2Ce faisant, le hashtag est qualifié de total, car viral et immédiatement transformateur (Cavalin et al. 2022) et les discours de #MeToo sont présentés comme des discours agissants, une « action à part entière, et plus précisément une action politique. » (Khemilat 2019 : 4) C’est cette action que je questionne dans cet article.

3Je reviens dans la première partie sur le cadre théorique de la performativité et de l’activité métadiscursive folk. Dans un deuxième temps, je présente la polyvalence du segment langagier #MeToo, hashtag, praxonyme d’un évènement discursif inédit transformé en marque modèle. Enfin, je défends l’idée que #MeToo est un discours sédimenté et fragmenté, dont l’émergence est parfois remise en question.

#MeToo : un discours jugé agissant ?

Le discours agissant

4Je pense ici le discours agissant selon la théorie des actes de langage de J.L. Austin (1970[1962]) qui propose d’étudier un type d’énoncés qui font ce qu’ils disent. Austin instaure une première distinction entre des énoncés constatifs décrivant l’état du monde et des énoncés performatifs où le dire et le faire sont confondus, qu’il abandonne au profit de l’hypothèse que tous les énoncés font quelque chose, quand bien même il ne s’agit que d’une assertion. Ainsi, il affirme que chaque énoncé possède un contenu locutoire (le sens de l’énoncé), un contenu illocutoire (l’acte réalisé par l’énoncé) et un contenu perlocutoire (ses effets potentiels). Persiste tout de même la primauté des énoncés performatifs illocutoires, seuls à agir par leur énonciation mais soumis à des conditions précises pour réussir. Ces énoncés, itérés à la première personne du présent de l’indicatif (Je te promets que, Je vous déclare) doivent être produits par des énonciateurs habilités et autorisés, dans des contextes précis, pour ne pas échouer.

5Dans la lignée des travaux de Judith Butler, je réunis les conceptions très différentes de la performativité de Pierre Bourdieu et de Jacques Derrida pour penser les discours agissants. Bourdieu critique et reconsidère la théorie d’Austin en s’attardant sur le statut et la légitimité des énonciatrices. Partant, le pouvoir agissant d’un discours vient, selon lui, de la locutrice qui le prononce, et plus précisément de la position sociale qu’elle occupe et qui lui confère la légitimité à le prononcer pour qu’il agisse (Bourdieu 1975 : 184). Derrida accorde, quant à lui, une plus grande importance à la possibilité d’échec de l’énoncé performatif, ainsi qu’à sa réitabilité dans d’autres contextes étant donné qu’il est « codé » et « identifiable » dans la langue (Derrida 1972 : 388).

6Suivant ces auteurs, j’admets que la performativité d’un énoncé réside dans la légitimité de la locutrice à le produire, dans sa citationnalité, ainsi que dans sa capacité à agir sur le monde de façon illocutoire, c’est-à-dire en faisant ce qu’il dit, ou perlocutoire, via les effets qu’il provoque.

7La performativité de #MeToo est cependant insurrectionnelle, produite par des voix silenciées agissant de façon perlocutoire. C’est ce que théorise Mona Gérardin-Laverge à propos de certains slogans féministes :

La force insurrectionnelle de certains slogans repose sur la mise en évidence du conflit et des résistances déjà existantes à l’ordre social. Il ne s’agit pas seulement de prendre la parole, mais de combattre l’idéologie de genre dominante et d’autres formes d’oppression en les mettant en lumière, en en analysant les fondements, en dénonçant leur illégitimité et en montrant que cette idéologie ne fait pas consensus. (2018b : 14-15)

8Cette force de #MeToo est ainsi liée à la prise de parole des femmes, émancipatrice, individuelle et collective, sur un sujet jusqu’alors tabou et limité à « la chambre à coucher » (Ruffio 2020), qui vient contester « l’ordre hiérarchique organisant qui parle et qui ne parle pas » (Gérardin-Laverge 2017 : 103). Elle réside d’abord dans la tentative de performativité, qui, échouant sur le plan illocutoire, peut agir au niveau perlocutoire (2017 : 101) mais aussi dans la dimension répétitive du discours :

Une prise de parole ne tire pas sa force d’elle-même, mais de son lien à d’autres discours qui la précèdent et qui la suivent. […] on peut considérer que ce n’est pas un énoncé isolé qui est performatif, mais une série d’énoncés, et que la performativité insurrectionnelle désigne moins un acte de parole isolé qu’un acte de parole collectif et polyphonique. (Gérardin-Laverge 2018a : 557-558)

9#MeToo est agissant en ce qu’il est constitué d’une multitude de témoignages postés sur une période de cinq ans, repartis autour de plusieurs hashtags. C’est donc le simple fait de témoigner des VS de façon collective qui conteste et transforme l’ordre du discours.

10Je distingue ici une performativité à l’agir phénoménal, engendrant (de façon illocutoire ou perlocutoire) des effets sur les pratiques et sur le monde, et une performativité dont l’agir est discursif, remettant en cause l’ordre du discours. On verra dans la suite de cet article que #MeToo est souvent rapproché de ces deux types de discours agissants ; dans cette étude je privilégie l’agir discursif, et ne me prononce sur l’agir phénoménal du mouvement que par le biais des discours produits par les militantes féministes et les témoignantes.

11Je définis également l’échec discursif en tant que propriété d’un discours présupposé agissant au niveau illocutoire mais qui n’agit pas au niveau perlocutoire, soit parce que sa mise en discours même, au sein d’un cadre de discours limitant, le fait échouer, soit parce que sa performativité a préalablement été désamorcée. Ainsi, c’est en disant qu’il dit qu’il fait, avant de réellement faire, que le discours soi-disant agissant cesse d’agir.

La visée agissante

Tableau 1. Chronologie de 8 « tweets lanceurs » de hashtags inclus dans le mouvement #MeToo

Source	Hashtag lancé	Date	Extrait du tweet
Alyssa Milano (@Alyssa_Milano)	#MeToo	15/10/17	We might give people a sense of the magnitude of the problem.
Squeezie (@xSqueezie)	#BalanceTonYoutubeur	06/08/18	Je voulais dans un 1er temps mettre un doigt sur ces pratiques et inciter les concernés à vite arrêter
	#JeLeConnaissais	13/06/19	j’aimerais casser le mythe selon lequel les violeurs sont tous des déséquilibrés mentaux qui sévissent la nuit dans les ruelles […] j’espère éveiller les consciences
	#JeSuisVictime	29/02/20	On ne se taira plus […] La honte doit changer de camp
@iwascorsica	#IWasCorsica	07/06/20	Cela permet de visibiliser les violences sexuelles en Corse
Anna Toumazoff (@memespourcoolkidsfeminists sur Instagram)	#SciencesPorcs	08/02/21	On ne peut pas continuer à y [Sciences Po] apprendre l’impunité aux violeurs et le silence aux victimes
Marie Coquille-Chambel (@mariecchambel)	#MeTooThéâtre	07/10/21	Nous n’avons plus peur. Mort à l’omerta
@MeTooMedia_	#MeTooMédias	15/01/22	Il faut parler. Il faut que ça s’arrête.

12Ces énoncés sont des commentaires métadiscursifs présupposant de la force performative des discours auxquels ils se réfèrent et qu’ils accompagnent, extraits de tweets « lanceurs » de hashtags faisant partie du mouvement #MeToo.

13Cette chronologie de visées agissantes du hashtag #MeToo et des hashtags qui l’ont suivi permet d’appréhender la position des énonciatrices au sujet de leur propre discours et des discours qu’elles espèrent susciter. Les verbes utilisés indiquent des actions (donner, vouloir, inciter, casser, éveiller, visibiliser, ne pas continuer, prendre en compte, parler, arrêter) que les énonciatrices espèrent produire grâce à l’énonciation même de leurs discours. Pour elles, la réussite discursive du mouvement réside donc dans la réalisation de ces effets, qui, s’ils varient dans le verbe, n’évoluent pas en substance et peuvent aisément être rassemblés autour d’une même cause, l’évolution des représentations et des pratiques quant aux VS. Ainsi, parler revient pour les énonciatrices à agir et le discours permettrait d’agir : on observe là la vision d’un discours agissant.

(0) Il y a savoir et il y a entendre, lire et compter. Violences sexuelles massives contre les femmes, les enfants, les hommes gays. Et une question de civilisation : comment fait-on pour que les hommes cessent de violer ? (22/01/21)

14Le tweet 0 a lancé le #Commentfaitonpourqueleshommescessentdevioler en janvier 2021. Peu repris, il a été puni de plusieurs suspensions de compte Twitter et supprimé, relégué au non politiquement correct par la plateforme après de nombreux signalements d’internautes pour « conduite haineuse », visant à réprimer la parole de sa créatrice, la militante Mélusine. Elle y fait référence aux hashtags #MeTooInceste et #MeTooGay apparus peu avant, qui élargissent la définition d’une victime (femmes, enfants, hommes gays) mais renforcent celle de l’agresseur (hommes), et qui viennent s’ajouter aux nombreux hashtags déjà apparus sur le réseau social numérique (RSN) depuis 2017. La question de civilisation que pose l’énonciatrice apparait comme le véritable enjeu de #MeToo, assumé ici, à savoir la cessation des violences sexuelles massives. La propriété agissante du discours est alors remise en cause.

Méthodologie

16Il ne s’agit donc pas dans cette étude d’analyser la performativité de #MeToo, car l’analyse des effets réels de ces discours sur le monde et sur les individus nécessite de trop nombreux sauts interprétatifs sur des actes de parole non illocutoires. Je préfère choisir comme point de départ le constat même de la visée performative de ces discours telle qu’elle peut transparaitre des énoncés.

17À contre-courant donc des recherches aujourd’hui nombreuses sur le sujet qui concèdent un pouvoir d’agir total à ce mouvement militant (Cavalin et al. 2022 ; Jouët 2022), il s’agit, dans cet article, d’analyser les échecs et réussites de #MeToo d’un point de vue discursif et métadiscursif. Plus précisément, je souhaite étudier le mouvement en tant que mouvement présenté comme un ensemble de discours qui a agi, une révolution active et efficace par la parole. La question que je pose est la suivante : le fonctionnement discursif de #MeToo, du hashtag lui-même aux discours qu’il comporte, lui a-t-il réellement permis d’être agissant ?

Tableau 2. Corpus

Type de discours	Nombre d’extraits récoltés	Méthodologie de récolte
Tweets lanceurs de hashtags	19	Observation flottante
Témoignages	364	Recherche par mots-clés
Titres et chapeaux d’article de presse, tweets de médias	23	Observation flottante
Tweets critiques de militantes féministes	28	Observation flottante
Total	415

20Parce que mon corpus est entièrement numérique, j’utilise, en plus des outils de l’analyse du discours dite française et de la sémantique discursive, les outils théoriques et méthodologiques de l’analyse du discours numérique pensée par Marie-Anne Paveau, utilisés pour rendre compte de technodiscours, tels que le tweet et le hashtag qui participent de la construction de l’identité agissante et calculée (Georges 2011) des internautes se positionnant socialement et performativement (Husson 2017) sur le RSN. Parce que mon corpus est un corpus sensible lié aux VS, à la sexualité et au genre, ma recherche s’inscrit également dans les Gender and language Studies.

#MeToo : de l’évènement discursif à la marque modèle

Le praxonyme de la libération de la parole

21Les témoignages inauguraux d’Alyssa Milano (#MeToo) et de Sandra Muller (#BalanceTonPorc) sont des actions individuelles qui, transformées en actions collectives, ont créé l’évènement (Moirand 2014 : 3). Les utilisatrices du RSN ont ensuite pu prendre part à la co-construction discursive de cet évènement. En ce sens, #MeToo représente un évènement discursif (Paveau 2019), stabilisé au rang d’évènement (Krieg-Planque 2009b : 5) par l’adoption d’un nom propre d’évènement, un praxonyme, et par sa mise sous description (Neveu & Quéré 1996 : 15). L’évènement #MeToo a été cristallisé autour de cette dénomination et défini comme la libération de la parole des femmes, formule reprise par les collectifs et les militantes, comme dans ce tweet du collectif Les Effronté-es :

Les effronté-es apportent leur soutien total à Sandra Muller, en procès, accusée de diffamation par Eric Brion qu’elle avait dénoncé comme son harceleur dans le tweet viral qui allait lancer ce grand mouvement de libération de la parole des femmes avec #BalanceTonPorc et #Metoo ! (29/05/19)

22Cette description, devenue l’apanage des hashtags testimoniaux, a contraint les discours qui ont émergé en positionnant cette libération comme une fin en soi plutôt qu’un outil militant. Mais elle est largement commentée :

• 6 Les lettres désignent les différents tweets lorsqu’il s’agit de tweets cités ou de threads.

(2) A6 (tweet citant). Je me suis toujours demandé si les gens qui proclamaient la « libération de la parole » y croyaient vraiment – le patriarcat, c’est une structure, une imprégnation invisible et souvent inconsciente, et les modifications des structures, c’est une question de… siècles ?

B (tweet cité). On croyait que #Metoo avait touché la France. Mais avec le César de Polanski, le soutien à Darmanin ou à Girard, le constat persiste : pour les élites culturelles ou politiques, la voix du bourreau a décidément plus de poids que celles des victimes… (28/07/20)

23Dans le tweet 2, l’usage du verbe proclamer, affirmer quelque chose avec force, semble remettre en cause cette libération, appuyé par le tweet cité, posté par une autre internaute, qui présente une dichotomie entre ce qu’on croyait et ce qui se passe réellement (Mais…).

24La libération de la parole est une formule, c’est-à-dire « une utilisation particulière du » mot » » (Krieg-Planque 2009a : 20) qui « présente un caractère figé ; s’inscrit dans une dimension discursive ; fonctionne comme une référence sociale ; comporte un aspect polémique. » (2009a : 63) Elle est utilisée entre guillemets par les militantes féministes qui la critiquent, ce qui participe à son figement et la tient à distance comme discours rapporté.

(3) Ça me gêne terriblement de lire ça et là « libération de la parole des femmes » en parlant des agressions sexuelles #MeToo Ça fait des années qu’on en parle, mais personne n’écoutait vraiment. (13/05/18)

25Dans le tweet 3, l’énonciatrice rend compte de « manifestations discursives [qui] indiquent encore qu’à un moment donné la formule est devenue un point de passage obligé, qu’elle s’est imposée avec une fonction de cadrage du débat. » (2009a : 100)

(4) marre du discours de libération de la parole ça fait des années que Paye ton IEP publie des dizaines de témoignages d’agressions, viols, racisme, LGBTIphobies dans les IEP c’est juste qu’à l’époque la direction et les oppresseurs avaient pas peur de ça (10/02/21)

26La libération de la parole qualifie dans le tweet 4 un type de discours qui s’inscrit dans un univers discursif postféministe, venu remplacer les discours de la culture du viol. Selon le commentaire métadiscursif de l’énonciatrice, ces discours instrumentalisent la libération de la parole pour la restreindre : puisqu’elle est déjà advenue, il n’est plus nécessaire de parler, la capacité d’action des militantes féministes au sujet des VS se bornant à la simple prise de parole testimoniale. La formule limite ainsi le mouvement #MeToo dans son champ d’action. C’est d’ailleurs pour cela que des militantes proposent de repenser l’utilité de l’évènement :

(5) J’en peux plus de tous les #JeSuisVictime sur mon feed là. C’est dur de lire et cest compliqué de pas lire. C’est bien de parler mais jai l’impression que c’est un peu spectacle morbide, comme pr #MeToo, où les journalistes voulaient savoir par qui comment ou on avait été violées (03/03/20)

27L’énonciatrice du tweet 5 apparait très critique des discours portés par #MeToo et #JeSuisVictime. Elle exprime une inquiétude quant à la nécessité réelle de la masse de témoignages et une véritable souffrance quant à leur lecture. Le syntagme spectacle morbide explicite le fétichisme qui entoure les témoignages de VS. On lit également la charge d’un travail émotionnel massif qui pèse sur les militantes et les victimes dans la réception de ces discours (J’en peux plus, c’est dur à lire et cest compliqué de pas lire).

29Jugée comme la conséquence fondamentale et la réussite majeure de #MeToo (Jouët 2022), la libération de la parole des femmes est d’ailleurs relative puisque cette parole circulait déjà en dehors de la sphère publique, dans celle de l’intime ou dans les cercles militants. Par ailleurs, l’extension sociologique du mouvement est contestée car les femmes blanches et privilégiées (Phipps 2020 : 6) sont surreprésentées, ce qui conduit à l’invisibilisation de la parole d’autres victimes, comme en témoigne la médiatisation d’Alyssa Milano, actrice blanche, au détriment de Tarana Burke, militante afro-américaine. Aussi, certaines victimes que la culture du viol considère peu crédibles, comme les femmes lesbiennes, les femmes noires ou les travailleuses du sexe (Mendes, Belisário & Ringrose 2019) ne sont pas représentées dans le débat. La définition limitée des VS offerte par le mouvement #MeToo, ainsi que la définition des individus auxquels il s’adresse, a exclu de nombreuses victimes absentes des représentations proposées dans les médias. La parole de ces femmes n’est pas entendue, ou abruptement remise en cause. #MeToo n’a ainsi pas su prendre en compte les intersections entre différents systèmes de dominations (Phipps 2020 : 161). Au contraire, le mouvement a plutôt renforcé les constructions sociales dominantes vis-à-vis de qui peut se dire victime (les femmes privilégiées) ou être considéré comme agresseur (les hommes puissants et agresseurs en série) (McBride 2019 : 127).

Une marque certifiée devenue modèle à suivre

30Avant d’être un nom propre d’évènement, #MeToo est d’abord un segment langagier prononcé par la militante féministe afro-américaine Tarana Burke, puis le nom du mouvement qu’elle crée en 2006. Me Too signifie alors simplement moi aussi, locution adverbiale reprise par Alyssa Milano 10 ans plus tard. À ce stade, Me Too devient #MeToo, la locution est figée en hashtag par l’ajout du croisillon, un technomorphème (Paveau 2013), c’est-à-dire un objet à la fois langagier et numérique. Ce figement participe à sa désémantisation. La reprise du hashtag le transforme : il passe d’une réponse à un énoncé premier (moi aussi, j’ai été violée) à une performance militante (Clark-Parsons 2019) permettant de faire partie du mouvement et de participer à cette campagne de consciousness-raising. En plus d’être un hashtag, #MeToo réfère matériellement au hashtag en tant qu’il est un hyperlien cliquable, au même titre que d’autres hashtags (tweet 6) :

(6) #JeSuisVictime : un nouveau hashtag trois ans après #Metoo et #Balancetonporc (AFP La voix du nord, 08/03/20)

31#MeToo s’inscrit dans une dynamique temporelle où il y a un avant et un après #MeToo :

(7) La Corse incarne-t-elle la nouvelle vague du féminisme français "post #MeToo" » (France Culture, 10/07/20)

32Cette évènementialisation (Lecolle 2007 : 111) est concrétisée par l’utilisation de l’adverbe après (ou du préfixe post) qui, préposés à #MeToo « le rappellent et projettent un avenir » (Moirand 2014 : 11), et en tant que « référence partagée […] peut signaler une nouvelle phase du récit » (Moirand & Reboul-Touré 2015 : 110). Pour les journalistes, #MeToo est un évènement clos qui ne comporte que les hashtags inauguraux (tweet 6), mais pour d’autres, l’évènement semble toujours en cours, comme lorsque le terme vague est employé pour décrire un nouvel hashtag, simple mouvement d’une étendue plus grande :

(8) #Iwas Corsica, la vague #metoo qui secoue la Corse (L’Union, 05/07/20)

33Par une « mise en perspective » médiatique (Krieg-Planque 2009b : 5), #MeToo « sert désormais à caractériser des événements de même type ailleurs » (Moirand & Reboul-Touré 2015 : 110) et devient le modèle à suivre. Le verbe vouloir (tweet 9) implique en effet une volonté du collectif d’être et de faire comme #MeToo :

(9) #MUSICTOO, LE COLLECTIF QUI VEUT DEVENIR LE #METOO DE LA MUSIQUE (Jack Canal+, 20/07/20)

(10) A. “Le #metoo de [choisir un corps de métier]” Jpp 🎪

B. Vous dites “Metoo” pour pas dire des termes trop “militants” (d’après la classe politique dominante)

C. Des victimes qui se réunissent pour demander un changement ça date d’avant metoo, on peut choisir d’autres formulations mais aujourd’hui on utilise ce terme comme on utilise le nom d’une marque pour définir tout les produits similaires

D. quand on s’est mit à dire “Nutella” pour pâte à tartiner On réduit une chose à une marque, avec toutes les avantages que ça donne à cette dernière Metoo est devenu une marque

les agences de com l’ont bien compris et le résultat c’est une dépolitisation pour une capitalisation par certainEs (en position de privilègeS) (08/05/21)

34Le tweet 10 souligne et critique cet usage du modèle. L’énonciatrice expose de façon autonymique, par l’utilisation de guillemets de discours rapporté qui attestent de l’activité métalinguistique, la formule déterminant + #MeToo + de + complément du nom (matérialisé par l’usage des crochets). Son métadiscours montre qu’il s’agit d’une forme figée, identifiable et identifiée, qu’elle commente par l’acronyme Jpp (j’en peux plus), qui exprime son ras-le-bol. L’emoji chapiteau vient ponctuer l’énoncé en renvoyant au cirque, le pictogramme iconique explicitant les sentiments de l’énonciatrice qui se sent spectatrice d’un spectacle clownesque. Les tweets suivants font de #MeToo une marque comparée à Nutella, qui a remplacé l’appellation ordinaire « pâte à tartiner » pour de nombreux locuteurs. Pour l’énonciatrice, #MeToo désigne ainsi tout produit similaire à #MeToo, c’est-à-dire toute libération de la parole au sujet des VS. Cette acception est d’ailleurs renforcée au niveau de l’écrit d’écran, puisque le hashtag, fortement utilisé sur Twitter s’est vu doté d’un pictogramme, certification officielle attestant d’un statut supérieur.

35Présentée comme marque modèle, le nom propre est sujet à antonomase, figure de style consistant à employer un nom propre comme nom commun, lui permettant de catégoriser d’autres référents selon leurs caractéristiques partagées. « La mise en discours de la prototypicité » (Krieg-Planque 2009b : 6) du praxonyme apparait dans l’extrait 11, où on lit aussi une prototypisation du patronyme Weinstein (érigé en parangon des agresseurs sexuels célèbres). Dans l’extrait 12, #MeToo se décline en fonction de l’appartenance de personnes ou groupes sociaux, comme une madeleine de Proust que chacun possède :

(11) Le « Weinstein de la mode » va-t-il tomber ? Carla Bruni et d’autres mannequins se mobilisent

Un #MeToo de la mode peut-il avoir lieu ? C’est la question qui agite l’industrie depuis plusieurs années, notamment autour du cas de Gérald Marie, ancien patron Europe de la puissante agence de mannequins Elite. (Madmoizelle, 08/09/21)

(12) Le monde de la cuisine a-t-il raté son #MeToo ? (Binge Audio, 06/10/21)

La polyvalence du hashtag

37#MeToo réfère donc au hashtag dans sa matérialité et, en tant que praxonyme, à l’évènement de la libération de la parole. Mais ce nom propre concentre d’autres facettes qui participent de sa polyvalence référentielle : « à un être unique, auquel est attribué, de manière stable, un nom propre, se rattachent plusieurs facettes […] que ce soit dans son sémantisme originel ou de par son histoire. » (Lecolle 2007 : 104). Cette polyvalence exprime « la capacité particulière du [nom propre] à désigner, concomitamment ou en alternance, plusieurs référents, en plus du référent » (Paveau 2008 : 27) d’origine. On envisage alors le nom propre « dans un cadre discursif historicisé » (Lecolle 2007 : 111) et dans toute son « épaisseur cognitive et mémorielle » (Paveau 2008 : 27).

39(13) @Le_Figaro L’affaire Duhamel a-t-elle brisé le silence autour de l’inceste ? Depuis samedi, des milliers de victimes d’inceste présumées témoignent sur Twitter sous ce hashtag, trois ans après le phénomène #metoo. #MeTooInceste (17/01/21)

40L’agentivité des témoignantes est cependant réinjectée dans le discours lorsque #MeToo est qualifié de mouvement :

(14) #MeTooInceste comme déjà dit ici, 20 ans par le frère de mon père. Omerta totale du côté familial et dans la communauté religieuse où cela a eu lieu, jusqu’au mouvement #metoo. Il est dans la peur que je porte plainte (ce que je vais faire quand j’aurai le temps). (16/01/21)

(15) Comme lors des vagues #MeToo, les personnes victimes de violences sexistes, sexuelles ou conjugales peuvent témoigner de la mauvaise prise en charge des forces de l’ordre avec le hashtag #DoublePeine. (Le Point, 30/09/21)

(16) @m_mezerai Après le cinéma , la musique et le sport , la vague #MeToo commence à déferler sur le théâtre. La YouTubeuse @X témoigne et promet la fin de l’omerta (09/10/21)

42Le mouvement #MeToo possède une double nature : mouvement global composé de l’ensemble des hashtags lancés en cinq ans, et mouvement restreint au hashtag inaugural #MeToo. Cette dualité provient de l’absence de « phases de stabilisation en "nom d’évènement" » (Moirand & Reboul-Touré 2015 : 109), celui-ci étant un hashtag déjà stabilisé comme technodiscours.

43J’ai montré à quoi pouvait référer #MeToo en proposant des énoncés qui permettaient de désambigüiser son utilisation (évènement, phénomène, mouvement(s), hashtag). Cependant, il arrive qu’actualisés en discours, ces référents deviennent indissociables, ou qu’une ambigüité subsiste. J’en donne deux exemples :

(17) Dites les journalistes qui traitent des violences sexuelles Vous allez continuer encore longtemps à nous égrener le temps après #MeToo ? 1 an après #MeToo, 2 ans après #MeToo on dirait que ça vous surprend à chaque fois que rien ne se soit passé. (06/10/19)

(18) Yo la gauche, au lieu de partager la tribune immonde et diffamante de Marianne sur #MeToo, partagez la tribune que nous ( =l’ensemble des #MeToo existants) avons faite chez Libération pour interpeller les candidats à la présidentielle. (11/12/21)

44Dans le tweet 17, #MeToo peut référer à l’évènement de libération de la parole, au hashtag dans sa matérialité ou bien au mouvement restreint. Dans le tweet 18, #MeToo peut référer au hashtag, à l’évènement, au phénomène ainsi qu’au mouvement, qu’il soit global ou restreint. Mais alors de quoi #MeToo est-il le nom ?

(19) Justice nulle part, #Metoo partout... Bravo les meufs. Vous faites du bien.

45Scandé lors de manifestations féministes, ce slogan, inspiré du populaire « Police partout / Justice nulle part » de Victor Hugo, juge #MeToo omniprésent dans un parallèle dialogique avec la police. Cette présence englobante s’ajuste à la polyvalence du segment : l’évènement de la libération de la parole persiste, le(s) hashtag(s) abonde(nt), le(s) mouvement(s) s’établit(ssent), le phénomène s’enracine, et les femmes continuent de répondre moi aussi.

46#MeToo se retrouve élevé au rang de parangon et agit parfois comme token, marque mainstream, évènement permettant de caractériser une nouvelle vague du féminisme. Mais seule la libération de la parole des femmes est prise en compte dans sa description, effaçant les autres aspects du mouvement. Ainsi cristallisé par cette formule limitante, #MeToo est un marqueur temporel permettant de penser un « après-#MeToo » construit par anticipation. Pourtant, c’est cette polyvalence qui permet au segment, et au discours qu’il charrie, d’inonder la sphère publique. On retrouve donc paradoxalement dans le praxonyme lui-même toute la force insurrectionnelle qui lui permet d’agir.

Un discours militant sédimenté et fragmenté

La sédimentation du mouvement

47Je tiens désormais pour acquis le fait que #MeToo ne correspond pas seulement au hashtag inaugural mais bien qu’il désigne l’évènement discursif dans sa globalité, c’est-à-dire chaque discours testimonial se réclamant du mouvement #MeToo depuis octobre 2017. En cela, #MeToo est sédimenté, composé d’apports successifs qui, par accumulation, forment un tout. Sur Twitter, un peu plus d’une vingtaine de hashtags se sont succédé en Tendances, estampillés #MeToo et « libération de la parole », et composent l’agrégat discursif qu’est devenu le mouvement.

48Chaque hashtag lancé s’accompagne d’un appel à témoignage inclus dans le tweet. Du simple énoncé factuel (Je lance #JaiÉtéViolée/le hashtag #JeLeConnaissais) aux discours à l’impératif (#balancetonporc ! ! toi aussi raconte), les appels se placent sur un continuum graduel d’un point de vue formel. Mais leurs énonciatrices cherchent à chaque fois à offrir un espace de parole aux femmes victimes en les transformant en femmes témoignantes. Malgré la modalité impérative, atténuée par l’usage du présent de l’indicatif (on inonde pour #UberCEst Over, on ne se taira plus pour #JeSuisVictime), l’usage de conditions (If you’ve been sexually harassed or assaulted write ‘metoo’) ou l’énonciatrice qui se « jette à l’eau » la première (c’est le cas de Sandra Muller qui témoigne à la suite de son premier tweet), rien n’oblige réellement les femmes à témoigner, même si « le[s] locut[rices] manipule[nt], dirige[nt], accompagne[nt] la pensée et l’acte du destinataire pour obtenir le résultat escompté » (Petitjean 1995 : 30-31). Ce résultat est tant qualitatif que quantitatif : il s’agit d’obtenir un nombre assez important de tweets indexés par le hashtag pour qu’il fonctionne, c’est-à-dire qu’il soit repris et commenté, et qu’il atteigne sa visée agissante.

49Le nombre de hashtags et de témoignages entraine la solidification d’un genre de discours. Ce néo-genre, discours testimonial sous forme de micro-récit de VS, reprend les attendus énonciatifs du discours testimonial, « acte de langage par lequel le sujet s’engage à travers l’assertion biographique » (Amossy 2004 : §3) et, dans sa dimension narrative, agencé autour d’une histoire racontée et qui « se veut donc adressé[e] à un autre qui écoute ou qui lit » (Moïse & Hugonnier 2019 : §33). Ces discours s’opèrent selon cinq moments narratifs : « la situation initiale, le nœud, la réaction ou évaluation, le dénouement et la situation finale » (Messaoudi 2020 : 5). Les témoignages sur Twitter sont circonscrits à 140 ou 280 caractères (hors format thread) et n’utilisent donc que certaines parties du schéma, faute de place. Les témoignantes privilégient la mise en discours de deux éléments : la reconnaissance des faits (le nœud) en tant que répréhensibles, en catégorisant les VS, et la reconnaissance des acteurs (soi, la victime, et l’autre, l’agresseur), c’est-à-dire l’évaluation (Wood & Rennie 1994).

(20) #Iwas 12,13,14,15,16,17,18,19,20. (04/06/20)

(21) C’était mon demi frère #JeLeConnaissais (13/06/19)

50Le hashtag #IWas (tweet 20) induit la témoignante à divulguer son âge lors des multiples cas de VS subies. Le hashtag #JeLeConnaissais (tweet 21) pousse la victime à exposer son lien de parenté avec l’agresseur. On retrouve ces deux formes combinées (j’avais X ans et c’était X) dans plusieurs des hashtags lancés ensuite :

(22) J’avais 8 ans et c’était mon cousin préféré. #metooinceste (16/01/21)

51Âge et lien social entre victime et agresseur deviennent les deux composantes principales du témoignage et se construit alors une routine discursive (Sitri, Née et Veniard 2016 §8) reprise par les internautes. Ce schéma est parfois moqué et critiqué, dans une relecture du continuum des violences sexuelles (Kelly 2019) :

(23) A. Perso j’ai vécu un agression majeure, sur plusieurs années, je me souviens du nom, des lieux, des gestes (heureusement, pas tous, pas tout), mais ma vie sexuelle est émaillée de violences, parce que je suis une femme, qui a été dans des relations hétérosexuelles.

• 11 L’énonciatrice ajoute aussi le lieu des VS, bien moins souvent inclus dans les témoignages.

B. Alors on écrit quoi : Jean-Jacques, au village, gamine, machin dont jme souviens plus lnom, au bal, ado, Mouss, au bar, gamine, un autre oubli, paris, étudiante, un autre oubli de nom, paris, étudiante, un autre oubli de nom mais je me souvient de son visage, paris, étudiante.11 (03/03/20)

52Les couches successives qui sédimentent #MeToo se ressemblant sur le plan formel, les hashtags sont mis en concurrence sur le plan qualitatif, vis-à-vis de leur pouvoir agissant (réussite ou échec). Cette comparaison peut porter sur la visée des hashtags (tweet 24) ou sur l’efficacité d’un hashtag par rapport à d’autres (tweet 25) :

(24) En fait le #JeLeConnaissais c’est le #BalanceTonPorc de 2019 c’est ça ? (14/06/19)

(25) Visiblement twitter "prend conscience" avec #JeSuisVictime mais c ballot il avait déjà "pris conscience" avec #JaiEteViolee (29/02/20)

53Cette sédimentation du mouvement, matérialisée par une injonction réitérée à témoigner, la création d’un genre de discours et la comparaison qualitative des hashtags, est un effet reconnu par les militantes féministes :

(26) (enfin des # du genre y’a du en avoir 120 je me doute bien. Là c’est juste une réponse directe aux autres cons là) (20/12/19)

(27) Et du coup, maintenant le #Jaieteviolee. Combien de hashtags avant qu’on nous écoute enfin ? (20/12/19)

La spécification des violences sexistes et sexuelles

54La sédimentation du mouvement #MeToo va de pair avec une spécification des hashtags testimoniaux. La fragmentation du discours implique une prise en charge partielle des VS dans leur ensemble selon leurs paramètres. Les questions « who, what, where, when, why and how » (Bogen et al. 2019 : 10) auxquelles pouvaient répondre les témoignages postés via les hashtags inauguraux sont prises en charge individuellement par des hashtags spécifiques.

55Les hashtags #MeToo et #BalanceTonPorc sont utilisés en tant que formal idioms et engendrent « des centaines de progénitures » (Shore 2020 : 176) calquées sur leur forme initiale dans un dialogisme de la nomination où la forme du précédent sert à la compréhension.

56La première spécification concerne l’agresseur et s’opère autour du moule #balance ton x calqué sur le hashtag inaugural #BalanceTonPorc, puis popularisé par la chanson d’Angèle Balance ton quoi ? On retrouve les hashtags #BalanceTonYoutubeur et #BalanceTonRappeur qui puisent dans un paradigme d’hyponymes (matérialisé par la chanson et le pronom interrogatif quoi), les youtubeurs et rappeurs visés étant directement caractérisés de porcs par dialogisme. Le hashtag #SciencesPorcs utilise d’ailleurs cette partie finale percutante du hashtag dans un jeu de mot avec l’établissement universitaire Sciences Po pour dessiner la sphère sociale des VS.

58D’autres hashtags s’éloignent des moules inauguraux et accordent un focus spécifique à la victime. Ce sont des propositions simples (pronom 1SG sujet + verbe + complément) figées en hashtag, où le pronom n’est plus tonique (me, moi) comme dans la construction figée me too, mais sujet de verbes transitifs, offrant le rôle d’agent aux victimes. Les spécifications de ces hashtags sont cependant diverses. #JaiÉtéViolée, lancé en réponse à #JaiÉtéUnVioleur, prend en charge la qualification des faits, le praxème viol étant inclus dans la forme figée. Mais son utilisation peut contraindre le témoignage aux victimes se reconnaissant dans un « vrai viol », les victimes d’autres types de VS, ou de viols qui peuvent être déqualifiés, ne se reconnaissant pas dans ce praxème.

59#JeLeConnaissais spécifie de nouveau l’agresseur via la relation qu’il entretient avec la victime. #JaiPasDisOui, lancé par le collectif féministe #NousToutes, semble répondre à la question « Comment ? », en se rapportant au consentement, érigé en donnée capitale d’un rapport sexuel. #JeSuisVictime s’apparente quant à lui à un coming-out de victime (Loney-Howes 2018), cette figure étant réappropriée par la témoignante dans un retournement du stigmate et débarrassé de la honte qui en était un élément central :

(28) #jesuisvictime et je ne le considère plus comme une honte (29/02/20)

60Le dernier hashtag construit autour de la victime, #Iwas, spécifie son âge au moment des faits. Mais il est utilisé très rapidement pour spécifier un autre élément grâce à l’ajout d’un toponyme : la sphère géographique. Si d’autres hashtags pouvaient avoir une dimension spatiale (la maison, #MeTooInceste, les véhicules VTC, #UberCEstOver), #IWasCorsica est le seul hashtag à spécifier un endroit précis, la Corse, région touchée par une « omerta historique » sur ces questions :

(29) #Iwas 12 quand j’ai subit attouchements et viols et la part de cette personne. La dernière fois qu’il a mis sa main sur moi il avait 18 ans et moi 13. Nous sommes minimum 4 à avoir subit des aggressions sexuelles de cet individu. Plaintes classées sans suite. #Iwascorsica (09/06/20)

61D’autres hashtags spécifient le type de violence en gravitant autour des VS. C’est le cas de #DoublePeine, lancé pour récolter des témoignages de second assault, une seconde agression vécue par les victimes lors d’un dépôt de plainte ou d’une prise de parole testimoniale. Ce déplacement du témoignage, des VS aux violences produites à la suite d’un témoignage, avait déjà été effectué par #BeenRapedNeverReported (Mendes, Ringrose & Keller 2018) en 2014, et prolifère encore, avec #OnNePortePasPleintePourlArgent en mai 2022.

62J’ai montré dans cette partie comment #MeToo pouvait se lire comme un mouvement fragmenté : c’est le résultat d’une spécification ayant pour but de borner plus finement les enjeux de chaque paramètre des VS dans le but de les médiatiser et de les combattre au mieux. Cela montre pour certaines militantes (tweets 24, 25 et 27) que les propriétés agissantes du discours #MeToo, quelles qu’elles soient (la libération de la parole en premier lieu), n’ont pas été atteintes. Ainsi, à défaut de produire un discours agissant grâce aux hashtags inauguraux, les témoignantes poursuivent leur entreprise depuis cinq ans, en proposant à chaque fois d’opérer via des témoignages à plus petite échelle, travaillant sphère par sphère. Dans le même temps, chaque nouvel hashtag renforce le mouvement #MeToo, le sédimente. La performativité insurrectionnelle permettant de transformer l’ordre du discours réside précisément dans cette répétition du discours testimonial. Bref, la réitérabilité de #MeToo est ambivalente : à la fois potentiel symptôme d’échec, elle est aussi constitutive de la potentielle performativité de l’évènement discursif.

Émergence des hashtags

63J’ai montré la façon dont le lancement des hashtags s’accompagnait d’une injonction à parler, en grande partie suivie. Mais certains hashtags ont eu plus de succès que d’autres dans leur reprise. L’échec discursif concerne parfois donc le hashtag lui-même, comme dans le tweet 30 :

(30) à quand le #metoolesbien ? #metoogay #metoo (22/01/21)

64Si le #MeTooGay a largement été repris, le #metoolesbien est resté très confidentiel. Quelques initiatives personnelles et singulières ont essayé d’en faire un hashtag viral, mais il est resté au stade embryonnaire, et dans ce cas précis, l’échec est total puisque même la libération de la parole n’a pas eu lieu.

65La vingtaine de hashtags qui ont présenté une émergence heureuse sont répartis en trois types. Le premier genre de hashtag, qui l’est aussi du point de vue chronologique, relève d’une émergence par autorisation (Paveau 2019 : 81). Une femme victime, personnalité publique (#MeToo) ou dont l’agresseur est une personnalité publique (#BalanceTonRappeur), témoigne et incite au témoignage, menant à une couverture médiatique concomitante ou déjà établie antérieurement à la popularisation du hashtag (#MeToo et l’affaire Weinstein, #MeTooInceste et La Familia Grande).

66Le deuxième type relève d’une émergence par recueil de témoignages, préalablement au lancement du hashtag. Ce fut le cas pour les hashtags #UberCEstOver, #SciencesPorcs et #DoublePeine, lancés sur Instagram par la militante féministe Anna Toumazoff : la couverture médiatique de ces hashtags n’est pas liée à la quantité de témoignages, la majorité des tweets étant métadiscursifs, et leur propagation nait davantage de la popularité de la militante sur les RSN.

68Ce changement dans l’émergence s’accompagne aussi de deux mécanismes similaires qui rappellent la simple qualité d’outil d’indexation du hashtag. D’une part, une libération de la parole, permise par des cellules spécifiques ou des commissions comme la Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants, a eu lieu sans qu’elle ne passe par le lancement de nouveaux hashtags :

(31) #MeToo du sport : près de 400 signalements recueillis par la cellule sur les violences sexuelles dans le sport (France Info, 02/04/21)

69D’autre part, certains hashtags ont élargi leur champ au-delà des VS, en libérant d’autres paroles, comme ici au sujet des violences psychiatriques :

(32) […] Je lance après #balancetonporc et #MeToo le mouvement #balancetonpsychiatre. Je compte sur vous pour RT en masse. […] #balancetonpsychiatre J+13 ça donne quoi ? Une hospitalisation psy, des proches qui harcèlent le 15. Une agression sexuelle en HP où on prétend « calmer mon état », mon « virage maniaque ». (18/04/22)

70Plusieurs questions apparaissent alors. Qui décide d’inclure une libération de la parole dans le mouvement #MeToo, qu’il s’agisse d’un hashtag figé ou de témoignages éparpillés ? Qui ensuite, décide qu’une parole est plus légitime d’être écoutée et relayée médiatiquement ? On entrevoit là les rapports de pouvoir qui se jouent autour de #MeToo, un discours légitimé et autorisé. Si certaines sphères sociales ou professionnelles écoutent et acceptent la parole des femmes au sujet des VS, d’autres semblent ne lui accorder que peu d’importance. La réussite discursive de #MeToo (et son échec) relève donc des aspects sociopolitiques liés à l’émergence et à la réception du discours testimonial.

Conclusion

71La performativité de #MeToo semble avoir été préalablement désamorcée : « une des manières de réduire au silence peut être de laisser parler (laisser réaliser un acte locutoire) tout en empêchant ce discours d’avoir des effets illocutoires et/ou perlocutoires. » (Gérardin-Laverge 2018b : 13-14) En cela, l’échec discursif de #MeToo perçu par les militantes semble constitutif du discours, car rien dans la société n’est prévu pour qu’il agisse, sa puissance d’agir est contrée, barrée, entravée, et seule sa force insurrectionnelle permet l’éclosion d’effets limités comme la libération de la parole de certaines femmes ou la mise en avant des VS dans le débat public.

72La libération de la parole, donnée actée et constatée avant même qu’elle ne se libère pleinement l’a retardée et entravée. C’est d’ailleurs pour cela que cette parole a dû être diluée, fractionnée et échelonnée. Jugé comme clos et déjà produit, le discours a été interrompu sans attendre que des effets perlocutoires s’installent : #MeToo est alors devenu une sorte de marque, parfois dénuée de sa substance première, un point temporel permettant l’instauration, fictive ou réelle, d’une société post-#MeToo. Mais sa polyvalence et son caractère reconnaissable permettent au praxonyme de prendre une place considérable dans les discours, car #MeToo est partout.

73Les processus d’accumulation et de spécification des hashtags montrent la nécessité de répétition et de simplification du discours pour le rendre agissant, précisément parce qu’il n’a pas agi comme c’était attendu lors de sa première itération. Mais c’est cette même répétition du discours, sa réitabilité dans d’autres contextes, qui le transforme en formule consacrée ; c’est donc de l’accumulation que le discours tire sa force performative. Ainsi, si chaque couche de discours échoue performativement sur le plan individuel (un témoignage isolé, un hashtag précis), elles permettent in fine la sédimentation d’un discours dont la réussite performative est insurrectionnelle parce que collective. Dans la perspective de Gérardin-Laverge (2018a), l’échec de ce discours (illocutoire) permet sa réussite (perlocutoire). Il y a, en somme, une ambivalence entre l’échec discursif et la réussite agissante de #MeToo qui permet de relativiser la performativité de ce discours.