1Alors que la crise climatique et écologique appelle des changements profonds de nos sociétés occidentales qui conjugueraient un nouveau rapport à la nature (Escobar, 2018 ; Plumwood et al., 2020) et la prise en compte de critères de justice sociale (Laurent, 2023), la transition écologique, toujours à venir bien que planifiée, interroge particulièrement les dimensions territoriales de sa mise en œuvre. Le territoire est ici entendu comme un système d’organisation de l’espace investi des intentions et des pratiques des acteurs. Il peut être considéré comme le réceptacle de procédures, de normes, de règles, d’instruments d’action publique (Lascoumes et Le Galès, 2004) émis par l’Union européenne, l’Etat, la Région et les collectivités infrarégionales, limitant d’autant son autonomie (Labussière et Nadai, 2018 ; Binz et al., 2020). Il peut aussi être appréhendé comme un accélérateur de transition entraînant une recomposition du jeu d’acteurs et une redéfinition des moyens d’agir (Loudiyi et al, 2022 ; Durand et al., 2022).
2En d’autres termes, les territoires sont au cœur d’un jeu d’échelles spatiales, temporelles, sociales et institutionnelles, de logiques réticulaires, de limites physiques des ressources, d’intérêts et représentations souvent contradictoires sur les enjeux de développement et d’aménagement (Blondel et Evrard, 2019). Ces dynamiques induisent des relations de pouvoir qui contraignent les territoires autant qu’elles ne leur ouvrent des trajectoires de transition écologique. La transition écologique est dès lors un champ de luttes et d’oppositions et « L’écologie n’est pas ce qui nous rassemble mais ce qui nous divise » (Charbonnier, 2020) pour énoncer ce qui vaut dans sa mise en œuvre et ses finalités, dans la définition d’une représentation de l’espace, de l’usage de ses ressources.
3Ainsi, comme pour le territoire, la transition sociale et écologique est un enjeu de pouvoir et de coordination de l’action publique projetée sur l’espace. Les autorités qui l’organisent peuvent faire du territoire un segment d’exécution d’une transition technocratiquement définie par l’empilement d’instruments d’action publique et d’objectifs dont la réalisation n’est pas garantie. C’est ce que pointent Aykut et Dahan (2014) avec le concept de schisme de réalité qui souligne les écarts entre réduction des émissions de CO2 projetée et effectivement réalisée, soit deux niveaux de réalités qui ne se rencontrent pas dans la gouvernance des politiques d’atténuation. Ou comme appréhendé dans cet article, le territoire peut être considéré comme un espace physique, social et géographique multiscalaire de contestations, de controverses, de délibérations qui, sans invisibiliser les conflits, rend ses habitants et représentants collectivement capables d’élaborer des représentations partagées, définir des buts et à agir de manière cohérente pour passer d’une situation subie à une situation souhaitée (Lapostolle, 2011 et 2021). Le territoire est alors un espace de capacitation qui favorise l’agencéité individuelle et collective de ses habitants - entendue ici comme leur capacité à déconstruire, remettre en cause des normes et agir en conséquence - comme le défendent les auteurs du Manifesto for living in the Anthropocène (Gibson et al., 2015). Pour eux, il serait collectivement préférable de multiplier les expérimentations à petite échelle offrant une diversité d’ouvertures et trajectoires pour de nouveaux modes de vie plutôt que de reproduire à plus grande échelle un modèle unique de développement économique et technologique qui a conduit à l’impasse écologique.
4Concrètement, et c’est la double visée de cet article, il convient (i) de coupler territorialisation et démocratisation de la transition sociale et écologique en donnant les moyens humains, cognitifs, budgétaires aux habitants et à leurs représentants, plutôt que de les laisser à leur seule responsabilité individuelle et (ii) d’identifier ce qui rend possible ou freine leur capacité d’agir individuelle et collective sur les situations qui font problème. Les moyens mis à disposition relèvent alors de ce que nous appelons l’ingénierie de capacitation territoriale (Lapostolle, 2021). Celle-ci n’est pas l’apanage d’une profession déterminée. Elle met en relation des personnes porteuses de savoirs scientifiques, d’expertise technique et la diversité des expériences de vie des habitants d’un territoire pour organiser leur agencement nécessaire à la description d’une situation, à sa problématisation pour suggérer de pistes de résolution. Cette démarche collective ne se réduit pas à une démarche de recherche action située. Sa visée est politique : faire du territoire un cadre sûr et juste favorable au pouvoir de réalisation des personnes collectivement organisées.
5Dit autrement, l’ingénierie de capacitation territoriale cherche à réduire les inégalités et lever les freins qui, au sein des territoires, limiteraient l’émergence et le déploiement des capabilités collectives incontournables dans la réalisation des transitions nécessaires et souhaitées (Buclet, 2019) avec la justice environnementale comme principe d’action collective. Si de telles visées politiques intégratives ont fait l’objet de recherches récentes sur les processus de mobilisation des ressources et l’intégration des acteurs de l’alimentation (Loudiyi, 2020 ; Pahun et Fouilleux, 2022), il convient ici de préciser les contours de cette ingénierie de capacitation dans les espaces ruraux. Comment opère-t-elle ? A quelles conditions peut-elle favoriser les trajectoires territoriales de transition sociale et écologique ? Pour en rendre compte nous nous penchons sur l’expérimentation « Villages du Futur » (VDF) proposée par le Conseil Régional de Bourgogne Franche-Comté (BFC) entre 2020 et 2023. Nous étudions comment ce dispositif a cherché à instituer un espace de capacitation favorisant la prise en compte des enjeux de transitions sociales et écologiques dans le déploiement de nouveaux outils d’action publique reposant sur la participation citoyenne (Berriet-Solliec et al., 2022). L’article est structuré en trois parties : après avoir présenté la démarche adoptée puis la recherche-action VDF, nous présenterons quatre des principaux résultats obtenus.
6Nos travaux de recherche s’intègrent dans ceux du Living lab Territorial pour les Transitions sociales et Écologiques (Ltte). Créé en 2018 à l’occasion d’un programme scientifique pour l’Agence Nationale de la Recherche sur la territorialisation de la filière hydrogène1, le Ltte est un groupe de recherche, abrité par la Maison des Sciences de l’Homme de Dijon (USR CNRS 3516). Il est constitué d’un noyau dur de sept enseignants-chercheurs en sociologie, anthropologie, aménagement de l’espace et urbanisme, économie territoriale et évaluation des politiques publiques. Selon les programmes de recherche partenariaux ou financés par appel à projet depuis sa création, il s’élargit à d’autres enseignants-chercheurs, à plusieurs agents de la direction de l’aménagement du territoire de la Région Bourgogne Franche-Comté (Région BFC), aux agents de la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) et à des membres de différentes associations actives dans les transitions sociales et écologiques.
7Le principe général d’action du Ltte est d’organiser des espaces et des temps d’interactions diversifiées entre acteurs et chercheurs pour une coproduction de connaissances (MacLean et al., 2022) dans une perspective politique d’émancipation des personnes collectivement organisées (Lapostolle, 2021). Il s’inscrit dans le courant de la recherche transdisciplinaire prônée par le Comité international des sciences sociales de l’Unesco dans son Rapport mondial sur les sciences sociales de 2013 portant sur les changements environnementaux globaux (Ciss-Unesco, 2013). Si la démarche transdisciplinaire donne lieu à de nombreuses controverses scientifiques, épistémologiques et éthiques dans le Landernau académique (Nicolescu, 1996 ; Darbellay, 2011 ; Scholz et Steiner, 2015a et 2015b ; Berriet-Solliec et al., 2023), dans la veine du Rapport Ciss Unesco, au sein du Ltte, elle combine interdisciplinarité et recherche participative. Elle vise la symétrisation des relations entre les participants et différentes formes de savoirs (scientifiques, vernaculaires, techniques ou d’expérience), cherche à dépasser les cadrages disciplinaires pour constituer de nouvelles connaissances scientifiques de portée générale et résoudre des problèmes situés. A cette fin, la démarche transdisciplinaire mise en œuvre définit une « situation-action » à partir de laquelle des collectifs organisés peuvent envisager une trajectoire territoriale de transition socio-écologique.
8En d’autres termes, il s’agit d’une recherche transformative qui s’appuie sur la circulation et la conciliation des différents savoirs, par opposition aux régimes socio-techniques où l’expertise descendante et exogène est trop souvent conçue comme une injonction à des transitions niant la capacité d’agir des acteurs dans et avec un contexte situé (Lawhon et Murphy, 2012 ; Jensen, 2018). Dans cet esprit, les habitants, les élus et autres participants, indépendamment de leur qualité et position sociale sont invités à endosser la posture de citoyens enquêteurs qui vont s’instruire autant qu’ils n’instruisent la démarche de manière à définir une « situation action » qui les concerne.
9Pour définir une « situation action » (Berriet et al. 2023), le Ltte vient en appui aux différents participants. D’abord en expliquant dans un langage courant comment une démarche transdisciplinaire croise différents types de savoirs pour répondre aux problèmes inédits, peu standardisés que soulèvent les crises écologiques et climatiques. Puis en mobilisant un répertoire méthodologique élaboré chemin faisant avec les acteurs de terrain (observation participante, focus group, cartes mentales, production d’objets matériels, entretiens individuels semi-directifs, brainstorming, questionnaires, traitement statistique, etc.) pour décrire et comprendre les enjeux de la vie quotidienne du territoire, les problématiser, les classer. Mais recourir à l’expertise des acteurs de terrain ou expertise citoyenne entendue comme une habileté due à l’expérience (Sintomer, 2008), aux savoirs pratiques, ne suffit pas à créer les conditions d’énonciation objective de la réalité. Comme dans la démarche transdisciplinaire, il convient aussi de donner une valeur générale à des savoirs pratiques, locaux, individuels, les chercheurs ont vocation à jouer le rôle de passeurs entre le singulier et le général pour proposer des questions et des catégories créatrices d’un savoir commun à partir duquel la « situation action » est définie, caractérisée, catégorisée. Une « situation action » est justement un contexte composé de liens tissés entre des personnes, des objets, des espaces, des temps. Il n’est jamais aisé de la cerner tant elle est souvent indéterminée, pleine de tendances contradictoires. Il est nécessaire de la problématiser pour la rendre intelligible, et définir les échelles d'intervention possibles, les réseaux d’acteurs institutionnels, associatifs et entrepreneuriaux pour engager le territoire dans une trajectoire de transition écologique. Il s’agit de créer ce que nous nommons une communauté épistémique transdisciplinaire (CET), qui constitue le ferment d’une ingénierie de capacitation territoriale. L’ajout du qualificatif transdisciplinaire est déterminant. Si la communauté épistémique est souvent initiée par des experts professionnels d’un domaine, le caractère transdisciplinaire de celle-ci ajoute d’une part la participation et l’expertise citoyenne et d’autre part l’agencement des différents savoirs. Ce choix méthodologique fondé sur l’incomplétude des savoirs reconnait que la diversité des perspectives peut, parfois mieux que la concentration d’un haut niveau de compétences, améliorer l’efficacité de la résolution de problèmes situés (Hong et Page, 2004). Ainsi, la CET se constitue en liant connaissances scientifiques pluridisciplinaires et techniques des membres du Ltte à l’expertise citoyenne. Une division du travail s’organise en son sein qui laisse la possibilité du « travail en chambre » des chercheurs tout en permettant la co-construction des ateliers avec les acteurs. En pratique, la constitution et la participation à l’activité de la CET peut s’observer selon deux axes (Lapostolle, 2021) :
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Largeur de la participation : qui participe aux réflexions de la CET ? Comment est-elle composée (chercheurs, commanditaires, représentants de bénéficiaires du dispositif étudié, bénéficiaires indirects, citoyens et leurs représentants, etc.) ?
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Profondeur de la participation : à quelle fréquence les participants sont-ils associés à la conduite de la démarche ? A quelle étape : définition de la situation, problématisation, constructions des méthodes et techniques d’enquête, animation des ateliers, collecte des données, restitution, expérimentation de pistes d’action… ?
10La scientificité de cette démarche ne tient pas à la reproductibilité des résultats, mais au respect d’une procédure d’enquête explicite, rendue collectivement discutable et intelligible à chaque participant. Le risque inhérent à cette démarche est dès lors de se focaliser sur la dynamique des groupes locaux, limitant l’enquête et la participation à une petite échelle au détriment d’une stratégie de transformation sociale à des échelles sociales, spatiales, institutionnelles plus grandes. Il convient donc de resituer les problèmes éprouvés localement dans un jeu d’échelles qui les recontextualise de manière à sortir du « local bocal ». C’est d’ailleurs dans ce but que la CET se met en relation avec d’autres initiatives locales de transition, pour en partager les acquis et identifier les difficultés. In fine, l’opération VDF vise ainsi à faire réseau entre les villages lauréats, à organiser la circulation de différents savoirs et ressources cognitives et à favoriser l'appropriation du discours scientifique par les acteurs et la prise en compte des savoirs et pratiques locales par les chercheurs. Cette double appropriation est facilitée par la co-construction d’un récit à l’échelle du territoire étudié.
11En mobilisant le récit participatif, l'enjeu d’une CET est de permettre à chaque acteur de cette communauté d'exprimer sa singularité tout en posant les conditions d'une projection commune vers un avenir souhaitable (Bouba Olga, 2019). Elle peut être réalisée et s'incarner à travers de multiples supports, selon la spécificité des contextes et des groupes constitués (documentaires, expositions, textes écrits, pratiques culturelles, etc.) L'objectif de ces récits est, pour chaque territoire, de faire émerger la possibilité de débattre, d'interpeller, d'enquêter et de participer de manière critique à l'avenir des territoires en relation les uns avec les autres, les uns par rapport aux autres, afin qu'émerge une capacité à aspirer à un avenir socialement et écologiquement sûr et juste. En effet, si la notion de récit a un caractère relativement flou, cette caractéristique est paradoxalement un atout méthodologique pour mener une enquête transdisciplinaire apte à relier production de connaissances, sens commun et imagination (Stengers, 2020).
12Par ailleurs, dans un contexte où le récit de la transition sociale et écologique reste pleinement à formuler, nous proposons d’y contribuer via des expériences territoriales concrètes où chaque récit est entendu non seulement comme la description de faits et d’expériences mais aussi comme une manière de se situer dans un continuum et d’envisager des scénarios acceptables pour l'avenir. En ce sens, l’exercice de co-production d’un récit au sein de chaque CET prend forme dans des collectifs d’individus portés par une recherche de création d’un sens commun, à savoir la recherche d’une solution à la situation-action pré-définie. Le récit s’entend alors comme une méthode d’objectivation située, un processus de construction d’un sens commun et la réalisation d’actions qui concrétisent une capacité à préfigurer de nouvelles formes de cohabitation avec l’ensemble du vivant. In fine, les CET de chaque territoire constituent des espaces de réflexion collective prompts à souder le sens commun et l’imagination (Stengers, 2020), avec la justice environnementale comme principe d’action.
13La justice environnementale peut être définie par trois critères interreliés : l’équité, la reconnaissance et la participation (Schlosberg, 2013).
14Les inégalités environnementales relèvent des effets socio-économiques négatifs d’un environnement dégradé (sur la santé, l’éducation, la marginalisation d’un espace géographique, etc.), de l’exposition aux risques et de l’accès à des aménités environnementales comme les espaces verts, la qualité de l’air, de l’eau. Le critère d’équité de la justice environnementale consiste alors à compenser les effets néfastes des inégalités et à favoriser une meilleure distribution des ressources et biens environnementaux pour lutter contre leur accaparement par certains groupes sociaux.
15Ensuite, la justice environnementale ne se concentre pas seulement sur les biens et ressources en tant que tels ou sur la façon dont ces derniers sont distribués, mais sur ce que ces biens ou ressources plus ou moins altérés, font aux groupes et à leurs membres humains et non humains (Bryant, 1995). La reconnaissance du lien singulier des groupes à leurs milieux de vie, de leur façon de l’habiter, de considérer les non humains est un élément constitutif de la justice environnementale (Schlosberg, 2004) qui ressort notamment des études sur l’écologisme des pauvres (Martinez-Alier, 2014).
16Enfin, ce sont aussi les inégalités politiques de participation à l’élaboration des politiques publiques qui doivent être questionnées, ainsi que les effets contrastés des mesures environnementales en fonction des catégories sociales (Deldrève, 2020). Pour Schlosberg (2013), le modèle distributif de la justice environnementale doit donc être approfondi par un critère de participation aux processus de décision politique. C’est à la fois un élément et une condition de la justice sociale, dans la mesure où la participation permet de lutter à la fois contre l’exclusion institutionnalisée, la non-reconnaissance des savoirs vernaculaires et la situation d'iniquité dans la distribution des biens.
17Pour ces raisons, la CET cherche à rendre les personnes organisées collectivement capables d’agir sur les situations qui les gênent dans la vie courante. Elle vise à faire advenir une véritable ingénierie de capacitation pour la transition sociale et écologique dans laquelle la justice environnementale est un principe d’action collective. Sinon, elle se réduit à suivre la logique d’un développement à durabilité faible tant du point de vue social, intergénérationnel qu’écologique (Theys et Guimont, 2019).
18L'expérimentation VDF, initiée en 2020 par le Conseil Régional de Bourgogne Franche-Comté et portée par l’un de ses vice-présidents, s’inscrit dans une longue histoire de collaboration entre la Direction de l’Aménagement du Territoire (DAT) de la collectivité régionale et les chercheurs, qu’il s’agisse de travaux dévaluation et d’expertise sur les politiques territoriales ou de formation auprès des acteurs des territoires. L’implication de ces chercheurs au sein du Ltte dans un autre projet a ainsi conduit à leur mobilisation d’abord informelle, très en amont (fin 2019), dans la réflexion sur l’élaboration de l’expérimentation, puis de manière plus formalisée, mi-2020 dans le cadre d’un partenariat d’accompagnement de la Région dans les différentes étapes de déploiement de l’expérimentation et d’analyse de processus et de ses résultats.
19Pour la Région, l’objectif de VDF était de réinterroger les modalités d’accompagnement des territoires ruraux en remettant la participation citoyenne au premier plan pour « accompagner une ruralité en mouvement, inventive, positive et dynamique » (Conseil Régional de Bourgogne Franche-Comté, 2023). Pour l’élu régional en charge de l’aménagement du territoire, VDF est une façon de rendre le soutien régional visible dans les villages, de façon à contrer le sentiment d’abandon et les votes de l’extrême droite.
20La phase de formalisation de l’expérimentation pilotée par la DAT s’est concrétisée comme suit :
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La sélection, par un comité de sélection - composé d’élus régionaux, des chercheurs du Ltte et de personnes qualifiées - de 9 villages ruraux de moins de 2000 habitants ayant un noyau d’élus municipaux volontaires et prêts à engager leur équipe municipale dans une démarche expérimentale de co-construction, voire de co-décision avec les habitants d’actions innovantes et de projection dans le futur ;
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la sélection de 5 consortiums de bureaux d’études pour conduire une mission d’assistance à maîtrise d’ouvrage (AMO) pour le compte de la Région dans les 9 villages. Ils ont été retenus parmi 7 candidats au regard de leurs compétences, de leurs expériences antérieures en appui aux démarches de mobilisation citoyenne et de leur capacité d’adaptation pour répondre à la spécificité des demandes qui seront formulées par les villages. C’est la Région qui a procédé à l’affectation des AMO dans les villages, créant dans certains cas quelques difficultés d’adéquation entre attentes de ces villages et démarche d’accompagnement proposée. Ces consortiums mêlent des compétences techniques d’aménagement, d’urbanisme, d’architecture, mais aussi des compétences d’animation par le design de services ou l’intervention de sociologues et d’artistes. Le choix d’une procédure de marché public de partenariat d’innovation a permis un processus progressif d’adaptation des offres d’accompagnement aux attentes de la Région et a laissé une large latitude aux bureaux d’études dans les compétences mobilisées et les méthodes d’intervention. Celles-ci étant davantage centrées sur les capacités d’animation et de mobilisation citoyenne, à mobiliser des méthodes créatives et innovantes, que sur des compétences techniques ;
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le partenariat avec le Ltte tout au long de l’expérimentation, depuis la conception de l’expérimentation jusqu’à l’analyse collective avec la Région des résultats et enseignements de l’expérimentation. Compte-tenu du temps imparti, quatre chercheurs du Ltte mobilisés n’ont suivi que 4 villages sur neuf et ont adopté une posture d’observation participante mais sans rôle d’animation, celui-ci étant assuré par les AMO. Deux projets collectifs d’étudiants ont élargi le travail d’observation et d’analyse des résultats des chercheurs sur l’ensemble des terrains ;
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enfin, une animation de trois séminaires régionaux avec l’ensemble des villages, des AMO, le Ltte et la Région et de onze visio-conférences (cafés VDF), créant l’interconnaissance entre élus municipaux, AMO, chercheurs et chargés de mission de la Région.
21Les expérimentations dans les neuf villages se sont déroulées du printemps 2021 à début 2023 et ont été structurées autour de trois temps : i) immersion sur le terrain pour créer le lien et connaître les attentes ; ii) création collective d’un récit pour identifier les idées pour imaginer le futur et les hiérarchiser et iii) mise en œuvre des actions après identification des ressources et partenaires. L’intervention des AMO prenait généralement la forme de plusieurs temps de résidences dans les villages dont elles avaient la charge où s’y organisaient un large panel d’animations allant d’une balade pédestre et à vélo avec les habitants pour un “diagnostic sensible” du territoire autour des problématiques sociales et écologiques (usage de l’eau, création d’énergie, protection de la biodiversité…), à la construction d’un bar-mobile pour faire se rencontrer les habitants, ou encore à un procès fictif d’une route très circulante traversant un village ou encore des assemblées intempestives pour co-construire les priorités d’action communale. Entre 10 et 20 animations ont ainsi été conduites dans chaque village réunissant à chaque fois entre 10 et 50 personnes. Notons que l’expérimentation a été lancée au plus fort de la crise du Covid, décalant le calendrier initialement prévu et surtout les possibilités de mobilisations locales en présentiel.
22Outre le pilotage de l’expérimentation, la DAT s’est fortement investie en mobilisant deux chargés de mission de territoire dans chaque village et en capitalisant sur les méthodes et sur les résultats dans le cadre du Labo régionale de l’innovation publique. Si les chercheurs n’ont pas participé à la conception et à la conduite de l’accompagnement dans les 4 villages qu’ils ont suivis, ils ont contribué activement avec les agents des services de la Région à la préparation et la conduite des ateliers et chantiers. Ils ont souvent joué un rôle de traduction, parfois de conciliateur entre les équipes municipales, les AMO et la Région.
23Neuf villages ont ainsi été sélectionnés pour cette expérimentation, à savoir un village par département pour assurer un équilibre territorial (Carte 1). Le caractère rural est marqué par la faible taille des communes (Tableau 1) toujours inférieur à 2000 habitants et par leur distance significative des deux grands pôles urbains de la Région (Dijon et Besançon), mais également des agglomérations de la Région. Tous les villages sont des communes membres d’une communauté de communes sans en être le chef-lieu et l’une d’entre elle est une commune nouvelle.
Carte 1
Localisation des 9 villages sélectionnés pour l’opération Villages du futur en Bourgogne Franche-Comté
CESAER, 2024
Tableau 1 : Présentation des 9 villages sélectionnés pour l’opération “Villages du futur”- Conseil Régional Bourgogne Franche-Comté, 2023
Village
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Nombre
d’habitant·es
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Principaux enjeux identifiés
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Alise-Sainte-Reine
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579
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Maintenir une vie résidentielle confortable et autonome en encourageant les habitants à se réapproprier le "bien public" ("res publica")
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Châtel-Censoir
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640
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Développer un projet inclusif autour des tiers lieux participatifs
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Domblans
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1250
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Créer une centralité autour d'une place de village qui structure la vie communautaire
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Donzy
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1605
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Consolider un cadre de vie agréable et valoriser le patrimoine local
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La Chapelle-Rougemont
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580
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Transformer une contrainte (une route très fréquentée qui traverse le village) en un atout
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Loulans-Verchamp
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465
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Créer des conditions durables de cohésion sociale entre les résidents ruraux et néo-ruraux
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Mancey
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408
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Consolider un mode de vie commun combinant une démarche citoyenne et une responsabilisation des élus locaux dans la mise en œuvre de projets partagés
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Premiers-Sapins
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1570
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Encourager la participation citoyenne et créer des liens entre les habitant·es des 6 anciens villages fusionnés en une commune nouvelle
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Touillon-et-Loutelet
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280
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Construire un projet commun dans un village frontalier avec une population très diversifiée
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24In fine, dans cette expérience, il ne s'agit pas de viser une transformation globale mais d’y participer modestement, par des expériences concrètes qui concilient la prise en compte des enjeux écologiques et la qualité de vie : préservation de zones humides, création d’une association autour de l’eau, installation d’ombrières pour la production d’énergie solaire sur le parking de l’école, etc.
25L’expérimentation VDF fait de chaque village un cas d’étude particulier. La dimension située de la connaissance, élaborée collectivement au fil des ateliers et animations sur trois années de mise en œuvre, participe de la démocratie locale et par là même du projet politique local, dans le sens où elle cherche à donner des prises aux habitants, aux collectifs plus ou moins organisés et à leurs représentants pour dessiner des actions en vertu de leurs priorités et valeurs. Cette approche vise la capacitation collective des habitants car elle leur offre la possibilité d’étendre leurs libertés réelles, d’être et de faire (Salais, Villeneuve, 2006) c’est-à-dire de réaliser des objectifs qu’ils se sont fixés et auxquels ils accordent de la valeur (Sen, 1999).
26Concrètement, l’ingénierie de capacitation crée les conditions d’une enquête posant que connaître « n’est pas l’acte d’un spectateur se situant en dehors de la scène sociale, mais l’acte d’un participant » (Dewey, 2014, p. 212). La connaissance est ainsi rendue accessible au plus grand nombre car replacée dans le champ de l’expérience, des besoins exprimés par les habitants et leurs représentants. Les acteurs de VDF considérés au sein de la CET comme dotés d’une expertise administrative (agents de la région), scientifique (chercheurs) ou d’animation (AMO) ne sont pas exclus de la démarche mais la valeur de leurs connaissances est mise à l’épreuve de la réalité vécue par les villageois. Néanmoins, il s’agit de se prémunir d’une forme de localisme que certains auteurs qualifient de post politique (Catney et al., 2014 ; Kenis et Mathijs, 2014 : Kenis et Lievens, 2014 ; Wagner et Lima, 2023).
27En effet, cet espace d’expression démocratique de capacitation des habitants est multiscalaire. Dans VDF, cet espace dépasse souvent la seule échelle communale. Par exemple, dans le village classé d’Alise-Sainte-Reine (connu historiquement sous le nom d’Alésia), lors d’une assemblée participante, les habitants ont été nombreux à exprimer leurs incompréhensions face aux difficultés de procéder à des travaux de rénovation, notamment pour gagner en sobriété énergétique, compte-tenu des contraintes liées au classement patrimonial. Partant du constat que les réponses à ces questions ne sauraient se limiter aux compétences du conseil municipal, l’AMO a alors joué un rôle actif de mise en relations et a organisé une rencontre entre les habitants et les architectes référents des bâtiments de France. Cet échange a permis de clarifier collectivement les règles de modification de l’habitat et, en personnalisant “Les Bâtiments de France”, de générer un échange constructif entre usagers et conseillers, levant par là même la plupart des réticences. Espace d’expression des besoins et de mise en relation directe des parties prenantes, le territoire vécu apparaît comme lieu pour penser, articuler et concrétiser les actions en faveur des transitions, en l’occurrence la modernisation de l’habitat ancien avec comme objectif une plus grande sobriété énergétique.
28Se distinguant d’une conception managériale, une telle ingénierie de capacitation territoriale ne s’appuie pas sur des normes, indicateurs ou modèles performatifs de transitions mais propose des modalités de construction d’une méthode transdisciplinaire pour mettre en discussion, avec l’ensemble des acteurs locaux, des trajectoires possibles de transition. Cette approche s’oppose aux principes du New Public Management qui, en gommant les différences entre secteur public et privé (Hood, 2002), propose un type de gestion basée sur des indicateurs de performance souvent au détriment de la réalisation des droits des usagers, devenus consommateurs de services. C’est dans cette logique que, depuis la dernière étape de la décentralisation et la Loi Notre de 2015, les laboratoires d’innovation publique se sont multipliés dans les administrations territoriales, prônant des pratiques d’évaluation managériale guidant l’action publique via des indicateurs de performance et une rationalisation des moyens budgétaires et humains.
29Par conséquent, pour qu’une CET villageoise mue en ingénierie de capacitation territoriale, il s’agit de contrer les dérives managériales néolibérales de nombreuses démarches d’ingénierie qui occultent le fait que la construction des questions sociales et écologiques implique inévitablement des actes et relations de pouvoir. L’un des écueils d’une telle approche est également de vouloir compenser le désengagement de l’état et des collectivités territoriales par une délégation à des associations et à des bénévoles sélectionnés et financés par appel à projet, cette délégation concernant des questions aussi saillantes que les mobilités solidaires en milieu rural, le devenir des personnes âgées dans les villages, les recycleries, l’alimentation respectueuse de la santé des sols, des animaux, des plantes et des personnes en situation de précarité. Autrement dit, derrière nombre d’initiatives locales de transition apparait la précarisation de l’action publique qui remplace des agents publics sous statut par des initiatives de la société civile organisée dont « l’agilité et l’adaptabilité » sont par ailleurs vantées.
30Cette réflexion part d’un constat déjà ancien, à savoir le délitement progressif de l’Etat, qui ne serait plus régi par l’intérêt général mais par des injonctions technocratiques : déjà, il y a plus de 40 ans, Leca et Jobert (1980), commentant les réflexions des sociologues Crozier et Friedberg, parlait du dépérissement de l’Etat et alertaient sur les risques des stratégies gestionnaires individuelles aux dépends des logiques collectives. Partant de ce constat critique de l’Etat, l’ingénierie de capacitation territoriale présente une alternative : en opposition à une gestion des crédits et une rationalisation des ressources humaines, elle mise sur une posture critique et participative au travers de l’agencéité de ces personnes - habitants, élus- collectivement organisées.
31Dans l’expérimentation VDF, une telle ingénierie s’appuie sur la Région et l’AMO. Plus précisément, l’influence de la Région a essentiellement été véhiculée par le sous-directeur de l’aménagement du territoire en charge de la coordination du dispositif. Ce technicien régional, rompu aux démarches participatives via des expériences antérieures, a joué un rôle central pour la prise de risque (oser, au nom de la Région, organiser des ateliers sous forme de procès fictifs, permettre le déploiement de démarches sans objectifs prédéfinis…). Quant aux pratiques des AMO déployées dans les 9 villages, elles traduisent une diversité de postures et d’instruments des bureaux d’étude. Certaines AMO ont proposé des démarches préétablies certes éprouvées dans les pratiques de démarches participatives (déambulations, apéritifs communaux, co-conceptions de cartes communales…) mais avec le recours à un jargon parfois trop technique et un manque de prise en compte des “spécificités locales” qui ont pu générer des tensions et des incompréhensions entre l’équipe municipale et certaines AMO. D’autres, au contraire, ont proposé des démarches plus innovantes. C’est le cas de l’AMO qui a travaillé à Alise-Sainte-Reine et à la Chapelle-sous-Rougemont dont l’accompagnement a commencé par une résidence d’artistes chargés à la fois de présenter le projet VDF, de créer une relation d’interconnaissance et de confiance et de collecter les idées et attendus des citoyens sans jugement a priori sur la nature de ces propositions.
32A Alise-Sainte-Reine, cette première étape a donné lieu à une présentation des projets, à leur hiérarchisation et leur concrétisation au sein d’assemblées citoyennes nommées « assemblées intempestives » par l’AMO afin de sous-entendre la libre parole du plus grand nombre dans un cadre convivial. Les architectes de l’AMO organisent ces échanges dans un hémicycle mobile, conçu spécifiquement pour proposer un contexte d’agora et institutionnaliser ainsi les échanges citoyens, plutôt que de se contenter de l’organisation « classique » de la salle communale. Ce lieu est également conçu comme lieu d’apprentissage de règles de délibérations communes. En guise de préparation de ces assemblées, des argumentaires sont élaborés au sein de groupes de travail qui se sont déroulés, antérieurement, à la Chapelle-sous-Rougemont où la préoccupation centrale des habitants est l’existence d’une route départementale qui traverse le village, le coupant en deux tout en induisant des problèmes de sécurité et de pollution de l’air. L’AMO a proposé de mettre en scène un procès de la route. Cette simulation a conduit à une médiatisation auprès des pouvoirs départementaux, de la préfecture de Région et une réouverture de ce dossier laissé lettre morte depuis quelques temps malgré les interpellations du maire. Une telle facilitation des expressions villageoises à propos de la route a également permis une prise de conscience de la faible capacité à pouvoir agir à court terme sur cette question et à recentrer les actions concrètes du village sur la mise en valeur de territoire communale en termes écologiques et de qualité de vie. A noter que cet exemple pointe une des limites du dispositif VDF qui se déroule essentiellement à l’échelle de la commune : en effet, lors de cette phase d’expérimentation, sont très peu pris en compte les liens avec l’intercommunalité et le Département– en l’occurrence, ici, le gestionnaire des routes départementales. A moyen et long terme, ce constat appelle un élargissement de l’échelle d’intervention et une nécessaire coopération entre les différentes échelles d’action publique territoriale.
33Ces expériences citoyennes mettent en lumière l’importance d’entretenir la culture du débat, argumenté et augmenté des attachements sensibles au lieu. Elles ont permis de former à l’écoute et à l’expression des envies, des attentes, des savoirs et des connaissances locales mais aussi l’intérêt de réinvestir des lieux de débats et d’échanges où s’expriment les habitants. Ces expressions ne passent pas seulement par la parole, qui joue parfois comme un filtre à la participation, elles s'accompagnent également de modalités de participation par le geste et la pratique manuelle comme la co-construction de mobilier municipal aux Premiers Sapins ou à Touillon et Loutelet à partir de matériaux locaux de réemploi.
34Les chantiers proposés par VDF pointent aussi l’intérêt de créer des espaces et des temps propices à l’appropriation, à la prise de recul et à la prise en compte des diversités de penser et d’agir. Les temps de résidences et d’animation, conduits dans les villages au cours de l’expérimentation, ont souvent constitué des expériences inédites de rencontres et de travail collectif entre les habitants et les équipes municipales, tant sur les contenus allant jusqu’à la délibération des actions à prioriser, que par l’ampleur de la participation estimée entre 200 et 600 participants en effectifs cumulés par village sur toute la durée des expérimentations (Conseil Régional BFC, 2023).
35Un autre enseignement de VDF porte sur l’incertitude inhérente à ces expérimentations citoyennes, grâce à ce dispositif régional qui mise sur la créativité et la sérendipité des processus d’innovation démocratique, à savoir sur la production par hasard, parfois dérangeante et inopportune d’une idée ou d’une action (Asenbaum et Hanusch, 2021). Le premier niveau de prise de risque s’incarne dans les modalités de conduite de l’expérimentation. Le recours au partenariat d’innovation pour sélectionner les AMO était inédit pour la direction de l’aménagement du territoire de la Région. Bien que ce type de marché public conserve des principes de cadrage importants, les parties prenantes ont confirmé que cette modalité avait permis aux AMO d'expérimenter de nouvelles postures et méthodes d’animation jusqu’alors peu pratiquées pour ce type d’intervention de développement local. Un second niveau de prise de risque s’observe dans la formulation de l’appel d’offre en direction des AMO et l’appel à candidature de villages qui focalisent explicitement les attendus de l’expérimentation sur les processus de participation de la population et d’action collective. Le règlement de la consultation des missions d’assistance à maîtrise d’ouvrage stipule que “l’objet de la consultation est de faire émerger et construire des offres d’accompagnement de projet adaptées, adaptables, évolutives permettant d’agir avec audace et un esprit neuf, dans la mesure où l’esprit de la démarche est de se caler aux besoins, et à une profonde exigence de participation citoyenne”. Dans le même esprit, le règlement de l’appel à candidatures des communes pose que “la démarche innovante instaurée se veut ouverte, ascendante et à construire « pas à pas » avec des villages motivés sur la base de leurs besoins, leurs idées et de leurs projets. L’intention initiale et poursuivie tout au long de ce processus est celle d’un suivi permanent des volontés d’action et des réponses que chacun des villages sélectionnés souhaitent apporter aux enjeux qui leurs sont propres” (Conseil Régional BFC, 2023).
36L‘expérimentation VDF a mis en évidence deux postures de maires face à l’incitation à la prise de risque : d’une part ceux qui se sont cantonnés au déroulement de leur programme municipal (pour rappel, l’expérimentation a débuté en 2020, juste après les élections municipales), d’autre part ceux qui ont accepté un pas de côté, l’inconfort de la conciliation de l’exercice de la démocratie représentative avec les attentes citoyennes issues de mode d’expression participative. Ainsi, à La Chapelle-sous-Rougemont, les actions réalisées in fine étaient très différentes des propositions de celles écrites dans la candidature initiale, ce qui a nécessité, pour le maire et son adjointe, d’accepter une nouvelle hiérarchie des priorités d’action et l’écoute des voix exprimées, hors les urnes, par les villageois. A noter que proposer, même marginalement, un certain bousculement de la vie de la commune, peut conduire à des expressions de réticences et d’opposition comme aux Premiers-Sapins où certains élus ont reçu des lettres de menaces et d’intimidation, suite au test de fermeture d’une voie communale pour permettre de créer un espace collectif.
37Dans l’expérimentation VDF, l’enjeu est de miser sur le partage des expériences au sein de la CET et sur l’essaimage (Lapostolle et Roy, 2022). Un tel processus passe par les expressions individuelles et collectives qui définissent initialement une « situation action », expressions qui sont ensuite mises en récit pour participer d’un projet collectif. Ainsi, le discours narratif que vont dessiner et partager les habitants d’un village sera un vecteur de transmission. Par exemple, le succès du procès fictif à La Chapelle-sous-Rougemont participe d’un vécu commun qui est actuellement partagé via les échanges des habitants et élus locaux avec les villages voisins et par la presse locale. Ce processus d’essaimage est toutefois à nuancer dans le cadre de la seule expérimentation VDF : en effet, si la formalisation de ces CET autour d’un problème particulier entraîne un début de problématisation et de prise de conscience des questions sur lesquelles une commune et ses habitants peuvent agir, elle met également en exergue la nécessité de changement d’échelle pour une action concrète, en l’occurrence ici, l’impossibilité communale de modifier le tracé de la route sans intervention départementale et avis préfectoral.
38Un des intérêts de l’essaimage est dès lors de mettre en réseau des pratiques associatives ou citoyennes qui reposent sur l’engagement citoyen. Cela peut induire la création de formes organisationnelles, certes plus instables institutionnellement, mais nées d’une volonté collective d’agir. Par exemple, dans le village de Mancey, alors que la stabilité du groupe était assurée par des acteurs locaux tous retraités, partageant une même ambition délibérative, le comité local citoyen a accepté une ouverture à des populations plus jeunes, en s’inspirant de l’expérience d’autres villages de VDF et en étant à l'écoute des conseils de l’AMO. Ceci a conduit, lors de la fête traditionnelle de la saint Georges, à l’existence d’activités festives très diversifiées destinées à un large public, certaines de nature intergénérationnelles (jeux circassiens, ateliers musique…). Au village des Premiers-Sapins, les échanges autour de l’eau, entretenus lors d’ateliers VDF ont soutenu la création d’une association autour de ce thème associant expertises extérieures et connaissances locales.
39Ce processus d'essaimage réinterroge le rôle que peuvent jouer les institutions supra communales dans sa promotion. En effet, même si l’expérimentation VDF ne permet pas totalement de le démontrer – les intercommunalités n’étant pas associées initialement au dispositif, ce qui appelle des investigations complémentaires sur l’inter-territorialité – la mise en perspective des actions sociales et écologiques à conduire met en évidence une nécessité de travailler la continuité entre l’échelle communale et intercommunale. Une telle mise en relation passe la réinstauration de relations de confiance et par une meilleure connaissance réciproque des compétences de chaque institution. Ainsi, à Mancey, à la suite de VDF et dans le cadre d’opération Zéro Artificialisation Nette, la commune a pu nouer un partenariat avec l’intercommunalité pour transformer les locaux de l’ancienne école en logement pour personnes âgées.
40De tels changements de postures que ce soit pour les agents et élus du Conseil Régional ou des communes, pour les AMO mais aussi pour les chercheurs appellent la création d’un lieu d’éducation populaire qui s’apparenterait davantage à une académie des savoirs partagés qu’à un traditionnel centre de formation dédié au transfert de compétences et de connaissances. Par savoirs, nous entendons ici aussi bien les connaissances scientifiques conceptuelles que celles nécessaires à l’action.
41Dans l’expérimentation VDF, sept équipes municipales sur neuf confirment la nécessité de poursuivre la participation citoyenne (Conseil régional BFC, 2023). Si les villages avaient des niveaux d’expérience et degrés d’appropriation très variables des questions de participation citoyenne, la grande majorité d’entre eux revendiquent l’importance d’être davantage acculturés aux pratiques de démocratie participative, avant même d’être accompagnés. Une telle académie des territoires aurait une triple vocation, à savoir une formation aux démarches participatives citoyennes, un partage des expériences territoriales et une mise en lisibilité des différentes démarches de mise en place d’un projet de développement rural durable.
42En revenant sur notre questionnement initial sur la participation des territoires à la transition sociale et écologique, les résultats de l’expérimentation VDF menée pendant 3 ans en Bourgogne Franche-Comté pointent un résultat essentiel : à l’échelle territoriale, l’importance d’une ingénierie de capacitation qui se mettrait à l’écoute de ces expressions citoyennes et encouragerait leur déploiement dans une perspective de transitions sociales et écologiques.
43En effet, les habitants et élus participant à l'expérimentation mettent en avant la recherche de vie sociale et le rôle des rencontres, de la convivialité, dans la mise en mouvement des citoyens. Malgré ces observations, force est de constater que si la transition écologique concerne l’ensemble du corps social, avec différents niveaux et formes d'engagement, la participation d’un village à l'autre, d’un atelier à l'autre est variable, plus ou moins soutenue et régulière. Surtout, dans chaque village, les personnes en situation de précarité, connues des maires et des membres du conseil municipal, sont restées en marge des multiples ateliers et animations. Autrement dit, sans un accompagnement spécifique de ces publics comme la démarche de croisement des savoirs que mène par exemple ATD Quart monde (Buccolo et al., 2023), une telle expérimentation, malgré son ambition démocratique, les moyens techniques, humains et financiers mis en œuvre, peine à faire vivre la justice environnementale. Elle n’est pas parvenue à réduire les inégalités sociales et politiques de participation à l’élaboration des projets d’action collective. Une posture critique et une lucidité sur les limites de la démarche conduit ainsi à relativiser la portée de VDF. Les CET se sont constituées en identifiant cette difficulté mais sans trouver le chemin qui les mène aux personnes précaires souvent éloignées de ces expérimentations et de la vie politique.
44Pourtant, chacun des villages a tenté de produire un récit territorial, essayant tant bien que mal d'articuler les enjeux sociaux, écologiques, économiques qui structurent la vie quotidienne. Dans cette expérimentation, le récit traduit le travail de la CET cherchant à transformer la gouvernance municipale par l’incorporation des connaissances académiques, savoirs situés, représentations, projections élaborées collectivement au fil des ateliers. Il donne alors à voir comment des collectifs hybrides bricolent, se coordonnent, inventent des trajectoires de transition sociale écologique conciliant des enjeux contradictoires. La fabrique du récit se révèle alors indissociable de la logique de capacitation territoriale. L’ingénierie qui ambitionne de la mettre en œuvre recherche, dans des modalités multiples d’animations, d’ateliers et d’exercices collectifs, à créer des temps et espaces au sein desquels les habitants sont invités à décrire leur expériences de vie, à définir leurs attachements aux lieux fréquentés, le sens des lieux habités, à raccorder l’échelle locale de définition des problèmes et d’action publique à des échelles plus larges, à légitimer des enjeux et solutions, pour les inscrire à l'agenda politique municipal et intercommunal.
45L'institutionnalisation de ces nouvelles normes de participation, à partir des travaux des CET constituées dans chaque village, favorise la mise en œuvre de la raison pratique, l’expression de sensibilités, et permet de mener une enquête pour construire collectivement et individuellement des prises sur la vie quotidienne. A partir des expériences partagées par l’ensemble des membres d’une CET villageoise autour d’un problème touchant concrètement la vie du village (création d’une association pour une gestion durable des sources d’alimentation en eau, organisation d’une place ou d’une aire de loisirs intergénérationnelle, connaissance des règles architecturales dans un village classé…) se développe une agencéité à l’échelle locale, à savoir une forme de remise en cause critique et collective des façons d’agir qui s’est constituée dans la majorité des villages par la formation de citoyens enquêteurs.
46Mais la question de sa pérennisation demeure. Malgré la continuité assurée par certaines associations villageoises, cette agencéité, isolée dans le « local bocal », est appelée à péricliter ; les villages seuls n’ont en effet pas les moyens humains, financiers et techniques d'entretenir ces dynamiques et cohésions collectives. L'enjeu d’une académie des territoires, espace translocal de circulations des savoirs et pratiques se donnant les moyens et la légitimité d'interpeller les pouvoirs publics nous apparaît essentiel pour sortir de la précarité budgétaire et politique dans laquelle se trouvent les initiatives de transition par le bas.
47A l’heure de la territorialisation de la planification écologique qui se décline dans les nouveaux contrats de réussite pour la transition écologique à l'échelle des bassins de vie, l’expérimentation VDF, relayée au sein d’une académie des territoires, pourrait trouver un débouché institutionnel valorisant la participation et l’engagement citoyens. L’avenir proche nous dira comment se poursuit ce récit villageois.