1Depuis les années 2010, le mouvement féministe connait un bouillonnement nouveau, parfois considéré comme une « quatrième vague » (David Bertrand, 2018 ; Aurore Koechlin, 2019) marquée par une politisation accrue des violences et inégalités sexistes et de nouveaux espaces de dénonciation et de luttes offerts par les réseaux sociaux. Dans le même temps, on voit apparaitre plusieurs ouvrages adoptant la forme encyclopédique pour tenter de faire le point, de poser des jalons historiques, conceptuels ou d’identifier quelques grandes figures. Ce format, bien que situé dans la lignée des quelques sommes historiques sur les femmes (Georges Duby & Michelle Perrot, 1990-1991 ; Christine Fauré, 1997), reste relativement inédit dans le paysage français. Fin 2016 est publiée l’Encyclopédie critique du genre sous la direction de Juliette Rennes avec pour objectif d’établir un état de l’art de ce champ académique, qu’on ne saurait séparer des féminismes. L’année suivante, Christine Bard et Sylvie Chaperon dirigent un Dictionnaire des féministes, offrant une notice pour plusieurs centaines de personnages marquants en France, du XVIII^ème au XXI^ème siècle. Cet élan se prolonge hors du monde universitaire, avec différents travaux de journalistes et militantes s’adressant à un large public, passant aussi bien en revue les significations des « gros mots » qui font les féminismes contemporains (Clarence Edgard-Rosa, 2016) que les figures mythiques qui les ont et continuent de les construire (Les Jaseuses, 2023).

2Au sein de ce corpus en élaboration, dont les rééditions et nouvelles parutions montrent la vitalité, qu’apporte Feu !, l’ « abécédaire des féminismes présents » coordonné par Elsa Dorlin (2021) ? La somme de quelques 730 pages est-elle juste une nouvelle preuve de la fascination alphabétique des féministes ? Le titre invite pourtant à considérer ce travail comme une action, davantage pavé dans la mare (patriarcale) qu’une nouvelle pierre à l’édifice (sans fin) d’une définition des féminismes. Pour Elsa Dorlin,

Sur ces quelques décennies de l’histoire présente, cet ouvrage porte peut-être sur la partie la plus immergée du mouvement ; celle qui fabrique une révolution féministe au jour le jour, celle qui ne laisse plus rien passer ; celle qui fait aussi de ce mouvement historique, social et intellectuel, une éthique de vie, une pratique d’autodéfense quotidienne, un foyer embrasé de contestation de toutes les strates de la société. (p. 6)

3Pour répondre à cette ambition et élaborer une histoire populaire des féminismes, trois pas de côté sont proposés : une distance envers l’historiographie officielle des droits sociaux des femmes et des grandes figures, un cadrage sur les deux dernières décennies et une volonté de « ne pas repartir de zéro » mais d’en bas, donc des collectifs et des « nous situés » qui, sans toujours avoir la parole, construisent les féminismes. L’ouvrage se veut « un abécédaire, un manuel, une boite à outils », et c’est bien de cela qu’il semble s’agir si l’on observe sa structure. L’organisation de la soixantaine de notices (chacune de dix pages environ) se limite à l’ordre alphabétique : pas de grands axes ou de renvois entre les différentes entrées, c’est aux lecteur.ices de piocher. Cette absence de classification, plus qu’un signe de l’impossibilité de définir les féminismes, montre plutôt comment ceux-ci sont présents à chaque moment, en chaque espace.

4Le sujet féministe se loge d’abord dans ce qu’il y a de plus intime. Cela peut commencer par l’ « Amour » (p. 25), notamment queer, qui est à la fois triomphe heureux face à la norme mais aussi enjeu au sein de communautés dont l’étroitesse invite à repenser le rapport aux autres et notamment la jalousie. Le concept de compersion, issu des communautés polyamoureuses et kink, est proposé comme parade : il s’agit de partager émotionnellement le désir de son ou sa partenaire pour autrui, et d’ainsi pouvoir l’aborder avec joie. L’intime touche bien évidemment aussi au corps. D’une part, en ce qu’il a de tabou. Les « Règles » (p. 531) qui ont été médiatisées suivant les intérêts de l’industrie des protections hygiéniques, font l’objet d’une réappropriation depuis la seconde moitié des années 2010 via des livres, blogs, podcasts, performances. De l’autre côté, les « Ménopausées » (p. 395) restent confinées au silence - que certaines choisissent de rompre au travers de groupes de parole - et à une injonction à la féminité (jeune), qui n’est pas sans rappeler celle imposée aux malades du « Cancer » (p. 65) du sein, traité comme problème esthétique avant d’être médical. D’autre part, le corps peut aussi être hors norme : les corps handicapés (p. 87), les corps gros qui dérangent (p. 245). Il est inutile de préciser que dans ces textes, l’intime est traité en politique, mais il est aussi question de la façon dont cela se traduit, concrètement.

5Ainsi, les « Mères » (p. 403), renvoyées à la sphère privée même par le féminisme, peuvent devenir force politique : elles se font alors « Mères solidaires » (p. 417) dans des syndicats et des collectifs, faisant passer leur rôle de traditionnel à révolutionnaire. Les luttes féministes actuelles peuvent naitre depuis la famille, comme c’est le cas pour l’« Antigone » (p. 35) Assa Traoré qui exige justice et vérité pour son frère tué par la police, mais se révèlent toujours collectives : « le nom de mon frère raconte une histoire, [...] celle de toutes ces vies dites “issues de l’immigration” » dit-elle. Les luttes se créent aussi sur les lieux de travail, comme celles des femmes de chambre (p. 253) qui ont montré les logiques racistes et genrées de la sous-traitance hôtelière et réussi, à force de grèves et d’alliances (y compris internationales) à obtenir gain de cause. Ce sont enfin les luttes que l’on rejoint, afin de faire porter sa voix là où on ne le pouvait pas, comme l’ont fait les collectifs de colleuses en se réappropriant les espaces publics la « Nuit » (p. 455).

6Quelques fois, le combat est épuisant. Face aux récits des victimes qui s’additionnent à ses propres traumatismes, à la violence des réactions et à la lenteur des changements, il ne reste parfois plus que la « Fatigue » (p. 191). La santé (mentale) abimée, on se retrouve cataloguées comme « Hystériques » (p. 279), catégorie répressive d’un système qui broie les résistantes ; mais c’est sans compter sur les soins qui se construisent en féministes, que ce soit de manière intracommunautaire ou professionnelle comme c’est le cas du réseau belge Psy et féminismes qui travaille à la reconnaissance des oppressions systémiques dans la pratique thérapeutique.

7Entre ces luttes naissent souvent des ponts qui dépassent les frontières des siècles et des pays. Les femmes ont été « Révoltées-révolutionnaires » (p. 459) en 1789 comme en 2011 ou 2019, des barricades françaises aux manifestations chorégraphiées chiliennes, en passant par les places égyptiennes. Si Feu ! est publié en France et en français (à l’exception d’une notice traduite en kréyol Matinik), l’ouvrage travaille tout de même à déplacer les curseurs féministes, trop souvent orientés vers les Nord. Si l’on peut regretter l’absence de mention des régions océaniques et asiatiques, une place est faite aux espaces en lutte, du « Kurdistan » (p. 365) au Chiapas des « Zapatistes » (p. 705), avec pour commun le rôle central des femmes dans les combats comme dans les instances décisionnelles qui occupent ces lieux. Il est aussi question des marges des espaces dominants occidentaux, qui ont été colonisées comme la Caraïbe ou qui se sont formées en leur sein, à travers une « ZAD » (p. 699), un « Squat » (p. 587). Au-delà de ces points d’ancrage des féminismes, on retrouve surtout leurs perpétuels liens et échanges. Des femmes passent les « Frontières » (p. 233), en étant autrices de leur mouvement, contre l’image de l’exilée passive et à sauver. Au sein des « Diaspora(s) » (p. 125), les reconfigurations des identités génèrent de nouvelles agentivités émancipatrices nourrissant des féminismes mouvants, transgressant les frontières et les normes. Certaines luttes féministes sont transversales, comme les « Luttes romani » (p. 385) qui trouvent écho au Canada, en Roumanie, en Suède, en France… jusqu’aux Nations Unies. A la lecture de ces notices, il n’y a aucun doute : les féminismes doivent se penser sous l’angle de l’« Internationalisme » (p. 291).

8Cet abécédaire a aussi une portée plus généralisante. Par rapport aux combats situés, il invite parfois à prendre de la hauteur et à tirer le fil de ce qui dans les luttes présentées (dé)fait système. Certaines notices reviennent sur des concepts actuellement largement diffusés, pour leur redonner une origine et une signification parfois - sinon malmenées - oubliées. Partir du terme « Cisgenre » (p. 75), apparu dans les années 1990, permet de développer les différents néologismes qui ont par la suite été formés dans les mondes universitaires comme militants, afin de saisir l’oppression des personnes trans (cisgenrisme) ou les standards sociaux cisgenrés (cisgenrenormativité). De même, les « Handies-féminismes » (p. 267), en résistant aux catégorisations médicales des corps handicapés, ont participé à forger le concept de validisme, qui est aujourd’hui encore trop peu présent dans le domaine de la recherche (de la même façon que les chercheur.euses concerné.es). D’un bout à l’autre, certaines notions s’affrontent. A l’« Universalisme » (p. 619) répond ainsi l’« Intersectionnalité » (p. 319), dont la nécessaire force d’analyse est exposée, depuis son origine jusqu’à ses usages militants actuels (tout en relevant le risque de dépolitisation induit par sa large diffusion). D’autres concepts sont un peu moins connus dans le contexte français. C’est le cas de l’« Abolitionnisme pénal » (p. 15), plutôt développé aux Etats-Unis, qui lutte contre le système carcéral et ses logiques racistes et classistes, et montre les positions complexes qu’y occupent les femmes : tantôt instrumentalisées en tant que victimes pour justifier des pratiques répressives, tantôt porteuses du cout matériel et émotionnel des incarcérations de leurs proches. On pourrait aussi mentionner le difficilement traduisible acuerpamiento créé au sein de ce « Corps-continent » (p. 105) qu’est le féminisme d’Abya Yala, et qui d’après les mots de Lorena Cabnal « est l’action personnelle et collective de nos corps indignés face aux injustices que vivent d’autres corps, qui s’autoconvoquent pour collecter une énergie politique prompte à la résistance » (p. 109).

9Du concret de l’intime à l’abstrait du concept, le feu des féminismes est donc partout. Et comment l’allumer ? Si l’on en croit la diversité des notices, de toutes les manières possibles : par le « Football » (p. 221) ou le « Roller Derby » (p. 559), dans des « Zines féministes » (p. 715) ou sur « Internet » (p. 305). Et alors, qui parle ? Des « Sorcières » (p. 581), des « Hystériques » (p. 279), des « Femmes en Gilets Jaunes » (p. 201), des « Rappeuses » (p. 521) et des « Philosophes » (p. 493). En regardant de plus près qui sont les contributeur.ices, on trouve beaucoup d’universitaires mais aussi nombre de journalistes, d’auteur.ices, d’artistes, de militant.es féministes, antiracistes, écologistes, libertaires, et de personnes qui entrent dans plusieurs de ces catégories à la fois. Les textes sont écrits à deux, quatre mains ou un peu plus, pour construire des récits tantôt dans le style impersonnel et structuré de la recherche académique, tantôt sur le mode du récit de soi ou du plaidoyer. Au fil des textes, les « je » se conjuguent parfois au pluriel ou se transforment en « nous ». Il est question de féminismes individuels et collectifs, présents mais conscients de leur passé, d’ici ou de partout.

10Face au caractère multiforme des notices, on ne peut que se rendre compte que le feu qui donne son titre à l’ouvrage désigne aussi bien celui qui brule et dévaste que celui qui réchauffe et éclaire. Le tout constitue une bonne introduction à de nombreux enjeux d’un système féministe contemporain complexe, dans un style qui veille toujours à rester accessible. On aurait bien évidemment encore envie d’ajouter quelques entrées sur des thèmes non abordés, mais comme le précise Dorlin en fin d’ouvrage : « ce livre n’a pas de fin, de limite ou de conclusion… Il est ouvert, indéfini et à poursuivre » (p. 729). Espérons donc que les projets d’encyclopédies, d’abécédaires ou autres dictionnaires féministes continuent de fleurir car, par leur multiplication, ils permettent de poser des jalons de connaissance sur des mouvements en constante métamorphose, et dont l’importance n’est plus à démontrer.