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Articles & entretiens

Faire émerger l’invisible : l'importance des initiatives ordinaires dans les transitions territoriales

Bring the invisible to light: The Importance of Ordinary Initiatives in Territorial Transitions
Nina Aubry

Résumés

Alors que, dans le champ politique et scientifique, les initiatives citoyennes font l’objet d’une attention renouvelée, l’article défend qu’une « géographie des transitions territoriales » ne peut se satisfaire de recenser les alternatives écologiques et sociales autrement dit les « initiatives à essaimer ». Il questionne les enjeux que comporte une telle perspective pour la connaissance globale de la diversité des trajectoires de transition et souligne l’intérêt d’intégrer à l’analyse des initiatives ordinaires. Une analyse approfondie de la littérature permet à l’article de retracer les ressorts de cet engouement pour les initiatives disruptives et de démontrer l’influence croisée des Sustainable Transition Studies et de l’institutionnalisation de l’innovation sociale. À partir de l’exemple de deux initiatives festives (un bar associatif et un comité des fêtes) dans des communes rurales peu densément peuplées de Mayenne, l’article énonce de premières pistes pour appréhender le rôle que les initiatives ordinaires peuvent jouer dans les processus de transformation territoriale.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 Le programme porté, à partir de 2018, par le ministère de la Transition écologique et solidaire s’i (...)

1Le champ politique tend à faire porter la transition de nos sociétés vers plus de justice environnementale et sociale sur la société civile et démultiplie, dans cette perspective, les dispositifs dédiés à la diffusion des innovations sociales. L’appel à manifestation d’intérêt Innovation Sociale et Territoriale de l’agence de la transition écologique (ADEME) poursuit par exemple, à certains égards, les perspectives dessinées par la labellisation French Impact1. Dans le champ scientifique, les initiatives citoyennes font l’objet d’une attention renouvelée comme en atteste la démultiplication des études de cas sur des « alternatives sociales et écologiques » (Hakimi-Pradels 2021). Si les liens étroits avec le champ de l’action publique et politique encouragent cette perspective, l’article questionne les enjeux qu’elle comporte pour la connaissance globale de la diversité des transformations territoriales.

2En ce sens, nous interrogeons ce que le prisme des transitions socio-écologiques fait à nos manières d’investir le territoire et en particulier comment il façonne le rapport du champ scientifique aux initiatives citoyennes. Nous partons du constat que les initiatives alternatives aux modèles de production, de consommation ou encore d’habitat dominant, et qui revendiquent expressément contribuer à une transition sociale et écologique, sont omniprésentes dans la littérature. Dès lors, il s’agit de se demander d’une part si les initiatives plus ordinaires peuvent se révéler riches d’enseignements dans l’analyse des trajectoires territoriales de transition et d’autre part qu’elles sont les enjeux et ressorts de leur faible présence jusqu’alors dans le champ d’études des transitions.

3Pour cela, l’article montre comment l’influence croisée des Sustainable Transition Studies (Grin et al., 2010 ; Köhler et al., 2019 ; Loorbach et al., 2017) et de l’institutionnalisation de l’innovation sociale (Klein et Pecqueur, 2021 ; Aubry, 2021 ; Richez-Battesti et al., 2012) encourage le foisonnement dans le champ scientifique d’études de cas « prometteuses ». Cette réflexion encourage à s’intéresser à des « initiatives ordinaires » pour saisir la complexité et la diversité des trajectoires de transition (Durand et al., 2022). À travers cette notion d’ordinarité, l’accent est mis sur les démarches collectives qui animent si communément les territoires et qui ont jusqu’alors peu été pensées comme parties prenantes des processus de développement. Bien qu’elles ne revendiquent aucune contribution à des projets de transition, nous démontrons qu’elles peuvent a minima y prendre part, voire contribuer à les territorialiser. Notre hypothèse est que sans en être à l’origine, les initiatives ordinaires constituent des maillons essentiels des transformations territoriales en témoignant de façon non intentionnée de la vitalité de la société civile.

4L’article expose en premier lieu le rôle de l’institutionnalisation de l’innovation sociale dans la concentration politique et scientifique sur les initiatives alternatives, porteuses de « bonnes pratiques à essaimer ». À rebours de cette tendance générale, l’étude exemplifie la réflexion à partir de l’analyse de deux initiatives festives ordinaires (un comité des fêtes et un bar associatif) situées dans des communes rurales peu denses de Mayenne. À travers deux niveaux d’analyse sur d’une part les représentations territoriales que diffusent les initiatives et d’autre part les effets de l’inscription de certains de leurs membres dans des réseaux écologistes départementaux, l’article propose de premières pistes d’analyse. Pour aller au-delà et comprendre les apports potentiels d’études sur les initiatives ordinaires, l’article explicite les ressorts de leur absence – ou a minima de leur très faible présence – dans la littérature sur les transitions territoriales.

1. De la recherche des « bonnes pratiques à essaimer » aux initiatives ordinaires

5Dans le champ scientifique les initiatives citoyennes ascendantes font l’objet d’un intérêt renouvelé à mesure de l’avènement d’une approche territoriale du développement qui repositionne les projets des acteurs au cœur de l’analyse. L’institutionnalisation croissante de la notion d’innovation sociale stimule cet engouement dans le champ politique contribuant à faire de ces initiatives à des moteurs des transformations territoriales et notamment d’une transition socio-environnementale. Dans ce contexte, l’article s’intéresse à des initiatives festives, jusque-là peu envisagées comme telles. Nous les qualifions d’ordinaires d’une part, car communément présentes dans les territoires ruraux français et d’autre part au regard du fait qu’elles ne revendiquent ni n’ont pour objectif une contribution significative à une transition sociale et environnementale.

1.1. Un intérêt renouvelé pour les initiatives citoyennes ascendantes

6Considérant que « les processus de développement territorial ne peuvent être réduits aux seuls comportements des acteurs productifs et des institutions en charge des politiques de développement » (Torre, 2015, p. 279), l’entrée par les projets des acteurs conduit à reconnaître et intégrer à l’analyse des trajectoires territoriales une diversité d’acteurs. Elle attire l’attention sur les capacités des acteurs à initier des projets dans la perspective d’une « maîtrise accrue par une société locale des processus qui affectent les espaces locaux » (Deffontaines et al., 2001, p. 49). Dans un contexte de remise en cause de l’État-providence, « la crise du fordisme engendre une régulation plus flexible, plus décentralisée » (Klein, 2011, p. 319) et donne une place plus grande aux initiatives de la société civile, notamment portées par des structures de l’économie sociale et solidaire (Bioteau & Féniès-Dupont, 2015). Cette bascule se traduit par un renouvellement des objets de recherche et un intérêt accru pour les initiatives citoyennes ascendantes dans le champ de l’agriculture (Chiffoleau & Loconto, 2018 ; Pierre & Bioteau, 2017) et de l’alimentation (Loudiyi et al., 2022 ; Levy et al., 2020), de l’énergie (Bonnemains et al., 2022 ; Debizet & Pappalardo, 2021 ; Labussière & Nadaï, 2018 ; Pierre & Madeline, 2015) ou encore de l’habitat (Beurthey & Costes, 2019 ; D’Orazio, 2017).

7Corollaire de ce mouvement, la notion d’innovation sociale a conduit à un élargissement de la dialectique positiviste innovation-développement à l’image des évolutions des transitions studies. Si le champ était en premier lieu focalisé sur les transitions sociotechniques (Grin et al.,2010) et les enjeux d’une transition énergétique (Duruisseau, 2014), une seconde entrée se dessine à partir des travaux de Rob Hopkins (2010) qui positionnent les initiatives citoyennes au cœur des Transitions Towns. Les perspectives ouvertes (Loorbach et al., 2017) conduisent dès lors à interroger les transformations des rapports sociaux que supposent les transitions ainsi que le rôle qu’y jouent les innovations sociales. Éminemment polysémique, la notion d’innovation sociale « renvoie à un déplacement du regard, de la technologie ou de l’entreprise vers la société » (Richez-Battesti et al., 2012, p. 15). Si elle fait écho à une terminologie ancienne marginalement mobilisée depuis le XVIIe siècle pour décrire le changement social, elle « n’est devenue une notion courante et répandue que depuis les années 1990 » (Browne, 2016, p. 58) et renouvelle depuis le regard porté sur les initiatives citoyennes. Le terme s’inscrit dans un « espace flou entre les définitions descriptives et les positions normatives, entre les déclarations bureaucratiques et les postures militantes, entre le programme politique et le programme de recherche » (Browne, 2016, p. 58). Parmi les définitions qui en sont proposées, les innovations sociales sont systématiquement envisagées comme « des idées nouvelles qui permettent d’atteindre des objectifs sociaux » (Mulgan et al., 2006, p. 9) autrement dit, de répondre à des besoins sociaux. Au-delà de la logique bottom-up, leur portée sociétale est également souvent rappelée considérant qu’elles visent « le mieux-être des individus et/ou des collectivités soit par la résolution/prévention de problèmes sociaux, soit en répondant à une aspiration d’ordre social » (Cloutier, 2003, p. 41). La définition proposée par le Centre de Recherche sur les Innovations Sociales (CRISES), synthétise ces caractéristiques : « une intervention initiée par des acteurs sociaux pour répondre à une aspiration, subvenir à un besoin, apporter une solution ou profiter d’une opportunité d’action afin de modifier des relations sociales, de transformer un cadre d’action » (Saucier et al., 2007, p. 390).

8Cette définition rejoint l’approche institutionnaliste de l’innovation sociale (Richez-Battesti et al., 2012), qui l’envisage comme un processus territorialisé (Van Dyck & Van den Broeck, 2013), inclusif et participatif. Dans cette perspective l’innovation sociale incarne une « proposition d’une méthode appuyée sur la mobilisation citoyenne pour réagir à la dévitalisation et à la vulnérabilité causées par la globalisation » et implique d’expérimenter des solutions nouvelles (Klein, 2014, p. 133). À ce titre et bien qu’elles aient toujours existé, ces initiatives incarnent aujourd’hui les espoirs (parfois divergents) d’une réponse aux enjeux sociétaux majeurs et font l’objet d’une institutionnalisation croissante (Gianfaldoni, 2010 ; Aubry, 2021). Jusqu’alors ignorés par les pouvoirs publics, elles sont de plus en plus identifiées comme des leviers pour répondre aux enjeux locaux comme en témoigne leur intégration dans les schémas régionaux de développement économique, d’innovation et d’internationalisation ou encore la création du label French Impact en 2018. À l’image de la plateforme Carrefour des innovations sociales impulsée par le Commissariat général à l’égalité des territoires en 2016 qui escompte « recenser [...] toutes les innovations sociales, les décrire, les localiser et faciliter les mises en contacts », l’objectif pour les pouvoirs publics consiste le plus souvent à recenser ces réponses novatrices pour « essaimer les bonnes idées », les « bonnes pratiques », en « réponse aux enjeux de transition écologique et de cohésion des territoires » (Agence Nationale de la Cohésion des Territoires, 2020). Alors même que la pertinence d’une telle démarche pourrait être questionnée au regard de la dimension territoriale de chacune de ces initiatives, nous questionnons ici les enjeux que posent la transposition de ces objectifs dans le champ scientifique : est-ce dès lors le rôle d’une « géographie des transitions territoriales » que d’identifier les initiatives ascendantes novatrices susceptibles d’être essaimées ?

1.2. Les initiatives festives, des initiatives ordinaires en milieu rural

9Pour appréhender, les enjeux que posent cette recherche de « bonnes pratiques à essaimer », l’article développe l’exemple de deux initiatives festives en apparence peu motrices d’une transition territoriale. Cette démarche interroge les enjeux et limites d’une telle entreprise et illustre l’intérêt que peuvent présenter les initiatives ordinaires dans la compréhension globale des trajectoires territoriales.

10Les deux associations étudiées sont situées dans des communes rurales peu densément peuplées du département de la Mayenne (Ouest de la France). Elles ont toutes les deux vu le jour il y a plus de 25 ans. Alors qu’elles ont les mêmes objectifs de création de lien social et de valorisation territoriale à travers l’animation socioculturelle, elles présentent un rapport différent et en apparence graduel à la question de l’innovation. Dans le sens commun, le comité des fêtes est souvent associé à une animation villageoise très traditionnelle. À l’inverse, les cafés et bars associatifs, bien qu’ils existent depuis longtemps, font l’objet d’une actualité renouvelée en étant mis au-devant de la scène politique en tant que vecteurs de redynamisation des campagnes françaises. L’ « Agenda rural : faire des campagnes des territoires d’avenir » (Ministère de la Cohésion des territoires, 2019) mettait ainsi en avant la capacité de ces lieux à maintenir des commerces, de la convivialité et à créer des liens sociaux. Aucune des deux initiatives ne revendique de portée alternative ni de contributions à une transition. Nous les qualifions ainsi d’ordinaires tant elles sont communes et a priori peu enclines à prendre part à de tels processus dans leurs actions : le comité des fêtes organise une assemblée communale (vide-greniers, concours de pêche, expositions de voitures anciennes, de peintures, ainsi que de différentes associations, et animations et concerts dans les rues) et la seconde association assure l’ouverture du bar le vendredi soir et l’organisation en son sein d’une dizaine de concerts dans l’année.

11Elles ont jusqu’alors été peu envisagées dans la littérature au prisme de leur dimension collective et ascendante. En géographie comme dans le reste des sciences sociales (Green, 2011 ; Moreau et al., 2010), le champ d’études des fêtes et festivals se concentre principalement sur l’espace-temps de la fête. D’un point de vue épistémologique ce dernier est identifié dans la conception socio-anthropologique (Nahoum-Grappe, 2010) comme un espace-temps privilégié d’observation des sociétés, partagé entre excès et cérémonie, reproduction et transgression sociale. Les géographes s’intéressent alors avant tout à leur «  manière si particulière d’user de l’espace et du temps  » (Di Méo, 2001a, p. 256). Leur intérêt pour comprendre les relations entre les individus et les groupes ainsi que leurs liens avec les lieux et les territoires sont notamment mis en avant (Crozat & Fournier, 2005). À partir des années 1970, elles sont envisagées comme des arguments de la dualité urbain-rural. Elles témoignent autant des débats et de l’évolution de la conceptualisation « du rural », que des mutations mêmes des espaces ruraux et périurbains. Pour autant peu de travaux (Georges, 2017 ; Doyen, 2014 ; Banos & Candau, 2014) interrogent la portée collective de l’organisation de ces festivités et leur rôle dans le renouvellement des rapports sociaux ruraux.

12L’expression d’initiatives festives suggère de déplacer la focale des festivités vers leur organisation pour les envisager comme des projets ascendants susceptibles d’impulser ou d’accompagner des transformations territoriales. Au-delà du temps circonscrit de la fête, il s’agit d’envisager les interactions et les appartenances qu’elle sous-tend dans le temps long de sa préparation. Jusqu’alors ignorées, ces dynamiques sociales donnent pourtant à voir le sens et la portée des festivités contemporaines. À travers cette appellation il s’agit donc d’interroger le caractère ascendant de ces organisations ordinaires de la société civile ainsi que les enjeux posés par leurs interprétations dans le champ politique et scientifique. À cette fin, la recherche doctorale sur laquelle s’appuie l’article repose sur un travail de terrain conséquent (Aubry, 2023) engagé en décembre 2019 et poursuivi jusqu’au printemps 2022. Le tableau 1 présente un extrait des matériaux récoltés et ici exploités.

Tableau 1 : Extrait synthétique des matériaux de l’enquête de terrain

Comité des fêtes

Bar associatif

Observation participante

Env. 120h, dont :

-réunions mensuelles

-assemblée générale

-assemblée communale

Env. 130h, dont :

-assemblées générales

-12 soirées

Entretiens semi-directifs

23 entretiens, dont :

-16 membres actifs

- 7 acteurs locaux

26 entretiens, dont :

- 20 membres actifs

- 6 acteurs locaux

Questionnaires
(participants des festivités)

Administrés : 234 (04/22)

Nb participants : 500-800pers.

  • 2 La crise sanitaire de la COVID 19 a empêché la réalisation d’une enquête équivalente au sein du bar (...)

13La recherche s’appuie sur un dispositif méthodologique mixte. L’approche qualitative visait à saisir finement les représentations territoriales et les stratégies des acteurs : les phases d’observation participante réalisées de décembre 2020 à mai 2022 lors de la très grande majorité des temps de vie des associations (réunions, ateliers, festivités, etc.) ont permis d’appréhender finement, de l’intérieur, le fonctionnement de chacune des initiatives, mais également de documenter les dynamiques relationnelles qui les régissaient. Leur synthèse, rédigée dans des comptes-rendus d’observation, a été corroborée par les entretiens semi-directifs réalisés avec les membres des initiatives festives qui interrogeaient spécifiquement les représentations territoriales, les trajectoires et engagements individuels, mais également celles collectives et pour cela la diversité et la nature des relations qui lient leurs membres. Les entretiens semi-directifs réalisés avec des acteurs locaux, sélectionnés par un échantillonnage boule de neige, ont conduit à documenter les trajectoires globales de chacun des contextes territoriaux ainsi que d’appréhender les enjeux territoriaux et les stratégies retenues par les pouvoirs en place. L’approche quantitative renseigne sur le profil des participants aux festivités et la façon dont celles-ci influencent leurs représentations du territoire à travers l’administration d’un questionnaire à destination des participants de l’assemblée communale2. Ces deux approches sont croisées, selon un « bricolage raisonné » (Lemercier et al., 2015), pour analyser la structure relationnelle des deux initiatives. L’article exploite en particulier une mesure de l’analyse de réseaux pour distinguer la position de chaque membre au sein des deux initiatives. Calculée par la centralité de proximité de flux courant, la centralité d’information constitue un indicateur intéressant, car elle mesure la circulation des informations (Stephenson et Zelen, 1989 ; Freeman, Borgatti, et White, 1991) et donc également des représentations territoriales. Le calcul de l’indice n’est pas basé sur les chemins géodésiques, mais sur tous les chemins indépendants entre toutes les paires de nœuds du réseau et est à ce titre équivalent à une mesure basée sur le courant électrique (Brandes & Fleischer, 2005 ; Stephenson & Zelen, 1989).

2. Résultats. Des initiatives ordinaires parties prenantes des processus de transition territoriale 

14L’exemple de deux initiatives festives est ici développé, pour illustrer comment les initiatives ordinaires peuvent jouer un rôle dans la territorialisation des projets de transition à travers leur capacité à donner à voir et organiser la société civile locale. Notre hypothèse est que sans en être à l’origine, elles constituent des maillons essentiels des transformations territoriales en témoignant de façon non intentionnée de la vitalité de la société civile. Si les initiatives en elles-mêmes n’ont pas vocation à engager des transformations territoriales, leurs actions mettent à tel point en lumière le tissu social local qu’il peut apparaître pour des acteurs locaux ou extraterritoriaux comme une ressource potentielle pour l’arrimage ou le déploiement d’une transformation sociale, environnementale et économique profonde. Pour appréhender les modalités de diffusion de cette représentation et leurs différents effets, deux niveaux d’analyse sont retenus. Le premier interroge les représentations territoriales que diffusent ces initiatives, à travers notamment les festivités qu’elles organisent. Le second s’intéresse aux effets de l’inscription de certains de leurs membres dans des réseaux départementaux écologistes.

2.1. Vitalité de la société civile locale et opportunités de transformation

15Dans un premier niveau, le recueil et l’analyse des représentations territoriales des participants à l’assemblée communale démontrent à quel point le lien social et la cohésion mis en scène par la seule organisation des festivités font écho aux fonctions sociales de l’archétype de la fête traditionnelle (Nahoum-Grappe, 2010). Alors même qu’aucune stratégie n’est déployée par les organisateurs, pour une partie des participants, les festivités apparaissent comme des indicateurs de la vitalité du territoire. Les participants de l’assemblée communale définissent principalement le territoire à partir de systèmes de valeurs ou expériences qu’ils projettent et étendent à l’ensemble du territoire. Leurs perceptions entrent secondairement en compte dans la caractérisation du territoire. Ce processus cognitif est partagé par l’ensemble des participants à l’assemblée même si, comme l’indique le graphique 1, la part des représentations concernées augmente à mesure du niveau de connaissance que les enquêtés ont du territoire.

Graphique 1

Graphique 1

Représentations territoriales des participants à l’assemblée communale
Nota bene : Sont regroupés dans la catégorie « Dynamisme et Festivités », les termes qui qualifient la commune à partir des festivités elles-mêmes ou par sa capacité/incapacité à être en mouvement. Les deux termes avec le plus d’occurrences : dynamique [26] et vivante [15]

16Les représentations qui qualifient l’organisation sociale locale sont les plus nombreuses pour l’ensemble des catégories de participants. Il s’agit du thème dont les termes font le plus consensus : ils soulignent, à des degrés divers, la convivialité et la chaleur des interactions sociales pour conclure au caractère accueillant, voire solidaire de la commune. Pourtant, par ailleurs, 70 % des enquêtés ne participent pas aux activités organisées par les associations de la commune et seulement un tiers des 40 % des enquêtés qui font partie d’une association localisent cette dernière dans la commune. Cela démontre que cette caractérisation du tissu social local repose relativement peu sur des expériences individuelles, mais dépend des festivités : elles offrent une démonstration de la force et de la qualité de l’organisation sociale locale. Celle-ci apparaît d’autant plus convaincante pour celles et ceux qui estiment bien et très bien connaître le territoire et qui le pratiquent régulièrement ou quotidiennement (70,8 % des enquêtés) : pour rendre visite à des personnes, pour leurs activités de loisirs ou parce qu’ils y habitent (trois premiers motifs de présence). Les festivités apparaissent ainsi déterminantes dans l’image que les participants développent du tissu social local même s’il demeure difficile d’établir la portée de cette caractérisation dans leurs actions potentielles.

17Dans le cas du bar associatif, l’initiative festive est explicitement identifiée par une partie des nouveaux membres commune un levier potentiel de transition. Si l’impossibilité de réaliser l’enquête par questionnaire ne permet pas de mesurer en tant que telle la représentation du territoire véhiculée par les festivités qui y sont organisées, les entretiens avec certains membres récemment engagés dans l’association donnent à voir à quel point le bar associatif peut constituer un attribut territorial signifiant. Il est ainsi identifié puis fréquenté à partir de 2010 par une partie de nouveaux habitants, dont ceux d’une commune voisine, qui connaît à cette période un renouvellement partiel de son tissu productif : agricole d’une part, avec l’installation d’un groupement agricole d’exploitation en commun bio en circuit court regroupant cinq néo-paysans (Morel, 2019) soutenus par l’association Terres de Liens, mais également artisanal, à travers entre autres la création d’une brasserie coopérative biologique. Inscrits dans des réseaux militants départementaux, les premiers porteurs de projets intègrent spontanément le bar associatif à leur lecture du paysage social local comme l’évoque le maraîcher du GAEC désormais membre de l’association La Détente : « On a capté l’année où on a fait le projet qu’il y avait une chouette dynamique et qu’il y avait aussi une très chouette dynamique sur Sacé avec plein de paysans en bio, le bar associatif et que ça bougeait dans ce coin-là » (Extrait entretien, R. agriculteur et habitant de Montflours, membre du bar associatif). Bien que le bar ne fasse état d’aucun engagement politique et qu’il réponde surtout à une recherche de sociabilité de proximité, il s’inscrit spontanément par sa portée collective et ascendante dans les systèmes de valeurs d’une partie des nouveaux membres, impliqués à des degrés divers dans des démarches de relocalisation de la production artisanale et agricole. Depuis leur système de valeurs, le bar associatif est spontanément et a priori pensé comme un élément d’un ensemble territorialisé d’initiatives collectives et plus précisément d’une alter-ruralité (Jousseaume, 2020 ; Versteegh et al., 2015). Une membre témoigne ainsi s’être installée dans la commune sur les conseils d’une de ses connaissances : « Je cherchais un logement plus sur le moyen long terme et du coup A. me dit, « alors là vraiment s’il y a un lieu qui est chouette, en tout cas moi j’ai adoré » […] Et elle m’évoque : il y a la ferme des Radis, il y a le marché, il y a un bar et puis vraiment on voyait qu’elle, elle avait vécu un truc chouette à cet endroit-là quoi » (Extrait d’entretien, F., membre du bar associatif). Ainsi, bien qu’ordinaires, les initiatives festives diffusent, de façon non-intentionnée et parfois malgré elles – comme dans le cas du bar associatif, une représentation de la vitalité de la société civile locale. Celle-ci peut apparaître, notamment pour des acteurs extraterritoriaux, comme un levier de transition.

2.2. Systèmes de valeurs et démocratisation des projets de transition : des coutures minutieuses

18Dans un second niveau, l’analyse s’intéresse à l’inscription de certains des membres des initiatives festives au sein de réseaux départementaux institutionnalisés dans le champ de l’agriculture paysanne et/ou biologique, ainsi que de la protection de l’environnement. Dans les associations étudiées, cette inscription n’impacte pas ou peu leurs activités, mais contribue à les mettre en lumière. Cette image fait naître des opportunités d’actions pour les associations, mais en dessine au-delà, pour l’ensemble du territoire. Nous cherchons en effet à démontrer qu’en fonction des ordonnancements relationnels, les initiatives ordinaires peuvent démocratiser des projets de transition en réalisant de minutieuses coutures entre des systèmes de valeurs différents, autrement dit entre des « mondes » (Koop, 2021 ; Escobar, 2018). La prospection dans les deux communes étudiées puis l’organisation d’un évènement par le CIVAM Bio 53, Centre d’Informations et de Vulgarisation pour l’Agriculture et le Milieu rural, dans l’une d’entre elles donne à voir ces dynamiques. Depuis le début des années 2000, Planète en Fête rassemble des acteurs de l’agriculture biologique et de la protection de l’environnement et accueillent plusieurs milliers de participants. Sa préparation repose sur la mobilisation d’agriculteurs locaux ainsi que sur la société civile locale. La sélection de la commune où a lieu l’évènement répond à un impératif de couverture équilibrée du département et repose explicitement sur l’identification à l’échelle départementale de territoires dotés de ressources bénévoles suffisantes.

19Les deux communes étudiées ont été identifiées par le CIVAM BIO 53 comme des territoires qui pourraient accueillir l’évènement. Les élus locaux ont été sollicités dans un cas par l’intermédiaire des membres du bar associatif et dans l’autre par des bénévoles du comité des fêtes. Ces sollicitations sont un exemple tangible de la diffusion de représentations territoriales au sein de ces réseaux. Dans le premier terrain, la municipalité et les membres du bar associatif ont convenu de ne pas donner suite à la sollicitation, considérant notamment la charge qu’impliquerait l’organisation d’un tel évènement. À l’inverse, dans le second cas, la municipalité a déposé une candidature qui a été retenue et le comité des fêtes a joué un rôle central dans la mobilisation et la coordination des bénévoles. Si des contraintes individuelles pèsent sur les décisions des deux communes, elles dépendent également de la position des acteurs inscrits dans les réseaux départementaux au sein de la structure relationnelle de chacune des initiatives festives. Pour comprendre les effets de ces réseaux, l’inscription des membres des initiatives festives a été hiérarchisée.

Tableau 2 : Caractérisation de l’inscription des membres dans un réseau départemental

0

Connaissance éventuelle du réseau, mais pas de liens directs avec celui-ci

1

Membre périphérique (sympathisant, ancien actif, partenaire, etc.)

2

Membre actif (adhérent, contributeur et/ou usager régulier, etc.)

3

Membre central (fonctions de coordination, responsabilités, représentants, etc.)

20Pour le comité des fêtes, trois membres s’inscrivent dans les réseaux associés au CIVAM 53 en tant que sympathisants et clients réguliers, et pour l’une d’entre eux en tant que partenaire professionnelle. À l’inverse, c’est le cas de la moitié des membres du bar associatif qui y occupe des fonctions de coordination. Deux autres y sont actifs et en ont développé une connaissance étendue au travers des contributions qu’ils apportent. Ceux qui s’y inscrivent périphériquement le sont soit en tant que sympathisants soit en tant que professionnels.

21Au-delà, les deux initiatives se distinguent par la place qu’occupent, au sein de leur structure relationnelle, les membres qui les connectent au réseau du CIVAM. Les graphiques 2 et 3 représentent les membres des initiatives en fonction de leur rang selon la centralité d’information d’une part et de leur inscription dans le réseau départemental du CIVAM d’autre part. La centralité d’information permet de classer les sommets d’un réseau en considérant qu’un « chemin combiné pour i à j peut être interprété comme un signal partant du point i vers le point j [et que] le signal en i est transmis à tous les trajets incidents associés au point i et atteindra le point j de chaque chemin possible » (Stephenson & Zelen, 1989, p. 8). Il s’agit ainsi d’estimer le signal en pondérant proportionnellement son information à chaque chemin. Les premiers rangs de la centralité d’information correspondent ainsi à des membres qui par les nombreuses et multiplexes relations qu’ils partagent avec les autres, centralisent les informations au sein de l’initiative festive.

Graphique 2

Graphique 2

Inscription des membres de l'association La Détente (Sacé-Montflours) dans un réseau départemental en fonction de leur centralité d'information

22Même si l’inscription dans des réseaux départementaux ne se limite pas aux membres à la plus forte centralité, dans le cas du bar associatif La Détente les deux tendent tout de même à être corrélés (graph. 2). Ces membres apparaissent comme des acteurs pivots, chargés à la fois de rendre visibles les activités de l’association dans le territoire et de potentiellement conjuguer ses actions avec celles du réseau au sein duquel ils s’inscrivent. Sur ce point, leur capacité à lier les activités de l’initiative festive à celle du réseau dépend de leur place dans la structure organisationnelle de l’association. Au sein du comité des fêtes, ils forment plus de la moitié du bureau. À l’inverse, les membres à forte centralité d’information et qui sont inscrits dans les réseaux départementaux environnementalistes n’occupent pas des positions centrales dans la gestion du bar et participent seulement à l’assemblée générale (graph. 3). En miroir, les effets des réseaux départementaux sur les initiatives festives et la diffusion de représentations dépendent du degré d’implication de ces mêmes membres. Ceux inscrits à la périphérie contribuent, par la place qu’occupe leur engagement local dans leur identité sociale, à diffuser des représentations du territoire et de la société civile au sein des niches (Kanger et Schot, 2019) qu’ils pratiquent.

Graphique 3

Graphique 3

Inscription des membres de l'association La Babillarde (La Bazouge de Chemeré) dans un réseau départemental en fonction de leur centralité d'information

23Dans le cas du bar associatif, cette logique est amplifiée par le nombre important de membres impliqués dans les réseaux départementaux. La visibilité de leur engagement diffuse l’image d’une société civile locale vivace. Dans le même temps, l’exemple de Planète en Fête montre l’effet de saturation que peuvent impliquer ces multiples engagements. Si les membres du bar associatif ont considéré les ressources bénévoles locales trop limitées, il est également possible d’envisager que, de leur point de vue, un tel évènement ne représente qu’un enjeu limité en termes de reconnaissance territoriale. L’image d’« un microcosme » d’initiatives citoyennes étant déjà répandue de façon informelle au sein de ces réseaux départementaux, ils n’identifient pas la sollicitation du CIVAM 53 comme une opportunité pour le territoire, qui est de leur point de vue déjà engagé dans une trajectoire de transition.

24À l’inverse, à La Bazouge de Chemeré, les prospections du CIVAM 53, réalisées par l’intermédiaire de membres centraux et actifs du réseau qui se trouvent être des « agriculteurs-moteurs » (Pierre, 2015) apparaissent pour les membres du comité des fêtes comme une opportunité de reconnaissance de la force du tissu social local. Cette dynamique dépend moins du nombre de membres impliqués dans le réseau extraterritorial que de la position de ceux qui s’y inscrivent dans l’initiative festive. Ainsi, les membres moteurs des décisions au sein de l’association sont parvenus à identifier les valeurs et fonctionnement du réseau grâce à leur inscription périphérique au sein du réseau du CIVAM ainsi qu’au travers des liens privilégiés qu’ils entretenaient avec certains membres actifs. À ce titre ils participent d’une forme de dissémination ordinaire (Lapostelle & Roy, 2022), sans intentionnalité explicite d’essaimage.

Encadré 1 : Le comité des fêtes, intermédiaire entre des systèmes de valeurs pluriels

En explicitant les codes et normes sociales du CIVAM, certains membres du comité des fêtes jouent à différents degrés le rôle d’opérateur territorial (Vigne & Landel, 2022) et prennent part à une forme d’intermédiation territoriale (Nadou & Talandier, 2020). Ils tissent un système de valeurs commun entre deux espaces d’engagement qui reposent sur des fondements différents : pour le réseau départemental sur des convictions politiques ou des logiques professionnelles (Barataud et al., 2019 ; Rodet, 2018 ; Samak, 2014) et pour le comité des fêtes sur l’intégration et le maintien de la vie sociale locale. La description de Planète en Fête, que réalise une partie des enquêtés montre que la portée militante de l’évènement a été en partie atténuée par ce travail de couture, sans pour autant en maquiller les thématiques centrales. Les termes retenus par l’une des enquêtés, fille d’un agriculteur inscrit dans un modèle productiviste illustre cette ambivalence :
« On a eu Planète en Fête. C’est sur l’écologie, comme on appelle ça, tout ce qui est bio. C’était il y a deux ans et j’en ai fait partie parce que voilà, ils cherchaient du personnel, enfin des gens de La Bazouge et c’est vrai que c’était une bonne ambiance. […] Je ne connaissais pas du tout et il fallait des bénévoles et on a été là où il y a eu le plus de bénévoles à La Bazouge par rapport aux autres années qu’ils ont fait » (Extrait entretien, T., membre du comité des fêtes).

La majeure partie des membres du comité des fêtes ont perçu une opportunité de mettre en valeur la société civile locale. Dans leur référentiel, cette dernière est pensée comme un gage de la qualité de vie au travers des notions d’accueil et de convivialité. En retour, l’organisation d’un tel évènement renforce et amplifie cette représentation. Au-delà, ce processus de couture a conduit à étendre et généraliser un diagnostic émergent du territoire. Alors que nombre des membres ont presque toujours vécu dans la commune, l’image qu’ils s’en font se renouvelle :
« Quand même, les gens maintenant, plus ça va, plus je m’en rends compte. Il y a même le petit commerce qui participe. Il y a beaucoup de personnes qui sont bio même sans être fermées, parce que Y. il fait des dépôts de produits bio, des producteurs qui déposent. Il y a chez D. où ils font le pain bio et donc ils font un dépôt […] et puis sinon chez G. il fait des pommes de terre bio. C’est pour ça que je pense qu’ils ont demandé que le village participe : on a quand même beaucoup de choses comme ça, c’est vrai quand on y pense » (Extrait entretien, T., membre du comité des fêtes).

Au-delà, l’évènement a également enclenché l’institutionnalisation de cette représentation et sa transformation pour les élus locaux en un projet de territoire comme le décrit le Maire en place à ce moment-là :
« Ça a été 10 jours mémorables et ça fonde aussi des choses. Depuis je pense que vraiment, là d’un seul coup, ça nous a fait basculer vraiment dans ce côté social associatif, environnemental, un peu écolo. Je n’aime pas ce mot, parce que quand on bascule sur le côté écolo, on est vite dans une espèce d’intégrisme, mais en tout cas avec un conseil municipal aujourd’hui qui est franchement orienté vers le renouvelable, le vert » (Extrait entretien, F., ancien maire).

25L’institutionnalisation de cette représentation émergente du territoire a également conduit à renforcer et redéfinir les fonctions du comité des fêtes pour une partie des habitants de La Bazouge de Chéméré. Plusieurs, inscrits à la périphérie des réseaux environnementalistes et agricoles du département ont à l’occasion de Planète en Fête (re)découvert le comité des fêtes. Alors qu’ils considéraient l’assemblée communale comme une animation traditionnelle, plusieurs y sont depuis devenus bénévoles. Ils intègrent l’association dans une lecture renouvelée du territoire au point d’espérer qu’une transformation territoriale soit en cours. Le comité des fêtes y apparaît comme une cheville ouvrière de la coordination de la société civile et un appui pour développer des projets culturels ou environnementaux. Cela, alors même qu’il ne s’agit pas des fonctions habituellement allouées localement à ce dernier, perçu comme si ordinaire.

26À Sacé, le fait que la commune, sous l’impulsion du bar associatif, ne dépose pas de candidature pour organiser Planète en Fête donne à voir la complexité de la territorialisation des projets de transition sociale et environnementale. À l’inverse du comité des fêtes, une partie des membres du bar associatif considèrent déjà que le territoire est inscrit dans une trajectoire de transition, comme en témoigne l’imaginaire territorial à partir duquel une partie des habitants sont devenus membres de l’association. Il est cependant possible de penser qu’un tel évènement aurait probablement mis à jour des disparités importantes entre les pratiques habitantes et susciter un débat sur l’intérêt d’un projet politique visant explicitement une transition territoriale. Une telle entreprise n’entre pas en résonnance avec la philosophie du bar associatif. La position de l’ancien président de l’association, se définissant lui-même comme environnementaliste l’illustre lorsqu’il explique pourquoi le bar a refusé d’accrocher des affiches anti-nucléaires : « J’ai dit non. Pour moi, on ne met pas d’affiches trop comment dire « élitistes » dans un lieu neutre comme le bar. Le bar est pour tout le monde, ça n’a pas sa place […]. Je ne regrette pas parce que ça aurait pu froisser certaines personnes qui venaient au bar et c’était pas le but justement […]. Je veux faciliter l’échange, et même si c’est des gens qui ont des idées opposées, pour aller vers le respect et la tolérance » (extrait entretien P., agriculteur et habitant de Sacé). Quand bien même, la majeure partie des membres du bar associatif appellent de leurs vœux une transition sociale et environnementale, adaptent leurs modes de vie en conséquence et participent pour certains activement à sa promotion – via l’inscription dans des réseaux départementaux tels que le CIVAM. L’association se concentre sur le tissu social local. En somme, elle escompte que les liens sociaux constituent en eux-mêmes des espaces suffisants à partir desquels pourront naître des coutures entre des systèmes de valeurs différents.

3. Discussion. Réflexions liminaires sur la place des initiatives ordinaires dans la compréhension globale des transformations territoriales

27Le cas des deux initiatives festives étudiées démontre, par l’exemple, que des initiatives ordinaires, communément présentes dans l’espace rural et qui ne présentent a priori pas comme objectifs de contribuer à une transition sociale et écologique peuvent être partie prenante des trajectoires de transition. Les résultats illustrent en effet comment elles donnent à voir la vitalité de la société civile locale, mais également qu’elles sont en capacité, selon les structures relationnelles, de réaliser des coutures entre des systèmes de valeurs différents contribuant ainsi à territorialiser et démocratiser les projets de transition. Si ces premières pistes d’analyse invitent à approfondir l’étude des initiatives ordinaires, il semble opportun, pour aller au-delà et comprendre leurs apports potentiels, d’expliciter les ressorts de leur absence – ou a minima de leur très faible présence – dans la littérature sur les transitions territoriales.

3.1. Prisme transitionnel et initiatives alternatives : ressorts d’une obsession

28L’approche transitionnelle, tant par ses fondements que les outils analytiques qu’elle développe encourage à étudier des initiatives dîtes alternatives. Si ce statut peine à être strictement défini, il caractérise à grands traits des initiatives qui revendiquent dans leurs pratiques, leurs actions ou leurs engagements une prise de distance avec l’ontologie économique dominante d’une part et la contribution à une transformation de nos sociétés vers plus de justice sociale et environnementale d’autre part. Sans douter de l’intérêt d’une telle entreprise scientifique, nous en soulignons les enjeux et défendons la nécessité d’associer, dans l’élaboration des grilles d’analyse, des initiatives « ordinaires ».

29L’attention portée, depuis le prisme transitionnel, aux initiatives alternatives repose en premier lieu sur les fondements épistémologiques de la notion et sa position ambivalente face au risque téléologique. La notion de transition s’enracine dans des travaux anciens de la seconde moitié du XXe siècle (Beucher & Mare, 2021). En premier lieu démographique, elle s’appuie sur l’expérience européenne pour théoriser l’évolution des sociétés. Remobilisée au sein de la « transitologie » dans les années 1980, la notion fait l’objet de vives critiques (Dufy & Thiriot, 2013). L’idée sous-tendue, d’un modèle économique et politique unique, calqué sur celui occidental est remise en cause et souligne l’incapacité de la notion à prendre en compte les héritages (Depraz, 2005).

30Malgré cela, la notion de transition connaît une actualité nouvelle à partir des années 1990 dans le champ environnemental en filigrane de l’ascension du concept de développement durable. Les approches qui s’en saisissent sont inscrites dans des champs disciplinaires variés (sociologie, géographie, management, sciences politiques, sciences environnementales, sciences économiques, etc.) (Köhler et al., 2019), mais partagent « l’ambition de passer de l’analyse et de la compréhension des problèmes à l’identification de voies et de solutions pour des changements environnementaux et sociétaux souhaitables » (Hölscher et al., 2018, p. 1). Une telle posture implique une relation ambiguë à l’ontologie dominante et un potentiel biais téléologique, du fait de l’ancrage occidental (Coenen et Truffer, 2012) de la notion ainsi que de son affiliation au développement durable. Elle perpétue à certains égards l’idée d’une transition vers un modèle holistique et statique d’une société soutenable (Grin et al., 2010), aux rapports de force « équilibrés » qui dans la perspective de Karl Popper (2018) ne peut, par définition, que demeurer une utopie à moins d’être maintenue par un régime autoritaire. Ce biais analytique a déjà été souligné en réponse aux transitions management studies qui envisagent « qu’une intervention délibérée en vue d’atteindre des objectifs spécifiques, comme ceux de la durabilité, est possible et potentiellement efficace » (Shove & Walker, 2007, p. 3). La critique souligne en effet que l’objectif de soutenabilité repose sur « l’hypothèse d’un consensus ex ante relativement stable, produit d’une négociation et d’un management centralisés [et tend à induire] une dépolitisation des processus de transition considérés hors de leur contexte géographique, sociopolitique, historique ou encore culturel » (Jaglin & Verdeil, 2013, p. 8). Même si la démultiplication des études de cas met en exergue le caractère situé et politique de ces processus (Feola, 2020), l’identification des terrains de recherche tend encore à être réalisée à l’aune d’un modèle de « durabilité » préétabli. Cette approche encourage à étudier, pour décrire les transitions territoriales en cours, des initiatives qui s’en revendiquent, elles-mêmes motrices.

31Cette perspective est renforcée par certains outils conceptuels majeurs des Transitions Studies à l’image du modèle Multi-Level Perspective (MLP) qui s’inspire des analyses historiques des modèles de développement technologique (Geels, 2002) pour appréhender les innovations sociales. Les initiatives citoyennes y sont envisagées comme des niches, caractérisées par une relative autonomie vis-à-vis des règles et normes du système dominant, le régime, et au sein desquelles émergent des innovations radicales en réaction aux macro-changements exogènes majeurs qui modifient le paysage. La pression conjointe de ces macro-changements et des niches conduirait à une co-transformation des sous-systèmes vers une transition du système dominant. Cette fructueuse lecture du changement social conduit à distinguer, à travers la notion d’ » innovation sociale transformative » (Avelino et al., 2017, p. 1), les « innovations sociales incrémentales, n’entraînant pas des changements de fond dans les systèmes sociétaux établis et celles à caractère disruptif qui auraient le potentiel d’introduire des ruptures dans le régime » (Koop, 2021, p. 105). L’approche transformative se focalise ainsi sur le rôle des innovations sociales alternatives (Pel et al., 2017) dans la transformation en profondeur des sociétés. En écho à la Great Transformation identifiée par Karl Polanyi (2001), l’idée de transformation profonde vise à saisir les modalités et enjeux de la coévolution d’un ensemble de sous-systèmes techniques et sociaux vers une modification de la direction générale du système dominant. L’attention se concentre sur les changements ontologiques occasionnés par l’émergence de nouvelles croyances et normes et invite, à ce titre, à une étude approfondie des initiatives qui s’inscrivent dans la recherche d’une alternative au modèle de dominant.

3.2. Apports potentiels des initiatives ordinaires et perspectives analytiques

32Si, au-delà du risque téléologique que fait poindre l’héritage de la notion de transition, les outils conceptuels du champ font la démonstration de l’intérêt d’étudier les initiatives alternatives, il semble cependant nécessaire d’y associer une réflexion sur celles plus ordinaires. Une focalisation exclusive sur des initiatives alternatives pose en effet des enjeux majeurs au regard d’une compréhension globale des transformations territoriales. Les enseignements tirés a posteriori de l’élaboration des modèles territoriaux d’innovation attestent des limites des grilles et modèles analytiques principalement élaborés à partir d’exceptions prometteuses. Les modèles territoriaux d’innovation sont en effet « largement fondés sur des études empiriques permettant de construire des idéaux-types » (Moulaert & Nussbaumer, 2008, p. 22). Les difficultés rencontrées dans leur généralisation encouragent à prêter attention aux initiatives plus communes. En effet, aux côtés des « alternatives sociales et écologiques » celles, plus ordinaires, qui façonnent et animent les territoires depuis plusieurs décennies sans avoir été jusque-là réellement envisagées comme partie prenante des processus de développement constituent de précieux témoins des complexes transformations territoriales en cours. Ni péjorative ni méliorative, l’expression « d’initiatives ordinaires » souligne que loin d’être insignifiantes celles les plus communes peuvent se révéler riches d’enseignements. Au-delà des seules initiatives, il s’agit d’éviter avec une surreprésentation des contextes territoriaux exceptionnels devenus pour certains des « hauts-lieux des alternatives sociales et écologiques » (Hakimi-Pradels, 2021) ou encore des « hautes terres d’initiatives » (Rieutort, 2006). Se concentrer exclusivement sur les initiatives disruptives de ces territoires pourrait en effet tendre à ériger la culture de l’action collective, des habitudes de coopération ou encore la présence de réseaux institutionnels en « dotations » nécessaires pour engager une transition socio-environnementale locale. Dans le champ scientifique, la sélection des terrains apparaît ainsi comme un enjeu, mais également un levier pour d’une part, éviter que l’approche transitionnelle n’encourage la construction insidieuse de nouveaux modèles de développement normatifs et d’autre part, pour espérer appréhender la diversité des trajectoires de transition (Durand et al., 2022).

33Ainsi, si les initiatives ordinaires ne sont pas motrices des transformations territoriales, les deux cas ici étudiés démontrent par l’exemple qu’elles peuvent tout de même y prendre part, que cela soit en ouvrant des opportunités ou en démocratisant les projets de transition. Elles apparaissent ainsi comme des maillons essentiels, à l’échelle locale, de potentielles transformations territoriales globales. Les minutieuses coutures que réalisent certains membres des initiatives ordinaires à l’échelle locale entre différents « mondes » apparaissent particulièrement précieuses dans un contexte de crises multiples et notamment démocratique. Sans remettre en doute ni l’impact des initiatives alternatives ni la nécessité de documenter leur rôle dans les trajectoires des territoires, l’article dégage deux principales perspectives d’analyse complémentaire pour affiner la compréhension des transformations territoriales en cours. La première encourage à démultiplier l’analyse d’initiatives ascendantes ordinaires, dans des territoires qui ne présentent pas a priori une culture spécifique de l’action collective pour identifier et caractériser finement les modalités d’engagement, les systèmes d’acteurs et l’inscription spatiale des initiatives. Il semble en effet essentiel de dépasser la seule portée performative des discours des acteurs pour qualifier les initiatives ascendantes ainsi que leur portée transformative, en distinguant dans leur diversité points communs et particularismes. La seconde piste de réflexion que propose l’article invite à étudier finement les connexions entre les différents types d’initiatives. Nous postulons en effet que la territorialisation autant que la démocratisation des projets de transitions vers des modèles de société plus justes et écologiques repose sur ces coutures fines qui tendent à s’opérer, au moins à l’échelle locale, par de nouveaux intermédiaires discrets issus de la société civile. Dans les exemples ici développés, la méthode repose sur une analyse approfondie de deux initiatives ordinaires. Si elle permet de saisir finement leur dynamique propre, l’envergure du dispositif d’enquête limite sa réplicabilité. Une alternative complémentaire pourrait, dans un premier niveau, impliquer de systématiquement documenter et qualifier la façon dont les initiatives alternatives, qui font déjà l’objet de nombreux travaux, s’inscrivent dans le tissu associatif ordinaire. En contrepoids de la tendance générale des transitions studies, l’article démontre l’intérêt d’accorder une place plus grande aux signaux faibles. Il suggère également en creux qu’une telle entreprise scientifique peut être assimilée à une forme de recherche-action lorsque, par sa posture, le chercheur prend part aux processus de transformation territoriale, en révélant leurs chemins les plus discrets.

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Notes

1 Le programme porté, à partir de 2018, par le ministère de la Transition écologique et solidaire s’inspire de celui intitulé French Tech et valorise selon une logique d’appel à projet, de labellisation et de subvention l’impact social de différentes initiatives, notamment issues de la société civile.

2 La crise sanitaire de la COVID 19 a empêché la réalisation d’une enquête équivalente au sein du bar associatif mais les entretiens exploratoires réalisés tendent à confirmer cette lecture.

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Table des illustrations

Titre Graphique 1
Légende Représentations territoriales des participants à l’assemblée communaleNota bene : Sont regroupés dans la catégorie « Dynamisme et Festivités », les termes qui qualifient la commune à partir des festivités elles-mêmes ou par sa capacité/incapacité à être en mouvement. Les deux termes avec le plus d’occurrences : dynamique [26] et vivante [15]
URL http://journals.openedition.org/geocarrefour/docannexe/image/24814/img-1.png
Fichier image/png, 134k
Titre Graphique 2
Légende Inscription des membres de l'association La Détente (Sacé-Montflours) dans un réseau départemental en fonction de leur centralité d'information
URL http://journals.openedition.org/geocarrefour/docannexe/image/24814/img-2.png
Fichier image/png, 106k
Titre Graphique 3
Légende Inscription des membres de l'association La Babillarde (La Bazouge de Chemeré) dans un réseau départemental en fonction de leur centralité d'information
URL http://journals.openedition.org/geocarrefour/docannexe/image/24814/img-3.png
Fichier image/png, 92k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Nina Aubry, « Faire émerger l’invisible : l'importance des initiatives ordinaires dans les transitions territoriales »Géocarrefour [En ligne], 98/3-4 | 2024, mis en ligne le 28 avril 2025, consulté le 17 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/geocarrefour/24814 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13tpv

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Auteur

Nina Aubry

Maîtresse de conférences en Géographie et Aménagement, Département de Géographie - Université d’Angers, UMR 6590 Espaces et Sociétés, Maison de la Recherche Germaine Tillion

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Droits d’auteur

CC-BY-SA-4.0

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