- 1 Cet ouvrage est issu d’un colloque intitulé « Réinventer la nature : pour une approche écopoétique (...)
1L’écocritique anglo-saxonne considère la conscience écologique comme agent de changement social. L’écopoétique francophone examine la relation entre littérature et environnement (Schoendjes, 2015). Cet ouvrage collectif interroge les liens entre conscience environnementale et esthétique1 : réflexions théoriques, littérature et conscience écologique, poésie et environnement, esthétique autocritique.
2Réflexions théoriques. Pierre Schoendjes rappelle que la discipline – l’écopoétique – a émergé chez les auteurs anglo-saxons (années 1990), avant d’atteindre la France (années 2000) où, dans la littérature, le militantisme écologique n’avait pas encore la légitimité de l’engagement social : mais parle-t-on finalement d’écocritique ou d’écopoétique ? L’écopoétique ne défend aucune cause particulière et s’intéresse à l’histoire naturelle. Le monde concret est perçu par les sens, la nature peut surprendre le citadin qui la considère comme relevant du loisir (Ferrachi, 2017). En montrant les plus pénibles réalités, l’écopoétique est solidaire envers les réfugiés, les campagnes menacées, les animaux (Krafft, 2017). Sa production de plus en plus importante est diversifiée, innovante et son expertise universitaire aide incontestablement à une meilleure connaissance du rapport de l’humain avec la nature. Pour Corinne Blanchaud, l’écopoétique, proche de la géopoétique, dessine les contours d’un territoire humain sans interprétations transcendantes mais sans négliger les rapports entre sociologie et littérature. Elle se substitue à l’opposition nature - culture.
3La partie Littérature et conscience écologique est consacrée à des ouvrages mettant en scène l’environnement, la société dans la réalité ou la fiction – et même la science-fiction. Kawthar Ayed analyse un imaginaire écologique fondé sur la crainte et l’espoir : la dystopie écologique annonce une fin du monde proche, à cause de la pollution, de l’industrialisation, des nouvelles technologies. Au contraire, l’utopie écologique envisage une parfaite harmonie entre humanité et nature (Callenbach, 2018). Les écofictions reflètent l’inquiétude face à une modernité invasive, tout en apaisant – rassurant ? – par l’imaginaire, avec l’espoir d’un monde meilleur. La question de la pollution est abordée par Riccardo Barontini à travers l’œuvre d’Antoine Volodine pour qui la dégradation par la pollution est le seul avenir possible, allant jusqu’à une anthropomorphisation des déchets et, partant, une réification de l’humain.
4Michel Bertrand aborde la question des voies de communication qui facilitent les contacts sans égards pour l’environnement : dans Les bouts de bois de Dieu, Sembene Ousmane (1979) relate la construction d’une voie ferrée entre Dakar et Bamako dans les années 1940 ; dans Naissance d’un pont, Maylis de Kerangal (2010) parle de l’édification d’un pont entre les deux rives d’une mégapole californienne imaginaire (Coca). Bien qu’appartenant à des mondes bien différents, ces récits concernent la construction d’un lien entre deux lieux, avec une arrière-pensée de maîtrise du territoire, d’emprise sur les populations. Les liens sont brisés entre la nature environnante et les ouvriers, urbanisés, dont les constructions ne tiennent aucun compte des réalités écologiques ; inversement, des personnages aux destins individuels sont « re-liés » dans une activité commune. Sans le dire, ces auteurs ont une lecture écopoétique de l’environnement.
5Charles Bonn remet en cause l’opposition entre rural et urbain traduits en traditionnel et colonial en Algérie. Les premiers critiques du roman maghrébin insistent sur une ruralité immuable alors que d’autres études montrent que la bi-partition entre ville et campagne n’est pas aussi évidente pour une quête identitaire.
6Alya Chelly-Zemni propose une analyse fort intéressante des Jardins secrets du Belvédère d’Aicha Ibrahim (2015), écrivaine et peintre tunisienne, qui témoigne d’une prise de conscience de l’écologie, signale la préoccupation des classe dirigeantes pour la gestion de leur bien et évoque les catastrophes écologiques. La nature étant source de création artistique, elle sensibilise la lectrice et le lecteur à travers les valeurs éthiques et esthétiques.
7Khaled Guerid étudie Mondo et autres histoires de Le Clézio (1982), une œuvre qui, à travers ses héros, Mondo, Jon, Juba, Daniel et Petite Croix – la seule qui ne voit pas la lumière –, traite des rapports de l’individu avec lui-même, sa communauté, la nature. Une œuvre pédagogique. Avec Fettouma Quintin, une belle analyse des Noces d’Albert Camus (1959) montre la portée écologique de cette œuvre où l’auteur pointe du doigt les manquements des humains face à la nature tout en témoignant d’une confiance dans la littérature, les mots, les images.
8Cette longue partie se termine par une analyse écopoétique et écocritique de Patrick Voisin qui indique que les auteurs antiques, Grecs et Latins, écrivaient déjà – sans en être conscients ? – pour un monde en danger, concluant que les « temps antiques dessinèrent bel et bien l’avenir de nos origines de manière écopoétique » (p. 194).
9Poésie et environnement. La littérature et la nature ont toujours tissé des liens, évoluant avec le temps. C’est dans cette logique que s’inscrit la poésie de Michel Butor, analysée par Mohamed Baroudi qui nous explique que « Michel Butor est le poète de la nature qui se confond avec le lieu », sa poésie est une conservation d’abord du végétal (à juste titre, la communication est intitulée Michel Butor, le poète horticulteur) puis de toutes les espèces. Infatigable voyageur, dans le réel ou l’imaginaire, il efface les frontières et sensibilise aux problèmes de l’environnement.
10La question de la poésie française dans une perspective écopoétique est abordée par Stéphane Nowak à travers les œuvres de poètes, montrant que la perspective écopoétique renouvelle le canon littéraire, la perspective écocritique pose de nouvelles questions, les écrivains se positionnant selon leur sensibilité.
- 2 A noter le remarquable poème au sujet du gecko qui vient de naître (p. 220).
11Rouâ Smati étudie la géopoétique de Lorand Gaspar, médecin et poète, passionné de philosophie, qui s’intéresse aux vivants, à la terre, au désert, à la mer, plongeant dans le microcosme et auscultant la matière vivante2. Initiation à la fragilité, la poésie de Gaspar examine la matière, la « pulsation de la vie » (p. 222), se faisant approche scientifique.
12Dans un tout autre registre, Aimé Césaire est lu par Hajer Tebini (Cahier d’un retour au pays natal ou De la poésie péléenne d’Aimé Césaire). L’environnement naturel est inscrit dans un texte qui réinvente en permanence comment la nature humaine s’inscrit dans la nature non humaine (p. 230). Le volcan, cher à Césaire, rappel douloureux de l’éruption baptisée péléenne depuis la très meurtrière explosion de la Montagne Pelée en Martinique en 1902, est central dans cette analyse.
13Farah Zaïem Ben Nejma tente un rapprochement entre écopoétique et écolinguistique à travers l’œuvre du poète tunisien Moncef Ghachem qui, au fil des écrits, témoigne de préoccupations propres à la littérature de la nature et de l’environnement qui apparaissent « dans les interstices des évocations ou des descriptions référentielles », puis qui prennent de plus en plus de place. Des analogies entre écolinguistique et écopoétique sont évoquées.
14La dernière partie, Esthétique écocritique, consacrée à la manière d’écrire en lien avec l’environnement, regroupe des analyses. Sara Buekens rapproche Le Clézio et Trassard, deux écrivains bien différents, réaliste ou « néo-poète », dont la commune motivation est la nostalgie de ce qui a été, dépeinte à travers des personnages qui aspirent à retrouver une espèce de paradis des origines où l’être humain se fond dans les éléments, sans être encombré de la logique productiviste.
15Les écrits de Nina Bouraoui, sont souvent liés à la question identitaire et pas tellement à l’écopoétique, du moins en apparence car sa production littéraire s’interroge sur les rapports des humains entre eux et en lien avec l’espace naturel. C’est autour de cette idée que Goucem Nadira Khodja analyse plusieurs livres, faisant remarquer que les textes de cette autrice, écrits de manière à la fois matérielle et féérique, se tissent autour de sa propre vie.
16L’écrivain malgache Johary Ravaloson propose son écriture de l’environnement, nous explique Valérie Magdalaine-Andrianjafitrimo, libérée – débarrassée ? – des attentes qui pèsent sur une littérature malgache soucieuse de son écosystème aussi bien naturel que social. L’auteur se refuse à être trop « situé » (p. 305). Les animaux qui parcourent son œuvre animent un paysage indépendamment des humains, la nature réinventée devient habitable.
17Bouchra Sadqi nous invite à lire ou relire Il était une fois un couple heureux de Khair-Eddine (2002), grande figure de la littérature francophone marocaine, auteur rebelle et engagé dans les combats de la société marocaine, aux textes faisant référence à la nature. Frappé et inspiré par le séisme qui a frappé Agadir en 1960, les vibrations sismiques de la Terre, deviennent métaphores des colères de l’écrivain ; l’eau, dans le roman, est un élément fondamental à la fois pour la nature mais aussi pour l’écriture.
18Cet ouvrage issu d’un colloque qui fait le point sur l’écopoétique dans la littérature francophone, laisse une large part aux analyses des écrivains et poètes maghrébins Les œuvres dont il est question expriment les sentiments d’auteurs à découvrir ou redécouvrir, aux parcours bien différents, leurs interrogations, voire leurs révoltes, face aux interactions entre nature et société, environnement et besoins (humains). Un livre de tenue universitaire, certes, qui, au-delà des spécialistes de la littérature, intéressera un large public, des lectrices et lecteurs passionné·es d’environnement. Des références bibliographiques données à la fin des communications (chapitres) permettent d’approfondir les points qui intéressent plus particulièrement.