1« Dans ce court tableau de Marseille, esquissé au point de vue matériel et historique, n’oublions pas une troisième ville, qu’on peut appeler la ville de la campagne. En aucun autre lieu au monde, on ne voit une si nombreuse agglomération de maisons de plaisance. La loi agraire, ce rêve de Tiberius Gracchus, a fini par trouver sa réalisation dans la banlieue marseillaise. » (Méry, 1860, p.62). Formulée par Joseph Méry, journaliste et auteur de la seconde moitié du XIXe siècle, cette phrase suffit, à elle seule, à mettre en exergue les liens étroits qui unissent, jusqu’aux Trente Glorieuses, la ville de Marseille à son terradou (terroir en Provençal). Pendant longtemps, en effet, ce dernier se déploie entre les limites de la cité et les massifs calcaires qui circonscrivent son territoire communal. Cette banlieue agricole, caractérisée par la polyculture (maraîchage, arboriculture et élevage), est alors structurée par les propriétés des notables locaux : les bastides. Ces domaines agricoles de rapport sont aussi des lieux de villégiature où se cultivent de beaux jardins d’agréments en même temps qu’un certain art de vivre (Chancel et Borruey, 1993). Ceci ne va pas sans inspirer des usages plus populaires de la banlieue. En témoigne notamment le développement massif des cabanons, entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle (Chamboredon, 1996), ou des jardins ouvriers, durant les deux guerres mondiales (Consalès, 2018). Ces pratiques d’origines sociales multiples confèrent donc au terroir marseillais les caractères d’une campagne habitée, une véritable « ville-campagne » comme finit par résumer Marcel Roncayolo (Roncayolo, 2014, p.301). Son existence repose sur une activité agricole que justifient les principes économiques et spatiaux modélisés par Johann Heinrich von Thünen (1851). Ce système territorial finit, néanmoins, par décliner, après la Seconde Guerre mondiale, au fur et à mesure que la rente proximité de l’agriculture marseillaise s’amenuise (Consalès, 2004). Comme partout en France, la banlieue agricole se transforme, à cette époque, en banlieue résidentielle. Mais, ici, le processus d’urbanisation s’exerce de manière lâche. Il génère de très faibles densités de bâti et crée, par omission, de nombreux espaces de nature résiduels. A partir des années 1970, certains de ces reliquats du passé agricole sont ainsi mobilisés pour servir de matrice foncière à la politique de création d’espaces verts entreprise par la Ville de Marseille. Celle-ci dote la commune de l’essentiel de ses parcs et jardins actuels.
2Que doivent alors les jardins urbains d’aujourd’hui à la banlieue agricole d’hier ? Témoignent-ils encore de l’organisation spatiale passée ? Sont-ils les palimpsestes qui permettent d’entrevoir « le paysage retrouvé » (Quilliet, 1991) de la ville-campagne d’antan ? Conservent-ils, en leur sein, des éléments naturels, bioculturels ou productifs appartenant au patrimoine local ? Autant de questions auxquelles le présent article se propose de tenter de répondre en retraçant la trajectoire géohistorique des parcs et jardins urbains de la ville de Marseille. Suivant cette ambition méthodologique, il se fixe pour objectif d’identifier les permanences et les mutations paysagères de certains espaces de nature appartenant à la banlieue marseillaise, depuis son origine agricole jusqu’à sa réalité urbaine actuelle. Il cherche, de ce fait, à comprendre comment des dynamiques identifiables au niveau communal s’incarnent, à travers le temps, dans différentes formes de jardins urbains.
3Pour ce faire, le présent article entend s’appuyer sur une étude de cas inscrite à une échelle territoriale fine. En l’occurrence, il souhaite centrer son analyse sur deux espaces de nature particulièrement représentatifs de la banlieue marseillaise :
4Les Jardins ouvriers et familiaux de Provence qui, conformément à la loi, se définissent comme des terrains divisés en parcelles, affectés par une association à des particuliers y pratiquant le jardinage pour leurs propres besoins et ceux de leur famille, à l’exclusion de tout usage commercial. Ils apparaissent même, avec leur 14 ha de terrain et leur 246 parcelles potagères, comme le plus grand site de jardins collectifs de Marseille.
5Le parc de l’Oasis (2,3 ha) qui figure parmi les huit sites labellisés « ÉcoJardin » que compte la commune. Le label ÉcoJardin est un outil de communication et de reconnaissance qui s’assure de la démarche globale de gestion écologique d’un site.
6Ces deux espaces de nature sont situés dans le quartier de Saint-Joseph au sein du 15e arrondissement de Marseille. Comme le montre l’axonométrie suivante (document 1), ce secteur se caractérise par un paysage urbain très composite. Il est, en effet, constitué de grands ensembles d’habitation, de cités pavillonnaires, de zones d’activités, d’un réseau viaire dense, mais aussi d’un canal (la branche principale du canal de Marseille) et d’une ouverture directe sur le massif de l’Etoile.
Document 1 : Vue axonométrique du secteur d’étude (auteur : Brice Dacheux-Auzière)
7Afin de retracer la trajectoire géohistorique des jardins familiaux et du parc étudiés dans la morphogenèse plus générale de ce paysage urbain complexe, le présent article s’est appuyé sur l’analyse d’un corpus d’archives, de cartes et de photographies aériennes (plans cadastraux de 1819, états de section de 1827 associés, cartes historiques et photographies aériennes disponibles sur Géoportail, plans projets de conception). Ce travail « en chambre » a été complété par le traitement des informations récoltées par les auteurs lors des campagnes qu’ils ont effectué sur ces terrains durant plusieurs années (relevés des structures végétales et entretiens semi-directifs de personnes ressources). Cette démarche a permis de dégager les grandes phases d’évolution des espaces de nature étudiés. Ces différentes phases structurent l’organisation de cet article.
8Le territoire de Marseille se caractérise par un climat méditerranéen relativement sec (602 mm de précipitations en moyenne par an), marqué par des chaleurs estivales, par de fortes pluies en automne et en hiver ainsi que par de nombreux épisodes venteux (le mistral, vent froid et sec, y souffle, en moyenne, 93 jours par an). Des origines de la ville (au Ve siècle avant J.-C.) jusqu’au milieu du XIXe siècle, ces conditions climatiques pèsent fortement sur l’agriculture locale. Celle-ci doit, en effet, s’adapter au manque d’eau en s’appuyant sur les maigres ressources locales (Vidal-Naquet, 2000). Une agriculture parcimonieusement irriguée, faite de jardins maraîchers, de vergers et de prairies, s’organise ainsi autour du réseau hydrologique plus ou moins pérenne (le fleuve côtier de Huveaune, son affluent du Jarret et le ruisseau des Aygalades) ou des sources. Mais, l’essentiel du terroir reste dominé par une agriculture sèche qui module ses productions en fonction des effets topographiques, microclimatiques ou saisonniers. Les fonds de vallons, empreints d’une certaine fraicheur estivale, sont dédiés aux légumes ou aux céréales, tandis que les pentes et les piémonts sont affectés aux vignes et aux oliviers. Les massifs, qui entourent le territoire, servent, quant à eux, au pastoralisme (ovins et caprins). De fait, pendant longtemps, la trilogie méditerranéenne structure la banlieue agricole de Marseille en se fondant sur de grands domaines bastidaires.
9Selon le degré de richesse de leurs propriétaires aristocrates ou bourgeois, ces derniers s’organisent autour d’une simple maison des champs, d’une bastide ou, pour les plus fortunés, d’un château. A proximité immédiate de ces constructions se présentent des jardins d’agréments dont la physionomie évolue en fonction des époques, même si, entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, la haute société marseillaise préfère le style classique mettant en scène l’eau, la statuaire, les parterres et, parfois, une palette végétale riche (Nys, 2002). Les propriétés bastidaires sont encore traversées par des allées plantées d’arbres nobles (des platanes notamment) et ponctuées de quelques bois (principalement des pinèdes et des yeuses). Elles restent, cependant, vouées à l’agriculture et sont, à cet égard, parsemées de nombreux bâtiments agricoles destinés aux différents besoins des métayers et des fermiers qui les mettent en valeur. Souvent délimitées par des murs de clôture entre lesquels sinuent les chemins ruraux, elles constituent donc de vastes emprises foncières qui donnent à la banlieue de Marseille son paysage agreste.
10En se centrant sur le secteur d’étude de Saint-Joseph, il est aisé de constater l’ampleur des surfaces occupées, à l’époque, par les domaines bastidaires. La lecture du plan cadastral de 1819 intitulé « Les Aygalades (7ème, section ancienne) » et la consultation de l’état de section de 1827 associé permettent, par exemple, d’identifier les terres qui serviront, plus tard, à l’implantation du parc de l’Oasis et des Jardins ouvriers et familiaux de Provence. Dans le premier cas, les parcelles étudiées appartiennent à plusieurs grandes propriétés et sont essentiellement affectées à la culture de la vigne. Dans le second cas, elles font partie d’un seul et même domaine bastidaire d’environ 40 hectares appartenant à un certain Honoré Raymond. Comme le montre le document 2, cette propriété est organisée d’un seul tenant, sur le piémont du massif de l’Etoile. Elle compte quatre constructions nobles et plusieurs dépendances agricoles. Elle est, en outre, fondée sur une agriculture principalement sèche qui s’agence dans le sens de la pente. Les parties les plus hautes sont consacrées au saltus (broussailles et garrigues pour le pastoralisme) et à la silva (futaies pour la production de bois). Dédié à l’ager, la partie médiane du domaine est tournée vers la vigne. Quelques parcelles labourées ainsi qu’une olivette s’y intercalent également. Enfin dans la partie basse, au fond d’un vallon humide, se concentrent, autour de la principale maison de maître, les prés, les vergers et les jardins.
11Document 2 : Occupation du sol au sein du domaine bastidaire d’Honoré Raymond, en 1819 (auteur : Jean Noël Consalès).
12Ainsi, pendant longtemps, l’organisation spatiale du terradou est-elle dictée par l’adaptation au manque d’eau. Le paysage de la banlieue va néanmoins radicalement changer avec l’édification du canal de Marseille (Aillaud, 2011). En effet, en 1834, après trois épidémies de choléra successives, le conseil municipal, dirigé par le maire Maximin-Dominique Consolat, décide de faire aboutir une idée depuis longtemps débattue au sein de la cité : acheminer les eaux de la Durance jusqu’à Marseille. Après deux ans d’atermoiements, les travaux sont confiés à l’ingénieur suisse Jean-François Mayor de Montricher. Celui-ci conduit le chantier le long des 84 kilomètres de tracé et, en 1849, les eaux de la Durance arrivent finalement à Marseille. Jusqu’en 1869, près de 77 kilomètres de canalisations annexes, de dérivations et de bassins sont encore construits pour raccorder l’ensemble du territoire marseillais. Dès lors, grâce au canal, Marseille peut répondre aux exigences de son fort développement, et ce, tant en termes sanitaire et démographique qu’industriel et agricole.
13Car, en matière d’agriculture, cette période marque aussi l’apogée du fonctionnement de la banlieue évoqué par von Thünen (1851). Comme le note Michel Phlipponneau à propos de la région parisienne : « bien que les progrès des transports aient fait perdre alors aux exploitants le monopole du ravitaillement de la ville, jamais la vie rurale n’a connu et ne connaîtra sans doute autour de la ville une telle intensité. La multiplicité des types d’activités, la perfection des techniques, le dynamisme du milieu humain frappent les observateurs contemporains » (Phlipponneau, 1956). A Marseille, cette vitalité agricole se fonde sur l’irrigation du terradou. A partir du canal, un système gravitaire est, en effet, mis en place pour approvisionner les domaines bastidaires. L’eau charriée par la branche principale de l’édifice est captée à une altitude moyenne de 150 m. Elle est ensuite acheminée par des canaux secondaires de surface jusqu’au sein des propriétés, où elle est souvent stockée dans des bassins de rétention destinés à réguler son débit. De là, partent des rigoles qui suivent l’alignement des parcelles. Grâce à ce système, chaque agriculteur dispose d’un tour d’arrosage contrôlé par les employés du canal, les aygadiers.
14Avec l’irrigation, les jardins bastidaires changent d’apparence. Le style classique fait place aux compositions pittoresques (Chancel, 1991). Grâce à l’eau du canal, de nouvelles conditions microclimatiques sont créées. Elles permettent l’implantation de plantes allogènes : « du tropical au septentrional, l’exotisme est de rigueur » (Racine et Binet, 2000). Ces végétaux ne sont pas seulement acclimatés. Avec le temps, ils finissent par être naturalisées et, pour certains d’entre eux, par se reproduire. Force est toutefois de constater qu’au sein de ces jardins d’agrément, les plantes exotiques sont associées à des végétaux ou à des groupements végétaux régionaux (pin d’Alep et chêne vert avec leur cortège d’accompagnement). Parce qu’elles restituent la chaleur de la journée, les pinèdes sont, par exemple, fréquemment privilégiées, par les propriétaires des bastides, pour les promenades nocturnes (Mihière, 1993). La végétation des jardins marseillais n’est donc ni tout à fait allogène, ni vraiment représentative de la flore régionale. Elle est somme toute composite et relève d’un assemblage purement artificiel (Dacheux-Auzières, 2018).
15De fait, avec l’irrigation, c’est la banlieue agricole dans son ensemble qui change de physionomie. Elle revêt de plus en plus les caractères d’une huerta (Tamisier, 1993). « Les cultures sèches cèdent rapidement la place aux cultures maraichères et à la prairie. C’est le déclin du vignoble marseillais et d’un type de paysage particulier, aux alternances saisonnières bien marquées. […] La raison est bien simple, les exploitants substituent à la vigne des cultures moins aléatoires, et surtout plus rémunératrices, comme le maraîchage ou les prairies réclamées par les laitiers (demande liée à l’accroissement rapide de la population). […] Les arrosages répétés permettent même jusqu’à 4 à 5 coupes par an » (Aillaud, 2011). Les effets de cette mutation paysagère sont alors particulièrement visibles sur les levés cartographiques réalisés, au 1/10 000e, par le Service géographique de l’armée, au tout début du XXe siècle Offrant une grande précision sur les formes d’occupation du sol, notamment en matière de cultures, ces documents permettent, par exemple, de constater l’emprise de l’agriculture irriguée, dans le secteur d’étude de Saint-Joseph, en 1905 (date des levés dans ce secteur). Si l’essentiel des parcelles qui serviront plus tard à l’implantation des Jardins ouvriers et familiaux de Provence sont passées de la culture sèche de la vigne à celle de l’olivier, les terres qui constitueront la matrice du parc de l’Oasis sont désormais consacrées aux jardins maraîchers, aux vergers et aux prairies irriguées destinées à l’élevage laitier (document 3).
16Document 3 : Les périmètres d’étude au sein du terradou marseillais, en 1900 (auteurs : Jean Noël Consalès et Brice Dacheux-Auzière).
17Cette évolution agricole n’est pas sans conséquence sur l’organisation spatiale fondée sur les domaines bastidaires traditionnels. En réalité, le milieu du XIXe siècle correspond aussi au début du déclin de ces vastes emprises foncières. L’irrigation entraine, en effet, des positionnements spéculatifs de la part des leurs propriétaires et des stratégies rémunératrices de la part de leurs exploitants. Dans ce contexte, de nombreux domaines se morcèlent, sont affermés ou sont en partie vendus à des maraîchers ou à des laitiers. Après s’être enrichis, ceux-ci tendent, à leur tour, à céder tout ou partie de leurs propriétés, précipitant encore un peu plus la fragmentation du foncier agricole. Ce processus inéluctable contribue, par conséquent, à l’urbanisation progressive de la banlieue marseillaise (Roncayolo, 2014). Ce faisant, cette dernière s’ouvre également à des usages plus populaires tels que le jardinage ouvrier qui ne cesse de se développer à partir du début du XXe siècle.
18Durant la seconde moitié du XIXe siècle, face aux conséquences sociales néfastes de la Révolution Industrielle, quelques expériences éparses fondées sur les vertus du potager voient le jour, en France. Elles reposent sur l’implication de figures tutélaires telles que Madame Félicie Hervieu à Sedan, le docteur Gustave Lancry à Dunkerque ou encore le père Félix Volpette à Saint-Etienne. Pleinement inscrites dans le catholicisme social de l’époque, ces initiatives découlent plus précisément du terrianisme, doctrine qui promeut « la petite propriété insaisissable et assurée à tous » (Lancry, 1899). Elles influencent la structuration nationale du mouvement des jardins ouvriers qui se concrétise, en 1896, par la création de la Ligue Française du Coin de Terre et du Foyer par l’abbé Jules Lemire. Pour cet ecclésiastique, élu plusieurs fois maire de Hazebrouck et député de la démocratie chrétienne à l’Assemblée nationale, les bienfaits des jardins ouvriers sont multiples. Outre leurs valeurs moralisatrices et sociales (lutte contre l’alcoolisme, attachement à la terre et défense de la famille), ils permettent de réduire la misère ouvrière, grâce à l’amélioration de l’économie familiale par la production potagère. Au début du XIXe siècle, l’engagement de l’abbé Lemire est relayé, à l’échelle locale, par des notables catholiques. Ainsi, à Marseille, Joseph Aiguier, directeur de section à la Caisse Régionale d’Assurances Agricoles Mutuelle, créé, en 1910, l’Œuvre des Jardins de Famille, association qui favorise l’essor des jardins ouvriers dans la banlieue agricole, notamment au cours de la Première Guerre mondiale (Consalès, 2018).
19Durant la Seconde Guerre mondiale, les pénuries alimentaires précipitent le développement des groupes de potagers. Le gouvernement de Vichy les perçoit comme des instruments idéologiques qui matérialisent la sentence du Maréchal Pétain : « la terre, elle, ne ment pas ». A cet égard, il fait voter une série de lois favorables aux jardins ouvriers (Cabedoce, 2018) : la réquisition de terrains pour la culture (loi du 18 août 1940), l’institution d’une subvention spécifique (lois du 25 novembre 1940 et du 11 février 1941), la définition de leur statut (loi du 31 octobre 1941). Dans ce contexte, la Ligue Française du Coin de Terre et du Foyer parvient à fédérer 250 000 parcelles sur le territoire national, en 1943 (Cabedoce et Pierson, 1996). A Marseille aussi, les jardins ouvriers se multiplient et atteignent les 7000 parcelles communales (Consalès, 2004). Soutenus par les pouvoirs publics et réclamés par une population en proie aux rationnements, ces potagers deviennent un élément essentiel à l’amélioration des conditions de vie locales. Les circonstances sont telles que nombre d’espaces vacants (friches, terrains vagues, terrains municipaux, terrains de ballaste) sont appropriés pour la culture potagère, avec ou sans l’autorisation des propriétaires. Les jardins ouvriers, gérés associativement, sont alors particulièrement recherchés. Car, sur ces terrains, les jardiniers ne peuvent être délogés. Outre son rôle productif, le potager permet aux cultivateurs de profiter de l’entraide associative et de pratiquer le troc. La cabane de jardin, quant à elle, devient un logement de fortune éloigné des peurs du centre-ville (occupation allemande et bombardements). Durant ces années noires, des familles entières transforment, ainsi, les jardins et leurs abris en lieu de résidence semi-permanente.
20Sur l’olivette de l’ancienne propriété Raymond, dans le secteur d’étude de Saint-Joseph, naissent, en 1941, les Jardins du Maréchal dont l’association a pour objectif « de défendre les intérêts des amateurs de jardins, de rechercher des terres, des semences et des engrais, de distribuer des excédents de légumes aux familles de prisonniers » (Journal officiel du 4 février 1941). Comme le montre le document 4a, la mise en culture initiale est assez limitée dans l’espace, en raison de la faible valeur agronomique et du peu d’amendement des sols jusqu’alors consacrés à la vigne ou l’olivier. De fait, seules quelques dizaines de parcelles commencent à être cultivées en bordure immédiate du canal de Marseille, grâce à l’irrigation gravitaire. Avec les restrictions de l’après-guerre, les besoins alimentaires des populations perdurent et se traduisent, sur le site des Jardins du Maréchal, par l’exploitation de nouveaux lopins de terre (document 4b).
21Document 4 : L’évolution de l’emprise des Jardins ouvriers et familiaux de Provence à travers le temps (auteur : Jean Noël Consalès)
22Toutefois, à l’échelle nationale comme à l’échelle locale, cette période d’essor laisse place à une phase de fort déclin. Durant les Trente Glorieuses, près de 80% des jardins ouvriers disparaissent, en effet, à cause de l’urbanisation intense que sous-tend cette période de développement tous azimuts. Considérés comme anachroniques et surannés, ils sont assimilés à de banals terrains à bâtir ou de simples réserves foncières, dans le processus de fabrique urbaine. Dans le cadre de la loi du 26 juillet 1952, les jardins ouvriers sont rebaptisés. Désormais, ils sont nommés jardins familiaux, appellation bien moins socialement connotée (Joimel et al., 2014).
23A Marseille, près de 90% des jardins ouvriers et familiaux disparaissent au fur et à mesure que l’urbanisation transforme la banlieue agricole en banlieue résidentielle (Consalès, 2004). En réalité, seuls quelques groupes de potagers, soit défendus par les associations propriétaires des terrains exploités, soit inappropriés à la construction, perdurent. Cultivés par des personnes âgées attachées à leur lopin de terre mais méprisés par le reste de la population (on les surnomme localement « les jardins de Pétain »), ces jardins ouvriers familiaux s’enclosent de plus en plus et se coupent de leur contexte urbain. Le mouvement associatif s’enlise (Consalès, 2004).
24Paradoxalement, c’est dans ce contexte de déclin généralisé que les Jardins du Maréchal, renommés les Jardins ouvriers et familiaux de Provence en 1971 (Journal officiel du 31 mars 1971), se déploient le plus. Tandis que le tissu composite du secteur de Saint-Joseph se bâtit peu à peu avec la construction de nombreuses cités d’habitat collectif (dont la cité du Castellas qui jouxte le groupe de potager), du lotissement des Castors de la Dauphine ou d’une zone artisanale, le groupe accueille de nombreux jardiniers délogés par la disparition d’autres sites de potagers. En accord avec les propriétaires des terrains exploités, le nombre de jardins se multiplie, dépassant les 200 parcelles cultivées en 1972 (document 4c). Ainsi, malgré l’arrêt temporaire de l’exploitation d’une partie du site destinée à un projet immobilier finalement avorté (document 4d), les Jardins ouvriers et familiaux de Provence deviennent, au milieu des années 1970, le plus grand groupe de potagers de Marseille. Une étude de terrain réalisée en 1978 (Labat, 1978), démontre la fonction quasi-exclusivement alimentaire des jardins ouvriers et familiaux marseillais de l’époque. Elle laisse, en effet, transparaître la dimension très productive d’un espace dominé par le maraîchage. La place consacrée à la culture de la pomme de terre témoigne, à elle seule, des objectifs quantitatifs (forts rendements) des jardiniers.
25A la même période, la municipalité de Marseille entame une politique de développement d’espaces d’autre nature, les parcs et jardins publics, qu’illustre parfaitement le parc de l’Oasis.
26La création du parc de l’Oasis entre dans la politique municipale d’espaces verts que Gaston Deffere déploie de 1969 à 1986 (Saint Martin, 2001). Cette politique intervient à la suite d’un sondage d’opinion, effectué auprès des administrés, mettant en évidence l’attachement des populations au patrimoine arboré de la ville et le manque de parcs et jardins sur le territoire communal. Durant cette période, la ville passe de 4 parcs publics (parc Lonchamp, jardin Pujet, parc Brégante, parc Borely) à plus d’une quarantaine, sans compter les petits squares publics de moins d’un hectare. Ses nouveaux parcs se constituent, pour la grande majorité, sur d’anciens terrains bastidaires convoités par les promoteurs immobiliers et, plus précisément, sur les jardins d’agrément d’antan, richement plantés et ornementés. L’augmentation soudaine du patrimoine d’espaces verts entraine la mise en place d’une direction dédiée à la création et la gestion des parcs et jardins, au sein de l’organisation municipale (auparavant, la municipalité ne disposait que d’un Service des Plantations intégré au sein de la Direction de l’Architecture ce qui laissait peu de place au déploiement d’une véritable politique d’espaces verts). C’est à cet égard qu’est créée la Direction de l’Ecologie et des Espaces Verts. Celle-ci est dirigée de 1969 à 1995 par Jean-Pierre Manya, un ingénieur horticole de l’Ecole Nationale Supérieure d’Horticulture, qui dote sa direction d’un bureau d’étude de paysagistes en capacité de provoquer des acquisitions foncières et d’équiper les sites afin de les transformer en parcs et jardins publics. Ce travail doit alors pouvoir d’effectuer soit en situation de maîtrise d’ouvrage (montage de marché de conception), soit en situation de maîtrise d’œuvre (régie interne).
27Le parc de l’Oasis est créé par la Direction de l’Ecologie et des Espaces Verts de la ville de Marseille (en situation de maîtrise d’ouvrage) entre 1983 et 1985, à partir de trois parcelles cadastrées différentes. Celles-ci représentent, au total, 2,3 hectares issus du morcellement de grands domaines bastidaires. La première parcelle, totalement à l’abandon en 1983, a accueilli, durant la Première Guerre mondiale, le camp militaire de la Délorme (ancien domaine bastidaire de la Délorme). La deuxième (propriété agricole de la Rouvière) et la troisième parcelles (propriété agricole de la Rigautière), servent, jusqu’à la fin des années 1970, une activité maraîchère et fruitière ainsi que du pâturage bovin occasionnel, rendu possible par l’irrigation de submersion des terrains.
28Ce parc est aménagé à une période où la pression immobilière est à son apogée. Son découpage foncier est, de fait, caractéristique de ce contexte. Il témoigne d’un « sauvetage » des dernières parcelles de pleine terre du terradou marseillais par un service municipal engagé. Les parcelles sont acquises au sein d’un tissu urbain composite qui nécessite d’élargir le maillage routier et fait, par conséquent, disparaître les canaux d’irrigations qui, jadis, bordaient le réseau viaire. La conception du parc est confiée à la paysagiste-conceptrice Dominique Le Fur (maîtrise d’œuvre). Celle-ci établit un plan de projet général qui donne lieu à trois phases successives de travaux correspondant à chacune des parcelles acquises.
29Lorsque la paysagiste intervient, les trois terrains sont déjà dotés d’une végétation riche et variée (document 5). Deux d’entre eux (le domaine Rigaudière et le domaine de la Rouvière) présentent des traces encore visibles de rigoles d’irrigation maçonnées mais coupées de la branche secondaire du canal de Marseille ainsi que des reliquats de structures végétales issues du passé agricole.
30Ces dernières se composent essentiellement d’arbres isolés d’agrément, d’arbres fruitiers et d’une haie multistrate, hérités des anciens domaines bastidaires. De fait, ces structures convoquent le souvenir du terradou marseillais par l’intermédiaire d’espèces champêtres régionales (chêne, laurier-sauce, laurier tin, etc.), d’espèces productives (les fruitiers) et d’espèces ornementales (cèdre, magnolia, etc.).
31Les interviews réalisés auprès de la paysagiste et les archives consultées (plans état des lieux et plans projets de conception) permettent de dégager les logiques d’aménagement d’alors. La conceptrice s’appuie sur les structures végétales existantes pour créer le parc de l’Oasis. Elle cherche à prolonger la trajectoire végétale héritée d’une longue période agricole et ornementale. Pour ce faire, elle se fonde sur l’ambiance champêtre que génèrent les haies multistrates et apporte des compléments paysagers grâce à l’emploi d’espèces régionales (noisetier, aubépines, frênes, etc.) produisant des fruits favorables à la faune locale. En périphérie du parc, la haie s’épaissit pour générer un effet d’écran et d’écrin végétal et, ainsi, isoler l’espace vert de son environnement urbain immédiat. De grandes pelouses, au milieu desquelles des chemins sont tracés, rappellent l’ambiance bocagère d’antan.
32Ces partis pris de conception, peu courants chez les paysagistes de l’époque (Dacheux-Auziere, 2018), reposent sur des choix paysagers majoritairement champêtres. Toutefois, la réalité biophysique champêtre ici convoquée, notamment par l’intermédiaire d’une végétation bocagère, a totalement disparu depuis l’arrêt définitif des activités agricoles et la fin de l’irrigation vernaculaire par submersion. A partir de 1985, le parc public n’est en effet plus arrosé par le système gravitaire traditionnel. L’irrigation est automatisée, ce qui permet de faciliter le suivi d’entretien du site par les jardiniers municipaux. Ce nouvel usage de l’eau et les choix en matière de gestion engagent, par conséquent, une dynamique d’évolution de la physionomie du parc et notamment de ses structures végétales. Peu après l’ouverture du parc au public, les premières senescences des arbres hérités du passé bastidaire sont constatées et quelques pertes de sujets quasi centenaires (chênes blancs et marronniers notamment) sont à déplorer.
33Quoi qu’il en soit, à la fin des années 1980, le parc de l’Oasis et les Jardins ouvriers et familiaux de Provence (document 4e) sont stabilisés tant dans leur forme que dans leur statut d’espace de nature. A partir des années 2000, l’écologisation progressive des pratiques des jardiniers, qu’ils soient municipaux ou amateurs, déterminent, cependant, une nouvelle trajectoire paysagère qui s’affirme de plus en plus sur le terrain. Ce processus s’explique alors, en partie, par des événements qui obligent les gestionnaires municipaux et associatifs à revoir leurs modes de faire traditionnels. Pour les Jardins ouvriers et familiaux de Provence, c’est une menace de disparition au bénéfice d’un projet routier finalement avorté qui décide l’association à œuvrer en faveur de la reconnaissance de la valeur patrimoniale et naturelle du site. Il s’agit de montrer que ces jardins constituent un bien commun pour Marseille. Pour ce faire, les dirigeants proposent et obtiennent que le groupe de potagers soit labélisé en tant que « Jardin Remarquable ». Ils se placent surtout dans une stratégie d’ouverture et de communication fondée sur la valorisation des qualités écologiques, du site. A l’intérieur du jardin, un sentier permet ainsi aux visiteurs de découvrir la biodiversité cultivée et sauvage d’un lieu situé à l’interface du massif naturel de l’Etoile et de la ville. Pour le parc de l’Oasis, c’est l’obtention du label EcoJardin en 2012 qui encourage le Service des Espaces Verts à déployer des logiques de gestion toujours plus en phase avec les exigences environnementales de l’époque. Sur le site, une gestion différenciée est appliquée et l’arrosage automatique est substantiellement réduit, notamment dans les zones arborées et arbustives. Dans ce contexte, certains végétaux n’ont pas le temps de s’adapter et périclitent, précipitant le dégarnissage de la haie multistrate aux effets champêtres. Ils sont, néanmoins, remplacés par des espèces méditerranéennes qui respectent l’ambiance initiale et qui sont plus résistantes à la sécheresse.
34Force est donc de constater que, depuis le XIXe siècle, une inversion de la logique paysagère s’est opérée dans le secteur d’étude de Saint-Joseph. Autrefois, le vallon était irrigué de façon gravitaire et la pente était cultivée au sec. Aujourd’hui, les potagers du coteau sont abondamment arrosés et le parc situé en contrebas réduit drastiquement sa consommation d’eau. Par conséquent, si les jardins actuels doivent encore leur assise foncière à la banlieue agricole d’antan, désormais, les héritages du terradou sont bien moins matériels (végétation, équipements, pratiques) que symboliques (ambiances jardinées et champêtres), au sein de ces espaces de nature. L’écologisation louable de leurs modes de gestion mériterait, à cet égard, d’être discutée au regard des savoirs et des savoir-faire vernaculaires passés, avant que la mémoire des lieux ne s’efface totalement. Car ces savoirs et savoir-faire procédaient bien souvent d’une écologie qui n’en portait pas le nom (Bérard et al., 2005).