2Cet article propose de participer à cette réflexion, en interrogeant plus particulièrement les intérêts et limites du concept d’homophobie pour l’analyse critique des discours. Si le concept d’homophobie entend par définition pointer, entre autres, des formes langagières de rejet, dans quelle mesure est-il possible d’y avoir recours comme outil conceptuel pour analyser la construction langagière et idéologique de discours en circulation ? Quelles sont ses avantages et ses inconvénients ? Apparait-il comme le concept le plus pertinent pour éclairer des dynamiques de minorisation en discours ? Finalement, en quoi son maniement par des analystes de discours peut-il contribuer – à côté d’autres disciplines – à la compréhension même de ce concept et de la complexité des phénomènes sociaux qu’il cherche à dévoiler ?

3Pour apporter des éléments de réponse, cet article s’appuiera sur un corpus regroupant des discours militants émis par le collectif Marchons enfants ! (décrit dans la section suivante), au cours du processus législatif d’extension des conditions d’accès des techniques de procréation médicalement assistée (PMA) aux couples de femmes et aux femmes célibataires – discours collectés dans le cadre d’une recherche en sociolinguistique ethnographique (Hugonnier, 2021). Après avoir présenté le concept d’homophobie et l’acception choisie ici, les analyses s’attacheront à appliquer ce cadre théorique au corpus puis à interroger les possibles raisons qui conduisent à son efficience dans ce contexte spécifique. Ces considérations faites, il s’agira de les mettre en lien avec les critiques formulées à l’égard du concept d’homophobie et de discuter de l’intérêt dans ce contexte d’étude de ne pas diluer son sens et de recourir à des concepts complémentaires sur le plan analytique.

Cadre de l’étude

Contexte

Corpus

5Les données utilisées sont issues d’une enquête ethnographique, mise en place auprès des trois associations leaders du collectif Marchons Enfants ! (LMPT, AFC, AV) durant le premier cycle de l’adoption de la loi, soit de novembre 2018 à janvier 2020. Ce travail de terrain a consisté à participer aux mobilisations au niveau national et local (au sein d’une de leurs délégations), et s’est articulé autour de trois tâches conjointes : observations (de rassemblements, réunions et actions militantes – manifestations, piquets de contestation, tractages), réalisation d’entretiens et recueil de textes existants.

Homophobie

8Par discours homophobe, il est entendu « un discours dont les caractéristiques linguistiques rendent compte d’une aversion, d’un rejet, plus largement d’attitudes discursives hostiles envers l’homosexualité » (Lorenzi Bailly et Guellouz, 2019, p. 48). L’homophobie renvoie à des marques discursives d’altérité explicites et fortes dont l’objectif est de déshumaniser l’autre, de le nier, jusqu’à l’anéantir. Comme d’autres logiques discriminantes, l’homophobie « fonctionne selon une dialectique de l’opposition entre nous-civilisés et eux-sauvages » (Borrillo et Mécary, 2000, p. 29). Cette mise en altérité s’exerce par des procédés de catégorisation, d’essentialisation, et l’utilisation de stéréotypes et d’insultes, typiques du discours homophobe (Éribon 1999, Rosier 2006). Ce rejet de l’homosexualité en discours s’accompagne également d’émotions « adossées à une morale, enracinées dans des croyances et des jugements » (Vernet et Määttä, 2021, p. 45). À l’instar de la colère et du dégout, les émotions exprimées ont pour double effet de produire une différenciation et un éloignement avec la personne homosexuelle (réelle ou supposée l’être) (Cordell, 2017, p. 80). Elles provoquent aussi (comme la honte) chez cet·te autre un sentiment d’infériorité (de Gaujelac, 1996), « d’imperfection et […] un risque d’exclusion, un sentiment de déclassement » (Bernard Barbeau et Moïse, 2020, p. 41).

9Le déploiement d’une argumentation est une autre caractéristique du discours homophobe (Tin 2003, 2010). Sans pouvoir énumérer l’ensemble des arguments relevés par Louis-Georges Tin (2003, p. 358), il importe de mentionner l’appel à la dimension diachronique et étymologique fantasmée du terme « homosexualité ». Dans l’argumentation homophobe, « l’homosexualité est dite comme l’amour du même, égocentrique et tournée vers soi, provoquant le refus de l’altérité et l’exclusion » (Hugonnier, 2023a, p. 345). Cette stratégie « permet de dérouler toutes les conséquences voulues à partir d’une simple définition, elle enferme les êtres dans leur essence présumée et s’avère d’autant plus payante qu’elle semble anodine et strictement fondée en raison » (Tin, 2010, p. 98). À partir d’arguments présentés comme objectifs et d’autorité, les discours circulant imposent une vision du monde et influencent la structure cognitive des individus. « De cette manière et, par un processus d’amalgame, une catégorisation et un étiquetage s’opèrent ; pédophilie, drogue, sida se trouvent dans le champ lexical – voire synonyme – de l’homosexualité » (Hugonnier, 2023a, p. 345).

10Le recours à l’argument de l’injonction simple est aussi très récurrent dans le discours homophobe, il « consiste à définir non pas ce qu’est l’homosexualité, mais ce qu’elle devrait être » (Tin, 2010, p. 98). Cette dynamique langagière fait appel aux systèmes de principes et de normes « naturelles » voire « scientifiques » qui régissent notre société sur les questions de genre, de sexualité et de procréation. Dans la rhétorique homophobe, l’homosexualité (et les formes de famille liées) est alors appréhendée à travers l’écart prétendu avec ce système de pensée, la rendant ainsi « contre-nature », « hors-norme », « déviante » et/ou « pathologique ». À travers l’expression de la non-norme, les discours homophobes revendiquent « le respect de la loi de la majorité, de celle du nombre, considéré comme principe démocratique élémentaire » (Van Raemdonck, 2011, p. 185).

11Finalement, le discours homophobe défini ainsi a principalement pour objet l’homosexualité et/ou les personnes homosexuelles, et charrie des marques fortes et explicites d’un positionnement « contre » ces mêmes objets de discours. C’est à partir de cette acception académique restreinte (en opposition à d’autres académiques plus élargies, nous y reviendrons) que sera interrogée l’homophobie dans les discours anti-PMA élargie et le potentiel analytique de ce concept.

Analyses

Des discours homophobes ?

12À partir de ces éléments de définition, le recours au concept d’homophobie pour décrire les discours contestataires du collectif Marchons Enfants ! n’est pas évident. Cela s’explique d’abord par le fait que la construction discursive de ces mobilisations n’a pas toujours directement pour objet l’homoparentalité et/ou l’homosexualité, à l’image de cet extrait de microtrottoir réalisé le 30 novembre 2019 :

(1) 09E16 : donc si la loi passait bah on continue dans les dérapages vers une société de marchandisation des enfants ça veut dire que n’importe quelle euh femme seule n’importe quel couple infertile/ + n’importe quel couple homo ou hétéro qui voilà peut acheter des enfants sans avoir à faire la démarche d’aller à l’étranger ça facilite encore plus cette démarche/ + et euh : + et sans parler de toutes les dérives que ça va nous amener donc les chimères + les usines à bébé dont on parle déjà notamment en Inde et qui exploitent des mères porteuses qui sont dans la misère et qui leur donnent un salaire

13Les productions langagières du collectif Marchons Enfants ! et de ses membres font état d’un éventail de procédés argumentatifs, qui s’éloignent de la rhétorique homophobe précédemment décrite. Les prises de position des militant·es s’accompagnent d’une argumentation complexe afin de démontrer qu’elles et ils détiennent « la » vérité et visent à convaincre l’opinion publique, pour in fine tenter d’empêcher cette légifération (Hugonnier, 2021, p. 115-168). Par ces procédés argumentatifs, les militant·es cherchent à rationaliser leurs revendications. Cette lutte ne s’érigerait non pas « contre » les personnes homosexuelles, mais, comme l’illustre ce passage de microtrottoir, en raison des « dérapages » et des « dérives » vers la « marchandisation des enfants », l’ouverture d’« usines à bébé », la fabrication de « chimères » et l’« exploitation des mères porteuses », auxquelles conduirait cette loi. L’argument de direction est mobilisé ici pour mettre en évidence le « caractère sans limite de la brèche égalitaire ouverte dès lors que l’on donne satisfaction à telle demande locale d’égalité » (Rennes, 2007, p. 413).

14Concernant la dimension polémique de ces discours, les militant·es se disent en opposition contre les sympathisant·es de la loi et celles et ceux qui rendent son institutionnalisation possible – le plus souvent, les représentant·es de l’autorité étatique. Ainsi, les marques d’altérité homophobes se font rares dans le corpus. Seules quelques désignations peuvent être étiquetées ainsi :

• 6 Commentaires attenant à une publication Facebook de LMPT en date du 27 janvier 2020.

(2) Internaute : la France est manipulée par une extrême minorité d’homosexuelle de tous poils LGBT et trucs machins qui veut sa perte. Les Français doivent se défendre6.

15Dans ce commentaire Facebook par exemple, l’internaute construit une forme typique et récurrente de l’insulte, c’est-à-dire une enclosure classifiante : « une extrême minorité d’homosexuelle de tous poils LGBT et trucs machins ». « Trucs machins » participe à l’extension de sens de l’énoncé et étend sa portée insultante à un ensemble de personnes élargi, toutes englobées dans cette désignation. C’est bien une « comparaison avec des éléments non-humains » (Lagorgette, 2006, p. 28) qui est opérée ; on retrouve la comparaison à l’animal et à des substances, qui nie toute humanité aux personnes désignées. Ces procédés insultants participent à la mise en altérité, et à plus forte raison à l’exclusion. S’actualise un discours homophobe qui infériorise et rejette l’homosexualité, légitimée par le système de pensée normatif et hiérarchique sur lesquels ces discours se basent. Mais ces énoncés témoignant d’un éclat de violence fulgurante (Moïse, 2012) voire de haine directe (Moïse et al., 2021) sont rares dans le corpus. Notre analyse des manières de dire l’homosexualité dans les discours contre la PMA élargie est à ce titre exemplaire (Hugonnier et Vernet, 2023). Cette étude, qui s’est basée sur le même corpus que présentement, a montré, entre autres, « un recours [par les militant·es] à de nombreuses dénominations neutres, qui ne véhiculent pas, en elles-mêmes, d’axiologie négative et ne permettent pas de relier ces discours à une désapprobation de l’homosexualité » (ibid., p. 99). Le commentaire suivant l’illustre :

• 7 Commentaires attenant à une publication Facebook de LMPT en date du 26 janvier 2020.

(3) Internaute : Si elle ne sait pas à son âge ce qu’est une bonne famille pour un enfant, elle n’a qu’à demander à ses enfants pour commencer et leur suggérer si avoir 2 pères ou 2 mères aurait été mieux ; (juste pour avoir une idée sur la question faut s’informer, c’est vrai ça7 ! !

17Au-delà d’un hétérosexisme, l’analyse des discours anti-PMA élargie montre la mise en discours d’une valorisation et d’une réassignation systématique de l’hétérosexualité comme la norme légitime à suivre – dynamique que le concept d’homophobie, ainsi défini, ne permet pas non plus de saisir.

• 9 Extrait issu d’un livret pédagogique, intitulé PMA. Réflexion sur l’extension aux couples de femmes (...)

(4) […] Le choix de légaliser la PMA engage la société entière dans une voie qui nie les rôles différents mais complémentaires de l’homme et de la femme dans l’éducation d’un enfant. Elle nie le rôle spécifique du père. Ce choix tendrait à décrédibiliser le rôle paternel et porte préjudice au rôle symbolique du père dans l’ensemble de la société. L’importance de la différence et de la complémentarité des sexes dans l’éducation et la construction psychologique des enfants mais aussi dans la société ne peut être évacuée⁹.

18Dans cet extrait d’un livret pédagogique à destination des militant·es, la valorisation du modèle hétérosexuel passe par la réaffirmation des stéréotypes de genre. L’ouverture de cette nouvelle mesure et, par suite, de l’absence supposée d’un référent masculin dans un foyer familial, est présentée comme en inadéquation avec les rôles sociaux prédéfinis entre les femmes et les hommes, qui conjointement feraient l’équilibre (éducatif, affectif, etc.) d’un·e enfant. Ces discours d’opposition participent à réaffirmer les aptitudes genrées des deux référents parentaux et la nécessité (voire l’évidence) de conserver ce schéma basé sur l’altérité sexuelle. La loi est ici présentée comme « niant » les rôles inhérents aux hommes et aux femmes. Elle porterait un « préjudice » et une « décrédibilisation » au rôle du père dans notre société.

19Ces rôles se voient attribuer un ensemble de qualificatifs : ils sont présumés « différents », « spécifiques », « non identiques ou interchangeables », constitutifs d’une « identité masculine ou féminine » mais aussi « complémentaires ». Cela participe à essentialiser les catégories de genre et, surtout, à montrer l’impossibilité de naviguer entre elles. Ainsi, c’est seulement la complémentarité d’une femme et d’un homme, c’est-à-dire la formation d’un couple hétérosexuel, qui permet d’accéder à une complétude des rôles pour « l’éducation d’un enfant ». En cela, l’hétérosexisme, présent dans les discours anti-PMA élargie, est couplé avec l’expression d’une hétéronormativité, définie comme « la primauté de l’hétérosexualité et [le] processus de hiérarchisation entre les catégories essentialisées du masculin et du féminin » (Chetcuti, 2012, p. 72). C’est l’imbrication de ces deux dynamiques (l’hétérosexisme et l’hétéronormativité) que Rosine Horincq Detournay (2015, p. 150) nomme l’« hétérosystème » : « un système social [au service de l’hétérosexualité] soutenu par de nombreux rapports sociaux de pouvoir ».

20Finalement, bien qu’il existe un argumentaire cohérent et rationnel qui légitime la formation de ce contremouvement, les discours anti-PMA élargie sont aussi fondés sur une conception idéologique des contours idéaux et normés (pour ne pas dire « normaux ») d’une cellule familiale. Cette approche normative et stéréotypique peut produire une violence symbolique envers celles et ceux qui ne s’y retrouvent pas, désormais déclassé·es, exclu·es. De plus, ces discours et leur circulation participent à la perpétuation de cette hiérarchisation, et permettent l’expression d’autres discours plus explicitement inégalitaires et violents – parfois au sein même de ce contremouvement (cf. extrait n° 2). Les discours étudiés ne sont pas des éléments isolés et indépendants les uns des autres, ils constituent et appartiennent à une entité collective, convergeant unanimement vers un même objectif de lutte. Cette violence-là, le concept d’homophobie tel que défini plus tôt ne permet pas de la saisir. Il apparait selon cette acception « comme restrictif dans l’appréhension des attitudes et des perceptions négatives à l’égard de l’homosexualité, limitant ces dernières à leurs manifestations directes, voire anachroniques puisque peu adaptées à la subtilité des discriminations dites modernes » (Richard, 2013, p. 126). En ce sens, notre analyse rejoint les critiques formulées à l’égard du concept d’homophobie, à propos de sa non-capacité à reconnaitre le caractère insidieux, systémique et multidimensionnel (Plummer, 1981) des formes d’infériorisation des sexualités non hétérosexuelles qui se donnent à voir et se construisent en discours.

21Ceci dit, la question d’un nécessaire élargissement conceptuel de l’homophobie se pose pour l’étude de ces discours contestataires. Doit-on voir ici dans l’homophobie un hétérosexisme, comme Daniel Borrillo, Caroline Mécary (2000), Éric Fassin (2008) entres autres l’ont déjà évoqué ? Pour cette étude, nous pensons (à la suite de Chamberland et Lebreton 2012, p. 40) qu’une définition académique restreinte de l’homophobie et un appel à d’autres concepts complémentaires sont bénéfiques sur le plan analytique. En effet, le choix de ne pas étendre le concept d’homophobie à l’expression d’un hétérosexisme et/ou d’une hétéronormativité a permis de conserver différents niveaux de lecture, en veillant à distinguer les mécanismes idéologiques sous-jacents à ces discours (hétérosexisme, hétéronormativité) et la teneur de leurs mises en mots (violence fulgurante ou non). Cette distinction conceptuelle permet de montrer l’hétérogénéité de cette parole militante – pouvant emprunter les contours d’un discours homophobe (cf. extrait n° 2), hétérosexiste (cf. extrait n° 3) et/ou hétéronormatif (cf. extrait n° 4). Dans ce contexte, user du concept d’homophobie pour dire et montrer des violences fulgurantes est nécessaire, de même que celui d’hétéronormativité pour nommer et problématiser des « déclarations voulant que les femmes soient faites pour les hommes et que les hommes soient incomplets sans les femmes » (Bastien Charlebois, 2011, p. 142) – questionnant dans un même temps l’idée même d’une parole violente. C’est finalement l’intersectionnalité des oppressions (comme avec le sexisme) qui peut être convoquée par ces concepts (Herek, 2004), démontrant une nouvelle fois les liens étroits des dynamiques de domination entre les sexes et les sexualités.

Des discours sous contrainte ?

22Pour cette étude, le maniement du concept d’homophobie dans une acception étroite a également rendu possible le questionnement des dynamiques sociodiscursives qui conduisent à son efficience dans ce contexte spécifique, éclairant autrement les analyses produites jusqu’ici.

23La démarche ethnographique mise en place (Hugonnier, 2023b) et les productions langagières recueillies de cette façon ont été des moments favorables à l’échange de « propos métadiscursifs sur ce qui peut être dit, et ce qui doit être tu, en dehors de ces espaces » (Rennes, 2016, p. 40). L’ethnographie a permis d’accéder aux coulisses (aux marges pourrait-on dire aussi) de la revendication contestataire étudiée et aux conditions de production des discours médiatisés, analysés plus tôt – à l’image de l’extrait d’entretien du 28 novembre 2019 ci-dessous :

(5) 289E11 : et puis avec ces histoires de homophobie : je sais pas quoi/ + qu’on met autour de ça : < +

290E12 : on se protège/

291E11 : ouais c’est des sujets c’est comme l’histoire de l’homopho :- + > de la : alors l’homophobie mais de l’islamophobie < +

292E12 : mais parce qu’on en prend plein la gueule/ + et qu’on (n’)a pas envie d’être blessé encore/

293E11 : non mais attends l’islamophobie maintenant c’était y a ce concept qui a été + inventé/ + qui fait que parler de l’islam/ + immédiatement/ tu te mets sur tes gardes en te disant ouh la la/ + ouh : si : + > il faut pas que je dise trop : parce que + ça peut être dangereux parce que : + et homophobie c’est pareil/ + parler de l’homosexualité ouh la la il faut que je mesure au quart de millimètre mes mots parce que sinon euh : on va croire que je suis contre les homosexuels/ + et que + euh : voilà/ + et homo- + > islamophobie que je suis contre les arabes/ < +

294E12 : c’est idiot/ c’est idiot/ c’est idiot/

24Dans ce passage, on comprend que les militant·es contre la PMA élargie craignent l’accusation de tenir des propos homophobes et de mener une lutte « contre » les personnes homosexuelles. Le concept d’homophobie participe alors à la construction d’un cadre de contrainte idéologicodiscursif (Rennes, 2007), qui pèse sur les discours et érige des règles du dicible et de l’indicible, avec lesquelles les militant·es composent. Pour ces opposant·es, le contrôle de leurs discours passe notamment par le choix des termes pour « nommer » l’homosexualité : « parler de l’homosexualité ouh la la il faut que je mesure au quart de millimètre mes mots parce que sinon euh : on va croire que je suis contre les homosexuels/ » – apparait un « tabou de l’objet » pour reprendre les mots de Michel Foucault (1971). Se met alors en place une forme d’autocensure, car la peur des sanctions juridiques et sociales agit comme un repoussoir. Éric Fassin parle d’une « inversion de la question homosexuelle » ; à mesure des avancées sociétales pour l’égalité des sexualités et d’une considération grandissante de toute forme de discrimination, « [e]n France, il est […] devenu plus infamant peut-être de s’entendre taxer d’homophobie que d’homosexualité » (Fassin, 2003, p. 264). Cet échange témoigne ainsi de la prise en compte du concept d’homophobie et, plus encore, de sa conception/compréhension par les militant·es comme une opposition explicite envers les personnes homosexuelles à travers les termes utilisés pour les désigner. Ces éléments permettent d’approcher différemment les analyses faites plus tôt ; en effet, nous évoquions notre étude sur les manières de dire et nommer l’homosexualité au sein de ce contremouvement (Hugonnier et Vernet, 2023), l’ensemble des procédés langagiers identifiés pourrait ainsi répondre à ce périmètre du publiquement dicible et témoigner d’une volonté par les militant·es de s’inscrire dans la norme discursive de non-homophobie.

25D’autres prises de parole des opposant·es viennent davantage encore préciser les interdits langagiers et discursifs qui entourent le sujet de l’homosexualité, et témoigner d’une portée performative (Butler, 2004 [1997]) du concept d’homophobie. Au-delà des dénominations, certains mots ou schèmes argumentatifs sont présentés par les opposant·es comme indicibles. Les marqueurs métadiscursifs présents dans le commentaire Facebook ci-dessous l’illustrent :

• 10 Commentaire attenant à une publication Facebook de LMPT en date du 26 janvier 2020.

(6) Internaute : Histoire de voir s’il y a autant de LGBT chez les modérateurs de Facebook qu’il n’y en a chez Twitter, voici le twitt que j’ai envoyé le 18/6/2019 : « D’un côté on t’interdit de dire que l’homosexualité est une maladie ? OK ! De l’autre on fait rembourser par la Sécurité sociale une PMA pour 2 lesbiennes qui veulent un enfant. Faudrait savoir ! C’est une maladie ou pas ? Explications SVP ! » 10 :19 AM 18 juin 2019 Twitter fort Android « REPONSE : Viré de twitter sans aucune explication »¹⁰

27Ces éléments de compréhension sur la configuration du champ de lutte ont motivé l’étude des réponses produites par le collectif Marchons Enfants ! face à ces interdits, pour continuer à diffuser leurs idéaux sociaux anti-égalitaires dans l’espace public. Différentes stratégies de contournement de ces contraintes ont été identifiées, comme par exemple l’appel à la mémoire discursive (Hugonnier, 2021, p. 255-265) et à des indices de contextualisation (Hugonnier, à paraitre).

28Les opposant·es disent également porter une attention particulière aux « circonstances d’énonciation », autre interdit qu’érige l’ordre du discours (Foucault, 1971). Comme c’est le cas dans cet extrait d’entretien du 6 octobre 2019 :

(7) 10CH : [...] et dans votre travail euh : dans votre travail votre engagement est-ce qu’il se : est-ce que vous pouvez montrer votre engagement est-ce que vous l’affirmez/

11E10 : de manière très discrète de manière très discrète c’est-à-dire avec des + des gens qui sont mes proches mes amis/ + qui peuvent essayer de comprendre/ + euh : + au niveau de la société je le cache pourquoi/ + parce que je travaille pour une société américaine/ + la plupart de ces sociétés américaines sont ce que j’appellerais bien-pensantes/ + c’était-à-dire que : elles veulent pas de vague/ + elles veulent être dans cette mouvante euh : + qui aujourd’hui pousse à tous ces progrès sociétaux/ + un peu démesurés qui se laissent guider par : + euh : + par les : par les désirs de ces lobbys LGBT + donc voilà encore on reçoit des messages tous les ans des messages d’encouragement à : + aux marches des fiertés et toutes ces choses-là qui pour moi ne représentent absolument rien/ + donc aujourd’hui si j’affirmais mon opposition à ces choses-là on peut dire que je risquerais ma place/

• 12 Nous soulignons, grâce aux relectaires, l’utilisation de l’énoncé « être dans un placard » par le m (...)

12CH : ouais :\
13E10 : ouais je risquerais mon boulot/ + clairement/ + y a : y a une tolérance quand on est dans + dans la même direction mais dès lors qu’on sort de ce chemin-là y a y a aucune tolérance y a aucune tolérance dans ces sociétés américaines on en profite pour vous montrer que justement c’est vous qui êtes intolérant c’est vous qui êtes homophobe c’est vous qui êtes euh : + fermé obtus etc + et puis voilà on finit par euh par vous montrer certaines conséquences/ + notamment bah de : soit d’être dans un placard12 soit de quitter l’entreprise euh : + donc voilà je reste extrêmement discret/ + j’arrive à le vivre même si d’un point de vue moral/ +c’est pas forcément facile + mais bon je le fais/

29Ce militant énonce devoir « cacher » son opposition à « ces choses-là », qui sont en adéquation idéologique avec la société qui l’emploie. Là encore, c’est la crainte d’être accusé d’homophobie à travers un ensemble de qualificatifs qu’il pense « être accrochés » à cette désignation : « on en profite pour vous montrer que justement c’est vous qui êtes intolérant c’est vous qui êtes homophobe c’est vous qui êtes euh : + fermé obtus etc ». Le participant prétend aussi que les sanctions sociales pourraient conduire à son licenciement : « aujourd’hui si j’affirmais mon opposition à ces choses-là on peut dire que je risquerais ma place ». À défaut de bloquer la circulation de discours homophobes ou de modifier les mentalités, le concept d’homophobie, et les pressions juridiques et sociales (réelles ou fantasmées) qu’il charrie, semble conduire à exclure certains discours de l’espace public, et à les déplacer dans des sphères non médiatisées, plus intimes et, de fait, moins à risques pour les militant·es. Cela interroge sur la portée sociale du concept d’homophobie, mais également sur les méthodologies à employer lorsque l’on s’intéresse à l’étude de la parole violente et discriminante, mais aussi à l’identification et la compréhension de la place de l’homophobie dans nos sociétés.

30Enfin, l’étude de ces discours montre des tentatives de justification systématique contre des accusations d’homophobie (latentes ou explicites) dont font l’objet ces mobilisations. Les opposant·es prennent à bras-le-corps cette tentative de disqualification, en cherchant à répondre et à devancer les accusations potentielles de l’adversaire. Cette réfutation d’homophobie est aussi vérifiable dans des situations de communication où sympathisant·es et opposant·es de cette loi se retrouvent dans une relation interpersonnelle, comme dans cet échange sur Facebook :

(8) Internaute A : J’ai vécu sans mère et mes « repères » vont très très bien. Je parle 5 langues, je suis en fin de master et en très bonne santé mentale. Je ne crois pas qu’avoir un père et une mère influe sur notre développement. Ce qui joue par contre c’est l’éducation. Combien d’enfants dans vos rangs se suicident chaque année à cause de l’homophobie que vous leur faisiez subir ?

• 13 Commentaires attenant à une publication Facebook de LMPT en date du 23 janvier 2020.

→ Internaute B : Internaute A je ne vois pas d’homophobie chez nous ! la quantité d’homosexuels avec qui j’ai travaillé est importante ! Mais deux êtres de même sexe ne produisent pas un enfant. Donc ne mentons pas aux enfants !
→ Internaute C : Internaute A Je comprends que certaines réactions peuvent faire peur. Mais dire qu’il faut un père et une mère pour procréer n’est pas de l’homophobie. Dire qu’il faut nécessairement un père et une mère pour bien grandir n’est pas vrai non plus et heureusement. Mais priver de manière délibérée un enfant de l’un ou de l’autre - dès sa naissance n’est pas juste pour lui, sauf qu’il ne peut pas se défendre aujourd’hui... d’où l’exaspération de certain(e)s sur le sujet et pour cela, toutes mes excuses13.

31Sous la forme d’une question rhétorique, l’internaute, renommé Internaute A, incrimine les opposant·es d’être, par leur homophobie, à l’origine de conséquences dramatiques chez des enfants. Cette accusation va être réfutée par différent·es protagonistes. Les deux commentaires relevés font état de formes de négation : « je ne vois pas d’homophobie chez nous ! » ; « dire qu’il faut un père et une mère pour procréer n’est pas de l’homophobie », suivies d’une justification. Comme c’est le cas ici, la convocation du concept d’homophobie par les militant·es semble permettre de réaffirmer une posture individuelle face à l’homosexualité (et de fait un état émotionnel et idéologique incarné : « non, moi individuellement je n’ai rien contre les personnes homosexuelles »). Dans un même temps, cela permet de limiter la reconnaissance des structures idéologiques qui conduisent à l’infériorisation des sexualités non hétérosexuelles (ici, le fait de valoriser l’altérité sexuelle pour faire famille et pour le bien de l’enfant). Cette analyse rejoint la critique formulée par Barry D. Adam à l’égard du concept d’homophobie : « la faveur que remporte l’homophobie n’est pas étrangère à la popularité et à l’omniprésence des explications individualistes et psychologisantes des problèmes sociaux au sein de nos sociétés libérales » (Adam 1998, cité par Bastien Charlebois, 2011, p. 122). En ce sens, la mise en avant du concept d’homophobie dans une acception restreinte représenterait une possibilité pour les militant·es de dépolitiser les oppressions vécues (Bastien Charlebois 2011, Laprade 2015) et les conséquences potentielles de leurs discours. On pourrait y voir une forme d’instrumentalisation par le collectif Marchons Enfants ! de ce concept, de sa définition étroite et de ses frontières, au service de la production et de la circulation de discours plus adaptés à l’ordre du discours. Cette réflexion nous ramène à celle abordée plus tôt dans cet article autour du choix d’un non-élargissement conceptuel de l’homophobie pour l’étude de ces discours, au profit de son utilisation conjointe avec ceux d’hétérosexisme et d’hétéronormativité. Face à l’usage militant du concept d’homophobie, a émergé le besoin en tant qu’analyste d’avoir recours à d’autres concepts, capables d’échapper à une simple contre-argumentation (si, c’est bien de l’homophobie) et de proposer d’autres manières de penser ces productions discursives (si ce n’est pas de l’homophobie, c’est bel et bien de l’hétérosexisme et/ou de l’hétéronormativité) – et cela sans nier leur violence potentielle (au contraire). Finalement, ce choix représente également une possibilité de sortir des cadres de pensée que cherche à imposer ledit terrain, en faisant appel à d’autres concepts qui pointent et problématisent différemment certains phénomènes discursifs et leurs systèmes idéologiques liés.

Conclusion

32Si à l’issue de cette recherche il est possible d’affirmer que les discours du collectif Marchons Enfants ! cherchent à faire perdurer et à rendre toujours plus légitime un système de minorisation fondé sur des logiques de hiérarchisation entre les sexes et les sexualités, l’utilisation du concept restreint d’homophobie s’est révélée plus complexe. Les mécanismes idéologiques de minorisation et de rejet de l’homosexualité se donnent en effet à voir, dans ces discours, majoritairement autrement que dans les formes linguistiques et discursives admises par une acception restreinte de l’homophobie, c’est-à-dire autrement que dans des formes fulgurantes de violence. La question d’un nécessaire élargissement conceptuel de l’homophobie pour l’étude de ces discours contestataires s’est ainsi imposée. Ici, le maniement conjoint du concept restreint d’homophobie et des concepts d’hétérosexisme et d’hétéronormativité a été privilégié, permettant de mettre en évidence aussi bien les soubassements idéologiques de cette lutte (avec les concepts d’hétérosexisme et d’hétéronormativité) que l’hétérogénéité de ses formes d’expression (avec les concepts d’homophobie, d’hétérosexisme et d’hétéronormativité). Dans ce contexte de recherche, l’élargissement du concept d’homophobie aurait, nous pensons, conduit à une impossibilité de distinguer ces différents niveaux d’analyse des discours, faisant de l’homophobie un concept « fourre-tout ».

33L’utilisation du concept d’homophobie, conjointement avec d’autres, a aussi été pensée en lien avec celle faite et imposée par les militant·es sur le terrain ; l’analyse de ces discours a rendu nécessaire le recours aux concepts d’hétérosexisme et d’hétéronormativité, capables d’échapper à une simple contre-argumentation et de proposer une autre manière de penser ces productions discursives. C’est dans un même temps les violences potentielles des discours et des idéologies qu’ils charrient qui ont pu être interrogées et nommées.

34Ce recours au concept restreint d’homophobie a néanmoins rendu possible le questionnement des raisons qui conduisent à son efficience dans ce contexte spécifique, éclairant autrement les analyses produites jusqu’ici. Un cadre de contrainte sociale et juridique pèse sur l’expression des protagonistes investi·es dans cette lutte, et le concept d’homophobie en est pleinement constitutif. Les militant·es expriment les frontières du dicible (réelles ou fantasmées) dessinées par une certaine conception sociale et juridique de l’homophobie, et cherchent à y répondre par différents procédés langagiers de contournement, que nous avons évoqués. L’étude de ces discours anti-PMA élargie montre que la popularité de ce concept n’a donc pas seulement pour conséquence de bloquer la circulation de l’idéologie hétérosexiste et/ou hétéronormative (est-ce d’ailleurs vraiment le cas ?), mais peut-être aussi (et davantage encore ?) de modifier certaines pratiques discursives et leurs circonstances d’énonciation. Finalement, c’est la question de la responsabilité scientifique face aux distinctions conceptuelles et à leurs récupérations au sein du débat public que ce recours au concept d’homophobie dans cette étude aura permis d’approcher.