La relation ville-vignoble-coteau périurbain abrité est l’un des faits fondamentaux de l’organisation de l’espace jusqu’au XIXe siècle.
Georges Bertrand
1Cette citation est tirée du premier tome de l’Histoire de la France rurale publiée en 1975, sous la direction de Georges Duby et Armand Wallon (Duby, Wallon, 1975), plus précisément de son premier chapitre : « Pour une histoire écologique » et sous-titré « L’impossible tableau géographique », à rebours de la tradition du classique tableau géographique en préalable aux études historiques. Le géographe Georges Bertrand y définit l’espace rural comme une réalité écologique et une création humaine permanentes qui dépendent à la fois de l’agir des populations paysannes et des bourgeoisies urbaines détentrices de la maîtrise politique ou foncière. Il s’agit alors moins de décrire des « paysages » immuables, notamment agraires, que de comprendre le fonctionnement de « systèmes » de production qui sont en même temps un milieu de vie et un environnement, hérités pour partie et toujours dynamiques. Georges Bertrand y précise même que « la prétendue ‘vocation’ des terres, prise dans l’absolu, est un dangereux non-sens qui fait perdre de vue la subtile dialectique entre le complexe écologique et le complexe historico-économique » (Duby, Wallon, 1975, t. 1, p. 74). Ainsi la démarche systémique, avec la dimension comparative qu’elle autorise et stimule à la fois, est au cœur de la dialectique féconde entre le particulier et le général, dans laquelle s’inscrit ce travail.
2Les idées de modèles et de modélisation se sont développées en géographie dans les années 1970 et 1980, avec les travaux, en particulier, de François Durand-Dastès et de Roger Brunet sur l’organisation et les dynamiques de l’espace géographique (Brunet 1980), en lien étroit avec les réflexions sur les bases théoriques de la géographie quantitative, conduites notamment dans le cadre du Groupe de recherches sur les modèles et les systèmes (GREMOS), du Groupe Dupont, de la Maison de la Géographie de Montpellier (MGM) et de l’UMR Géographie-cités. En 1991, dans une remarquable intervention lors d’un colloque de l’INRDP sur l’enseignement de la géographie (Durand-Dastès, 1991), François Durand-Dastès revenait sur la question capitale des rapports entre le particulier et le général – laquelle se pose dans toutes les disciplines : « Parce qu’elle simplifie, la modélisation est un puissant instrument de mise en évidence du général. Mais elle permet aussi d’orienter la recherche des spécificités, donc de retrouver le particulier et d’en donner une image plus efficace que celle qui résulte de l’accumulation de monographies sans idée directrice. (…) Ainsi la modélisation est loin d’exclure toute réflexion sur le particulier. Elle permet de l’enrichir ; elle en est parfois la condition même » (Durand-Dastès, 2009, p. 139) (document 1).
Document 1 : Le dialogue du particulier et du général. Un modèle de la modélisation (Durand-Dastès, 2009, p. 139).
3L’équipe qui a mené ce travail s’inscrit délibérément dans cette perspective de recherche. Ses auteurs ont en effet participé aux ateliers chronochorématiques du Centre national d’archéologie urbaine (CNAU), qui ont introduit la dimension temporelle, jusqu’à la réalisation collective emblématique d’une mise en œuvre pour 20 siècles d’histoire urbaine de Bordeaux, impulsée à la suite de la réalisation de l’Atlas historique de Bordeaux (Lavaud coord., 2009 ; Lavaud coord., janvier 2015). Par ailleurs, cette démarche de modélisation s’est aussi appuyée sur les traditions locales d’interdisciplinarité en croisant, dans une synergie très heuristique, les regards des historiens et des archéologues de l’UMR Ausonius avec ceux des géographes de l’UMR ADES (aujourd’hui UMR Passage) pour proposer une analyse de la trajectoire urbaine de Bordeaux. L’équipe s’inscrit également dans la continuité de « l’école bordelaise » de géographie historique initiée dans la décennie 1970 par le médiéviste Charles Higounet, fondateur du Centre de recherche sur l’occupation du sol et le peuplement (CROS) et du laboratoire associé de cartographie historique, et des collaborations établies avec les géographes, notamment ceux du Centre d’études et de recherche sur la vigne et le vin (CERVIN) dirigé par Henri Enjalbert puis Alain Huetz de Lemps.
4La modélisation ici proposée ne concerne pas l’espace urbain proprement dit, mais bien un territoire périphérique sous emprise urbaine, abordé par le biais de l’une de ses composantes structurelles : le vignoble suburbain. C’est donc une expérience originale qui est ici formulée. La modélisation chorématique de cet espace de production a permis d’en pointer les structures élémentaires constitutives et, à travers le jeu des interrelations entre vigne/ville/environnement local (écologique, viaire…), leur composition en une proposition de modèle graphique général.
5L’expérimentation a été réalisée dans le prolongement d’un mémoire d’habilitation à diriger des recherches, consacré au gouvernement communal du vin dans les villes de l’Aquitaine médiévale (Lavaud 2025) et en a repris les cadres spatio-temporels : le bassin d’approvisionnement en vin (parties centrale et septentrionale du Bassin aquitain) articulé par les deux axes fluviaux, Garonne et Dordogne, et leur terminaison estuarienne, entre le XIVe et le début du XVIe siècle, lorsque deviennent abondantes les sources textuelles ; parmi elles, ont été ciblés les écrits communaux pour analyser l’interventionnisme municipal sur la filière viti-vinicole, mais aussi les actes fonciers pour restituer la géographie des vignobles et leur mode de faire-valoir. Quatre études de cas ont été retenues : les vignobles d’Agen, de Bergerac, de Bordeaux et de Périgueux (document 2), soit des aires de production relevant de villes de niveau supérieur dans la hiérarchie urbaine régionale et, à des degrés divers, connectées par la voie d’eau aux flux commerciaux régionaux ou atlantiques. Avec les nuances propres à chacun, ces quatre cas soumis à l’analyse spatiale sont à l’origine d’une généralisation proposée sous la forme d’un modèle du vignoble suburbain pour la période et l’aire régionale considérées mais possiblement extensible à la plupart des périphéries urbaines.
Document 2 : Carte de situation des cas d’étude (O. Pissoat)
6 La construction d’un tel modèle se réfère aux règles générales de la production d’espace géographique définies par Roger Brunet. L’espace produit à un moment donné résulte de l’action d’une société, dans ses dimensions locale et globale, sur un milieu où le paysage et le territoire relèvent d’une combinaison spécifique de caractéristiques sociales, historiques et naturelles particulières, ainsi que du jeu de lois spatiales générales (Brunet 2001, p.100, Système général de production des espaces géographiques).
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8La problématique générale de l’étude historique et l’analyse correspondante des situations particulières ont donné lieu à une cartographie précise de chaque situation locale. Les cartes de répartition et de paysage qui en ont été produites ont été élaborées à partir des données textuelles, prioritairement foncières, dont le nombre et la valeur informative accusent un différentiel entre les quatre cas d’étude ; de sorte que les degrés de précision des connaissances sont variables : à l’échelle de la parcelle pour le vignoble de Bordeaux, à celle du toponyme ou de l’îlot pour ceux des autres villes. Le médiéviste connaît bien, pour sa période d’étude, ces biais de la cartographie historique, souvent élaborée à partir de l’extrapolation de données ponctuelles. Néanmoins, ce degré d’incertitude mérite d’être dépassé pour la valeur informative et heuristique de la carte et a satisfait à la démarche de modélisation. L’exposé des deux cas extrêmes, Bordeaux et Périgueux, éclairera la méthode suivie par le géohistorien et les acquis en matière de connaissances des vignobles.
9Exceptionnel, le cas du vignoble de Bordeaux l’est à plusieurs titres. Il bénéficie d’abord d’une couverture archivistique remarquable, ayant fait l’objet d’un dépouillement exhaustif dans les décennies 1990-2000. Selon la méthodologie alors en usage, avant que le recours au SIG ne la performe, les données extraites des abondantes sources foncières, à l’échelle de la tenure/parcelle, ont été réorganisées en états de section, à partir desquels a été produite une cartographie assez précise de la localisation et la structuration paysagère et foncière de l’aire viticole (document 3).
Document 3 : Carte du vignoble de Bordeaux à la fin du Moyen Âge (O. Pissoat, S. Lavaud)
10Selon la restitution de sa trajectoire spatiale, le vignoble de Bordeaux est centré à ses origines sur un terroir de croupes graveleuses alluviales, qui pourrait l’apparenter, au moins jusqu’au Moyen Âge central et en minimisant forme et élévation du modelé, au modèle de vignoble de côtes et de hauts de plateaux, que l’on verra commun aux autres villes d’étude. Initialement voué à l’approvisionnement de la ville, il a acquis sa dimension commerciale sous l’effet de l’alliance anglo-gasconne, inaugurée pour trois siècles par le mariage (1152) d’Aliénor d’Aquitaine avec le futur roi d’Angleterre, Henri II Plantagenêt. Cette union a d’abord profité à La Rochelle, principal port d’expédition des vins vers l’Angleterre mais son basculement dans le camp français en 1224 a permis à Bordeaux de s’imposer comme la première pourvoyeuse du marché vinaire anglais. Pour le satisfaire, la spectaculaire expansion du vignoble bordelais à partir du mitan du XIIIe siècle a suscité l’intensification de sa production avec extension et densification, jusqu’à la monoculture, du noyau originel des graves, augmentées de la mise en valeur des palus suburbains de part et d’autre du fleuve ; de sorte qu’à la fin du Moyen Âge, le vignoble forme une auréole autour de la ville sur un rayon de 4 à 5 km rive gauche, d’environ 2 km sur la rive droite jusqu’aux coteaux de Cenon. Le schéma d’une ceinture de vignes épaisses qui en découle l’apparente à un modèle d’organisation de l’espace à la Von Thünen, le vignoble occupant le premier anneau enserrant la ville-marché. Néanmoins, la mise en valeur des palus à la fin du Moyen Âge oriente la dynamique de croissance en rubans le long du fleuve.
11D’autres facteurs que le rôle effacé des coteaux du plateau de l’Entre-deux-Mers, ont été à l’œuvre dans les dynamiques territoriales de ce vignoble de Bordeaux. Ainsi en est-il du cadre juridique dans lequel se situe le territoire viticole qui relève de la banlieue, référent spatial en matière de définition du cru (Lavaud 2018) et d’application des normes protectionnistes. Le moteur du grand commerce a été cependant décisif ; en monoculture, alors que dans les autres villes, les vignes épaisses ne génèrent au mieux que des îlots, ce vignoble procède du choix d’une spécialisation poussée, rendue possible par le rang de capitale et la réussite économique de la ville-port, capable de trouver au loin les moyens de son approvisionnement en autres denrées de première nécessité, notamment en céréales. Sans véritable équivalent connu à l’échelle de la France, voire de l’Europe médiévale, il demeure unique en son genre (sauf peut-être celui de La Rochelle s’il pouvait être mieux restitué).
12C’est à Arlette Higounet-Nadal (Higounet-Nadal, 1970) que l’on doit la restitution du vignoble médiéval de Périgueux, à partir des sources foncières, notamment celles des grandes familles ; elle a ainsi recensé 154 lieux-dits encépagés, qu’elle a réussi à localiser pour plus de 95 %, ce qui a permis d’en reproduire la couverture spatiale (document 4). Néanmoins, le détail de la composition n’est pas donné et on ne peut mesurer la part d’extrapolation du lieu dans la restitution culturale ; s’agit-il d’un vignoble dense (vignes épaisses), sur de vastes aires, ou d’un vignoble étalé mais diffus (vignes dispersées), sous forme d’îlots dans un paysage mêlé ? Au regard des conditions propres à Périgueux, c’est plutôt cette dernière configuration qui semble s’imposer pour un vignoble dont la fonction est prioritairement d’autosubsistance. Arlette Higounet-Nadal rappelle dans son introduction combien géographie et histoire se sont conjuguées pour mettre la ville « à l’écart du grand commerce » (Higounet-Nadal, 1970, p. 27) : une rivière, l’Isle, peu navigable ; un loyalisme presque sans faille au roi de France, qui lui ferme le marché anglais, et une situation de frontière du royaume qui l’ont amenée à vivre le plus possible sur sa région.
Document 4 : Carte du vignoble de Périgueux à la fin du Moyen Âge (S. Lavaud, O. Pissoat).
13Ici la vallée de l’Isle joue un rôle majeur, avec ses quatre méandres, dominés par un système de terrasses et de coteaux qui s’élèvent jusqu’à 230 m, globalement orientés selon une diagonale nord-ouest / sud-est ; en sommet de plateaux, les terrains composés d’altérites et de leurs colluvions sont souvent boisés et impropres à la mise en culture. Leurs versants sont bien plus propices au vignoble, notamment pour les mieux exposés et les moins abrupts ; de sorte que son trait dominant est d’être un vignoble de côtes et de puys, malgré la présence de vignes dans les vallons ou « combes », voire dans la plaine en bordure de l’Isle où la vigne se mêle aux jardins.
14Si Arlette Higounet, comme nombre de confrères, avait utilisé l’image de la ceinture pour schématiser sa configuration, c’est plutôt à un modèle en rubans que correspond Périgueux et cette configuration permet de replacer comme axes directeurs, facteurs de développement pour le vignoble, d’une part, la rivière, moins en terme économique que par son conditionnement du site, et, d’autre part, son intégration dans la polyculture locale ; voué comme elle à l’approvisionnement du marché urbain, c’est un vignoble jardin, profitant des opportunités du terroir que lui laissent les autres cultures. Cette cohabitation, comme sa fonction prioritairement vivrière en font un vignoble ordinaire, semblable à celui de maintes agglomérations.
15Dans l’entre-deux de ces deux situations aux extrémités du spectre des possibles, les vignobles d’Agen et de Bergerac constituent des cas intermédiaires (documents 5 et 6) ; à Bordeaux, ils s’apparentent par le statut de ville-port en connexion avec le grand commerce vinaire atlantique ; avec Périgueux, la ressemblance se joue prioritairement sur la configuration spatiale qui priorise les terroirs de côtes ou de versants et de hauts de plateaux, permettant à la vigne de s’intégrer dans la polyculture dominante.
Document 5 : Carte du vignoble d’Agen à la fin du Moyen Âge (S. Lavaud, O. Pissoat).
Document 6 : Carte du vignoble de Bergerac à la fin du Moyen Âge (S. Lavaud, O. Pissoat)
16La confrontation de ces différents cas d’étude a permis de dégager les éléments constitutifs du modèle général.
17De la cartographie de chaque situation locale, a été obtenu, par généralisation progressive, l’établissement d’abord d’un schéma puis d’un modèle graphique unique spécifique à chacun des cas. Ce travail a permis d’identifier et de retenir pour l’ensemble des cas étudiés le rôle de quatre éléments majeurs déterminants de la structuration de l’espace et permettant d’établir quatre figures élémentaires (ou chorèmes), pour une montée en généralisation des observations en vue de la composition d’un modèle du vignoble suburbain de l’Aquitaine médiévale (document 7a et 7b).
Documents 7a et 7b : Posters des schémas et modèles spécifiques des quatre cas d’étude (J.-P. Deler, S. Lavaud, O. Pissoat)
18Le physiomorphème, qui est une épure de formes naturelles (Brunet, 2001, p. 202), est ici composé d’une séquence associant vallée fluviale (Garonne, Dordogne, Isle), d’amplitude variable, et un plateau riverain contigu plus ou moins disséqué, soit une configuration géomorphologique récurrente en Aquitaine septentrionale. Le niveau de dissection du plateau en coteaux et falaises multiplie les versants, avec leur système de pentes définissant des secteurs plus ou moins propices (sols d’éboulis, raideur et orientation des pentes) à l’encépagement et aux vignes épaisses. De sorte que la plupart des vignobles, qu’ils soient d’Aquitaine ou d’ailleurs, suburbains ou ruraux, ont privilégié les terroirs de côtes, de pieds de côtes (en interface avec la plaine), de versants, de points hauts des plateaux et de puys, les mieux exposés. Il convient néanmoins de souligner que l’« effet terroir » n’est qu’un facteur d’implantation parmi d’autres ; ainsi on l’a vu à Bordeaux, où malgré l’appellation « Las Gravas de Bordeu », le vignoble s’étend tant sur les graves que sur les palus. Par ailleurs, s’il est propice à la vigne, ce terroir de pentes, parfois fortes, accidentées et conditionnées par l’ensoleillement, a aussi l’avantage d’être infertile pour d’autres usages culturaux qui ne s’en trouvent pas ainsi empiétés. Le rapport aux autres cultures est en effet tout aussi important que la topographie et détermine en grande part les limites du vignoble ; dans son interface avec les zones rurales, la vigne ne peut que s’insinuer au risque de déséquilibrer l’économie villageoise ; dans sa relation de proximité avec la ville, le vignoble se heurte aux mêmes exigences vivrières qui font d’abord consacrer les riches terres de la plaine aux jardins et aux céréales. Avec son anneau horticole et ses bordures de Dordogne en prairies et terres à blés, Bergerac fait figure de modèle. Seule Bordeaux a pu s’en dégager, par sa fonction de grand port, et s’affranchir d’un territoire vivrier de proximité en privilégiant la monoculture viticole. Ses jardins sont demeurés pour la plupart intra-muros et les ceps jouxtent sa dernière enceinte. L’effet barrière qu’ils produisent – jusqu’au XVIIIe siècle – sur l’urbanisation des faubourgs n’a pas d’équivalent dans les autres villes. Car, plus généralement, les logiques d’implantation de la vigne en font plutôt une culture intégrée qui occupe les espaces que les autres cultures lui laissent.
19Ville-marché et riveraine d’un cours d’eau, elle peut être une ville-port, selon l’importance et la navigabilité de celui-ci, comme la Garonne pour Agen et Bordeaux ou la Dordogne pour Bergerac. La ville est pôle de commandement, à la tête d’une juridiction (banlieue, dex, honor, châtellenie…), d’extension souvent anisotrope par rapport au centre et dont le ressort constitue une aire potentielle de développement du vignoble. Polysémique, cette juridiction inclut de l’administratif, du règlementaire et de l’économique, voire du social si l’on tient compte de l’espace d’usage. Elle offre des conditions privilégiées de production (police, contrôle de la main-d’œuvre et de la qualité) et de marché (franchises fiscales, priorité à la vente, contrôle des prix). La propagation viticole y suit les axes qui relient la ville, qu’il s’agisse des chemins de tous niveaux qui maillent le vignoble ou du fleuve, avec un net souci de proximité et de distance de marche, essentiel pour les façons de la vigne. Dans aucun des cas urbains sélectionnés, le vignoble englobe tout le ressort communal et c’est l’emboitement du premier dans le second qui prévaut. L’assimilation du cru à la juridiction, telle qu’on la rencontre à Saint-Émilion (« lo cru de la baleugua » ; Lavaud 2018), montre cependant que cette dernière est conçue comme l’espace possible d’extension du vignoble. Celui-ci n’en constitue pas moins une entité singulière et dûment identifiée, qui peut, comme la Vinée de Bergerac ou le dex d’Agen, former un territoire juridique en soi, avec une police propre et des privilèges conférés aux citadins exploitants pour la mise en réserve et l’écoulement de leur production en ville. Il peut aussi se limiter à une appellation telle Las Gravas de Bordeu. Mais, dans un cas comme dans l’autre, les limites en sont informes et modulables au gré des flux et reflux viticoles. Quelle que soit leur forme ou nature, ces constructions territoriales montrent combien les vignobles suburbains y ont été un enjeu majeur pour les gouvernements communaux, sans qu’existent d’équivalents pour d’autres cultures.
20La vigne est partout présente mais le phénomène de sa concentration en vignes épaisses est bien un effet de la proximité de la ville et d’un cours d’eau majeur (communication fluviale) facilitant le transport et l’écoulement du produit. Si dans un contexte général de polyculture, la fonction première du vignoble suburbain est vivrière, le marché local se fait aussi moteur décisif d’une évolution vers un vignoble commercial et vers la spécialisation d’une région, indépendamment des qualités du terroir ; ainsi, même sans le moteur du marché atlantique, le modèle aquitain reste généralisable. La spécialisation du vignoble à des fins commerciales se traduit par son intensification, sous la forme d’îlots de vignes épaisses qui se développent en archipel, l’effet de monoculture n’étant sensible qu’à Bordeaux. Ailleurs, la culture associée demeure prédominante, tant dans les vignes dispersées qu’épaisses. Ainsi, à Bergerac, à Agen comme encore à Périgueux, les ceps ont gagné la plaine en s’y associant avec les jardins, les céréales et les arbres fruitiers. On retrouve cette même configuration à Dijon dans la représentation qu’en a laissée la Petite Tibériade (1550) ; des vigne y apparaissent non seulement sur les côtes mais encore dans la plaine humide de l’Ouche aux côtés des prés et en association avec des arbres fruitiers (Grillon, Garcia, Labbé, 2019). Cette forme commune de coltura promiscua ou de « culture dérobée » en vignes dispersées brouille les limites du vignoble et revient à une conception vivrière et nourricière du vin.
21 Au cours du temps, les dynamiques de la spécialisation viticole sont affectées de formes de croissance ou de décroissance, d’extension ou de rétraction, en fonction des variations des flux commerciaux. Le marché local, qui joue un rôle d’approvisionnement et de redistribution d’autant plus actif qu’il est captif, induit des flux centripètes de produits vers la ville. Le marché ultra-marin, dont le tropisme atlantique est favorisé par les axes fluviaux majeurs (Garonne et Dordogne), constitue une singularité régionale qui oriente des flux centrifuges de produits et perturbe la généralisation. Les effets de la conjoncture sur les dynamiques viticoles et commerciales sont aussi patents et dressent des destins partagés. Si les incertitudes sont trop grandes pour les périodes hautes, hormis une origine antique commune et une pérennisation alto-médiévale par les établissements ecclésiastiques, il est assuré que, pour tous les noyaux viticoles primitifs, la croissance du « beau XIIIe siècle » semble avoir été décisive en s’appuyant sur une triple conjoncture favorable ; d’un point de vue social, l’essor démographique et urbain ; au niveau politique, l’union anglo-gasconne et l’émancipation des communautés urbaines ; au niveau économique, la hausse des consommateurs locaux et surtout la demande du marché anglais, qui suscite le grand commerce vinaire. Néanmoins, la manne ne s’étend pas équitablement et si Bordeaux et Bergerac en sont les grandes bénéficiaires, Périgueux et, dans une bien moindre mesure, Agen sont discriminées ; la première par sa situation en marge du bassin d’approvisionnement, la seconde pour subir de plein fouet les contraintes imposées sur la descente de ses vins par les privilèges vinaires de Bordeaux. En effet, à partir de la décennie 1240, Bordeaux a imposé que les vins provenant du Haut-Pays (en amont de Saint-Macaire sur la Garonne, de Castillon sur la Dordogne), descendant le fleuve pour être exportés vers l’Europe du Nord, ne puissent accéder à son port avant la Saint-Martin. Ce privilège a été officialisé et durci en 1373 par le roi d’Angleterre, duc d’Aquitaine, Edouard III, qui a étendu l’interdiction jusqu’à Noël ; les vins du Haut-Pays se sont ainsi vus privés d’accès au meilleur moment du marché, celui de la vente en primeur, et, ce, jusqu’à l’édit d’abolition de Turgot en 1776. Parmi toutes les villes-ports exportatrices du Haut-Pays, seule Bergerac échappe à cette contrainte et bénéficie du privilège de la descente toute l’année. Leur aire viticole en a été impactée, notamment dans leur dynamique d’expansion et de résistance aux crises de la fin du Moyen Âge ; ainsi, le vignoble de Périgueux semble ne pas s’en être remis, alors qu’à Bordeaux comme à Bergerac, la reconstruction des vignes en « desert », dès la paix revenue, n’a été que les prémices de l’expansion viticole.
22Par rapport au binôme ville/fleuve, la dynamique spatiale d’extension des vignobles se déploie soit de façon asymétrique comme à Bergerac, voire à Périgueux et à Bordeaux, soit de façon symétrique selon des phases de temps distinctes (Vinée de Bergerac augmentée de son pendant rive gauche en 1495 ou dex d’Agen dont la définition varie en fonction des avancées viticoles). La conquête de la plaine, à partir des côtes, est une des dynamiques spatiales remarquables des vignobles suburbains des villes étudiées et pour celle des palus de Bordeaux, la plus précoce et la plus intensive en matière d’encépagement, elle explique la croissance en ruban le long du fleuve. Dans les trois autres cas, le processus est moindre ; les données connues, comme également les modèles d’autres vignobles, comme par exemple celui de Lyon (Lorcin, 1978, p. 15-17), laissent penser que, dans la plaine, la vigne se concentre prioritairement sur les terrains surélevés et bien drainés, notamment au pied des coteaux et sur la terrasse supérieure, et délaisse les terres de berge. L’anneau vivrier n’en est donc que partiellement affecté d’une coloration viticole diffuse ou par taches. Les vignobles suburbains ont également débordé dans l’arrière-pays limitrophe, en direction des plateaux. Dans ces zones rurales où la vigne est déjà présente mais secondaire, elle progresse sous l’impulsion de la ville, principalement de ses élites, par le biais de domaines qui lui accordent une large place et en font une culture spéculative. Les bourdieux bordelais sont le meilleur exemple de ces exploitations de pointe qui forment les points avancés de la progression viticole, dans les palus mais aussi sur les coteaux de l’Entre-deux-Mers ; moins bien étudiés, les bordes, borderies, manses, que l’on rencontre en Périgord comme en Agenais, en sont aussi probablement des moteurs.
23L’interaction des quatre chorèmes, qui sont des représentations graphiques des structures spatiales inférées des analyses précédentes, permet la composition d’un modèle général (non orienté) ou chorotype, qui rend compte de l’organisation du vignoble suburbain de l’Aquitaine médiévale dans ce qu’il a de singulier : un vignoble périurbain de coteau et/ou de versant, qui laisse la vallée aux cultures vivrières. Une telle représentation conceptuelle rend bien compte de l’essentiel des observations, tout en permettant d’une part, d’identifier certains écarts au modèle pour Agen, Bergerac et Périgueux et, d’autre part, de souligner la spécificité majeure du cas bordelais (document 8).
Document 8 : Chorotype du vignoble suburbain aquitain médiéval (J.-P. Deler, S. Lavaud, O. Pissoat)
24En ce qui concerne les écarts significatifs interrogés par le modèle, Périgueux et Bergerac se singularisent notamment par un déploiement du vignoble de part et d’autre du cours d’eau, soit en concomitance (Périgueux), soit selon des phases chronologiques successives (en rive droite, puis en rive gauche, pour Bergerac), alors qu’à Agen, le déploiement est asymétrique, sur les coteaux de rive droite seulement, eu égard à l’ampleur ici de la plaine alluviale de la Garonne. Agen et Bergerac disposent, par ailleurs, d’une fonction portuaire notable, contrairement à Périgueux.
25Le même chorotype permet de souligner les écarts nettement plus importants concernant Bordeaux et, partant, son originalité au sein du corpus autour de trois critères :
26 a) la situation de la ville en rive gauche, donc séparée des coteaux du plateau voisin par le cours du fleuve (soit une séquence géomorphologique « coteau/fleuve/ville » distincte de celle du modèle général « coteau/ville/fleuve »), a favorisé l’extension du vignoble dans la plaine alluviale environnante, aux sols de graves ou de palus (la notion de terroir s’en trouve relativisée) ;
27 b) l’importance spécifique du centre urbain bordelais, à la fois démographiquement (son poids est équivalent à la somme des population des trois autre centres réunis) et par sa qualité de capitale aquitaine et de port d’exportation atlantique ;
28 c) la disposition auréolaire du déploiement du vignoble, en une ceinture viticole dont la mosaïque des parcelles colle à la ville ; ce qui apparente davantage cette variante bordelaise à un modèle d’organisation de l’espace à la Von Thünen. Cette disposition aréolaire est relayée ensuite par une dynamique de croissance en rubans le long du fleuve, avec les domaines des bourdieux qui s’implantent dans les palus et provoquent leur encépagement. Elle a été permise par le choix exclusif d’une spécialisation viticole que seule Bordeaux, par sa fonction de port d’étape et de capitale, a pu prendre.
29Le modèle produit est-il seulement régional ? Quelles comparaisons possibles avec les vignobles d’ailleurs ? Sur ce dernier point, l’exercice se heurte à des lacunes dans la bibliographie car rares sont les études historiques à proposer une restitution un peu précise des vignobles suburbains médiévaux. Leur géographie en demeure incertaine et, pour beaucoup, issue d’extrapolation de cas singuliers (seigneuries ecclésiastiques, patrimoines familiaux…) ; surtout, les représentations dominantes en biaisent l’analyse : ainsi, soit le vignoble suburbain est occulté ou noyé dans un pays viticole, tel le vignoble rémois étudié par Pierre Desportes à l’échelle de la zone d’influence de la ville (Desportes 1979, p. 390-393), soit il est à l’inverse grossi sous la loupe de l’historien, tel « l’assez important vignoble de Périgueux » qu’Arlette Higounet a voulu restituer ; de même, la schématisation de sa forme tend toujours à la circularité, au risque de distordre le réel.
30Le chorotype établi, s’il cherche la comparaison, apparaît néanmoins généralisable et opératoire pour nombre d’aires viticoles où les terroirs de côtes et de plateaux ont été priorisés. L’exemple des vignobles du Lot, tels que reconstitués par Jean Lartigaut (Lartigaut, 2020, p. 43-44) et Patrice Foissac, en atteste : à Cahors, à Figeac, à Gourdon, à Saint-Céré, à Montcuq, à Lauzerte, les coteaux et les pechs exposés au soleil sont les lieux privilégiés d’implantation de la vigne ; il en est de même dans les campagnes quercynoises. On retrouve la même répartition dans des terroirs plus septentrionaux, tel le vignoble rémois cartographié par Aurélien Nouvion (Nouvion, 2021) ou encore celui de Talant, sur les hauteurs de Dijon, dont les clos ducaux épousent la butte et ses versants (Grillon, Garcia, Labbé, 2021 ; les sept cartes évolutives de la localisation du vignoble (p. 49) témoignent de sa localisation sur le plateau et son versant oriental jusqu’au pied de côte où il rejoint celui de la banlieue de Dijon). De Lyon à Besançon en passant par Paris, les exemples abondent et appellent à y confronter le modèle. On ne prendra ici que celui de Rabastens, l’un des mieux éclairés historiquement et cartographiquement. Bien que la comparaison ne sorte pas du cadre du bassin d’approvisionnement en vin de Bordeaux et de ses dynamiques commerciales, cette aire viticole suburbaine relève du pays de Gaillac, dont les conditions géographiques (influences méditerranéennes) et politiques (dans la sphère d’influence toulousaine et française) la font se distinguer nettement des cas d’étude aquitains. Arnaud Léonard a pu la restituer à partir des données de 22 registres notariaux (1361-1392) et d’un registre contemporain d’estimes (1374-1392), qui lui ont permis de dresser un état précis de sa géographie et de ses structures foncières (Léonard, 2000, p. 307-312). Les deux cartes qu’il a produites n’en donnent néanmoins qu’une figuration par semis de points mais elles montrent un vignoble qui se déploie en périphérie de l’agglomération établie sur la rive droite du Tarn, prioritairement sur la terrasse supérieure, la première ligne de coteaux et les hauts de collines et plateaux les mieux exposés (au sud-est). De sorte que le « Vinherio », cette zone d’appellation correspondant au vignoble sous emprise de la ville, s’apparente à un grand rectangle (6 x 2 km) d’orientation sud-ouest/nord-est, à cheval sur la terrasse inférieure du Tarn et la première ligne de coteaux. Les vignes épaisses aux mains des citadins s’y concentrent principalement au nord de la ville, alors qu’au sud-ouest, les vignes se font plus dispersées et sont exploitées par des ruraux. C’est donc un attrait certain pour les terres inclinées, ensoleillées, drainées et légères, en connexion avec le réseau des chemins, qui caractérise ce vignoble de Rabastens au XIVe siècle. Sa configuration présente de la sorte peu d’écarts au chorotype : ainsi, le modèle spécifique que l’on a pu en tirer fait émerger le même modèle « bandé » d’un vignoble de terrasses supérieures et de versants. Les vignes épaisses s’y déploient en archipel et le phénomène de leur concentration est bien un effet de la proximité de la ville et de la rivière facilitant le transport et l’écoulement du produit. L’une comme l’autre, dynamisées par les potentialités du grand commerce atlantique, ont déterminé la spécialisation du vignoble à des fins commerciales. Les vignes dispersées, à vocation plus vivrière, se développent en semis dans la plaine et sur les plateaux, le plus souvent en culture associée. Cette double posture d’espace d’autoconsommation et de pôle d’exportation de rang moyen a permis au vignoble de Rabastens de résister aux crises de la fin du Moyen Âge mais son évolution postérieure n’est pas restituée et on ne peut en saisir les dynamiques sur le plus long terme. In fine, Rabastens est une sorte de mixte des cas d’Agen et de Bergerac et présente bien des convergences avec le chorotype qu’il permet de valider à l’échelle d’une ville de rang inférieur (documents 9a et 9b).
Document 9a et 9b : Poster de la modélisation du vignoble de Rabastens (cartographie O. Pissoat)
31Cette réflexion sur plusieurs vignobles de l’Aquitaine médiévale, portée à un niveau systémique, nous a permis de construire un modèle graphique régional (ou chorotype). Comme abstraction heuristique, ce chorotype autorise et stimule la confrontation avec d’autres aires viticoles pour validation ou pour susciter d’éventuels contre-modèles. C’est bien là une mise en œuvre de la démarche préconisée par François Durand-Dastès qui écrivait dans un texte fondateur : « Une fois trouvée la ‘meilleure’ forme du modèle, c’est-à-dire celle qui minimise les résidus, on peut repérer les résidus ‘incompressibles’. Ils sont en général peu nombreux et on peut donc les cartographier et essayer de les expliquer en utilisant un savoir acquis sur la question, ou en étudiant les cas particuliers les plus étonnants » (Durand-Dastès, 2009, p. 140).