Cet article a bénéficié du soutien apporté par l’ANR et l’État au titre du programme d’Investissements d’avenir dans le cadre du LABEX LIEPP (ANR-11-LABX-0091, ANR-11-IDEX-0005-02) et de l’IdEx Université Paris Cité (ANR-18-IDEX-0001).
This project article benefits from the support provided by the ANR and the French government under the "Investissements d'Avenir" program LABEX LIEPP (ANR-11-LABX-0091, ANR-11-IDEX-0005-02) and the IdEx Université Paris Cité (ANR-18-IDEX-0001).
Outre les auteurs·rices, l’équipe comprend : Caroline Gallez, directrice de recherche à l’Université Gustave Eiffel, qui travaille sur les enjeux de justice sociale et environnementale liés aux régulations de la mobilité et de l’énergie ; Diego Antolinos-Basso, CEVIPOF et Médialab (Sciences Po, Paris), qui est ingénieur de recherche, spécialiste du traitement des données et linguiste ; Jean Chiche, chercheur émérite au CEVIPOF (Sciences Po, Paris), qui est spécialiste de l’analyse géométrique des données et rédacteur en chef adjoint de la revue Statistiques et Société (Open Edition).
1La transformation socio-écologique plus que la transition – assimilée souvent à une approche techno-solutionniste des problématiques écologiques, en moindre considération des dynamiques socio-écologiques et territoriales (Hölscher et al., 2018) – est un enjeu majeur qui interroge l’ensemble de l’organisation de la société. Le terme de transformation socio-écologique renvoie aux changements significatifs dans les environnements à différentes échelles d'auto-organisation et de rétroaction qui régissent l’état des systèmes (Chapin et al., 2010, 2011). Ceci implique de considérer tant les actions humaines sur les milieux, que les manières dont les milieux interagissent ou rétroagissent (Henrique et Tschakert, 2021 ; De Rosa et al., 2022). Dès lors, comment les mobilisations contribuent-elles à la transformation socio-écologique à l’échelle territoriale ? Comment peut-on penser les territoires comme des territoires construits, notamment par ces mobilisations, pour appréhender la transformation socio-écologique à partir des interactions entre les acteurs locaux, notamment avec les collectivités locales et les associations ?
2Pour l’étude de la transformation socio-écologique, l’un des critères retenus est la renaturation. En effet, il s’agit de qualifier la manière dont la renaturation urbaine, c’est-à-dire la création de nouvelles conditions favorables au vivant (notamment végétal) et aux dynamiques géophysiques en ville, constitue des points d’appui de l’engagement des citoyens à l’échelle d’un territoire ; ce qui renvoie concrètement aux problématiques de qualité des écosystèmes urbains inscrite dans les Plans Climat (2024) et Biodiversité de la ville de Paris (2018-20241). Les travaux sur la nature en ville montrent ainsi l’importance des critères scientifiques (Ramyar et al., 2021) dans l’appréhension de ces dynamiques. Un deuxième critère prend en considération les changements d’échelle par les mobilisations socio-écologiques, que légitime la mise en œuvre de réseaux d’action collective aussi bien que la nécessité d’aller au-delà de ressources territoriales parfois limités (Blanc et al., 2024). La construction de territoires de projet souligne l’importance des dynamiques socio-écologiques dans ces évolutions. Dès lors, le territoire se définit aussi comme « un espace socialisé, approprié par ses habitants, quelle que soit sa taille » (Baud et al., 2003). Dès lors, la territoriologie peut être relationnelle comme le décrit Raffestin (2012), un assemblage plus ou moins ponctuel de relations (Brighenti, Kärrholm, 2020). Un dernier critère prend appui sur l’analyse des solidarités socio-écologiques, c’est-à-dire de réseaux d’action dont le souci est une transformation socio-écologique juste, intégrant les publics précaires ou paupérisés. Si la solidarité écologique traduit une interdépendance vitale au sein de la biosphère des entités vivantes qui entrent en interrelations (Mathevet, 2010), la solidarité socio-écologique intègre les relations nécessaires à l’échelle de territoires d’action entre entités vivantes et non-vivantes favorisant une résilience des territoires.
3Nous retenons ici le terme de « mobilisations » plutôt que celui d’ « initiatives citoyennes » dans le sens où même si les mobilisations socio-écologiques étudiées ne répondent pas aux critères développées par la sociologie des mouvements sociaux, qui qualifie des revendications d’ordre conflictuel adressées aux acteurs publics ou privés, les actions écologiques abordées s’inscrivent dans un « processus de co-définition et de co-maîtrise de situations problématiques » (Cefaï, 2009, p. 248) par lesquelles les personnes engagées problématisent des questions socio-écologiques, les publicisent et se mobilisent collectivement au nom d’une transformation socio-écologique à mettre en adéquation avec des valeurs qui les définissent au présent et les engagent pour le futur.
4Cette recherche prolonge de nombreux travaux sur les mouvements sociaux, l’environnementalisme urbain (Paddeu, 2017, 2021) et sur le rôle des associations environnementalistes dans l’espace politique contemporain et vis-à-vis de la démocratie représentative dans différents pays d’Europe et d’Amérique du Nord (Blanc, Emelianoff, Rochard, 2023). Elle se centre à l’instar de nombreux autres travaux sur la multiplication des mobilisations se situant à la conjonctions de problématiques sociales et écologiques, dans le contexte urbain sur « l’environnementalisme ordinaire » (Blanc, Paddeu, 2018), l’ « every-day activism » (Dobson, Bell, 2005) ou la « politics of every day life » (Trentmann, 2012) qui concernent la contribution des citoyens ordinaires à la transformation des milieux de vie, à partir des attachements territorialisés et familiers (Centemeri, 2015). Ces travaux sur les engagements associatifs, à l’échelle d’un quartier ou d’un secteur de l’activité militante comme l’autonomie énergétique (Emelianoff, 2018) ou encore l’agriculture urbaine (Darly, Marty, Milian, 2013), rendent compte de pratiques variées et de collectifs hétérogènes, entre logiques gestionnaires et visions stratégiques. L’étude de ces mobilisations montre enfin la portée transformatrice des socio-écosystèmes (Westley et al., 2013).
5Dans une première partie, nous présenterons le cadre méthodologique de notre recherche. Dans les deuxième et troisième parties, nous discuterons nos principaux résultats, de la force du descripteur « territoire » dans l’étude des mobilisations socio-écologiques (2) à l’examen des transformations socio-écologiques, à la fois sur les modes d’organisation sociale et la constitution de réseaux de solidarité (3).
- 2 Les précédents articles s’étaient plus particulièrement concentrés sur la prise en charge des inéga (...)
6Cet article est fondé sur un travail d’équipe pluridisciplinaire dans le cadre d’un programme de recherche CIVIC ACT 2 associant socio-économiste, data scientist, politiste, géographes, sociologues. Ce programme a donné lieu à deux articles de recherche (Blanc et al., 2024 a et b)2. Nous avons choisi, pour donner toute son importance à l’entrée par la matérialité géographique, d’opérer selon une méthodologie multi-dimensionnelle et multi-scalaire. Dans le contexte du présent article, nous nous intéressons plus spécifiquement aux critères que ces mobilisations saisissent du territoire comme levier d’une transformation socio-écologique.
- 3 Les indicateurs socio-démographiques (Sources : INSEE et APUR) et d’occupation des sols (Source : M (...)
7L’échantillonnage de quatre communes pour l’enquête a été réalisé à partir d’une analyse quantitative multivariée des inégalités socio-écologiques (avec des indicateurs socio-démographiques et d’occupation des sols) des territoires du Grand Paris (Antolinos-Basso et al., 2020). Cette première analyse nous a permis de déterminer des classes de communes à partir d’un croisement de données socio-économiques, politiques et environnementales sur les territoires en question. Cette classification dessine un gradient de communes selon les critères retenus. Partant des résultats obtenus, nous avons échantillonné quatre communes (Clamart, Paris 18ème, Ivry-sur-Seine, Aubervilliers) en fonction des inégalités socio-écologiques observées à l’échelle du Grand Paris3. Le Tableau 1 présente les quatre communes retenues ainsi que le nombre d’acteurs rencontrés dans le cadre de l’enquête qualitative.
Tableau 1 : Tableau caractérisant les communes étudiées
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Paris 18
(classe 1)
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Clamart
(classe 2)
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Ivry-sur-Seine
(classe 3)
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Aubervilliers
(classe 4)
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Caractéristiques territoriales
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Superficie (ha)
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600
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876
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588
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577
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Densité (hab./km2)
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32 024
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6 034
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10 450
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15 442
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Part des espaces naturels et agricoles
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0%
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24%
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4%
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2%
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Part des espaces ouverts artificialisés
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9%
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11%
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20%
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12%
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Taux de chômage
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12%
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10,3%
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15,6%
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22%
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Taux de pauvreté
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21%
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11,0%
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27%
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41%
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Revenu médian/UC
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23 650 €
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27 840 €
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18 810 €
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14 640 €
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Part de la population vivant en QPV(*)
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21%
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0%
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19%
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86%
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Orientation politique actuelle
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PS (2014)
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LR (2014)
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PC (2014)
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UDI (2020)
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Enquête qualitative : nombre d’entretiens réalisés
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Associations
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16
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9
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12
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10
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Elu.es, technicien.nes
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5
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2
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9
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3
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8(*) Quartier politique de la ville
Sources : Institut Paris Région, MOS 2021, INSEE, annuaires communaux des associations
9La mise en regard de quatre territoires et de différents corpus théoriques vise à mieux comprendre les logiques d’action des mobilisations des associations et collectifs, tant leur singularité que leur place dans des dynamiques et politiques menées à d’autres échelles. Ainsi l’approche méthodologique prend le parti, premièrement, de multiplier les angles de représentation du rôle des mobilisations socio-écologiques sur les territoires par une série d’opérations intégrant, au-delà de l’induction ou de la déduction, les processus d’abduction et de rétroduction, selon la méthodologie du Réalisme critique (Danermark, 2019). Cette méthodologie consiste également à revaloriser le rôle des individus et des groupes sociaux dans la relation à la ville en orientant la réflexion vers un paradigme plus relationnel où la notion d’agentivité, – c’est-à-dire la faculté d’action des agents vivants ou inertes, et à une autre échelle d’analyse des collectifs socio-environnementaux –, permet d’embrasser un ensemble d’acteurs (Blanc, Depeau, Tallec, 2020). L’objectif est de sortir de l’opposition entre une étude de cas, relevant d’une méthode idiographique, et l’étude des régularités, soit une approche nomothétique, par la valorisation d’un processus de va-et-vient se prêtant à la généralisation des observations réalisées à partir des études de cas. L’enjeu est de rendre compte, par ce procédé, de la complexité d’une transformation socio-écologique.
10Les quatre communes où l’enquête qualitative s’est déployée sont radicalement différentes en termes d’inégalités environnementales. Les logiques des mobilisations soulignent l’importance des contextes urbains, sur les plans sociodémographiques et des trajectoires politiques locales, dans la formulation des enjeux comme dans les modalités de mobilisation. La ville de Clamart, bien que diversifiée géographiquement, avec une rupture entre les territoires du Nord et du Sud, le bas-Clamart et le haut-Clamart, est un territoire riche comportant des catégories socio-professionnelles supérieures et des espaces naturels en nombre important. Le faible engagement de la commune sur les problématiques environnementales oblige les acteurs locaux à s’organiser à l’échelle intercommunale, afin d’augmenter leur capacité à faire entendre leurs revendications. En revanche, le 18ème arrondissement parisien au nord-est de Paris, territoire le plus densément peuplé de notre échantillon, et qui accueille une population jeune et une proportion élevée de personnes immigrées, mais aussi la commune d’Ivry-sur-Seine, également relativement défavorisée, représentent des écosystèmes de transformation socio-écologique singuliers. En effet, Ivry-sur-Seine fait le pari d’un territoire qui inclut les couches sociales défavorisées au moyen d’un dispositif largement expérimental, tandis que le 18ème se montre volontariste et incitatif grâce au budget participatif et du travail avec le service de Démocratie Locale. Aubervilliers, dernière commune de cet échantillon, et très défavorisée, est aussi un territoire en transformation urbaine (Campus Condorcet, Jeux Olympiques, etc.) et politique (passage d’une municipalité communiste à une municipalité de droite).
11Afin d’explorer de façon qualitative les mobilisations socio-écologiques et le contexte politique de chacun des quatre territoires échantillonnés, nous avons mené des entretiens semi-directifs auprès des associations et collectifs ainsi que des élus et responsables administratifs locaux, avec un total de 89 personnes rencontrées. Le choix des associations enquêtées repose sur une double démarche : le tri des associations répertoriées au RNA (Répertoire national des associations) ayant trait à l’environnement ou au cadre de vie, puis la sélection des associations croisant enjeux sociaux et environnementaux (identification à partir des sites des associations ou à travers l’enquête, de proche en proche). Lorsque l’occasion s’est présentée, notamment à Ivry-sur-Seine où la municipalité s’engageait dans une démarche d’Assemblée citoyenne climat, ou dans le 18ème à partir du suivi ethnographique d’un collectif d’habitants ayant conçu une cartographie des alternatives écologiques, des observations participantes ont été réalisées. À Ivry-sur-Seine, nous avons participé à 8 ateliers de concertation thématiques et assisté à 2 réunions publiques autour de l’arbitrage des propositions citoyennes par les élus. Dans le 18ème, l’implication régulière dans 11 réunions du collectif d’habitants a permis d’être immergés dans la fabrique des différentes étapes de la cartographie citoyenne.
12Outre de distinguer des cas d’étude par échantillonnage au sein du Grand Paris, notre méthodologie détermine un espace de généralisation en termes de dynamiques territoriales représentées par le Grand Paris. Nous tentons ainsi d’extrapoler les résultats obtenus à partir de la confrontation de quatre communes insérées dans le territoire métropolitain. L’objectif est de comprendre la manière dont les relations décrites entre des dynamiques territoriales et l’agentivité des mobilisations socio-écologiques seraient susceptibles d’être observées dans d’autres contextes.
13Le rôle renouvelé du territoire témoigne de la place de la géographie et de l’écologie en politique forçant les politiques publiques à un atterrissement, parfois sous la pression des mobilisations sociales (Blanc, Estèbe, 2003). L’urgence écologique a conduit les politiques à prendre en compte des dimensions jusqu’ici ignorées de l’action publique, tels les cycles biogéochimiques, les relations global-local ou encore les formes d’écologie populaire, en intégrant les conflictualités portées par les riverains ou habitants au nom de l’habiter. Dès lors, la grille d’analyse des répertoires d’action des mobilisations invite à adopter une focale attentive à quatre dimensions : la prise en compte des écosystèmes au travers des dynamiques de renaturation ; le déploiement de territoires de projet qui allie différentes échelles d’action ; l’importance locale des solidarités socio-écologiques ; et enfin, les profils sociaux des bénévoles engagés dans ces mobilisations.
14Dans les cas d’étude abordés, les mobilisations variées renvoient toutes aux dimensions matérielles du territoire, voire aux limites planétaires, quand des mobilisations s’initient au nom de la biodiversité urbaine et aux nécessités d’une action locale plus en prise avec les enjeux globaux, ceux du changement climatique. Les quatre territoires sont dotés diversement à cet égard. La ville de Clamart est très verte, à ramener les espaces végétalisés privés et publics au pourcentage de la superficie non-bâtie (64.8%), en comparaison, par exemple, au 18ème arrondissement de Paris (28.2 %), à Ivry-sur-Seine (36.2%) ou à Aubervilliers (32.6%)4. Selon les communes, l’accessibilité à ces espaces verts est aussi inégale, ceci alors même qu’ils représentent une ressource importante dans le contexte du changement climatique5. Dans ce contexte, les mobilisations des habitants qui, explicitement, prennent en considération le changement climatique (par exemple, au sein de notre enquête, l’association Asterya) se lient aux mobilisations pour la préservation des espaces verts et des arbres ainsi qu’aux soins déployés à l’égard de la biodiversité à plusieurs endroits.
15En quoi l’entrée par la végétalisation répond-t-elle aux dynamiques de biodiversité et à et l'emboîtement multiscalaire des écosystèmes ? Au-delà des espaces verts, il existe une tradition forte d’engagement jardinier au cœur des villes (Paddeu, 2021). Cette tradition qui remonte tout au moins au 19ème siècle est aujourd’hui renouvelée sous des formes multiples : jardins partagés, jardins familiaux, cultures en pieds d’arbres, etc. Cet investissement jardinier montre des personnes sensibles à la naturalité du vivant de manière très variée selon les cultures de la nature et les milieux sociaux d’origine. Les autorités locales s’appuient sur l’engagement de ces collectifs avec de nombreux appels à projets, tout en maintenant des chartes et des obligations parfois extrêmement contraignantes et loin des réalités de terrain (Deschamps, 2021). Le manque d’espaces verts est dénoncé par plusieurs associations et collectifs d’habitants du 18ème arrondissement parisien. Parmi eux, le Collectif pour un Parc Extra Ordener se mobilise autour de la défense d’un projet de jardin pour le quartier sur les anciens terrains de la SNCF, situés rue Ordener (anciens dépôts ferroviaires utilisés pour les transiliens). Ce plaidoyer inclut une vraie compréhension des enjeux à la fois sociaux et environnementaux du quartier, notamment par la prise en compte de populations marginalisées. L’association constate ainsi des inégalités de traitement entre arrondissements : « En fait, on est toujours la troisième roue du carrosse. (...) On a l'impression vraiment d'un Paris à deux vitesses » (Entretien Collectif pour un Parc Extra Ordener, 18ème arrondissement, juin 2021). Ce projet est défendu par plusieurs autres associations de l’arrondissement, soulignant la convergence dans cette demande d’un espace vert pour le quartier : les jardins Ecobox, Bois Dormoy, du Ruisseau, et le collectif Dépôt Chapelle sont cités. Comme ils l’expliquent : « C'est là qu’on a rencontré des gens du jardin Ecobox, des gens un petit peu de tous milieux qui demandaient plus de verdure, enfin qui étaient là pour défendre les positions » (Entretien Collectif pour un Parc Extra Ordener, 18ème arrondissement, juin 2021). Le collectif qui se forme relaie donc les demandes de plusieurs associations et collectifs ayant une action spécifique dans le quartier. À ce titre, on voit qu’il s’agit d’une forme de structure supra-associative. Ces luttes pour l’environnement de proximité pour des populations diversifiées font écho aux luttes se réclamant de la justice environnementale, mais intègrent également des injonctions au verdissement des villes venues des politiques d’atténuation aussi bien que d’adaptation au changement climatique.
16Une autre dimension du territoire extrêmement présente est la capacité géographique de créer des réseaux d’action qui reposent sur le changement d’échelle. C’est le cas de la mobilisation de l’Écoplan 18 (Paris 18ème). Réunissant 4 habitantes, une salariée associative et le coordinateur des conseils de quartier et du budget participatif du service Démocratie locale, l’Écoplan 18 vise à mettre en visibilité la diversité des initiatives écologiques inscrites dans ce territoire (recycleries et ressourceries, fablabs, ateliers d'auto réparation de vélos, commerces biologiques et équitables, friperies solidaires, jardins partagés, initiative de végétalisation, compostages, mobilités douces, associations de plaidoyer citoyen ou d’éducation populaire, etc.). Cette visibilisation passe par une cartographie représentant les initiatives dont la vocation est de faciliter le passage à l’action des habitants dans le changement de leurs habitudes, de leurs comportements et de leurs modes de vie. Ce document qui permet à toute personne le souhaitant d’aller sur place, de rencontrer les associations et collectifs identifiés, est donc une ressource permettant de connaître les alternatives très variées sur le territoire spécifique du 18ème arrondissement, comme l’explique une enquêtée : « On a une définition de la transition écologique qui est vraiment axée sur le passage à l’acte, ne pas être dans les concepts, l'Écoplan ça permet de passer de la théorie à la pratique » (Bénévole 1 Écoplan, Paris 18ème, février 2021). La cartographie entend ainsi répercuter la valeur des innovations de niche sur une échelle collective et territoriale, jouant un rôle de passeur, c’est-à-dire d’opérateur dans l’articulation des échelles spatiales d’engagement et de transition. Cette cartographie des initiatives vise aussi à ancrer la question des rapports de classe dans le militantisme écologique, en bousculant les clichés sur l’incompatibilité entre précarité et modes de consommation écologique orientés vers la sobriété ou l'alimentation biologique : « L’écologie et le social vont forcément ensemble. On ne peut pas penser à une terre préservée sans préserver les hommes. Ici, dans le 18e, c’est très populaire, il y a beaucoup de misère, l’Écoplan peut servir à lever des stéréotypes qu’ont les gens par rapport à l’écologie, comme quoi par exemple les produits bio sont forcements chers, nous on référence des épiceries vracs ou des ressourceries comme le Poulpe qui permettent de lever des freins aux pratiques écologiques, parce que le Poulpe est aussi un point de collecte de la brigade de la solidarité » (Bénévole 2 Écoplan – Paris 18ème, février 2021). Ainsi, en articulant les échelles de la conscientisation individuelle, des mobilisations sociales sur des questions écologiques et de la légitimation institutionnelle, l’Écoplan entend transformer les actions isolées et parfois enclavées pour les valoriser au niveau d’un collectif qui se construit grâce à la cartographie et sur le territoire de Paris 18ème, répondant aussi à des enjeux de reconnaissance institutionnelle de ces mobilisations. Si cette structuration collective des mobilisations s’inscrit dans un registre ordinaire et familier, elle ne véhicule pas pour autant une vision du changement social pacifiée ou dépolitisée.
17Ainsi, le changement d’échelle de la mobilisation de l’Écoplan est indissociable de son institutionnalisation. Ici, c’est une logique de compagnonnage entre acteurs institutionnels locaux et collectifs écologistes qui permet le changement d’échelle. Ce compagnonnage s’opère à la fois par la présence régulière du technicien du service démocratie locale dans les réunions du collectif de l’Écoplan 18, par la mise à disposition d’un certain nombre de ressources locales (financières, techniques et informatiques, relationnelles) au service du travail d’enquête du collectif et par un appui au travail d'interlocution avec les acteurs institutionnels à l’échelle municipale, afin de déjouer les processus de récupération de la cartographie tout autant que la neutralisation de la conflictualité citoyenne: « La mairie centrale, elle a une force de frappe énorme, mais là où on doit faire attention si on partage l’expérience de l’Écoplan, c’est que des collectifs citoyens qui vont à contre-courant, qui sont un peu du poil-à-gratter puissent être dans l’Écoplan et que la mairie ne déforme pas les choses » (Entretien Technicien du service démocratie locale du 18ème, mars 2021). Cette logique de compagnonnage peut ainsi s’inscrire dans une perspective de résistance de l’échelle locale vis-à-vis de l’échelle municipale. C’est le cas face aux risques de normalisation de la cartographie, lorsque la duplication à d’autres arrondissements de celle-ci est envisagée : « Notre but c’est de voir comment on peut vous faire interagir avec nos communautés comme l’Agora pour le Climat, pour que les volontaires la diffusent, ou les former pour qu’ils puissent lancer des initiatives du même type, pour essaimer et la répliquer » (Entretien Référente Volontaires pour le Climat, décembre 2020). Les membres de l’Écoplan et le technicien du service démocratie locale sont alors particulièrement vigilants par rapport aux formes de standardisation pouvant se déployer dans le changement d’échelle : « Ceux qui essaiment, il faut que ce soient des habitants des quartiers qui connaissent le terrain » (Entretien Bénévole 1 pour l’Écoplan, décembre 2020).
18De nombreuses mobilisations socio-écologiques prennent en compte les enjeux sociaux tandis qu’à l’inverse les grands acteurs associatifs de la solidarité dans les territoires (Emmaüs, ATD Quart-Monde, etc.) se réclament de l’écologie, par exemple pour le recyclage des objets, en argumentant que ces activités sont au cœur de leurs activités originelles. Le défi est de réinventer les géographies des territoires par la multiplication des liens de solidarité possibles entre micro-territoires et macro-territoires. Par exemple, la Pagaille, association qui a officiellement pris corps dans la défense des Roms installés à Ivry-sur-Seine, développe une activité autour du réemploi. Dès lors, la question environnementale est secondaire, mais réoriente les discours et les problématiques d’intervention, voire engage une politisation de l’action : « Il n'y avait pas de dimension écologique pour les militants blancs, issus des classes moyennes, qui ne connaissaient pas ce travail de chiffonniers, mais il y avait l'idée de si on créait un endroit avec plein de ressources (…) Bref, on n'arrive pas de l’écologie, mais des poubelles…(…) On arrive du réemploi et de la nécessité d'avoir des revenus (…) » (Entretien La Pagaille, novembre 2021). Il s’agit de solidarité à l’échelle d’un territoire, mais aussi de développer une activité qui peut être qualifiée de service public.
19À Aubervilliers, la Sauge, association installée aux Laboratoires d’Aubervilliers, répond également aux enjeux d’inégalités environnementales particulièrement importantes : « À Aubervilliers, pour le coup, moi, je l’ai su dès le début du projet, en fait que ça allait être… que la thématique de l’inclusion et de la prise en compte des inégalités sociales et socio-environnementales allait être le cœur du sujet, en fait » (Entretien La Sauge, décembre 2021). Elle veut donner un accès gratuit ou quasi gratuit aux parcelles pour lutter contre les inégalités sociales : « On va permettre de construire un projet qui va peut-être être pérenne sur 10 ans. Et il faut que ce soit vu comme un atout, et il y a moins de six mètres carrés d’espace vert par habitant à Aubervilliers, on en a 3 000 ici. Si on peut donner accessibilité à ces 3 000, oui » (Entretien La Sauge, décembre 2021). L’enjeu du territoire est celui de son égale appropriation. De la même manière, situé dans le quartier Goutte d’Or (18ème arrondissement), Quartier Prioritaire de la Politique de la Ville avec un taux de pauvreté de 34,8%6, la ressourcerie le Poulpe mène une action spécifique en faveur de la population particulièrement fragile, parfois vivant dans la rue, en proposant des horaires d’ouverture spécifiques aux personnes orientées par les services sociaux, pour qu’elles puissent se fournir en vêtements et objets divers gratuitement. Le fait d’être implanté dans le Quartier de la Goutte d’Or est un argument pour l’enquêtée qui justifie de s’occuper de questions sociales.
20Outre l’intégration des problématiques sociales, les collectifs prennent en charge les questions de reconnaissance et de discrimination de certaines populations. La Semeuse accueille de nombreux étrangers et également un public de femmes traditionnellement exclues des espaces publics et qui sont, en outre, intéressées pour s’investir dans le jardinage : « Il y a pas mal de femmes qui viennent, et que je ne vois pas toujours, mais on me prévient, on me dit : "Dis donc, il y a des gens dans le jardin" » (Entretien La Semeuse, février 2022). En somme, la réinvention du territoire se fait à partir d’une reconnaissance des inégalités en son sein et des nécessaires solidarités pour construire la résilience ou une adaptation à des contextes urbains difficiles ou des bouleversements d’ordre écologique.
21Finalement, cerner les profils sociaux des bénévoles investis dans les mobilisations étudiées permet d’éclairer, par un prisme plus microsociologique, en quoi le territoire héberge et institue des processus de transformation socio-écologique. De fait, notre enquête corrobore les travaux pointant des processus de ségrégation sociale « par le haut » et l’engagement socio-écologique repéré dans les mobilisations n’est pas inscrit dans des logiques de distinction sociale des classes intermédiaires (Grossetête, 2019). Il est plutôt lié à un localisme réflexif et critique (Paddeu, 2017), qui entend reprendre un pouvoir d’agir sur une écologie locale. Le profil bénévole majoritaire repéré dans notre enquête est celui de la femme, blanche, diplômée, de classe moyenne ou aisée. Toutefois, selon les mobilisations, les situations socio-professionnelles et les tranches d’âge sont différentiées. Ainsi, au sein de la ressourcerie Le Poulpe, dans le 18ème arrondissement, on retrouve majoritairement des jeunes femmes du quartier, en étude ou en période de reconversion ou de chômage, qui mettent à profit leur temps libre pour s’investir dans les activités de collecte et de tri des déchets. Si les profils de retraités et de classes populaires sont présents, ils ne sont pas pour autant prédominants. La concentration de publics vulnérables et de structures sociales et médico-sociales les prenant en charge (centres d’accueil de demandeurs d’asile, centre d’accueil de jour, etc.) explique, dans le 18ème arrondissement, une présence résiduelle de ce type de profil dans les mobilisations étudiées. À l’instar des initiatives de lutte contre le gaspillage alimentaire ou de maraichage urbain, certains collectifs se fondent sur une proximité sociale des bénévoles qui peinent à déjouer les clivages socio-territoriaux. C’est notamment le cas de la mobilisation de l’Écoplan, où les savoirs d’usage et les compétences des bénévoles sont mis à profit et collectivisés pour produire des représentations cartographiques militantes et localisées de la transition, mais où le groupement achoppe sur l’inclusion de profils issus des classes populaires.
22Ces mobilisations peuvent-elles produire des transformations socio-écologiques ? Si par transformation socio-écologique, il s’agit de traiter de la transformation des modes d’organisation sociale et des réseaux de solidarité affectant les cycles matériels du territoire, réinscrivant ces derniers dans des cycles plus justes et redistributeurs, il est possible de répondre positivement à cette question, à plusieurs conditions.
23Les mobilisations socio-écologiques témoignent d’une réappropriation de l’espace public pour qualifier leur environnement en écho à une anxiété écologique largement partagée et au désir de reconnexion aux rythmes biologiques essentiellement saisonniers de la végétation, y compris dans l’espace urbain. Les associations rencontrées sont particulièrement investies sur la question de la transformation du milieu dont elles s’occupent, ou du quartier qui les entoure. C’est notamment le cas des associations engagées sur la question de la végétalisation : les jardins partagés, le collectif de végétalisation de pieds d’arbres. Dans le 18ème arrondissement, tous les jardins à proprement parler possèdent une parcelle dont ils s’occupent : donc les Jardins du Ruisseau, le Jardin l’Univert, le Square Jessaint, le Shakirail, Ecobox et le Bois Dormoy. A l’exception de l’association Vergers Urbains, des collectifs Magnolias, « pour un Parc Extra Ordener », tous sont signataires de la Charte Main Verte, ou en passe de le devenir (pour le Shakirail). Ils sont donc engagés, avec la Direction des Espaces Verts et de l’Environnement de la municipalité de Paris, à « privilégier une gestion écologique du site (développer le compostage de proximité et la récupération des eaux de pluie, planter des essences adaptées au sol et au climat, sans recourir aux pesticides et engrais chimiques) »7. Les Jardins du Ruisseau, Bois Dormoy, du Shakirail font mention de la nécessité de « nettoyer » ou encore de défricher les milieux qu’ils mettent en culture de façon notamment à créer des espaces de circulation, ce qui participe d’une forme de domestication de l’espace. Le fait de domestiquer une végétation spontanée en créant des chemins, est une façon de s’approprier les interstices urbains. D’autres tentent de conserver les caractéristiques originelles des espaces, notamment leur caractère sauvage, naturel. Au jardin du Bois Dormoy, la volonté des bénévoles est plutôt de conserver le plus possible l’aspect sauvage d’une friche urbaine. Il s’agit en fait d’un équilibre entre conservation de l’existant, à savoir les arbres hauts de la friche qui donnent cette apparence de bois, et la création d’espaces de jardinage pour les adhérents. On voit donc que l’équilibre entre conservation d’un espace de nature spontanée et création de nouvelles parcelles cultivables est complexe, et que des parcelles de jachère restent en tous cas un produit de la main des humains impliqués. Malgré tout, si, jusque dans les années 2000, les jardins partagés étaient vus comme fortement utilisateurs de produits phytosanitaires (Baudelet, 2015) et ayant donc un impact sur la pollution des sols, la tendance est plutôt inversée : les enquêtés rencontrés sont majoritairement dans une démarche de soin du vivant. C’est le cas du Shakirail, où les bénévoles ont fait la démarche de s’inscrire comme refuge LPO et d’installer des habitats pour les chauves-souris. Les Vergers Urbains se revendiquent d’une vision écologique de la ville que leurs projets exemplifient : sur son site internet, Vergers Urbains explique avoir porté plus de 200 projets, certains temporaires, d’autres permanents. Ceux qui sont permanents sont de quatre types : « les jardins collectifs et partagés ; les vergers et forêts fruitières ; les tiers lieux ; les micro-fermes et les pépinières ».8
24Ces préoccupations sont vivement encouragées par les municipalités qui font écho aux nécessités de renaturation des villes (Rochard et al., 2018), soulignées notamment dans le Plan Climat de la Ville de Paris (Plan Climat 2023, p.12). L’enjeu est notamment que 20% de la moitié de l’espace parisien soit végétalisé. À défaut d’accès à la pleine terre, et selon la qualité des substrats, d’autres strates de végétation que les arbres sont envisagées : buissons, herbacées, façades végétalisées. Vergers Urbains souligne également que le jardin est un réservoir de biodiversité : elle y partage un inventaire de la faune et de la flore réalisé par la Direction des Espaces Verts et de l’Environnement9, de la Mairie de Paris. Au-delà de cet inventaire détaillé et systématique réalisé par les pouvoirs publics, qui donne une vision précise du lieu, une autre dimension peut être envisagée au travers des termes employés par l’enquêté et les membres de l’association pour définir le lieu. Celui-ci est présenté comme une « friche sauvage » par l’enquêté, avec une forme d’idéalisation de ce qu’est ce « sauvage », opposé à l’urbain (représenté par le « bitume ») qui l’entoure : « L'idée, c'était de garder le côté friche sauvage qui est unique dans Paris, d'avoir des arbres de cette taille-là, parce qu'en fait, des jardins partagés, il en existe pas mal. Mais souvent, c'est dans des bacs, sur du bitume. C'est assez rare que ça soit de la pleine terre, ou alors c'est dans des parcs. Mais ici, on a une friche arborée qui était un espace qui nous paraissait assez unique.10 » Le site internet du jardin décrit également des formes particulières des plantes, qui en deviennent presque anthropomorphes aux yeux de l’auteur de l’article. On voit qu’il y a une forme d’idéalisation de cette nature en ville : « Le bois est principalement composé de Buddleia, plante pionnière des friches urbaines, d’érables, de saules et d’impressionnants peupliers. L’ailante (plante pionnière des friches) présente des sujets aux formes extraordinaires, ils se sont contorsionnés pour rechercher la lumière tels de réels gymnastes de la nature...11 »
25D’ailleurs, un manifeste co-signé par plusieurs jardins du 18ème arrondissement de Paris fait mention du bien-être que procurent ce type d’espaces, permis par l’aspect poétique qu’ils transmettent : « Les friches végétales sont incontournables et permettent le "vide" propice à l’imaginaire… Elles constituent par ailleurs un des rares lieux où la nature et la biodiversité trouvent toute leur place, sous différentes formes : potagère, fruitière, sauvage, champêtre, organisée, jardinée en ville… »12. Ce rapport, peut-être idéalisé, à cet espace, n’en réduit pas moins la volonté des associations de protéger ces espaces qui sont rares dans l’arrondissement, qui s’en portent alors les garantes. Elles font montre d’un discours critique à l’égard des pouvoirs publics. C’est justement car elles13 ont ce lien spécifique à ces espaces qu’elles cherchent à les protéger, en revendiquant le droit à être incluses dans les discussions de la mairie sur le devenir de ces lieux. En somme, elles demandent plus de démocratie participative : « Les jardins partagés de nos quartiers disparaissent, laissés pour compte d’une politique dont les citoyens sont le plus souvent tenus à l’écart. Les rares moments de co-élaboration entre élus et citoyens cèdent le plus souvent la place à de pâles concertations publiques où tout semble joué d’avance. »14. Cependant, quelle que soit leur importance vécue et pratique, nos enquêtes mettent en évidence la grande tension entre dynamiques d’urbanisation au sein d’une métropole très dense et besoins de renaturation notamment pour répondre aux besoins de rafraîchissement urbain malgré les politiques volontaristes des communes15. Des communes du Grand Paris comme Aubervilliers et Ivry-sur-Seine ont un faible ratio d’espaces verts par habitant que ne viennent compenser qu’à la marge les nouveaux programmes. En ce sens, la dynamique d’investissement des interstices urbains par les citoyens répond plutôt à une réappropriation interstitielle des espaces urbains.
26Si les mobilisations socio-écologiques se cristallisent autour de ressources écologiques à préserver ou à créer, elles permettent également de faire émerger des catégorisations citoyennes et des représentations alternatives de la transformation socio-écologique, en mettant en jeu des processus de valuation (Dewey, 2011), c’est-à-dire une production sociale d’appréciations et de jugements qui renvoient à des échelles territoriales. Ce faisant, elles permettent de construire une éthique écologique localisée dans le milieu de vie à partir d’échelles de valeur propres aux collectifs ancrées dans des savoirs territoriaux situés.
27La mobilisation de l’Écoplan 18 est particulièrement révélatrice de cette dynamique. L’observation des réunions du collectif a montré que l’activité de mise en réseau est, d’une part, profondément incarnée et expérimentale. Ces articulations d’échelles sont personnelles, là où les personnes, selon leur capital social et culturel, investissent les déplacements de manière différenciée. La structuration du réseau s’inscrit dans le tissage d’un lien de proximité avec les alternatives référencées et dans un tâtonnement expérimental : lors du travail préliminaire de repérage des initiatives du territoire en 2020, les membres de l’équipe se sont répartis les thématiques d’engagement (végétalisation urbaine, plaidoyer citoyen, gestion des déchets et réemploi, etc.) pour mener des investigations, tester les lieux identifiés, questionner les commerçants ou acteurs associatifs pour vérifier des informations, ajuster la catégorisation, dissiper les incertitudes lorsque certaines contradictions entre le projet associatif et l’organisation réelle de l’activité étaient notées. Ce même travail d’adaptation fondé sur l’expérience sensible et concrète du territoire est effectué au moment de la mutualisation des observations et des données, lorsqu’une initiative référencée pose question. De ce fait, le travail de « mise en lien avec le territoire » ou reliance territoriale n’est pas un simple inventaire, mais se fonde sur une vigilance citoyenne située des participantes qui mettent à profit leur savoir d’usage.
28D’autre part, l’activité cartographique de construction de critères et de catégories, suscite un processus de politisation, c’est-à-dire un processus imbriquant la reconnaissance de clivages sur la question écologique (parfois conflictuels) et de montée en généralité (Hamidi, 2006). Ainsi, les membres de l'Écoplan politisent leur propos en l’inscrivant dans le débat public, questionnent les normes et définitions dominantes de la transition et articulent l’échelle micro-locale et familière au niveau des structures macroéconomiques. La coproduction de cadrages interprétatifs de la transformation socio-écologique entre les participants apparaît comme un parcours semé d’embûches, jalonné de controverses multiples. Les débats jalonnant la construction de la cartographie se cristallisent autour des logiques de marchandisation et de relocalisation: ils questionnent la place des acteurs privés et marchands dans la transformation socio-écologique, les coïncidences ou contradictions entre lucrativité et militantisme, les définitions du local entre circuits courts, made in France, made in Europe, la différentiation entre coopératives et entreprises classiques, les interférences entre économie sociale et solidaire et économie circulaire, etc. Les débats autour de l’inclusion ou de l’exclusion d’enseignes lucratives et commerciales dans la cartographie, sont, à cet égard, édifiants. Ces débats entourant le classement des initiatives écologiques et la construction des critères de la cartographie montrent comment les appréciations citoyennes mettent en tension les échelles d’action rattachées aux initiatives écologiques tout autant qu’évaluent leur contribution sociale et leur dimension éthique vis-à-vis de conditions de travail et de rémunération dignes pour les petits producteurs. L’échelle géographique d’engagement est ainsi particulièrement importante dans les processus de valuation, faisant l’objet de luttes d’interprétation et constituant un élément de controverse pour tracer la frontière entre les initiatives incluses et exclues. Dans cette perspective, la production d’une éthique écologique située passe par des phénomènes d’invisibilisation d’initiatives qui sont exclues car jugées comme appartenant à un capitalisme vert, relevant du greenwashing, des commerces équitables ou des enseignes biologiques constituant des filiales de grands groupes internationaux, etc. Ce localisme réflexif et critique articule donc des échelles opérationnelles à la constitution d’une échelle de valeurs commune et dessine une géographie militante et située de la transformation socio-écologique, qui rejoue les frontières politico-administratives du territoire. Ainsi, lorsque l’on observe la première version papier de la cartographie (figure 1), les zones les plus embourgeoisées et gentrifiées du 18ème arrondissement comme le quartier de Montmartre sont sous-investies car ne correspondent pas aux savoirs d’usage des bénévoles, résidant dans la partie plus populaire de la commune. Le passage à une cartographie numérique collaborative complémentaire (https://Écoplan18.gogocarto.fr/map) en 2022 recompose progressivement cette fracture socio-territoriale en ouvrant la possibilité à chaque habitant de répertorier (sous réserve d’une adéquation aux critères figurant dans la charte de l’Écoplan) les collectifs écologistes œuvrant dans leur environnement proche. Plus largement, la cartographie devient un outil rendant visible la transformation territoriale tout autant que produisant et accélérant cette transformation territoriale, de manière concrète ou plus délibérative.
Figure 1
Version papier de l’Ecoplan, 2021
Source : Maïté Juan
29La matérialité socio-écologique, dans sa dimension géographique, peut devenir un levier d’inclusion des publics les plus vulnérables : cette inclusion passe alors par la valorisation du « faire » et du micro-local, au sein d’initiatives proposant aux citoyens de « mettre la main à la pâte » dans des activités manuelles de maraîchage ou de tri. Ainsi, des associations de locataires comme l’association du Champs-à-Loup, située entre Porte de la Chapelle et Porte d’Aubervilliers, dénoncent la bétonisation de leurs milieux de vie et militent pour le croisement des enjeux de préservation des aménités urbaines et de mixité sociale dans des espaces en forte gentrification. Dans ce territoire, le micro-local structure les divisions entre classes sociales tout autant qu’il peut les rapprocher. Ainsi, l’association de locataires tend à impulser des dynamiques transversales aux catégories sociales autour de ressources partagées : « Ici il y a deux résidences de logements sociaux et très sociaux qui ne se mélangent pas, donc des familles de classes moyennes on va dire, et des familles de classes très populaires, et moi j’aimerais qu’on fasse une passerelle entre ces classes sociales qui se parlent peu et qui restent sur leur pré-carré. Le jardin collectif, c’est un îlot de verdure dans un endroit très bétonné…avec à peu près 150 espèces végétales, si on pouvait le gérer vraiment collectivement, ça pourrait être un passerelle » (Entretien Président de l’association de locataires, 18ème, juin 2021). Faisant office d’espace de rencontre, le jardin collectif agrège certains processus solidaires : il contient une boîte à dons et est animé par des sessions de plantation et d’entretien bénévole des espèces présentes. Il est ainsi appréhendé et construit comme un commun urbain permettant de tisser des solidarités de proximité à l’échelle du voisinage. Dans la construction de ce commun, des associations détenant une expertise participative peuvent outiller les collectifs écologistes de proximité dans la collecte des besoins habitants, l’animation d’ateliers de discussion, de débat et de formation (sur des techniques maraîchères, sur la prise de parole en public, sur la mobilisation des publics, sur la structuration économique des collectifs, etc.), ou encore sur l’interlocution auprès des bailleurs. C’est notamment le cas de l’association Astérya, financée pour son activité d’accompagnement de l’engagement citoyen, selon une logique de commande publique, par diverses institutions comme l’Ademe, la mairie de Paris ou des fondations comme la fondation des solidarités urbaines (anciennement fondation Paris Habitat). C’est le cas aussi pour le jardin de l’Univert qui accueille depuis 2010, principalement grâce à des subventions publiques, des personnes précarisées et des habitants pour des activités de jardinage créant ainsi un espace d’échange se voulant favorable à la réinsertion sociale et professionnelle. Cette même logique de commande publique se retrouve, dans notre enquête, à Emmaüs, dont l’antenne Coup de Main gère le square Jessaint, situé place de la Chapelle. L’association y conduit une activité d’insertion et de lien social, avec un public très précaire : ces personnes, intégrées à leur Dispositif Première Heures (DPH), étaient anciennement sans domicile fixe, mais sont réinsérées par le travail au jardin, à raison de quelques heures par semaine : « J'ai été engagé pour ça aussi, en tant qu'éducateur. Il y a aussi une mission éducative ici je dirais par le biais d’Emmaüs, en tout cas que la mairie pousse. Après, on travaille avec les gens du quartier, des gens de tous bords » (Entretien Éducateur du Square Jessaint, juillet 2021). Ici, les questions sociales s’hybrident avec des pratiques de végétalisation et d’un retour du vivant en ville (notamment par la saisonnalité), la problématique jardinière s’inscrivant alors pleinement dans le cadre d’une écologie populaire.
30Notre enquête permet de comprendre de quelle manière les mobilisations contribuent à la transformation de la matérialité du territoire. Les mobilisations étudiées attestent non seulement d’une renaturation des villes fondée sur des échanges écosystémiques mais aussi d’un jeu d’échelles permettant l’intégration concrète des niveaux d’action et ancré dans la perception collective des mondes habités. Enfin, contrairement aux mouvements de classes sociales traditionnels, les mobilisations observées renvoient à des formes de solidarité et de justice jusqu’ici peu prises en compte, constitutives d’un environnementalisme ordinaire (Blanc, Emelianoff, Rochard, 2023). En s’enracinant dans les pratiques quotidiennes et dans le milieu de vie proche, ces mobilisations actualisent une écologie sociale et relationnelle qui contraste avec la littérature sur la justice climatique s’étant essentiellement centrée sur les processus historiques, les institutions, les politiques et les mécanismes globaux qui perpétuent les injustices climatiques. Se centrer sur les mobilisations territoriales relevant d’un environnementalisme ordinaire permet alors de comprendre et de promouvoir des répertoires d'action pour le grand public qui s'écartent des discours néolibéraux sur l’action contre le changement climatique et qui renforcent la capacité de transformation coopérative de la société.