1Dans la filiation des œuvres de J. Constable, E. Delacroix ou E. Boudin, les ciels et leurs turbulences sont un objet d’inspiration pour les artistes. C’est le fil directeur de ce beau livre. En abordant les ciels de la Grande Guerre, les auteurs qui ont enseigné la climatologie et la géographie humaine à Paris 1 abordent un sujet original, jusqu’ici oublié, sauf si l’on retient sa dimension stratégique croissante pendant toute la guerre. Ils croisent trois types de savoirs : d’une part, les préoccupations savantes des climatologues contraints de progresser dans la connaissance des flux et des masses d’air pour combattre ; d’autre part la montée en puissance de la guerre aérienne et encore le travail fidèle, précis et empreint de poésie de l’aquarelliste André Des Gachons (1871 -1951). Correspondant bénévole des services météorologiques, ce dernier transcrit le temps qu’il fait. Il couvre les quatre années de conflits. Son travail forme une banque de précieuses données afin d’approcher le quotidien des combats en Champagne. Il témoigne du ballet des saisons, des cortèges d’accidents climatiques (le très rigoureux hiver de 1916-1917 avec 55 jours de gel, 44 jours de neige et des chutes qui s’attardent jusqu’au 19 avril) (p. 198 et 250), des grandes inondations qui sont à rapprocher de l’occurrence centennale de 1910 encore très proche dans les esprits. De sa résidence de La Chaussée-sur-Marne située à 30 km du front stabilisé, l’artiste arpente le terrain, renseigne des fiches, remplit des carroyages, dessine, traite de la probabilité du temps en fonction de la physionomie des nuages et des couleurs des ciels. Il apporte des pigments, voire de la chatoyance dans une époque qui nous livre essentiellement des clichés noir et blanc ou sépia et encore des carnets de guerre trop souvent brutalement interrompus par la mort. En particulier, il s’attache au rouge du soleil tombant sur l’horizon ennoyé des crues de la marne (p. 226).Il nous fait partager son affinité pour la lumière, la transparence et nous offre les infinies nuances issues de sa palette ; l’aquarelle consistant à mélanger les pigments broyés très finement des trois couleurs primaires à de l’eau gommée (p. 38). Ses horizons familiers sont la platitude immense des faibles ondulations du plateau crayeux de la Champagne pouilleuse « qui exagère tant la part du ciel » (Roger Caillois, p. 37). C’est le pays des savarts, des pelouses sèches et pauvres piquetées de pins noirs pâturées extensivement par des ovins. En filigrane, le livre évoque les intenses progrès observés dans l’industrie naissante de l’aviation. Il salue la folle témérité des vigies montés dans les aérostats pour dessiner les lignes ennemies brouillées par les fumées dues aux explosions et la poussière des craies pulvérisées. Il relate le courage des aviateurs dont le nom a pu passer à la postérité (Roland Garros, Guynemer, Nungesser, Fonck). La création d’un service de météorologie militaire vient d’être confiée à des polytechniciens pour savoir anticiper les conditions matérielles de la guerre sur quelques jours. Par exemple, l’excès de pluie conduit à aller jusqu’à quadrupler les attelages pour désembourber un caisson d’obus de 75 pesant une tonne (p. 205).Cette suite de temps apporte trop souvent des sommets de souffrances aux poilus (soif, pied gelés, boue, etc.). Le temps aggrave les misères de la guerre. Bref, le sujet hybride ainsi traité est fertile en enseignements inédits. Il croise les apports de la science, les exigences des combats et l’approche sensible de l’artiste. Le livre est magnifiquement illustré grâce aux aquarelles, aux clichés de guerre, aux témoignages écrits des militaires issus de tous les grades, aux clichés sépia et aériens, enfin aux cartes du front.

2Avec pour titre « Des ciels, des hommes et des armes », la première partie dresse l’état de l’art des questions qui sont ici tissées entre elles. Pendant la Grande Guerre, l’imagier A. Des Gachons a été seul à colorier avec obstination le ciel (9600 aquarelles sur ce thème au cours des quatre décennies où il est correspondant, 266 études conservées à Météo France concernent la période 1915-1918). Il dresse également des planches hebdomadaires de l’aspect du ciel le matin, dans la journée, le soir (p. 42). Dès 1914, le ciel devient stratégique. Avec la guerre dans l’air, il est un espace à conquérir et à maitriser afin de contenir l’ennemi, empêcher ses incursions et qu’il soit renseigné sur nos positions. Il faut bâtir des probabilités de prévisions, traiter les statistiques (températures, précipitation, hygrométrie, force et direction des vents). Bientôt, il est impératif d’exploiter ces données pour chercher à se prémunir contre la diffusion des gaz « moutarde » ou Ypérite en fonction de la force de dispersion des vents. Celle-ci influe également sur la balistique. C’est sans oublier la succession des saisons qui transforment les tranchées en ruisseaux pour les 8,2 millions d’hommes qui ont été mobilisés sur quatre années. Le capitaine de Gaulle écrit à sa mère « Nous vivons dans l’eau comme des grenouilles » (p. 213). L’eau est partout, épuisante, non potable, vecteur d’épidémies meurtrières (typhoïde enrayée par la vaccination dès octobre 1914, dysenterie, entérite) (p. 201).

3La seconde partie suit les saisons que Jacques Prévert comparait aux déambulations de la charrette des vendeurs de légumes à la sauvette. D’abord l’été puis l’automne, l’hiver, enfin le printemps. Les 1561 jours de guerre comptent cinq étés et automnes, quatre hivers et printemps. Neuf jours par saison ont été choisis pour faire vivre le quotidien climatique de la guerre afin d’éclairer les passages des dépressions et des anticyclones sur le front champenois. Les saisons dressent leur propre histoire dans la guerre, avec plus de temps cruels que de répits. C’est l’occasion à aborder la routine, les turbulences climatiques, les couleurs du temps, les drames inouïs qui se trament.

4L’été débute avec le solstice. Traditionnellement, les feux de la Saint-Jean illuminent le ciel. L’été 1916 est le plus contrasté, avec de grosses averses et des épisodes caniculaires. La mobilisation de 14 se fit sous l’orage et la canicule. Des Gachons peint la magie des éclairs (p. 110-111) dans les ciels encombrés de noirs cumulonimbus prêts à grêler et la beauté fugace des arcs-en-ciel simples ou doubles, développés à l’opposé du soleil (p. 117). Les soldats parlèrent d’artillerie céleste qui s’ajoute au vacarme des combats. L’été se manifeste également des torrents d’eau, des crues dans les tranchées, des brumes de chaleurs qui aliment un air troublé et empuanti. La lumière solaire peut être éblouissante, blanche. C’est en été que les épiphénomènes (entonnoirs explosifs, ballons en flammes) offrent, hors nomenclature météorologique les formes les plus originales et éphémères croquées par Des Gachons (p. 132).

5L’automne (p. 145) aggrave les conditions de vie sur le front : brouillard, froid, augmentation de la nuit, pluies répétées, avancée précoce de l’hiver (neige dès le 14 novembre 1915). L’automne 14 a été évoqué par l’historien Marc Bloch. Cette saison est surtout un cortège de boue, d’offensive qui patinent. C’est l’époque où Blaise Cendars fut amputé. Les temps clairs de pleine lune sont redoutés car rien ne fait écran alors que brumes et brouillards sont des masques qui rendent aveugles et muets les canons (p. 181), sauf si cet écran est fugace. Le 11 novembre fut atypique, avec un soleil brillant perçant une brume froide ; ce qui fit penser au soleil d’Austerlitz.

6L’hiver (p. 197) et sa suite de jours noirs est souvent terrible. S’y succèdent des jours gris, pluvieux puis froids et neigeux, avec des soldats aux moustaches couvertes de stalactites. Les ressentis de -15° sont fréquents. Chaque hiver offre ses particularités. H. Fauconnier résume bien les souffrances vécues dans cette phrase : « On sentait ses pieds devenir immatériels (nécrosés) et son nez prêt à se détacher » (p. 200). La terre peut être liquéfiée par des déluges d’eau ou des fontes rapides du couvert neigeux. Les auteurs parlent des sinistres stratus (p. 210) qui obligent sans cesse à piocher, pelleter, creuser ; au final à cohabiter avec les inondations L’hiver, c’est surtout le souffle de la bise, la neige, les congères, l’enfouissement de tout ce qui fait l’horreur des combats ensevelis sous un blanc linceul et encore des conditions parfois favorables au lâcher des gaz toxiques.

7Le printemps est la période des grandes variabilités. Il débute avec des bourrasques de neige, des giboulées développées dans des ciels gris et sombres par la suite appelés « cyclones norvégiens » (p. 270). Le printemps fait éclater les perturbations frontales traduites chez l’aquarelliste par des gradations colorées et des zébrures des nuages (p. 269, 274). Ces turbulences expliquent les ballons arrachés, envoyés à l’ennemi (5 mai 1916), torturés par des pluies drues et obliques. Le poète Apollinaire fy trouva une source d’inspiration pour ses Calligrammes de la pluie.

8L’œuvre picturale d’André Des Gachons traverse la Grande Guerre, sert d’archives pour construire un nouveau savoir à la fois historique, climatique et sensible. Il croise des réponses artistiques, des émotions et la nécessité de faire progresser la météorologie pour la défense. Il s’agit en particulier d’investir et connaître la colonne atmosphérique, les superpositions de masses d’air, les cisaillements des vents en altitude, les inversions thermiques. Rejoignons les auteurs dans leur conclusion : « Les merveilleux paysages célestes (de l’aquarelliste) sont en même temps un enchantement pour l’œil et un matériau pour l’esprit » (p. 317).

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