Féminisme en revues. L’écriture et le travail féministes en revue en France de 1945 à nos jours.
Féminismes en revues. L’écriture et le travail féministes en revue en France de 1945 à nos jours. Colloque de clôture du Projet CollEx Persée, Féminismes en revues. L’écriture et le travail féministes en revue en France de 1945 à nos jours (Corpus numériques, archive et histoire). 16-17 novembre 2022, Université d'Angers. Organisation : Christine Bard, Magali Guaresi.
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1La presse fut longtemps pour les mouvements féministes un instrument privilégié de médiation de leurs luttes. Alors que les féministes ne disposaient que de peu de ressources pour se déployer, la publication de journaux se manifesta dès le XIXème siècle comme un moyen idéal de « mettre en mots » leurs combats. Ainsi, ces journaux permettaient-ils de faire émerger le mouvement féministe au travers du discours, de le décloisonner en facilitant le partage des idées hors des groupuscules formés organiquement çà et là et, par conséquent, de se développer politiquement et socialement. Pour que ces publications profitent à la revendication féministe, il convenait de trouver un format et une ligne éditoriale qui s’abstrayaient des structures déjà existantes, souvent limitantes et aliénantes. La presse féministe émerge donc à rebours de la presse dite « féminine », symbolisant l’influence latente du patriarcat sur la femme en société. Elle permet à des femmes, tantôt célèbres, tantôt anonymes, de s’exprimer librement sur des sujets jusque-là tabous, dans une langue qui leur est propre et qui reflète ainsi plus justement leur perception de la réalité. Cet élan de presse est complexe et hétérogène car il esquisse un panorama des différentes variantes du féminisme qui coexistent à l’époque, ceci se traduisant dans la pluralité des titres qui font florès à partir des années 1960. Cependant, tous ces journaux répondent à une volonté claire et unique : se frayer une voie parmi le patriarcat et trouver sa voix en tant que féministe.
2Avec son projet FemEnRev, Magali Guaresi se propose de recenser ces multiples publications et d’ainsi rendre hommage à leur diversité. Cette initiative prend racine dans sa rencontre en 2018 avec Xavière Gauthier, créatrice de la revue Sorcières, et vise à rendre accessible une collection de revues féministes sur une plateforme numérique (Perséide). Pour mener à bien ce projet, Magali Guaresi a été soutenue par d’autres actrices des archives féministes telles que Christine Bard et Nathalie Clot (Université d’Angers) et la Bibliothèque Marguerite Durand à Paris. Le corpus constitué par FemEnRev met à disposition des chercheuses, scientifiques ou encore enseignantes des ressources nécessaires pour accompagner le mouvement d’étude de l’histoire du féminisme. Le colloque FemEnRev qui eut lieu les 16 et 17 novembre 2023 à la Maison de la Recherche Germaine Tillion à Angers (et en distanciel) visait à familiariser un public universitaire et militant avec cette initiative et à en présenter les atouts, les particularités méthodologiques et la singularité numérique. Ce colloque a également été l’occasion de donner à des chercheuses telles que Justine Zeller et Aisha Bazlamit l’opportunité de présenter leurs travaux. Pour finir, ce moment a permis la rencontre de plusieurs actrices des mouvements féministes de l’époque avec les participantes du colloque et de « faire parler les oubliées » comme l’a dit Nathalie Clot, brisant ainsi avec l’anonymité de certaines rédactrices et se soustrayant à la perception parfois clinique et détachée d’un mouvement par trop étudié théoriquement.
3Les deux journées se sont articulées sur des modèles relativement similaires quoique hétéroclites, alternant échanges avec les créatrices/éditrices/contributrices (à chaque revue échoit de choisir sa terminologie) et présentations de travaux académiques, symbolisant de ce fait la richesse de FemEnRev. Quelques éléments saillants sont apparus lors du colloque, également distinctifs du projet FemEnRev. Tout d’abord la pluridisciplinarité, manifeste à la fois durant le colloque et dans l’élaboration de FemEnRev, où se côtoient militantes, historiennes, écrivaines, docteures en littérature etc., symbolisant la diversité des féminins et du féminisme. Ensuite, l’accent mis sur le numérique et la technologie comme instruments de recherche qui forgeraient de nouvelles méthodologies. Cela fut en particulier démontré par la présentation de Magali Guaresi appliquant des approches quantitatives à l’étude de la revue Sorcières, qui s’inscrit ainsi dans la lignée d’un mouvement de recherche amorçant une accélération vers plus d’innovation. Pour finir, le système inédit des « marrainages » consistant en des « binômes » entre une revue et une personne en charge de sa numérisation et de son éditorialisation. Ces marrainages ont permis d’envisager une meilleure connaissance des revues découlant du rapport privilégié que ces femmes entretenaient entre elles, mais également de prolonger l’esprit de partage, de solidarité et de transmission caractéristique du féminisme.
4La première conférence donnée par Anne Schneider s’attachait à étudier les archives de l’autrice franco-algérienne Leïla Sebbar dans le cadre du projet EQelles, visant à relire l’œuvre de cette autrice pour faire coïncider sa trajectoire singulière et le féminisme. Elle interrogeait également, dans une logique presque patrimoniale, les influences de ces courants féministes sur la vie du féminisme actuel. Cet intérêt pour le travail de Leïla Sebbar rend hommage à une pionnière de l’écriture féminine, injustement invisibilisée, ayant participé à et même fondé de nombreuses revues (Sorcières, Cahiers du GRIF, Histoires d’elles etc.). L’œuvre de Leïla Sebbar comporte différents types d’œuvres ; des nouvelles, des carnets de voyage, des livres pour enfants, qui toutes proposent un regard sur la condition de la femme en société. Sa participation à la fondation du collectif d’Histoires d’elles, journal né en 1976 et couvrant un large panel de thématiques allant de la politique à l’écologie, en passant par la sexualité, permet de tisser un réseau d’idées féministes. Ce sont précisément les archives de Leïla Sebbar disponibles à l’IMEC et en particulier celles d’Histoires d’elles qui composent le cœur du projet EQelles dont l’objectif didactique est relativement prégnant notamment par la création d’un observatoire numérique, le « Dictionnaire Interactif critique des Ressources Féministes » (DIRFem).
5La deuxième conférence, conduite par Jenna Lagha et Agnieszka Halczuk, évoquait les enjeux éthiques rencontrés durant la conception de la Perséide. Ces questions émanaient notamment de l’articulation entre les objectifs de FemEnRev, l’idéologie prônée par les différents courants féministes et des contraintes techniques de l’hébergeur Persée. On pourra citer ici à titre d’exemple le besoin de préciser le nom des autrices dans la fiche technique de la Perséide : doit-on briser la discrétion des pseudonymes ? Comment composer avec l’anonymat complet ? Faut-il toujours remplir ces cases ? Le journal peut-il rester une œuvre totalement collective ? La suite de la journée a été dévolue à l’étude spécifique de plusieurs titres. Marine Gilis, Barbara Meazzi et Nadja Ringart, après une présentation historique du Torchon brûle, sont revenues sur leur expérience de marrainage de la revue et ont insisté sur la difficulté de pleinement saisir son fonctionnement des années plus tard, de la numériser eu égard à la diversité des articles et surtout de dénombrer les différentes autrices. À nouveau, la question de la rupture de l’anonymat s’est posée car si celui-ci permettait de mettre en avant le fait que ces publications soient des œuvres collectives, s’en abstraire apparaissait comme un bon moyen de mettre en valeur des femmes jusque-là mises dans l’ombre. Face à la complexité de cette entreprise de recensement des autrices, abnégation et réseau ont fonctionné de pair pour lever le voile sur les participantes du Torchon, notamment grâce au bouche à oreille impulsé par Nadja Ringart et au concours des réseaux sociaux. La présentation de Françoise Picq s’est, quant à elle, focalisée sur le processus de collection et de numérisation de La Revue d’en face et Parole !, à la fois en tant que marraine et que collaboratrice de ces publications. Son allocution, insistant sur les temps de rencontres et de retrouvailles entre anciennes autrices, a permis de s’imprégner de l’esprit féministe qui subsiste encore aujourd’hui. Pour conclure la première journée, Justine Zeller, docteure en Histoire contemporaine, s’est interrogée sur la notion d’espace féministe et sa traduction dans la presse en se penchant sur le cas de la région Midi-Pyrénées. Justine Zeller a articulé son propos autour de deux constats : d’une part l’existence d’une presse féministe toulousaine, et d’autre part la dominance lesbienne de ce mouvement. Pour répondre précisément et spécifiquement à l’expérience réellement vécue des féministes, Justine Zeller mentionne l’existence d’une pluralité d’offres locales telles que le Journal des groupes femmes de Toulouse, la revue Différence (où écrivent même quelques hommes) ou encore La Lune Rousse, cette dernière proposition justifiant d’une durée de vie un peu plus importante que les précédentes et entretenant un lien fort avec la maison des femmes de Toulouse. Elle évoque également l’aventure singulière que représente Des femmes en mouvement Midi-Pyrénées, une initiative lancée par Antoinette Fouque après avoir constaté la solidarité des travailleuses de la région pour proposer un contenu plus adapté à la spécificité de la région. Justine Zeller s’attache à décrire l’homosexualité prédominante de cette offre régionale. La question du lesbianisme est ici abordée dans sa complexité ; comme une préférence, comme un choix politique, comme une manière de proposer aux hétérosexuelles un retour à leur premier corps, mais aussi comme un instrument de différenciation entre certaines militantes (Justine Zeller évoque ici l’expérience de certaines militantes hétérosexuelles se sentant exclues par leurs préférences). Ces journaux deviennent néanmoins un espace d’expression et d’information pour les femmes se positionnant comme homosexuelles, à l’instar du feuillet Désormais.
6La seconde journée s’est orientée autour de l’analyse des corpus féministes avec les deux présentations matinales. Celle de Magali Guaresi développait la possibilité d’aborder la presse féministe, et en particulier la revue Sorcières, avec des méthodes quantitatives. Elle insiste en premier lieu sur l’importance du discours comme intrinsèquement lié à l’action féministe, mais parle également de l’influence d’une domination masculine sur la construction du langage ; deux constats qui justifieraient selon elle le fait que les féministes aient historiquement fait du langage un moyen et un enjeu de leur lutte. Elle propose une méthode d’analyse des discours portés par les revues reposant sur une étude assistée par ordinateur pour repérer des thèmes et envisager des classifications textuelles. Magali Guaresi applique son analyse à Sorcières, qu’elle organise selon le tryptique langage narratif/métalangage/lutte, et étaye son propos de certains exemples dont l’augmentation des pronoms personnels qui traduirait l’implication croissante des autrices, ou la présence de la négation qui accompagnerait la tonalité polémique de cette revue. Cette présentation est suivie par celle d’Aisha Bazlamit, elle concentrée sur une méthodologie qualitative dans son étude historique de la littérature et du militantisme dans les écrits journalistiques des femmes. Aisha Bazlamit s’attache à rendre compte d’une frange de la littérature féministe qui s’exprime dans les revues et les journaux pour retranscrire une expérience féminine teintée de questions sociales. Elle présente ici des figures telles qu’Aline Valette qui dans L’Harmonie sociale envisage l’intersection des combats féminins et sociaux et se permet à ce titre le néologisme de « sexualisme » pour symboliser la parenté entre les luttes socialistes et féminines. Par cette recherche sur la féministe socialiste, Aisha Bazlamit met l’accent sur une nouvelle figure fondamentale de l’histoire du féminisme, celle de la « femme du peuple » et son arsenal rhétorique, et laisse entrevoir dès lors un différentialisme plutôt social que genré. Le colloque s’est conclu sur des rencontres avec des actrices-rédactrices : Xavière Gauthier, Martine Storti, Judith Ezekiel, Anne-Marie Pavillard et Josette Trat ; ainsi que sur des projections audiovisuelles qui ont parachevé cet édifice monumental que représente FemEnRev, visant à donner à l’écriture et à la créativité féminine une place de choix dans l’histoire du féminisme.
Pour citer cet article
Référence électronique
Sarah Banon, « Féminisme en revues. L’écriture et le travail féministes en revue en France de 1945 à nos jours. », GLAD! [En ligne], 14 | 2023, mis en ligne le 12 juillet 2023, consulté le 25 septembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/glad/6876 ; DOI : https://doi.org/10.4000/glad.6876
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