Le géomorphologue discret (par A. Marre)

1Né à Paris le 24 août 1934 Pierre Guérémy nous a quittés le 19 août 2024 à la veille de ses 90 ans. Modeste, discret, toujours à l’écoute des gens, il apportait ses compétences dès qu’il le pouvait au sein de son université, auprès de ses étudiants et de tous ceux qui l’entouraient.

2Après avoir été élève à l’Ecole Normale Supérieure de Saint Cloud et avoir passé l’Agrégation, Pierre Guérémy a fait, sous la direction du professeur Pierre Birot, une thèse d’Etat de géomorphologie en Calabre. Pendant la réalisation de ce travail de recherche, il occupa un poste d’assistant à l’Institut de Géographie de l’université de Paris, puis un poste de chercheur au CNRS. Il fut ensuite, nommé à l’université de Reims Champagne-Ardenne (URCA) où il a exercé jusqu’à son départ en retraite.

3Professeur de géographie physique au département de géographie de l’UFR des Lettres de l’URCA, il a été une cheville ouvrière majeure pour la création et l’organisation de tous les enseignements de cette discipline. Il est à l’origine de la plupart des modules (on disait unités de valeur en ces temps anciens) de géographie physique et même de géographie humaine. Toujours discret et dévoué, Pierre Guérémy a donné beaucoup de son temps pour créer et organiser le contenu de chacun des modules, pour répartir leur progression année par année, pour aller défendre ces projets auprès des instances de l’université (commissions pédagogiques diverses, conseil de gestion de l’UFR, conseil d’administration de l’université). A chaque nouvelle réforme arrivée, il remit, à plusieurs reprises, son ouvrage sur le métier. L’organisation de l’enseignement de la géographie à l’URCA lui doit beaucoup car il a consacré de très nombreuses heures à mettre en place les emplois du temps du département de géographie, et à gérer les heures supplémentaires de l’UFR des Lettres. A partir des années 1980, il ajouta une nouvelle charge en participant aux enseignements du DEA de géographie physique de l’université des sciences et techniques de Lille. Mais il faisait toujours ce travail dans l’ombre avec modestie et dévouement. Il n’a jamais souhaité être directeur du département de géographie, il n‘a jamais souhaité être directeur de l’UFR des Lettres (on disait encore doyen), mais il a toujours été disponible, auprès de plusieurs des titulaires de ces fonctions, pour apporter son aide et participer au travail. Pierre Guérémy était la discrétion et la modestie même allant jusqu’à refuser les palmes académiques auxquelles il avait été proposé.

4Dans l’organisation de ce travail d’enseignement il n’imposait jamais rien à quiconque. Il cherchait toujours à convaincre car il avait un très grand respect pour ses collègues et pour les étudiants. Ainsi, nous avons partagé pendant plusieurs années les enseignements de géomorphologie structurale. Pierre Guérémy, professeur, devait assurer le cours et moi, assistant, les TP. Mais il m’avait proposé de fusionner toutes nos heures et c’est ensemble que nous assurions cet enseignement. Les étudiants disposaient ainsi de plus de temps. Nous commencions la séance par un morceau de cours donné par Pierre Guérémy, et très vite nous passions aux TP. Nous pouvions ainsi mieux nous occuper du travail de chaque étudiant. Souvent Pierre Guérémy me disait de prendre en charge une partie de la salle pendant que lui se consacrait à l’autre partie. Ainsi chaque étudiant bénéficiait largement de nos conseils. Mais une année, nous avons eu une de ses filles comme étudiante et, par hasard, Pierre Guérémy me confiait toujours la partie de la salle où sa fille était présente car il ne voulait surtout pas qu’un moindre soupçon de favoritisme puisse être envisagé ! Toujours dans sa vocation d’enseignant, Pierre Guérémy a été à l’origine d’un module original et peut être unique en France : celui qui fut appelé « Ecologie Régionale ». Ce module était fondé sur un travail de terrain et réunissait des enseignants et des étudiants des UFR des Sciences Naturelles et des Lettres. Il avait pour objectif de faire découvrir aux étudiants la complexité du fonctionnement d’un milieu naturel. Pour cela les enseignements commençaient par une partie théorique ouvrant les esprits aux divers aspects des milieux naturels (géomorphologie, climatologie, hydrologie, géologie, botanique, zoologie, etc.) et se prolongeaient par plusieurs journées de travail sur le terrain pendant lesquelles, divisés en équipes pluridisciplinaires, les étudiants devaient explorer et comprendre le fonctionnement d’un milieu naturel limité à une petite portion de terrain. Pendant toutes ces heures d’enseignement que j’ai partagé avec Pierre Guérémy, moi aussi j’ai beaucoup appris.

5Parallèlement, il n’a pas abandonné ses activités de recherche. D’une part, il a été à l’origine de toutes les structures administratives de ce secteur (équipe de recherche par discipline, conseil scientifique de l’UFR, de l’université, etc.) et d’autre part il a toujours travaillé sur plusieurs thèmes de recherche parmi lesquels on doit citer :

6les pays méditerranéens et notamment la Calabre où il avait fait sa thèse d’Etat. Avec trois collègues et amis, Bernard Dumas, Jeannine Raffy et René Lhénaff, ils fondèrent une équipe qui réalisa des recherches sur les différents niveaux des terrasses marines. Cela les a amenés à prendre en compte d’une part les changements du niveau de la mer et d’autre part le rôle de la tectonique toujours active dans ce monde méditerranéen ;

7la cartographie géomorphologique qu’il avait utilisée dès le travail de sa thèse pour laquelle il avait réalisé deux grandes cartes géomorphologiques en couleur. L’exploration de cet outil de recherche a ensuite été développée dans plusieurs études en Champagne et autour de la Montagne de Reims où il a été pionnier en montrant le rôle important des formations superficielles qui, en général, ne sont pas indiquées sur les cartes géologiques car elles ont un tout autre objectif, celui de comprendre la structure. Ainsi, Pierre Guérémy a été le premier, dans la région rémoise, à mettre en valeur les formes de terrains et les formations superficielles qui leur sont associées et qui sont héritées des diverses périodes climatiques du Quaternaire. Il a montré que lors des périodes froides de grands glacis couverts de fragments transportés depuis le plateau sommital de la Montagne de Reims ont donné des pentes douces et régulières. Aujourd’hui, disséquées en longues croupes, ces glacis portent les beaux vignobles champenois. En revanche, lors des périodes chaudes, les cours d’eau aux eaux plus claires ont retrouvé suffisamment d’énergie pour reprendre un travail d’incision et creuser des vallons qui rejoignent le fond des vallées ;

8pendant les années 1980, suite à de nouvelles observations, ce schéma a été enrichi avec la connaissance nouvelle des mouvements de terrain qui se sont révélés être fort nombreux, autour de la Montagne de Reims. Jusque-là, connus par un seul exemple cité dans un article paru dans le Bulletin de la Société d’Etudes des Sciences Naturelles de Reims en 1946, cette forme de terrain a été cartographiée sur tous les versants des vallées (La Marne, la Vesle, l’Ardre, etc.). Pendant les années 1980, plusieurs mouvements de terrain ont provoqué de grosses perturbations sur des parcelles du vignoble champenois alors en expansion. Le Comité Interprofessionnel des Vins de Champagne a alors demandé la réalisation, d’une cartographie de l’aléa mouvement de terrain sur l’ensemble du vignoble champenois, dans laquelle Pierre Guérémy a pris une grand part. Ce fut l’occasion de lancer une réflexion sur la notion de risque géomorphologique ;

9la gestion des risques naturels est ainsi devenue un des axes de recherche avec le lancement d’une réflexion sur la cartographie des risques. Pierre Guérémy fut membre du Centre Européen des Risques Géomorphologiques créé à Strasbourg et à l’origine de diverses méthodes de cartographie. Une première a été testée en Calabre où a été prise en compte l’intensité du risque de recul des escarpements des cicatrices de départ au niveau de la couronne des mouvements de terrain. Puis il a proposé le lancement d’une nouvelle méthode de cartographie géomorphologique applicable aux risques, qu’avec humour, il avait baptisé « méthode champenoise ». C’est cette méthode que le BRGM a utilisée pour réaliser toutes les études des PER champenois ;

10La prise en compte des géomorphosites a été le pont entre ses recherches purement géomorphologiques (on parlait de recherche fondamentale) et sa volonté de transmettre autour de lui toutes les connaissances qu’il avait produites et accumulées (la recherche appliquée). C’est ainsi que pendant ses dernières années d’activité, il fut assidu aux réunions de la commission du patrimoine géomorphologique du Comité National de Géographie ;

11Le réchauffement climatique a été la dernière de ses préoccupations. Mais n’étant pas climatologue et déjà retraité Pierre Guérémy a réalisé uniquement des recherches bibliographiques. Fidèle à sa vocation première, il a cependant continué à apporter ses connaissances autour de lui et notamment dans la Société d’Etudes des Sciences Naturelles de Reims (SESNR), société savante centenaire et rémoise pour laquelle il donna plusieurs conférences et organisa plusieurs sorties de terrain. Un dernier projet de conférence sur le réchauffement climatique et ses conséquences sur les risques naturels restera hélas, sans suite.

12Pierre Guérémy fut un homme qui avait le sens du devoir tout en étant modeste et extrêmement discret. Jamais il ne se mettait en avant. Bien au contraire, il se maintenait souvent en retrait et refusait systématiquement les situations qui pouvaient être honorifiques. Il fut parmi les fondateurs efficaces du GFG, sans jamais être membre de son bureau. Il fut un artisan de l’organisation des enseignements et de la recherche au sein de l’URCA renaissante, sans jamais être à la tête d’un département ou d’une UFR. Mais il était toujours présent, efficace et dévoué pour apporter ses grandes compétences et son aide à tous ceux qui en avaient besoin et cela, sans jamais mesurer le temps qu’il donnait. Pierre Guérémy nous a quitté à la veille de son quatre-vingt-dixième anniversaire discrètement comme il a toujours agit.

Le chercheur d’une grande rigueur scientifique (par Bernard Dumas, René Lhénaff, Jeanine Raffy)

13Pierre Guérémy, après avoir été reçu à l’agrégation de géographie et avoir accompli son service militaire (qui durait alors 27 mois), avait entrepris sa thèse de doctorat d’état en géomorphologie sous la direction du professeur Pierre Birot. Celle-ci consistait, comme à l’époque, en une étude exhaustive de la genèse et de l’évolution du relief d’une vaste région : la Calabre septentrionale. Ce travail, qui ne fut malheureusement pas publié, soulignait notamment le rôle de la néotectonique et le nombre élevé des lignes de rivage quaternaires, ce qui devait constituer deux des thèmes de ses recherches ultérieures.

14Celles-ci furent menées en équipe avec les trois auteurs de cet hommage. Pierre Guérémy et René Lhénaff s’étaient connus étudiants, particulièrement lors des excursions de Pierre Birot dans la France méditerranéenne. Agrégés de la même promotion (1958), ils se retrouvèrent lors de colloques de géomorphologie et notamment lors d’un stage de cartographie géomorphologique dans les Alpilles lors duquel ils firent équipe et se sentirent en plein accord sur la compréhension des formes du relief Aussi, à la suite de leur nomination aux universités de Reims (Pierre Guérémy) et de Lille (René Lhénaff), ils décidèrent de conduire ensemble les stages de terrain de leurs étudiants respectifs. Ainsi s’établit une collaboration et une parfaite entente qui les amena à organiser en commun des séminaires de recherche dans le cadre du DEA de l’Université de Lille. Tout naturellement, cela les décida à poursuivre des recherches en commun après la soutenance de leur thèse (la même année 1977).

15Celles-ci débutèrent en Andalousie orientale (région d’Almería) où René Lhénaff et Bernard Dumas (qui avait soutenu sa thèse également en 1977) souhaitaient étudier cette région située à mi-chemin de leur domaine de thèse : Cordillères Bétiques centro-occidentales (René Lhénaff) et Levant espagnol (Bernard Dumas). Jeanine Raffy se joignit à nous, bien qu’elle n’eût pas encore achevé sa thèse. Cette mission se révéla très riche en matière de néotectonique et nous l’aurions bien renouvelée l’année suivante si la Commission Nationale de Géologie espagnole ne nous avait pas refusé l’autorisation de poursuivre nos recherches.

16C’est alors que Pierre Guérémy nous proposa de nous rendre en Calabre méridionale afin d’y étudier les lignes de rivage quaternaires. Ainsi débuta une longue collaboration, jusqu’au-delà de la retraite, sur ce thème qui s’avéra particulièrement riche. De nombreuses terrasses d’abrasion marine furent repérées au-dessous des Piani d’Aspromonte (surface de transgression plio-calabrienne) que divers critères permirent de corréler avec les oscillations climatiques quaternaires mises en évidence dans les carottes glaciaires et les fonds océaniques. Ceci, en relation avec un soulèvement néotectonique continu de l’Aspromonte tout au long du Quaternaire, en moyenne 1,3 m/ka. Tentés de comparer avec l’autre rive du Détroit de Messine, nous fîmes deux missions dans la région de Syracuse où nous mîmes en évidence de nombreuses déformations néotectoniques.

17La cartographie au 1/25 000 de la Calabre méridionale nous amena à observer de nombreux mouvements de terrain. Nous décidâmes d’en tirer une carte des risques naturels de la région de Villa San Giovanni, présentée au colloque sur les mouvements de terrain de Caen (1984). Dans le prolongement de cet essai, nous engageâmes de nouvelles recherches dans les Baronnies, parallèlement à nos recherches calabraises. Nous y installâmes des stations d’étude du ruissellement et du ravinement (roubines) et fîmes une fine cartographie des mouvements de terrain. Pierre Guérémy s’intéressa particulièrement à ce dernier thème et y établit une chronologie relative des glissements de terrain en rapport avec les glacis d’érosion. Dans ces recherches s’associèrent à nous Alain Marre et Michel Lecomte (biogéographe).

18Mais la Calabre restait la grande affaire de la vie scientifique de Pierre Guérémy: désireux de retrouver les lignes de rivage, non plus seulement corrélées aux interglaciaires, mais aussi aux interstades des périodes quaternaires (évènements suborbitaux), Les quatre chercheurs parcouraient inlassablement le terrain à la recherche de tous les indices susceptibles de les mettre en évidence. Car c’était bien la persévérance, voire l’obstination de Pierre Guérémy de toujours retourner sur le terrain pour vérifier que nous n’avions pas négligé ou mal observé un détail qui aurait son importance. Il nous paraissait infatigable : après des journées de terrain souvent épuisantes, nous nous réunissions le soir pour faire le bilan de la recherche et décider du programme du lendemain. Et nous passions souvent de longues heures à mettre au point nos articles, chaque mot étant longuement pesé, Pierre Guérémy se montrant alors particulièrement exigeant.

19Jusqu’en 2022, Pierre Guérémy nous adressait des messages faisant état de ses réflexions sur les lignes de rivage de la Calabre, nous n’étions pas toujours d’accord avec ses dernières hypothèses et cela donnait lieu à de longs échanges lors desquels il restait ferme sur ses positions. Ses problèmes cardiaques ont malheureusement interrompu ces échanges qui témoignaient de sa vitalité d’esprit à l’approche de ses 90 ans. Nous garderons de lui le souvenir des nombreuses missions communes si fructueuses sur le plan de la recherche géomorphologique et où nous pouvions apprécier sa grande rigueur scientifique. Et aussi celle d’un homme discret, d’un ami fidèle, non dénué d’humour.