se fonde sur la mobilisation d’acteurs publics et privés pour la résolution de problèmes productifs (Veltz, 1993). Les géographes insistent quant à eux sur l’héritage légué par le courant du développement local et sur le renouvellement induit par la mobilisation du concept de territoire, aussi bien dans une perspective de construction de politique publique (Barthe, 1998) qu’en termes d’articulation d’échelle et d’intersectorialité (Gumuchian et al., 2003).

18La question de la valorisation des ressources territoriales s’est avérée centrale dans l’analyse des trajectoires de développement (Courlet et Pecqueur, 2013), en particulier dans des contextes ruraux et agricoles. Si les phénomènes de métropolisation ont en effet toujours été envisagés comme les principaux leviers de développement (Veltz, 1993), la notion de ressource spécifique s’est révélée utile pour rendre compte des avantages différenciatifs dont pouvaient se saisir les acteurs des territoires ruraux, comme la qualité de vie, le patrimoine historique ou les produits de terroir (Colletis et Pecqueur, 2004). Ces recherches ont d’ailleurs donné lieu à la proposition du modèle de panier de biens et de services territorialisés (Pecqueur, 2001).

19En privilégiant le concept de durabilité plutôt que celui de transition, bon nombre de travaux ont permis un certain renouvellement des approches du développement, accentuant certaines de ses dimensions. Concernant les acteurs, le principe de décloisonnement s’est renforcé au travers d’un élargissement des formes de gouvernance. L’accent est ainsi mis sur une intégration accrue de la population locale et du monde associatif (Torre, 2023). Les territoires ruraux sont ainsi envisagés à l’aune des innovations foisonnantes dont ils sont le théâtre, ceci bien au-delà des aspects alimentaires, sur des volets sociaux (tiers-lieux, fab labs, crèches partagées…) et écologiques (projets agro-énergétiques, bioéconomie territoriale…) (Torre, 2018). Les dynamiques organisationnelles se transforment également. Conjuguée au renforcement des processus de décentralisation, la transition tend en effet à favoriser des gouvernances plus participatives au sein desquelles les collectivités territoriales traditionnelles (régions, départements, communes) vont être en partie supplantées par de nouvelles échelles d’actions (intercommunalité, territoires de projets), parfois dans un contexte conflictuel.

20L’analyse des processus de valorisation de ressources a naturellement privilégié les produits alimentaires, notamment dans une perspective patrimoniale (Bessière, 2000). La transition est alors intégrée en tant que révélateur de ressources latentes (Colletis et Pecqueur, 2004). Des ressources d’un genre nouveau telles que les agroénergies constituent un gisement d’opportunités, tant du point de vue de l’attractivité des territoires ruraux que de la pérennité des exploitations agricoles. Cette « écologisation des ressources » (au sens de Brives et al., 2020) se voit d’ailleurs confortée par bon nombre de tendances observées en matière de mobilité, de travail et d’entrepreneuriat rural. La question initiale du statut des produits alimentaires spécifiques demeure malgré tout entière. Si les signes officiels de qualité fondés sur l’origine (AOP, IGP) revêtent certes une dimension naturelle du fait de leur ancrage à un terroir spécifique, les produits dits « locaux » peuvent apparaitre mieux positionnés (Hirczak, 2011).

21En conclusion, sans remettre en cause le paradigme du développement territorial, la prise en compte des dynamiques de transition semble avoir enrichi le propos et rééquilibré l’importance relative des trois piliers de la durabilité. Si le volet productif demeure important, de nouvelles dimensions inhérentes au cadre de vie, à la santé ou au bien-être nécessitent désormais une considération accrue (Torre, 2018, 2022).

2. Matériels et méthode : une approche qualitative de l’Aubrac

2.1. Un territoire fondé sur des ressources et une trajectoire spécifiques

22Le choix de l’Aubrac est justifié par sa trajectoire singulière, marquée par la relance de l’élevage laitier et allaitant dans les années 1960. Le contexte de coexistence de différentes productions spécifiques est ainsi à l’origine de l’émergence d’un panier de biens (Roux et al., 2006), faisant de l’Aubrac un modèle de développement fondé sur la valorisation de ressources territorialement ancrées.

23Plateau volcanique de 2 500 km² situé au sud du Massif Central (figure 1), l’Aubrac est délimité par différentes entités naturelles : Monts du Cantal au nord-ouest, Margeride à l’est, Grands Causses au sud. L’Aubrac est composé de prairies d’estives défrichées par les moines dès le XIIème siècle en vue du déploiement d’une activité agropastorale. Qu’ils soient professionnels ou politiques, les acteurs de l’Aubrac s’accordent généralement sur un même évènement fondateur dans la trajectoire du territoire : la Recherche Coopérative sur Programme (RCP) mise en œuvre par le CNRS entre 1964 et 1966. Souhaitant mettre en évidence le déclin d’une société traditionnelle (Chandivert, 2016), cette étude pluridisciplinaire constitue le point de départ d’un processus de « renaissance agricole » venant contredire la vision pessimiste de bon nombre de chercheurs impliqués dans la RCP.

Figure 1

Figure 1

Carte de localisation du plateau de l’Aubrac

Source : IGN 2024. Conception : Julien Frayssignes

  • 1 Source : UPRA Aubrac, 2022.
  • 2 Source : Coopérative Jeune Montagne, 2022.
  • 3 Source : PNR de l’Aubrac, 2022.
  • 4 Source : Maison de l’Aubrac, 2021.
  • 5 Source : Parc Naturel Régional de l’Aubrac, 2022.

24A contre-courant de la Révolution Silencieuse, l’Aubrac entre alors dans une phase de relance de son activité d’élevage sous l’impulsion des organisations professionnelles locales. Cette inflexion est également rendue possible par la proximité entre ces organisations et des chercheurs œuvrant au sein de l’INRA et de son département « Systèmes Agraires et Développement » (Borrès et al, 2013 ; Cornu, 2021). D’une part, on assiste à la mise en place d’un programme de sauvegarde de la race Aubrac. D’autre part, la production laitière et fromagère est relancée grâce à la création en 1960 de la Coopérative Jeune Montagne, de l’obtention d’une appellation d’origine pour le fromage de Laguiole l’année suivante puis du développement de l’aligot dans les années 1980. Les signes de ce redémarrage sont toujours visibles. Le cheptel passe de 18 000 à 260 000 têtes entre 1975 et aujourd’hui, avec la mise en valeur d’une filière de broutards croisés destinés au marché italien1. Devenue depuis l’Union Fromagère Jeune Montagne, la coopérative (environ 200 ETP) constitue une référence nationale pour la bonne valorisation du lait de ses 75 adhérents2. L’activité économique est ainsi marquée par l’agriculture et l’élevage. A l’échelle du parc naturel régional (PNR), 21 % des établissements relevaient du secteur agricole en 2011, soit 17 % de la population active. A cette date, l’orientation technico- économique (OTEX) « bovins viandes » représentait quant à elle 72 % des exploitations3. Le plateau connait en outre un important développement touristique (de 25 000 à 100 000 visiteurs recensés entre 2005 et 20214), grâce à son patrimoine naturel, paysager et historique ainsi qu’à sa localisation le long des chemins de Saint-Jacques de Compostelle. Cette relative réussite tranche avec les données démographiques (7 hab./km² en 20225) : le territoire n’a pas réellement connu de renaissance rurale et reste dans une situation de déprise et de vieillissement.

25Cette trajectoire a fait l’objet de différents travaux, qui constituent ici notre point de départ. Bien que centrée sur les activités fromagère et coutelière, la réflexion proposée par Roux et ses coauteurs met en lumière la contribution d’un panier de biens au processus de spécification de ressources. Les formes de gouvernance avant tout sectorielles à l’œuvre vont de pair avec le rôle relativement limité des acteurs publics (Roux et al., 2006), ceci en dépit des réflexions alors à l’œuvre quant à la mise en place d’un parc naturel régional. Ce constat est partagé par L. Laurens quelques années plus tôt. L’autrice parle de « territorialisation incomplète » pour qualifier l’action prédominante des acteurs de la sphère agricole et agroalimentaire (Laurens, 1999).

26Sur la base de ces deux articles, le tableau ci-dessous synthétise les composantes du panier de biens aubracien, souvent inscrites dans des démarches de certification (figure 2).

Figure 2

Figure 2

Les composantes originelles du panier de biens du plateau de l’Aubrac

Source : synthèse tirée de Laurens, 1999 ; Roux et al., 2006.

27Si le caractère alternatif de ces filières vis-à-vis du modèle agricole des années 1960 est avéré, leur positionnement actuel s’avère intéressant à analyser. La réflexion se fonde sur l’hypothèse selon laquelle les produits spécifiques ne sont pas nécessairement confortés par les dynamiques de relocalisation d’aliments du quotidien (Delfosse, 2011). Le contexte de transition peut même donner lieu à un certain rejet des filières de qualité (Frayssignes et al., 2022). L’Aubrac questionne ainsi les approches théoriques de la transition territoriale (confrontation entre niche / régime, phénomènes de coexistence, processus de spécification de ressources). C’est donc bel et bien la suite du « long parcours de l’Aubrac » (Laurens, 1999) que l’on se propose d’aborder ici.

2.2. La collecte des données de terrain

  • 6 Que soient remerciés ici les membres du groupe de projet tuteuré : Julie Estrade, Etienne Gilles, A (...)

28L’article s’appuie sur des données de terrain collectées dans le cadre d’un projet de recherche porté par l’Ecole d’Ingénieurs de Purpan entre 2019 et 2023 et financé par l’ADEME au travers du dispositif CO3 (Co-construction des connaissances pour une transition écologique et solidaire). Intitulé « DURFAC – Durabilité des Filières Agricoles en Milieu Coopératif », ce projet avait pour objectif d’analyser le rôle des organisations agricoles dans la structuration de filières durables. Ces données proviennent d’entretiens semi-directifs réalisés par des élèves ingénieurs de l’Ecole d’Ingénieurs de Purpan6 dans le cadre de deux dispositifs pédagogiques :

  • un projet tuteuré mené en 2021 commandité par l’association RACINE (Réussir en Aubrac Créer INnover Entreprendre) et la Communauté de Communes Aubrac Carladez Viadène (ACV), avec comme mission la mise en place d’un parcours de découverte des produits alimentaires et des savoir-faire à destination de délégations étrangères,

  • un stage de fin d’études réalisé en 2022 au sein du parc naturel régional de l’Aubrac et portant sur la structuration d’une filière maraîchère (Despons, 2022).

29La figure 3 synthétise les deux vagues d’enquêtes qui ont permis de réaliser au total 50 entretiens. Dans le cadre du projet tuteuré (vague 1), les guides d’entretiens ont été notamment conçus pour comprendre la configuration du panier de biens et son évolution récente, avec une attention particulière portée sur les visions et les valeurs véhiculées par les acteurs. Le stage de fin d’études (vague 2) a quant à lui permis d’appréhender les logiques à l’œuvre dans les stratégies de diversification des éleveurs et dans les efforts de structurations de filières localisées. Dans les deux cas, des entretiens auprès de collectivités et d’organisations professionnelles ont été menés en vue d’identifier les formes de soutien apportés aux acteurs économiques et de caractériser également leur positionnement en termes de valeurs. Ainsi structurées, les deux vagues avaient comme objectif de garantir une représentativité des positionnements (sphère « dominante » / sphère « alternative ») et d’apporter deux éclairages complémentaires des transitions à l’œuvre (évolution du panier et dynamiques de relocalisation). L’identification des acteurs a été assurée grâce à l’appui des commanditaires (association RACINE, PNR Aubrac) et complétée par les recherches des élèves dans le cadre d’un échantillonnage dynamique (Blanchet, Gotman, 2015). Une analyse thématique a été réalisée à partir de la réécoute intégrale des entretiens. L’interprétation des données s’est appuyée sur la mobilisation de verbatims afin de reconstruire la trajectoire du territoire au regard des enjeux de transition.

Figure 3

Figure 3

La collecte de données – éléments de synthèse

3. Résultats : l’Aubrac face à la transition

30Les évolutions inhérentes à la gouvernance du territoire et à la configuration de son panier de biens sont tour à tour abordées. Une dernière section est consacrée aux stratégies de diversification.

3.1. Des formes de gouvernance qui évoluent

31Les entretiens réalisés mettent également en lumière la prégnance des acteurs privés. L’importance économique de l’élevage allaitant et l’influence des responsables professionnels sont deux révélateurs du caractère encore incontournable des filières agroalimentaires. Cette gouvernance sectorielle est malgré tout à interroger aujourd’hui, notamment du fait de la montée en puissance d’acteurs publics, désormais plus enclins à se saisir des enjeux de développement du territoire. Parmi ces acteurs, deux méritent une attention particulière :

  • la Communauté de Communes Aubrac Carladez Viadène (ACV), mise en place en janvier 2017 et regroupant aujourd’hui 21 communes – dont Laguiole – pour 10 000 habitants. Outre son soutien financier à de nombreux nouveaux projets (voir plus loin), la structure est à l’origine de la création en 2020 de l’association RACINE, qui réunit aujourd’hui les principales entreprises du territoire autour de projets collectifs,

  • le parc naturel régional de l’Aubrac, créé en 2018 (64 communes de l’Aveyron, du Cantal et de la Lozère, 33 000 habitants), avec une stratégie agricole affirmée, notamment par le biais d’un Projet Alimentaire Territorial développant des actions autour de la consommation locale, de l’installation et de la diversification des exploitations.

  • 7 Les principaux : ADDEAR 12 (Association Départementale pour le Développement de l’Emploi Agricole e (...)

32Cette tendance s’accompagne d’une volonté d’affirmation des organismes de développement agricole se réclamant de la sphère alternative7. Longtemps en marge, ces organisations paraissent plus visibles aujourd’hui et militent pour une réorientation agroécologique des projets d’installation et de diversification. Du fait de ces différentes évolutions, on assiste en conséquence à un double phénomène de rééquilibrage / diversification de la gouvernance territoriale. Pour autant, les discours recueillis tendent surtout à contredire l’idée d’un territoire fondé sur une dynamique collective forte. Les logiques individualistes demeurent prégnantes, à l’exception de l’Union Fromagère Jeune Montagne : « L’Aubrac est encore pas mal replié sur lui-même, l’entraide était plus forte avant. Il n’y a qu’à voir le fossé entre les allaitants et les laitiers. On a besoin de rompre l’isolement » (un éleveur).

33Ainsi, même si la « territorialisation inachevée » semble encore prégnante, on assiste à l’émergence de nouvelles instances qui, en dépit d’une légitimité encore fragile, fondent leur action sur un décloisonnement des pratiques, mais aussi sur une professionnalisation de l’ingénierie de projets. La construction d’une offre touristique orientée vers le tourisme d’affaires ou les stratégies de co-construction portées par le PNR illustrent cette volonté.

3.2. Un panier de biens qui s’élargit à de nouveaux produits / services

34Les dernières années ont été marquées par l’émergence de nouvelles démarches de valorisation de denrées alimentaires et d’activités productives susceptibles de venir élargir le panier de biens de l’Aubrac. Outre l’acquisition d’une certaine légitimité, les quatre initiatives présentées ici (figure 4) ont été retenues sur la base de deux critères : le fait qu’elles soient évoquées dans les réflexions menées au sein de RACINE ainsi que l’intégration d’une dimension touristique.

Figure 4

Figure 4

L’élargissement du panier de biens de l’Aubrac

Source : enquêtes menées par les élèves ingénieurs de Purpan, 2022

35Lancée à Laguiole par douze amis aveyronnais d’horizons professionnels variés, la distillerie Twelve commence son activité en 2014 avec de l’embouteillage de rhum. Produit phare de l’entreprise, la commercialisation du whisky débute avec son inauguration officielle en 2021. D’une ampleur encore modeste (4 salariés), l’activité profite du développement de la consommation nationale. Les porteurs de la démarche revendiquent une approche qualitative fondée sur un approvisionnement local (orge, eau). La distillerie valorise son activité par la mise en place d’un circuit de visite et de dégustation.

36La Truite des Monts d’Aubrac est une activité piscicole fondée en 2022 par un porteur de projet originaire de l’Aubrac. L’originalité de la démarche réside dans la mise en place d’une structure sur la Truyère, avec un système de cages flottantes. Le montage du projet a abouti au développement d’une activité de production et de transformation de truites arc en ciel. Avec comme ambition le développement d’une production locale respectueuse de l’environnement, l’entreprise convertie en bio a pour objectif d’accueillir des visiteurs au moyen d’un accès par bateau.

37La création en 2011 de l’Association de Valorisation des Ressources Naturelles de l’Aubrac avait pour objectif de promouvoir la cueillette et la transformation du calament à grandes fleurs (ou thé d’Aubrac). La rédaction d’un cahier des charges s’est accompagnée d’une structuration en coopérative où les apporteurs (10 au démarrage, 24 aujourd’hui) commercialisent leur production auprès de l’association qui se charge de la transformation et de la vente. Bon nombre des adhérents sont des producteurs de lait qui diversifient leur activité.

38C’est en 2013 que la SAS Méthan’Aubrac voit officiellement le jour. L’activité démarre réellement en 2019, portée par différents partenaires locaux (CER France, chambre départementale d’agriculture, PNR de l’Aubrac). La SAS collecte aujourd’hui les effluents d’environ 30 exploitations, mais également les déchets issus de l’Union Fromagère Jeune Montagne et de la distillerie Twelve. Le site a accueilli environ 1 500 visiteurs depuis son ouverture.

39Ces initiatives revendiquent toutes un ancrage territorial fort dans les pratiques productives de l’Aubrac (cueillette du thé, utilisation de l’eau, élevage allaitant). Ensuite, toutes les démarches ont fait l’objet de soutiens publics importants, notamment financiers. La Communauté de Communes ACV est ainsi évoquée par trois des quatre porteurs de projet. Enfin, tous les produits et services se fondent sur une stratégie de spécification de ressources. Moins marquée par la tradition, la recherche de haute qualité renvoie davantage à la dimension écologique du territoire. La qualité de l’eau du plateau est par exemple revendiquée par les productions de whisky et de truites. La cohabitation de ces nouveaux produits et services est intéressante à observer. Si les acteurs des filières « emblématiques » voient cet élargissement d’un bon œil, ils restent attentifs à la préservation d’une offre qualitative : « Même si on les accueille sans prétention, on est sur l’Aubrac. On doit rester exemplaires. On doit réussir à enrichir le panier et sans faire de concurrence » (un responsable professionnel). De leur côté, les nouveaux arrivés se déclarent conscients de leurs responsabilités : « On a été bien accueillis, ils nous ont pris sous leur aile. Mais on a fait un peu peur au début. Il a fallu rassurer. On a fait des réunions pour leur montrer qu’on ne faisait pas n’importe quoi » (un porteur de projet).

3.3. Des initiatives individuelles et collectives de diversification

40Etant donné sa géographie, le territoire de l’Aubrac est loin d’apparaitre conforté par les tendances de la transition. La sécheresse de 2022 est venue rappeler la fragilité du territoire vis-à-vis de sa ressource en eau : « Cet été, c’était du jamais vu. Et les conséquences ne concernent pas que l’agriculture. Sur certaines communes, on a été amenés à faire venir des camions pour approvisionner les habitants » (un élu local). Par ailleurs, outre son enclavement, le contexte de faibles densités ne fait pas de l’Aubrac un territoire propice au développement des circuits de proximité en termes logistique et de débouchés : « Le transport est malaisé, les distances sont grandes, et puis on est loin de Toulouse et de Montpellier. Les gens ont des jardins, c’est moins facile pour la vente directe » (un agriculteur).

  • 8 A l’échelle du PNR, moins de 9 % des exploitations déclarent une commercialisation en circuits cour (...)

41On l’a dit, l’Aubrac est d’abord structuré autour de filières longues spécifiques (Bermond et Guillemin, 2023 ; Grison et al., 2015). Outre des enjeux « classiques » (déficit de main d’œuvre, difficultés d’accès au foncier et de transmission des outils), le bassin de production demeure dépendant du marché italien pour l’engraissement des broutards. La faible diversification des exploitations8 constitue un autre handicap. Si la bonne valorisation des filières allaitantes comme laitières a longtemps été le premier facteur d’explication, ce n’est plus forcément le cas aujourd’hui, en particulier concernant la filière viande. La fermeture en 2020 du site d’abattage de Sainte-Geneviève-sur-Argence illustre ces difficultés. La perspective de disparition d’une centaine d’emplois a d’ailleurs conduit à la mobilisation de plusieurs acteurs locaux, dont la Communauté de Communes ACV, aboutissant à la reprise de l’activité par le groupe Beauvallet (Loiret). Nombre d’acteurs conviennent que la diversification est aujourd’hui une nécessité afin de réduire la dépendance vis-à-vis des productions animales. Ce constat a amené différentes instances du territoire à réfléchir à la production fruitière et maraichère. A travers son projet alimentaire territorial (PAT), le PNR de l’Aubrac a souhaité accompagner la structuration de filières locales en privilégiant la vente directe et la restauration collective. Les structures coopératives implantées sur le territoire (BEVIMAC, CELIA, COBEVIAL…) sont également confrontées au développement de stratégies individuelles d’éleveurs qui moyennant des montages juridiques spécifiques optent pour la vente directe, stratégies parfois adossées à une diversification vers les fruits et légumes. Encore minoritaires, ces dynamiques sont le signe d’une transition productive, même si elle peut se heurter à un certain scepticisme eu égard à la vocation du territoire.

42Bien que non exhaustif, le travail d’enquête a également permis de mettre en lumière un ensemble d’initiatives collectives de relocalisation. On note ainsi la présence d’un magasin de producteurs à Chaudes-Aigues (Cantal) ainsi que de l’association des Producteurs de Pommes de Terre de l’Aubrac Lozérien, propriétaire de la marque « Les Pépites de l’Aubrac ». Pour la plupart orientées vers les productions végétales, ces initiatives demeurent encore modestes et peu structurantes, en dépit du fait que certains interlocuteurs évoquent des phénomènes de concurrence localisée, voire de saturation. La dimension alternative et militante est fréquemment revendiquée et coexiste avec un soutien des collectivités locales quasi systématique. Cette appropriation publique des questions agricoles et alimentaires apparaît logique : « Les élus prennent le relais sur le maraîchage, c’est moins la chasse gardée des grandes filières » (un agriculteur).

4. Discussion : la suite du long parcours de l’Aubrac

43La réflexion proposée permet de prolonger l’analyse d’une trajectoire territoriale spécifique, tout en illustrant l’évolution du positionnement et des visions des acteurs dans un temps relativement long. Elle permet également de poser les bases d’un renouvellement conceptuel du développement territorial.

4.1. Gouvernance et ressources, des concepts réinterrogés mais toujours pertinents

  • 9 Loi portant sur la nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) promulguée le 7 août (...)
  • 10 Les premières réflexions relatives à la mise en place d’un PNR sur le plateau datent du début des a (...)

44Le rééquilibrage de la gouvernance aubracienne se manifeste dans le processus d’investissement de la question alimentaire par les structures intercommunales et les territoires de projets (Poisson et Delfosse, 2012). Consolidées par la Loi NOTRe9, les communautés de communes apparaissent désormais bien installées dans le paysage institutionnel et disposent de moyens plus importants pour accompagner ou mettre en œuvre des politiques structurantes. Le PNR apparaît quant à lui moins visible et dans une situation plus ambigüe. Caractérisé par une gestation particulièrement difficile notamment du fait de son caractère interrégional10, le parc suscite aujourd’hui encore des réactions de scepticisme, voire d’opposition.

45Le contexte de transition a donc favorisé des modalités d’action davantage territorialisées, bien que les tentatives de coordination de logiques sectorielles demeurent fragiles. En outre, si l’Aubrac constitue une référence pour la valorisation de ressources spécifiques, il ne semble pas encore propice à la mise en œuvre d’initiatives de démocratie participative et citoyenne engageant la société civile (Torre, 2022). En la matière, des territoires ruraux tels que Biovallée par exemple (département de la Drôme) semblent faire aujourd’hui davantage autorité (Girard et Landel, 2023).

46La réflexion a également mis en lumière le fort ancrage territorial des nouvelles composantes du panier de biens de l’Aubrac. Au-delà du processus d’élargissement, c’est cette nécessité d’exemplarité qui est frappante. Telle une « atmosphère industrielle » (Courlet et Pecqueur, 2013), le territoire est ici convoqué au travers de l’excellence qualitative portée par les acteurs des filières « historiques » qui se vivent ici comme les dépositaires d’une image à préserver et désormais à transmettre. Si la dimension symbolique et identitaire demeure forte, cette nouvelle étape de la trajectoire du territoire apparait davantage empreinte de naturalité. Au-delà du mouvement d’écologisation des pratiques (Ginelli et al., 2020), les stratégies mises en œuvre par les nouveaux membres du panier de biens diffèrent de celles de leurs aînés. La référence aux cycles naturels est moins mobilisée au prétexte de la tradition que pour sa dimension matérielle et écologique (Pachoud et al., 2022). L’intérêt pour le développement du territoire est évident : le champ des ressources potentiellement valorisables s’en trouve élargi. L’existence d’un projet de structuration d’une filière pierre au sein du PNR tend à corroborer ce constat. Les résultats tendent ainsi à montrer que le paradigme du développement territorial (valorisation ascendante des ressources dans une logique intersectorielle) demeure pertinent.

4.2. Un régime sociotechnique aubracien ?

47Le cas de l’Aubrac illustre le rôle des institutions locales et des valeurs culturelles dans la structuration de nouvelles niches (Truffer et al., 2015 ; Hansen et Coenen, 2015). Toutefois, même si les dynamiques relevant de la sphère de l’ESS par exemple n’ont que peu été abordées, les résultats soulignent le caractère quelque peu contraint de cet ancrage territorial : le « régime aubracien » semble en effet enclin à valider des niches fondées sur la spécification de ressources. En revanche, il apparait à ce stade moins propice à des initiatives de diversification / relocalisation alimentaire, susceptibles d’être davantage radicales ou plus génériques. Les verrous agronomiques (géographie de l’Aubrac) comme culturels (résistance au changement des éleveurs) demeurent importants. Pour autant, c’est cette même capacité à rendre compte d’innovations dans un cadre territorial qui doit être interrogée. D’une part, il apparait toujours délicat d’assimiler un territoire à un régime sociotechnique, tant les acteurs sont multiples et enchevêtrés. D’autre part, des dynamiques de transition sont également à l’œuvre au sein de ce même régime sans l’intervention d’une niche (Magrini, 2023), comme en témoignent les réflexions menées par exemple au sein de l’Union Fromagère Jeune Montagne (adaptation au changement climatique, démarche RSE…).

48Souvent sous-estimé dans les travaux portant sur les transitions (El Bilali, 2019), le paysage renvoie quant à lui à des dynamiques fondées sur des temporalités et des échelles plus larges. Dans le cas de l’Aubrac, il se manifeste au travers de tendances génériques (prix des matières première, changement climatique, accords de libre-échange…) mais aussi plus spécifiques (statut de l’élevage dans les attentes sociétales, décapitalisation du cheptel bovin, Loi NOTRe renforçant le fait intercommunal, réflexions au sein de l’Institut national de l'origine et de la qualité - INAO sur l’intégration de pratiques agroécologiques dans les cahiers des charges...).

49L’analyse du panier de biens aubracien – et en particulier de ses composantes agricoles – rend ainsi possible une première proposition de modélisation fondé sur le cadre de la MLP. Les trois strates (paysage, niche, régime) y sont représentées, faisant apparaitre de multiples pressions sur le régime actuel (figure 5).

Figure 5

Figure 5

Le régime sociotechnique aubracien – proposition de bilan

50Le schéma met en évidence la coexistence entre des organisations professionnelles et institutionnelles caractérisées par des proximités variables. Cette configuration est le reflet de visions différentes. D’un côté, les acteurs « historiques » se vivent toujours comme les instances légitimes du développement agricole. De l’autre, les acteurs relevant de la sphère alternative se montrent critiques vis-à-vis des instances traditionnelles quant à leur capacité à répondre aux enjeux du présent. Vis-à-vis de ces phénomènes de rejet observés par ailleurs (Frayssignes et al., 2022 ; Pachoud et al., 2024), les filières emblématiques de l’Aubrac apparaissent toutefois encore épargnées. La remise en cause relève davantage de la vision même de l’élevage (Pachoud et al., 2022), non pas vis-à-vis de sa durabilité, mais plutôt en tant que support d’une légitimité professionnelle qui ne va plus de soi désormais. La coexistence entre ces différentes visions est ainsi à même d’engendrer des conflits (Lawhon et Murphy, 2012). La situation spécifique du PNR de l’Aubrac est une nouvelle fois à souligner : bien qu’issu du régime dominant, sa légitimité dans le domaine agricole est fréquemment contestée, cette contestation s’étendant d’ailleurs à l’ensemble des collectivités.

51Bien que n’admettant pas de perspective historique, la représentation proposé se veut un contrepoint de la situation qui prévalait sur l’Aubrac au début des années 1960. Les principes qui ont conduit à la relance de l’élevage se voulaient en effet à contre-courant du mouvement de modernisation agricole. Cette recherche de différenciation par la qualité peut être analysée comme un ensemble d’alternatives face à un modèle alors dominant, à l’image de l’IG Clémentine de Corse (Belmin et al., 2018). Le renversement des positions est aujourd’hui manifeste : relevant désormais du régime dominant à l’échelle locale, les composantes historiques du panier de biens sont à leur tour questionnées par des dynamiques alternatives. Bien que plus globale, la stratégie de cohésion territoriale déployée par la Communauté de Communes ACV se revendique notamment en réponse à ce clivage.

Conclusion

52L’article avait pour ambition de questionner la trajectoire de développement d’un territoire rural marqué par la présence de produits – et donc de filières alimentaires – spécifiques. Les approches en termes de multi-level perspective et de relocalisation ont permis d’enrichir les concepts de ressource et de gouvernance. Les résultats donnent à voir un nouveau chapitre de l’histoire du plateau, qui se retrouve confronté à des défis tout aussi cruciaux que ceux du début des années 1960. Fragilisé par certaines tendances (changement climatique, débats autour de l’élevage, végétalisation de l’alimentation), l’Aubrac est le théâtre d’une série de transformations de différentes natures. Certaines apparaissent génériques, telles la montée en puissance des initiatives de relocalisation alimentaire. D’autres viennent impacter les fondements même de la trajectoire du territoire : un élargissement de son « panier de biens », une ébauche de territorialisation de sa gouvernance.

  • 11 Selon la formule consacrée par André Valadier, ancien président de l’Union Fromagère Jeune Montagne (...)

53La réflexion proposée se veut également une contribution à la géographie des transitions. Le récit de l’Aubrac met en lumière une trajectoire territorialement ancrée fondée sur la recherche de compromis entre les caractéristiques intrinsèques du plateau et les impératifs d’écologisation. De nouvelles capacités d’apprentissage sont nécessaires, notamment pour faire évoluer la stratégie du « panier de biens » à une stratégie de « panier de bienfaits »11. Par le biais de l’analyse des dynamiques d’acteurs, on constate que les instances traditionnelles se voient questionnées et contraintes de s’adapter. Les acteurs dits alternatifs apparaissent en recherche d’émancipation et d’affirmation d’une autonomie et proposent de nouveaux chemins de développement vers la durabilité (Banos et al., 2020).

54Le contexte de transition vient ainsi interroger les principes mêmes du développement territorial, tout en confortant la pertinence du concept. Bien que les questions de gouvernance et de ressources restent centrales pour les acteurs, des conflits se font jour autour de la revendication de valeurs plus écologiques et sociales au détriment des seuls aspects économiques. L’Aubrac semble ainsi arriver à un nouveau carrefour de sa trajectoire. Les informations recueillies laissent toutefois à penser que les dynamiques actuelles relèvent – pour l’instant – d’ajustements plus que de réelle bifurcation. Encore largement imprégné par les logiques conventionnelles inhérentes aux filières longues et à l’intensification (Grison et al., 2015), le régime aubracien est à la recherche de cadres d’action renouvelés aptes à préserver ses acquis tout en envisageant les défis liés à sa résilience et à sa soutenabilité.

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Notes

1 Source : UPRA Aubrac, 2022.

2 Source : Coopérative Jeune Montagne, 2022.

3 Source : PNR de l’Aubrac, 2022.

4 Source : Maison de l’Aubrac, 2021.

5 Source : Parc Naturel Régional de l’Aubrac, 2022.

6 Que soient remerciés ici les membres du groupe de projet tuteuré : Julie Estrade, Etienne Gilles, Antoine Giraud, Victor Lantoine et François Lascabes, ainsi que Sarah Despons, stagiaire au sein du PNR de l’Aubrac.

7 Les principaux : ADDEAR 12 (Association Départementale pour le Développement de l’Emploi Agricole et Rural de l’Aveyron), ALODEAR (Association Lozérienne pour le Développement de l’Emploi Agricole et Rural), APABA (Association pour la Promotion de l’Agriculture Biologique en Aveyron), AgriBio Lozère, Bio 15 (Cantal).

8 A l’échelle du PNR, moins de 9 % des exploitations déclarent une commercialisation en circuits courts en 2011, contre 15 % à l’échelle nationale (source : PNR de l’Aubrac, 2022).

9 Loi portant sur la nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) promulguée le 7 août 2015.

10 Les premières réflexions relatives à la mise en place d’un PNR sur le plateau datent du début des années 2000, avec un périmètre à cheval sur les trois régions administratives de l’époque : Midi-Pyrénées, Languedoc-Roussillon et Auvergne.

11 Selon la formule consacrée par André Valadier, ancien président de l’Union Fromagère Jeune Montagne.

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Table des illustrations

Titre Figure 1
Légende Carte de localisation du plateau de l’Aubrac
Crédits Source : IGN 2024. Conception : Julien Frayssignes
URL http://journals.openedition.org/geocarrefour/docannexe/image/24721/img-1.png
Fichier image/png, 701k
Titre Figure 2
Légende Les composantes originelles du panier de biens du plateau de l’Aubrac
Crédits Source : synthèse tirée de Laurens, 1999 ; Roux et al., 2006.
URL http://journals.openedition.org/geocarrefour/docannexe/image/24721/img-2.png
Fichier image/png, 74k
Titre Figure 3
Légende La collecte de données – éléments de synthèse
URL http://journals.openedition.org/geocarrefour/docannexe/image/24721/img-3.png
Fichier image/png, 122k
Titre Figure 4
Légende L’élargissement du panier de biens de l’Aubrac
Crédits Source : enquêtes menées par les élèves ingénieurs de Purpan, 2022
URL http://journals.openedition.org/geocarrefour/docannexe/image/24721/img-4.png
Fichier image/png, 68k
Titre Figure 5
Légende Le régime sociotechnique aubracien – proposition de bilan
URL http://journals.openedition.org/geocarrefour/docannexe/image/24721/img-5.png
Fichier image/png, 217k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Julien Frayssignes, « Le développement territorial à l’épreuve des transitions. Contribution à partir de l’exemple d’un territoire emblématique : l’Aubrac  »Géocarrefour [En ligne], 98/3-4 | 2024, mis en ligne le 28 avril 2025, consulté le 17 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/geocarrefour/24721 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13tps

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Auteur

Julien Frayssignes

Enseignant-chercheur en Géographie à l’INP Ecole d’Ingénieurs de Purpan, LISST-Dynamiques Rurales, Université de Toulouse, UMR 5193, CNRS, UT2J, EHESS, ENSFEA, INP-PURPAN, Toulouse,
julien.frayssignes[at]purpan.fr
N°ORCID : 0000-0002-1449-6532

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