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Dossier

La grossesse dans les clips : le « baby bump » comme performance (de genre)

Pregnancy in music videos: performing the baby bump
Claire Salles

Résumés

Les clips faisant apparaître une grossesse (réelle ou fictive) constituent un corpus marginal qui n’a pas encore été étudié. L’article constitue un corpus de vingt-trois clips, produits de 2005 à 2021 dans le Nord global. Ils sont abordés sous l’angle de la performance de genre (Judith Butler). Dans la première partie de l’article, le baby bump est envisagé comme performance au sens de spectacle mis à contribution dans la stratégie de communication de la star dans un écosystème médiatique (avec les réseaux sociaux, les médias de divertissement et les shows). La seconde partie identifie cinq types de performance du baby bump – s’isoler, ressentir, célébrer la famille, lutter et dévier – qui négocient des performances de genre différentes, plus ou moins alignées avec l’hétéropatriarcat.

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Texte intégral

Introduction

1Shy’m, clip de « Boy », 2020. Néons. En majesté, fauteuil métallique. Manteau structuré, reflets argentés et violets. Jambes nues allongées par la contre-plongée, chaussures rouge vif à talon haut et bout pointu. Manucure démesurée et verre à Cosmo. Le regard planté dans la caméra, Shy’m incarne une femme puissante, mise en valeur parmi ses danseuses. La révélation a lieu à 2 minutes 19 : une silhouette de profil au ventre arrondi tient la pose. Le ventre est nu sous un soutien-gorge épais. Il apparaît en contre-jour, la source lumineuse étant le parapluie de photographe à l’arrière-plan. Les mains des danseuses figées font cercle autour de la silhouette enceinte. Pas de visage : les corps sont cadrés aux épaules et aux cuisses. La caméra recule pour confirmer que le corps central est celui de Shy’m. L’alternance des séquences de danse et de regard caméra depuis le fauteuil reprend et la pose de grossesse hiératique s’y insère. Alors que le clip semble se clore sur cette pose, un bonus en ouvre la structure formelle et narrative. Le grain est pixellisé et le format d’image se resserre, évoquant le film amateur, en particulier le film de famille. Dans un décor qui semble être son domicile, Shy’m, en habits d’intérieur, rit en regardant la caméra et en caressant son ventre dénudé avant de tomber en arrière sur son lit. Relayé par les médias de divertissement en ligne ainsi que par la presse people, ce clip a été utilisé par la chanteuse pour interagir avec sa communauté Instagram. Sa grossesse est ainsi devenue le moteur d’une séquence de communication maîtrisée.

2Cet article a pour but de comprendre la mise en scène active, à travers les clips, du « baby bump » (littéralement, « bosse du bébé ») selon l’expression consacrée par les réseaux sociaux et la presse de divertissement, et reprise dans la littérature universitaire (Bremer, 2016 ; Cramer, 2015). Dans Boy, la grossesse est performée dans une double perspective. D’une part, Shy’m en fait un spectacle, dans une logique qui se rapproche de celle des performances live de Beyoncé et de Rihanna enceintes aux Grammy Awards de 2017 et au Superbowl de 2023. D’autre part, dans une perspective plus proche du concept de performance proposé par Judith Butler dans Gender Trouble (1990), la grossesse prend place dans un ensemble d’actes et de rituels qui permettent de performer le genre – le genre étant performance chez Butler au sens où il produit ce qu’il dit (du masculin, du féminin) et s’accompagne d’un ensemble des pratiques qui stylisent les corps et maintiennent leur mise en genre. Cet article veut montrer que les clips où apparaît un baby bump, réel ou fictif, participent à la fois à la mise en scène active de soi par les artistes, et à la mise en scène, à la performance du genre. La grossesse étant un levier de la naturalisation du genre (dans le système hétéropatriarcal, « la » femme est associée à son potentiel reproductif), on soulignera plutôt ici l’hétérogénéité des performances de féminités.

3L’analyse de la (sous-)représentation de la grossesse dans les arts visuels est encore lacunaire et doit être poursuivie (Berthiaud, 2013 ; Betterton, 2018 ; Hearn, 2020). En particulier, le baby bump dans les clips n’a pas fait l’objet d’analyse spécifique. Boak (2015) a produit la seule étude sur la grossesse et la maternité dans la musique. Elle déplore d’emblée leur invisibilisation, sans mentionner l’existence des clips mettant en scène une grossesse. Boak explique l’invisibilisation par la désexualisation des personnes enceintes, qui ne serait pas compatible avec la sexualisation des musiciennes. La grossesse serait exclue du to-be-looked-at-ness (le fait d’être-offerte-au-regard) théorisée par Laura Mulvey (1975). Boak, en contrepoint, étudie comment les albums de Tori Amos rendent le corps maternel visible et audible dans sa complexité, de la fausse couche à la maternité et à la sexualité assumée d’une mère. Dans la littérature anglophone consacrée aux représentations de la grossesse au cinéma et à la télévision, les clips ne sont pas non plus étudiés. Ils ne le sont pas plus dans la littérature (toujours anglophone) consacrée à la médiatisation des grossesses de stars, qui considèrent les effets sociaux de leur hypervisibilité (Lagerwey, 2017 ; Podnieks, 2017 ; Hornsby, 2018). Les chanteuses y sont considérées sans distinction avec d’autres personnes célèbres (actrices, membres de familles royales, femmes politiques, mannequins, influenceuses). Ces recherches analysent la performance médiatique de grossesse et concluent à l’établissement de standards impossibles à atteindre et à la surveillance généralisée selon des normes implicites. Chatman (2015) montre par exemple que la première grossesse de Beyoncé a instauré un modèle de femme noire travailleuse comme mère et citoyenne idéale.

4Cet article souhaite dépasser l’alternative entre invisibilité et hypervisibilité de la grossesse dans les productions audiovisuelles et leur écosystème médiatique. En établissant le corpus, deux hypothèses ont émergé. Premièrement, je considère les clips performant la grossesse non pas isolément mais en tant qu’ils font partie d’« écosystèmes médiatiques » (Tofalvy et Barna, 2020). En conséquence, le corpus n’a pas été constitué par compilation et dépouillage d’une base de données mais par agrégation au fil de recherches par mots-clés, et en bénéficiant des sites de divertissement qui relaient les clips mettant en scène une grossesse. En effet, on ne peut comprendre un clip performant la grossesse sans considérer également les publications Instagram, les boucles TikTok ou les tweets de la star, ainsi que les apparitions dans des talkshows et les cérémonies de prix à la télévision, et enfin les articles de presse écrite et en ligne qui l’accompagnent. Deuxièmement, c’est en réunissant un ensemble hétérogène de clips performant la grossesse que l’hétérogénéité des performances peut apparaître. Que la grossesse soit celle de la star ou celle de la compagne de la star masculine, qu’elle soit réelle ou fictive, que la star soit mondialement connue ou non, et quel que soit le genre musical, mon hypothèse est que l’enjeu reste le même : les clips donnent en spectacle la grossesse de multiples manières, ce qui interroge sur la grossesse comme performance de genre. Ainsi, le corpus (référencé en fin d’article) compte vingt-trois clips et un film-album, produits de 2005 à 2021. Il se limite au Nord global (principalement États-Unis, France et Grande-Bretagne).

5En première partie, je montre que la grossesse (fictive ou réelle) est loin d’être incompatible avec le to-be-looked-at-ness : dans les clips du corpus, elle est au contraire activement offerte au regard, selon de multiples stratégies, et constitue ainsi un spectacle, une performance au service de stratégies de communication médiatiques transversales. La seconde partie déploie l’hétérogénéité des dites performances : performer la grossesse dans un clip, c’est surtout négocier les normes de genre associées aux féminités.

Le clip mettant en scène la grossesse dans la stratégie de communication de la star-marchandise

6Que les stars cachent leur grossesse ou la mettent en scène rend explicite l’idée que la star est une marque, et que son corps en est le support. En 1972, Edgar Morin écrivait : « La star est une marchandise totale : pas un centimètre de son corps, pas une fibre de son âme, pas un souvenir de sa vie qui ne puisse être jeté sur le marché. » (Morin, 1972 : 100) Depuis Morin, la logique genrée de la marchandisation en « marque à court terme » du corps des stars féminines de musique populaire a été démontrée (Lieb, 2018). Comment la mise en scène du baby bump s’inscrit-elle dans la logique publicitaire du clip et de la staréité ?

Un privilège de star : utiliser la grossesse à ses propres fins

  • 1 Voir par exemple la politique mise en place par Brigitte Lefèvre, ancienne directrice au ballet de (...)

7Il faut d’abord envisager les cas où la mise en scène de la grossesse n’est pas jugée souhaitable pour l’image de marque de l’artiste-interprète. Seules les stars établies s’autorisent (sont autorisées ?) à utiliser la grossesse à leurs propres fins. La présence de figurantes ou de danseuses à un stade avancé de grossesse est infinitésimale dans les clips – comme dans les autres performances scéniques1. La grossesse semble incompatible avec le lancement d’une carrière d’artiste-interprète. Sheryfa Luna a fait l’expérience d’un déni de grossesse au moment de lancer sa carrière suite à sa victoire à Popstars en 2007 : « Ça été très compliqué, très mal reçu. Parce qu’il y avait beaucoup d’argent qui avait été investi sur moi. L’annonce d’un bébé n’était pas au programme », explique-t-elle (Satara-Bartko, 2018). De même, Aya Nakamura révèle en 2021 qu’en 2017, pendant la préparation de son premier album, elle a préféré cacher sa première grossesse à sa maison de disque pour ne pas risquer de perdre son contrat (Vanity Fair, 2021).

8Quand les artistes-interprètes jouissant d’une célébrité déjà confirmée choisissent de médiatiser leur grossesse, elles le font d’une manière maîtrisée, à leur profit. Les clips où elles apparaissent enceintes sont des séquences de communication qui s’insèrent dans un écosystème médiatique où la star doit être valorisée. Le baby bump ou, quand il est invisible, l’état de grossesse de la star, est marchandisé à travers le battage médiatique qui accompagne ces clips, au profit des médias de divertissement tout autant que des stars qui activent leur communauté de fans. Ce n’est pas tant la visibilité de la grossesse dans un clip qui entraîne de meilleures ventes pour le titre – le volume des ventes d’albums est corrélé à la diffusion en radio plutôt qu’au buzz en ligne (Dewan et Ramaprasad, 2014) –, mais le partage de l’intime renforce l’attachement, ce qu’exemplifie la construction du « Beyoncé World » par le film-album Lemonade (2016) qui intègre des films de famille (Macrossan, 2018 : 146). La dimension publicitaire des clips performant la grossesse est aussi mise en évidence par les clips relayés par les médias pour annoncer la grossesse de la star alors que la grossesse n’est pas visible dans le clip. C’est le cas de « Perfect » (2005) de P!NK et de « Hey Boy »(2017) de Natasha Bedingfield.

9La dimension publicitaire des clips performant une grossesse est enfin rendue évidente quand des hommes jouent des codes de l’annonce de grossesse pour attirer l’attention. Le rappeur Lil Nas X a mis en scène en 2021, par des photos et des boucles (reels) diffusées sur Instagram et sur TikTok qui le montraient enceint, la sortie imminente de son album Montero. Cette négociation des normes de genre par la grossesse s’inscrit dans la persona queer de Lil Nas X qui avait visibilisé son homosexualité dès les débuts de son succès en 2019. Suite à la diffusion de ces images, Lil Nas X a reçu des critiques émanant de personnes trans qui déploraient le détournement par un homme cisgenre de la grossesse masculine à des fins publicitaires, dans un contexte où la violence institutionnelle et sociale entravant les grossesses d’hommes trans est un enjeu vital. Lil Nas X a alors encouragé sa communauté de fans à soutenir les associations de défense des droits des personnes LGBTQ.

  • 2 « Cardi B’s pregnancy announcement on ‘SNL’ [Saturday Night Live] sends a powerful message about mo (...)
  • 3 « I don’t know if it’s the strength of the fetus, but I have never felt so hungry to succeed ».

10C’est à l’aune de la marchandisation de la star que l’on peut comprendre la dramatisation par les médias de divertissement du risque que fait porter la grossesse sur la carrière de l’artiste-interprète. En 2018 comme en 2021, les grossesses de la rappeuse Cardi B ont soulevé des commentaires en ce sens : « L’annonce de la grossesse de Cardi B lors du SNL [Saturday Night Live] envoie un message puissant sur la maternité moderne » (Penrice, 2018) ; « Cardi B répond à ceux qui disent que sa carrière est finie parce qu’elle va avoir un bébé » (Rosa, 2021)2. Ces courts articles doivent attirer le public, leur modèle économique reposant sur la diffusion de publicités sur leurs pages et sur la captation de données personnelles pour les revendre à des annonceurs. Pour continuer à alimenter cette actualité suite à l’annonce de la grossesse, les médias dramatisent donc l’antagonisme supposé entre carrière de star et maternité. Et Cardi B en use à son avantage. En 2018, lors de la révélation très maîtrisée de sa grossesse au Saturday Night Live, elle répond aux questions de Jimmy Fallon, qui suggère l’incompatibilité entre une carrière aussi impressionnante et une vie de famille, en corrélant les deux : « Je ne sais pas si c’est grâce à la force du fœtus, mais je n’ai jamais été aussi avide de succès3. » La performance de femme puissante renforce les attentes imposées aux femmes quant à un modèle individualiste de réussite sur tous les plans. De manière intéressante, une journaliste canadienne utilisait ainsi l’exemple de Cardi B pour rappeler les inégalités de carrière associées à la grossesse et la maternité dans un article de 2018 (Boesveld, 2018). L’antagonisme alimenté par les médias de divertissement entre carrière et grossesse peut être l’occasion, in fine, de questionner les attentes sociétales en termes de réussite pour les femmes, voire de sensibiliser sur les inégalités salariales touchant les femmes enceintes et les mères.

11Ainsi, l’étroitesse du corpus de clips montrant les chanteuses enceintes et les révélations sur les pressions implicites imposées aux artistes-interprètes pour éviter ou retarder le moment d’une grossesse suggèrent que se joue une tension entre maternité et carrière pour les stars, comme pour la population générale (INSEE, 2020). Si seules les stars jouissent du privilège d’utiliser la grossesse à leurs propres fins, je vais maintenant montrer que ce n’est pas dans les clips que la grossesse est partagée comme un vécu intime et incarné : la grossesse y est plutôt fictionnalisée (selon des types que je détaillerai en dernière partie).

Fictionnaliser le baby bump plutôt que partager un vécu

12La mise en scène du baby bump est le plus souvent décorrélée des paroles des chansons dont les clips font la promotion : dans les clips du corpus, la grossesse est performée, elle n’est pas partagée comme un vécu. Les expériences reproductives sont plutôt abordées dans les paroles des chansons et dans des médias propices à la publicisation des vécus intimes (notamment les podcasts).

13La grossesse est un sujet relativement commun dans les paroles des chansons, selon deux lignées. La première regroupe les chansons centrées consensuellement sur les espoirs alimentant l’attente de la naissance : « En cloque » de Renaud (1983), « En t’attendant » d’Isabelle Boulay (2004), ou « Définitivement » de Grand Corps Malade (2010) en sont de bons exemples. La deuxième lignée regroupe les chansons défendant les droits reproductifs. « Non, tu n’as pas de nom » d’Anne Sylvestre (1974), « Rosie Jane » de Malvina Reynolds (1975), « Baby’s Gone » du duo de rrriot girls Heavens To Betsy (1992), « Sally’s Pigeons » de Cyndi Lauper (1993), « Don’t Pray on Me » du groupe punk Bad Religion (1993) ou encore « Fallopian Rhapsody » des punks Lunachicks (1995) expriment l’importance du droit à l’avortement depuis sa propre culture musicale, du punk à la folk, en passant par la chanson à texte.

14Rares sont donc les chanteuses qui, comme Tori Amos, étudiée par Boak (2015), évoquent ouvertement leurs vécus reproductifs dans leur œuvre. En 2020, la Canadienne Alanis Morrissette aborde ses dépressions post-partum dans l’album Diagnosis. La Norvégienne Rebekka Karijord, dans l’album de pop narrative expérimentale Mother Tongue (2017), chronique sa grossesse et la naissance prématurée de son enfant et souligne dans les entretiens accordés l’importance de lever le tabou de la grossesse dans la musique. Le partage par les chanteuses de leurs vécus reproductifs s’effectue plutôt, et de manière privilégiée, en-dehors de leur œuvre musicale. Ce partage intime et incarné des difficultés psychiques, affectives et physiques liées à la grossesse passe par les paroles des chansons et non par la mise en spectacle de la grossesse dans les clips. Notons que le corpus des chansons dont les paroles abordent explicitement les vécus reproductifs reste à analyser. Les recherches sur les paroles de chansons sont encore peu développées (West, 2019), aux marges des études littéraires et de la musicologie (à l’instar du groupe de recherche « Song Lyrics » de l’université d’Agder en Norvège).

15Si l’évocation de la grossesse n’est pas rare en musique, il est notable que ce ne sont pas ces chansons qui évoquent la grossesse qui sont clipées : les baby bumps apparaissent dans des clips dont les chansons n’évoquent pas la grossesse. Dans notre corpus, seuls deux clips articulent images de grossesse et discours sur celle-ci : en 2005, « Someday » de Britney Spears interrogeait explicitement ce que la naissance à venir d’un enfant lui révèlerait du plan de Dieu pour son destin, dans une fictionnalisation avancée (sur laquelle je reviendrai) ; en 2020, « Mon bébé » de Djena Della met en scène, dans une reconstitution après-coup, son parcours de jeune mère célibataire. Pour les autres clips du corpus, les images de grossesse sur lesquelles capitalisent les clips ne sont pas associées à des paroles évoquant le vécu de grossesse.

16Le récit intime et incarné de la grossesse se produit ailleurs, hors de la sphère musicale. La chanteuse Camille réalise en 2021 un film documentant l’importance du chant pour vivre sa seconde grossesse (Comme un poisson dans l’air). Louane participe au podcast du site Bliss (dédié à la grossesse et à la maternité « sans filtre »), et Maude au podcast Mères produit par Les Louves. Lorie Pester s’exprime publiquement sur son endométriose à l’occasion de la naissance de sa fille en 2020. Puisque les images de baby bumps des clips ne servent pas à mettre en récit la grossesse en tant que vécu intime, c’est bien qu’elles ont une autre fonction : elles s’insèrent dans un ensemble d’outils qui permettent de performer le féminin.

Performer le baby bump pour performer le genre

17On pourrait penser que, puisque la grossesse est visible dans les clips sans qu’il y soit fait référence dans les paroles, elle ne serait qu’un événement de la vie parmi d’autres. En effet, si la grossesse n’est pas le sujet de la chanson, pourquoi affecterait-elle la mise en scène ? Pourtant, tous les clips du corpus mettent en spectacle la grossesse de manière active. Même quand la grossesse est à peine perceptible, comme dans « Countdown » (2011) de Beyoncé, elle est soulignée par un élément narratif codé : la star, cadrée au visage avec le regard plongé dans la caméra, sursaute de surprise quand son baby bump croît subitement. L’analyse détaillée des choix de mise en scène permet ainsi de distinguer cinq performances de grossesse, qui ne s’excluent pas mutuellement : s’isoler (en madone hiératique), ressentir (en profondeur), célébrer (la famille), lutter (pour la justice sociale) et dévier (les normes). Ces cinq stratégies de mise en spectacle du baby bump négocient des performances de féminité plus ou moins subversives ou normées.

Réarticuler la persona de la star par la grossesse

18Performer la grossesse, c’est ajouter un rôle aux nombreux autres incarnés par les stars au cours de leurs carrières, et en particulier dans les univers diégétiques des clips. C’est à condition de performer un rôle (qui est aussi une performance de genre) que les artistes-interprètes s’autorisent à mettre en scène la grossesse, qu’elle soit réelle ou fictive.

19Pour comprendre les performances de grossesse dans les clips, la notion de persona développée dans les star studies est pertinente. Au sein des cultural studies, les star studies initiées outre-Atlantique (Dyer, 1979) et développées en France par Ginette Vincendeau (Le Gras, 2014) analysent l’impact des acteur·rices célèbres sur les œuvres dans lesquelles ils et elles jouent, ainsi que dans la société. La définition de la star repose sur celle de la persona, et l’analyse de Vincendeau peut être étendue des acteur·rices de cinéma aux artistes-interprètes :

Par « star » j’entends des acteurs de premier plan qui ont réussi à construire une persona (voire un « mythe ») fait d’une trilogie : jeu à l’écran, identité en tant qu’individu (telle qu’elle est perçue par les médias) et type de personnage, persona que le public reconnaît et s’attend à retrouver d’un film à l’autre et qui, en retour, détermine les rôles attribués à la star (ou choisie par elle). (Vincendeau, 2008 : 10)

20Il faut ainsi se demander si les performances (de genre) associées au baby bump bouleversent la persona préalablement construite par les stars.

Performance 1 – S’isoler en madone hiératique

  • 4 « Hiératisme », Centre national de ressources textuelles et lexicales, en ligne : https://www.cnrtl (...)

21La pose de grossesse en majesté choisie dans le clip de Shy’m correspond à l’isolement en madone hiératique, hérité des représentations chrétiennes de la Vierge Marie. Le hiératisme désigne le « caractère de majesté sévère, d’immobilité ou de gravité, qui semble imposé par un rite ou une tradition4 ». Ce hiératisme de madone est également exemplifié dans Someday (2005) de Britney Spears et « Never Worn White » (2020) de Katy Perry, qui mettent en scène une version conservatrice de leur persona. Il est en revanche détourné par Cardi B dans « I Like It » (2018), et je vais en montrer l’ambiguïté à travers le clip « Mi Verdad » (2015) de Maná en featuring avec Shakira.

22Dans « Someday », Britney Spears actualise les figures bibliques d’Ève et de Marie – l’Annonciation mariale étant une représentation majeure de la grossesse en Occident (Berthiaud, 2013). En noir et blanc, des plans du visage flou et endormi de la chanteuse alternent avec une mer calme caressée par le soleil (chaos originaire de la Genèse). Dans une banlieue pavillonnaire états-unienne, les feuilles volent (souffle de l’Esprit saint). Depuis son lit, la star ouvre les yeux sur une grande fenêtre donnant sur un jardin luxuriant (Éden), le visage caressé par la lumière (divine). Elle se lève avec la musique, cadrée au niveau de la poitrine. Un miroir rond forme une auréole derrière sa tête (Marie). Son ventre arrondi apparaît sous une longue chemise de nuit blanche en satin et dentelles (virginité mariale). Elle le caresse. Elle se lave les mains au lavabo (purification). Un personnage de la tapisserie devant laquelle elle passe tend un doigt vers elle et la touche (Annonciation par l’ange Gabriel), accompagné par le mouvement de la caméra en contre-plongée. Le vent qui s’engouffre la surprend, elle se retourne, surprise (acceptation par Marie), et voit à travers la fenêtre une statue d’ange (Gabriel). Elle se caresse le ventre. Le clip se clôt sur l’image de la mer qui l’avait ouvert.

23« Never Worn White » de Katy Perry partage avec Boy de Shy’m la vue de profil statique en dézoom progressif devant un cercle lumineux, qui met en valeur le ventre nu caressé par les mains. Les deux chanteuses sont placées dans un décor explicitement artificiel et abstrait. Ainsi, leur grossesse est extraite de toute activité et triplement isolée sur un piédestal : par le cercle lumineux (symbolique associée à la Lune et au cycle menstruel ainsi qu’à la plénitude de la grossesse), par les mains des danseuses pour Shy’m, par l’estrade pour Katy Perry. On se rappelle la mise en valeur de ce plan par l’effet de surprise dans « Boy ». Dans « Never Worn White », ce plan est plutôt mis en valeur par son isolement en fin de clip, dans une ré-ouverture au noir qui fait durer les dernières notes d’instruments à cordes. Les deux tableaux précédents montraient Katy Perry tout aussi statique et hiératique : dans une longue robe blanche de mariée, et recouverte de fleurs. Les paroles du morceau décrivent l’acceptation de l’institutionnalisation du couple, à travers le mariage qu’elle n’aurait jamais envisagé auparavant. Elle y consent désormais dans un grand « I do » avec regard caméra, avant la fermeture au noir et le plan de profil en soutien-gorge, tenant désormais son ventre. Le modèle de féminité construit au fil de ces tableaux est normé, en ce qu’il est aligné avec l’institution hétéronormée du mariage (visant à sanctionner un cadre voué au développement de la famille). Grossesse, parentalité et institution matrimoniale concordent ainsi parfaitement.

Figure 1. Shy’m, « Boy » (2020), 2’20

Figure 1. Shy’m, « Boy » (2020), 2’20

Katy Perry, « Never Worn White » (2020), 3’36

Katy Perry, « Never Worn White » (2020), 3’36

24Un détournement du hiératisme de madone se retrouve chez Cardi B. Sa première grossesse est mise en scène dans le clip « I Like It » (2018), en featuring avec Bad Bunny et J. Balvin. Vêtue d’une robe colorée à volants, elle déambule dans un village d’inspiration portoricaine. Son ventre n’est pas le centre de l’attention, et pourrait ne pas être remarqué. Vêtue ensuite d’une robe longue fendue rouge, statique et en légère contre-plongée, elle agite ses larges manches chauve-souris et son ventre devient visible. La « Gangsta Bitch » (pour reprendre le titre de ses deux premières mixtapes) assume ici une version assagie, mais toujours imposante, de sa persona : un rôle de majesté. À aucun moment elle ne se touche le ventre ou ne le regarde. Ces plans alternent avec des scènes où son ventre plat est mis en valeur entre un haut coupé sous la poitrine et un pantalon taille basse. Il est clair que des tournages espacés dans le temps sont juxtaposés dans le clip. Mais la continuité est assurée par ses mouvements de danse sensuels renforcés par la présence de danseuses dont les fesses et les déhanchés sont abondamment soulignés. Cette performance de genre se distingue des précédentes en ce que l’alliance du hiératisme et de la sensualité permet de renforcer la persona, construite par Cardi B, de femme puissante – la chanson se place numéro 1 du Billboard Hot 100 – et sexualisée selon son propre désir.

Cardi B, « I Like It » (2021), 0’39

Cardi B, « I Like It » (2021), 0’39

25Le clip du groupe de rock alternatif mexicain Maná « Mi Verdad », en duo avec Shakira (2015), est un cas intéressant quant à la porosité entre subversion et réitération des normes. Alors qu’il semble banaliser l’état de grossesse pour une chanteuse, Shakira, enceinte, est progressivement isolée. Pendant la majeure partie du clip, Shakira est filmée aux épaules et participe avec joie au cercle des musiciens avant un plan bref qui propose une image spectaculaire de sa grossesse, jusque-là imperceptible. Désormais seule, cadrée en plan large, de profil, elle se caresse le ventre d’une main et tient de l’autre un ballon gonflé à l’hélium, objet associé aux célébrations de naissance. D’autres plans suivent où, sur une balançoire, elle n’est plus cadrée aux épaules mais jusqu’à la taille. Une fois sa grossesse rendue visible, elle ne fait visuellement plus partie du cercle des musiciens.

Maná en duo avec Shakira, « Mi Verdad » (2015), 3’15

Maná en duo avec Shakira, « Mi Verdad » (2015), 3’15

26L’isolement en madone hiératique peut donc osciller entre l’actualisation du « destin maternel » construit par la culture chrétienne (Britney Spears), la réitération de l’institution familiale hétéronormée (Katy Perry) et son émancipation dans la sensualité assumée (Cardi B). Cette performance, lourde d’une tradition multiséculaire, fait courir le risque de renverser la distinction en exclusion (Shakira). L’isolement est porteur d’un empouvoirement ambigu : la mise en valeur de la star enceinte est en même temps une mise à distance.

Performance 2 – Ressentir (depuis les profondeurs)

27La mise à distance peut aussi donner lieu à une expérience puissante, comme le montrent les performances de grossesse de Nolwenn Leroy ou de Natalie Portman.

28En 2017, Nolwenn Leroy est enceinte dans le clip de « Gemme ». Drapée dans une longue robe blanche, elle déambule dans les plaines et les grottes de l’Aven Armand en Lozère. Sa solitude et sa robe blanche pourraient l’inclure dans la performance de l’isolement en madone hiératique mais ses mouvements font plutôt signe vers une expérience intérieure intense, en communion avec l’environnement mystérieux qu’elle explore. Ses yeux plongent dans le lointain, dans les concrétions de la grotte et dans la caméra, ou se ferment dans un mouvement intime tandis que ses mains épousent les lignes de son ventre arrondi : la mise en scène de la grossesse corrobore les paroles qui, si elles n’évoquent pas directement la grossesse, décrivent une quête intérieure (« Moi je veux chercher, moi je veux creuser »).

29La même année, Anne Rose Holmer réalise le clip de « My Willing Heart » de James Blake, dont l’unique personnage est l’actrice Natalie Portman, enceinte, presque à terme, au ralenti et en noir et blanc. Ce clip diffère des autres du corpus, en ce que la star enceinte n’est pas la performeuse de la chanson. Puisque les paroles n’évoquent pas la grossesse, il est important de considérer le statut de star de Natalie Portman dans cette mise en scène : le clip met en valeur son corps paisible. Elle nage lentement dans un océan sans limites. À travers une fumée chaude, les rais de lumière vibrent au rythme des ondulations provoquées par son corps, dont les courbes sont magnifiées par le contre-jour. Ce tableau alterne avec un autre où l’actrice attend sur un lit et plonge son regard dans la caméra. Ses mains se posent sur son ventre, dont la peau se hérisse de froid, caressé par les reflets de l’eau et par son ombre. Elle sourit. Son ventre bouge, cadré en plongée depuis son épaule. Fumées, remous, caresses, éclats de lumière dans l’eau et jeux de bulles : le clip performe la grossesse comme expérience sensorielle puissante.

30De manière plus inattendue, je propose de considérer que « Flip My Hair » (2018) de Jessie James Decker relève également de cette performance de ressenti depuis les profondeurs. Dans un studio de tournage, sur fond neutre, la chanteuse et ses quatre danseuses arborent toutes un ventre de grossesse avancée, moulé dans une combinaison noire. Elles dansent en faisant tournoyer leurs cheveux, avec des ondulations appuyées des hanches. C’est la réunion des cinq personnes enceintes qui attire l’attention sur la grossesse. Si le groupe qui danse à l’unisson peut tout à fait être lu comme renforçant la norme de la femme enceinte épanouie, cette lecture peut aussi bien être renversée : ces personnages s’amusent et leur danse peut apparaître comme l’expression d’un ressenti profond d’enthousiasme et de légèreté.

31Les performances de grossesse des artistes sont ici congruentes à leurs personae : on retrouve l’univers de Nolwenn Leroy entre ésotérisme et rêverie construit depuis l’album Histoires naturelles (2005), et l’habitude qu’a Jessie James Decker, personnalité de la télé-réalité états-unienne, de mettre en scène dans ses clips sa vie de femme épanouie (notamment en tant qu’épouse et mère). Si les performances de genre sont ici plutôt classiques, elles ont l’intérêt de se focaliser sur l’expérience (agréable, qui plus est) de celles qui les produisent.

Jessie James Decker, « Flip My Hair » (2018), 2’22

Jessie James Decker, « Flip My Hair » (2018), 2’22

32Dans les types de l’expérience puissante de grossesse comme de l’isolement en madone, soulignons que la dimension performative n’est pas visible en tant que telle. La mise en spectacle de la grossesse permet de naturaliser le genre : elle désigne les performeuses comme des femmes. Même si des modèles normés de féminité sont ici produits, le genre reste donc une performance. C’est ce que je veux démontrer avec les clips qui semblent au premier abord s’appuyer sur la mise en scène la plus normative de la grossesse : la célébration de la famille.

Performance 3 – Célébrer (la famille)

33Les clips où le système de genre cishétéropatriarcal semble le moins négocié sont ceux qui intègrent les codes de la photographie et du film de famille. La chanteuse enceinte apparaît aux côtés de son compagnon (« Wake Up Love » de Teyana Taylor), ou est filmée dans un cadre intime depuis un point de vue construit pour évoquer celui du partenaire amoureux et père de l’enfant à naître (Boy de Shy’m). Ces clips invitent à interroger dans quelle mesure les stars se réapproprient le regard patriarcal porté sur les femmes enceintes, voire même, plus précisément encore, comment elles composent avec ce que Marianne Hirsch a appelé le familial gaze (1999) (film-album Lemonade de Beyoncé).

34Dans « Wake Up Love » (2020), Teyana Taylor se met en scène au lit avec son conjoint et sa fille : le clip culmine dans la révélation finale de son ventre arrondi, qu’ils touchent et embrassent ensemble en envoyant des baisers à la caméra. Le point de vue zénithal et l’immensité des draps blancs qui se fondent dans les nuages, accordés aux habits blancs portés par les trois personnages, idéalisent l’image du réveil heureux en famille. Ce clip familialiste de grossesse s’inscrit dans la continuité de la mise en scène télévisuelle du couple formé par Teyana Taylor et son mari Iman Shumpert, joueur de basket en NBA et chanteur de rap : en 2018, ils ont été au cœur de l’émission de téléréalité Teyana & Iman sur la chaîne musicale VH1, concurrente de MTV.

35Les travaux sur les films de famille ont montré que leur opérateur unique est traditionnellement masculin, tandis que les femmes sont les objets privilégiés de la représentation (Sapio et Rodovalho, 2019 ; Vignaux et Turquety, 2016 ; Odin, 1995). Dans « Boy » de Shy’m, décrit en introduction de l’article, la rupture narrative et visuelle entre les séquences de danse en majesté et la séquence finale de film de famille sert à renforcer l’attachement du public à la star. C’est surtout la performance familialiste de sa deuxième grossesse par Beyoncé qui déplace les enjeux du film de famille. En 2017, elle performe enceinte aux Grammy Awards et publie des photographies de sa grossesse sur son site internet. Les deux événements s’inscrivent dans la continuité de son film-album Lemonade sorti en 2016. Dans les trois cas, des photographies et/ou images animées de sa propre grossesse, de sa mère enceinte et de sa grand-mère sont mobilisées. Ce matrilignage s’articule à l’incarnation par Beyoncé de la déesse Yoruba Osun ainsi que de la reine égyptienne Néfertiti. Le familial gaze est ici détourné de sa connotation patriarcale : Beyoncé rend sa grossesse centrale dans un récit visuel d’empouvoirement de la féminité et de la maternité noires (Winter, 2018).

36Ainsi, on aurait pu s’attendre à ce que la performance de genre dominante dans le système cishétéropatriarcal (la célébration de la famille cishétérocentrée) soit majoritaire dans le corpus. Sa relative discrétion confirme que la performance de genre est en constante négociation : il est impossible de distinguer où s’arrête la norme et où commence sa subversion. Si l’appropriation du familial gaze par Teyana Taylor et Shy’m vise à renforcer l’attachement de leur public, son utilisation par Beyoncé à des fins d’empouvoirement politique met sur la voie du quatrième type de performance de la grossesse : la lutte pour la justice sociale.

Teyana Taylor, « Wake Up Love » (2020), 3’13

Teyana Taylor, « Wake Up Love » (2020), 3’13

Performance 4 – Lutter (pour la justice sociale)

37Alors que dans les performances précédentes, la grossesse est isolée, mise en scène comme une expérience extraordinaire qui appelle une mise en scène explicitement spectaculaire, la grossesse est un symbole de lutte parmi d’autres dans les clips relevant de l’empouvoirement politique : ordinaire, elle s’intègre dans la lutte pour la justice sociale. Ce type est représenté par « Still » (2020) de Teyana Taylor et « Rooted » (2021) de Ciara, qui mobilisent leurs grossesses dans la lutte anti-raciste.

38Les deux clips mobilisent un réseau d’images qui renvoie à l’iconographie globale des luttes africaines-américaines pour l’égalité des droits. Teyana Taylor et Ciara s’y mettent en scène sur le modèle de la photographie prise en 1967 par Blair Stapp de Huey P. Newton, co-fondateur du Black Panther Party (Ongiri, 2010). Assises sur un large fauteuil en rotin, leurs ventres proéminents, nus et éclairés, sont mis en valeur sous une veste noire en cuir. Dans « Rooted », Ciara mélange les codes visuels des Black Panthers à ceux du hip hop (avec ses bouchons de dents dorés et ses mouvements de danse, signature habituelle de ses clips). Les contre-plongées prononcées, les regards-caméra et l’expression déterminée du visage renforcent le sens militant des paroles. La grossesse est visible mais n’est pas au centre de l’attention. On n’observe ni regards, ni caresses, ni gros plans isolant le ventre. La grossesse est ordinaire (Ciara danse comme à son habitude), et contribue au discours de fierté noire (avec l’idée de la grossesse comme symbole de la transmission et de l’actualisation, de génération en génération, des luttes pour les droits civiques des Afro-Américain·es). La grossesse est ici investie comme outil de lutte politique et identitaire.

Teyana Taylor, « Still » (2020), 2’11

Teyana Taylor, « Still » (2020), 2’11

Ciara, « Rooted » (2021), 1’47

Ciara, « Rooted » (2021), 1’47
  • 5 « I believe in the end love wins » (ma traduction).

39L’usage de la grossesse comme symbole politique avait également été mobilisé, mais de manière consensuelle, par Carrie Underwood dans « Love Wins » (2018), un titre de country pop. Sa robe orange sur fond de ciel bleu vif (qui la place également dans la performance de madone hiératique) contraste avec la chromie affadie associée à des personnages précaires et à l’épuisement des ressources. Ces personnages galvanisé·es par la grossesse qui symbolise un futur prospère et d’alliance se mettent en mouvement et rejoignent Carrie Underwood en une fête de l’espoir et de la solidarité : « Je crois qu’à la fin, c’est l’amour qui l’emporte5 ». Carrie Underwood est blanche, ainsi que la majorité des figurant·es. Ainsi, derrière la visée politique apparente, le clip propose une mise en scène universelle de la précarité et de l’épuisement des ressources ainsi qu’une sauveuse en situation de privilèges multiples, ce qui vide son propos politique. C’est justement en faisant de la grossesse un symbole d’universalisme, ce qui est une position blanche (Dyer, 1990), que le clip élude les rapports de domination – et renaturalise la performance de féminité.

40La performance de la grossesse et de la féminité est sciemment mobilisée chez Teyana Taylor et Ciara dans un but afromilitant. Avec le dernier type de performance, qui joue avec les normes en mettant en scène des grossesses déviantes, je veux finir de dégager l’idée centrale de cet article : la performance de grossesse dans les clips révèle que le genre n’est que performance, plus ou moins visible en tant que telle.

Performance 5 – Dévier (les normes)

41Les clips qui subvertissent frontalement le baby bump assument la dimension performative de la grossesse et du genre (une mise en scène, qui a des effets). Le type de la grossesse déviante fait ainsi la part belle aux grossesses fictives. En opposant « Glass et Patron » (2015) de FKA Twigs et « Nonbinary » (2020) d’Arca à « Feel Away » (2021) de Slowthai, je veux montrer que les mises en scènes fictives et inattendues de grossesses n’en font dévier la normativité que lorsqu’elles sont associées à des luttes politiques.

42FKA Twigs, dans « Glass et Patron » (2015), mobilise une grossesse fictive en l’inscrivant dans l’héritage de luttes menées par des communautés minorisées. Dans une camionnette arrêtée en forêt, de profondes plongées et contre-plongées montrent ses cuisses ouvertes sur son ventre caressé par ses doigts à la longue manucure. Ces caresses hachées et dansées rompent avec la douceur protectrice et enveloppante habituellement associée à ce geste iconique de la représentation de la grossesse. Elle tire de son sexe des tissus colorés, dans un bruit de grésillement. Les tissus deviennent des danseurs. Leur performance relève du waacking, style de danse issu de la culture voguing et créé dans les années 1970 notamment à New York par des personnes afro- et latino-étatsuniennes transgenres et gay, et associé à une culture de l’entraide communautaire face à la violence cishétéropatriarcale et raciste.

43Dans l’un des tableaux de « Nonbinary » (2020), Arca performe une grossesse cyborg. Installée sur un fauteuil gynécologique placé sur une estrade entourée de rideaux spectaculaires, elle regarde fixement vers la caméra tandis que des robots se rapprochent de son corps, dont le ventre arrondi et translucide laisse apparaître les organes. Lae cyborg, dans le sens que lui a donné Donna Haraway (1980), est une figure importante pour la pensée queer, en ce qu’elle brouille les binarités construites par la modernité patriarcale pour penser un au-delà du genre (Gardey, 2016). On peut aussi interpréter cette version ultra-technicisée de la grossesse comme une dénonciation par une personne concernée des violences médicales infligées aux personnes trans.

44Néanmoins, les grossesses fictives et inattendues ne font pas nécessairement dévier les normes dominantes. Slowthai, dans « Feel Away » (2021), inverse provisoirement les rôles en échangeant avec sa compagne la charge de la grossesse. Nous adoptons son point de vue par la caméra subjective. Mais le clip propose une narration cauchemardesque de la grossesse et se conclut par le mariage de la compagne avec le médecin. La fête a lieu dans la chambre d’hôpital pendant que le bébé de Slowthai est délivré par l’infirmière, en éludant l’accouchement. La prise en charge du travail reproductif par un homme cisgenre et hétérosexuel, expression de ses angoisses quant à la grossesse de sa compagne, est intéressante en tant que performance de masculinité. Mais cette subversion est résorbée par la mise en valeur du mariage hétérosexuel : le clip reste ancré dans la représentation hétéro- et ciscentrée de la grossesse.

Conclusion

45Étudier les normes de genre et leurs subversions à travers des représentations audiovisuelles ne doit pas aboutir à les figer. Le but de cet article était de considérer l’hétérogénéité des mises en spectacle des grossesses dans les clips, ce qui a permis d’envisager plus largement toute grossesse comme une performance de genre, et le genre comme performance.

46La première partie a permis de montrer que les clips où les stars enceintes se mettent en scène relèvent de la stratégie publicitaire de la star-marchandise (construite sur des attentes genrées) : dans les clips performant la grossesse, les stars l’utilisent à leurs propres fins pour enrichir leur persona et renforcer l’attachement du public. Puisque le clip, comme la staréité, se caractérise par la mise en scène et par la constitution d’une persona, il est un espace précieux pour envisager la grossesse en tant que performance de genre. Nous avons ainsi distingué dans la seconde partie cinq types de performance de baby bump, qui négocient toutes, de manière différente, avec les normes hétéropatriarcales de la grossesse et de la féminité. Cette hétérogénéité montre que toute performance de genre est une négociation dans des rapports jamais figés. Les performances militantes et déviantes ont la portée subversive la plus claire, mais il convient de ne pas adopter une posture de jugement envers les performances plus consensuelles.

47Le chantier est ouvert pour poursuivre au-delà du défrichage proposé ici. Aux clips où les stars mettent en scène leur grossesse (réelle ou fictive), on pourra opposer les clips de performeurs hommes mettant en scène des femmes enceintes en tant que figurantes. Le clip « My Willing Heart » de James Blake (2017), qui place la focale sur Natalie Portman enceinte sans suggérer le couple ni la famille, semble être une exception : les femmes enceintes apparaissent plus souvent dans les clips d’hommes en tant que compagne du chanteur, réelle ou fictive. « Wild » (2020) de John Legend culmine en un plan final où il enlace sa compagne, la mannequin Chrissy Teigen, leurs mains posées sur le ventre rebondi. Dans la ballade rock « Next Episode Starts in 15 Seconds » (2019), Johnny Lloyd regarde sur un écran de projection de diapositives des photographies de sa compagne enceinte. Ce diaporama alterne avec un stop motion « direct » de la scène. Le grain visible et le flou soulignent la référence à la photographie amatrice. Il faudrait interroger ces performances plus normées de grossesse, de féminité et de masculinité, de même qu’il faudrait analyser la mise en scène d’une compagne enceinte fictive pour alimenter le buzz, comme dans « Kiki » (2021) où Julien Doré partage avec Virginie Effira les derniers moments de sa grossesse, jusqu’à l’accouchement à l’hôpital… d’un petit tigre. La sortie du clip a été précédée d’un long suspense sur Instagram, qui culminait avec une publication interrogeant en légende les 713 000 abonné·es sur l’identité de la femme enceinte aperçue dans un teaser du clip. Les sites de divertissement ont relayé l’annonce de la grossesse et des anecdotes sur le couple, avant que Julien Doré diffuse une vidéo du faux ventre porté par Virginie Effira, et commente leur amitié et leur collaboration artistique. Enfin, il faudrait interroger plus avant la mise en scène d’angoisses masculines liées à la grossesse, par exemple dans le clip d’animation « Bouche à lèvres » (2016) d’Odezenne. Après une scène sexuelle problématique en termes de consentement, le narrateur conduit la voiture aux côtés de sa compagne désormais enceinte dans un tunnel de muqueuses vaginales. L’angoisse grandit au point que leur voiture, en pleine forêt, percute un fœtus qui les engloutit et prend feu, causant leur mort. Ces clips de performeurs hommes mettant en scène la grossesse invitent à poursuivre l’analyse de la tension entre subversion et normalisation des performances de grossesse et de genre.

48Aussi, si l’hétérogénéité du corpus était nécessaire pour cet article, il serait pertinent d’affiner l’analyse selon les contextes de production et de réception des clips, le niveau de célébrité des artistes-interprètes, les genres musicaux et l’intersection du genre avec d’autres marqueurs sociaux (Ramdani, 2011). Enfin, il serait nécessaire d’étudier les clips émanant d’autres logiques culturelles que celles du Nord global.

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Clips

P!NK – « Perfect » (2005)

Britney Spears – « Someday » (2005)

Beyoncé – « Countdown » (2011)

Maná en duo avec Shakira – « Mi Verdad » (2015)

FKA Twigs – « Glass & Patron » (2015)

Odezenne – « Bouche à lèvres » (2016)

Natasha Bedingfield – « Hey Boy » (2017)

Nolwenn Leroy – « Gemme » (2017)

James Blake – « My Willing Heart » (2017)

Cardi B – « I Like It » (2018)

Jessie James Decker – « Flip My Hair » (2018)

Carrie Underwood – « Love Wins » (2018)

Johnny Lloyd – « Next Episode Starts in 15 Seconds » (2019)

Shy’m – « Boy » (2020)

Arca – « Nonbinary » (2020)

Katy Perry – « Never Worn White » (2020)

Teyana Taylor – « Still » (2020)

Djena Della – « Mon bébé » (2020)

John Legend – « Wild » (2020)

Teyana Taylor – « Wake Up Love » (2020)

Julien Doré – « Kiki » (2021)

Ciara – « Rooted » (2021)

Slowthai – « Feel Away » (2021)

Film-album

Beyoncé – Lemonade (2016)

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Notes

1 Voir par exemple la politique mise en place par Brigitte Lefèvre, ancienne directrice au ballet de l’Opéra de Paris, pour mettre fin aux discriminations liées à la grossesse pour les danseuses classiques. En France, le collectif Matermittentes est fondé en 2009 pour défendre les droits des personnes salariées à emploi discontinu, notamment intermittentes du spectacle, en situation de congé maternité (et de maladie). Le Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes intègre une ligne (seulement) sur la grossesse à son second rapport sur les Inégalités entre les femmes et les hommes dans les arts et la culture (2018 : 70).

2 « Cardi B’s pregnancy announcement on ‘SNL’ [Saturday Night Live] sends a powerful message about modern motherhood » (Penrice, 2018), « Cardi B hits back at people who say her career is over because she’s having a baby » (Rosa, 2021). Sauf mention contraire, toutes les traductions de l’anglais au français sont ici les miennes.

3 « I don’t know if it’s the strength of the fetus, but I have never felt so hungry to succeed ».

4 « Hiératisme », Centre national de ressources textuelles et lexicales, en ligne : https://www.cnrtl.fr/definition/hieratisme. Consulté le 11 décembre 2023.

5 « I believe in the end love wins » (ma traduction).

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Table des illustrations

Titre Figure 1. Shy’m, « Boy » (2020), 2’20
URL http://journals.openedition.org/ges/docannexe/image/4006/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 166k
Titre Katy Perry, « Never Worn White » (2020), 3’36
URL http://journals.openedition.org/ges/docannexe/image/4006/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 108k
Titre Cardi B, « I Like It » (2021), 0’39
URL http://journals.openedition.org/ges/docannexe/image/4006/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 155k
Titre Maná en duo avec Shakira, « Mi Verdad » (2015), 3’15
URL http://journals.openedition.org/ges/docannexe/image/4006/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 123k
Titre Jessie James Decker, « Flip My Hair » (2018), 2’22
URL http://journals.openedition.org/ges/docannexe/image/4006/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 128k
Titre Teyana Taylor, « Wake Up Love » (2020), 3’13
URL http://journals.openedition.org/ges/docannexe/image/4006/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 143k
Titre Teyana Taylor, « Still » (2020), 2’11
URL http://journals.openedition.org/ges/docannexe/image/4006/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 177k
Titre Ciara, « Rooted » (2021), 1’47
URL http://journals.openedition.org/ges/docannexe/image/4006/img-8.jpg
Fichier image/jpeg, 189k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Claire Salles, « La grossesse dans les clips : le « baby bump » comme performance (de genre) »Genre en séries [En ligne], 15 | 2023, mis en ligne le , consulté le 18 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/ges/4006 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ges.4006

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Auteur

Claire Salles

Doctorante en Arts et Médias à l’Université Sorbonne Nouvelle (Paris) sous la direction d’Antonio Somaini avec la collaboration d’Emmanuel Alloa (Université de Fribourg), Claire Salles explore dans sa thèse les imaginaires gestationnels des télécommunications au cinéma, dans une approche écocritique féministe. Ses publications abordent les représentations des personnes enceintes dans les médias (échographies fœtales, violences obstétricales). Elle fait partie du collectif de recherche féministe Les Jaseuses.

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Droits d’auteur

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