1Publié au printemps 2023, cet ouvrage grand public de quatre chapitres, écrit par le journaliste Alexis Buisson retrace l’histoire personnelle et l’ascension politique de Kamala Harris. L’auteur revient aussi sur certains évènements politiques qui, depuis 2019 affaiblissent sa popularité et l’éloigneraient d’un évènement sociohistorique, politique inédit : devenir la première femme noire présidente. Il ne s’agit pas d’un livre, à première vue utile pour mieux comprendre les liens entre le langage, les représentations mentales et le réel. Mais ce livre représente un intérêt pour toute personne qui cherche à mieux comprendre l’articulation entre les questions d’identités, de langage et de discours.
2Le prologue de Jean-Luc Hees revient sur son entrée à la Maison-Blanche comme l’alter ego de Biden, le symbole d’une nouvelle Amérique. Bien qu’elle ait « fissuré le mur du sexisme et du racisme qui perdure aux Etats-Unis » (p. 19), la première vice-présidente noire reste un « personnage mystérieux » qui, en discours, peine à incarner le pouvoir et à exprimer le futur de l’Amérique.
3Le premier chapitre « Le symbole à l’épreuve du pouvoir » témoigne d’une grande connaissance civilisationnelle américaine, notamment de son histoire politique. Y est abordé le rôle « symbolique » des Vice-présidents américains dans lequel Kamala Harris est replacée. En 2020, le candidat démocrate à la présidence Joe Biden lui propose un « ticket présidentiel » pour la Vice-Présidence de l’Amérique. Le choix du futur VP est crucial pendant une campagne électorale car il/ elle est le « ticket-gagnant » de voix dans les états et les diverses communautés du pays : être une femme, de surcroit, multiculturelle constituerait l’une de ses « valeurs ajoutées » (p. 44) dont Biden profite pour propulser leur duo gagnant. L’auteur propose une synthèse très claire de ses fonctions : elle préside le Sénat, est la « voix » décisive dans l’adoption d’une loi et succède au président en cas d’incapacité à gouverner. Mais ces responsabilités favorisent des « frustrations », étant « limitées et subordonnées au Président élu » (p. 41). Ce chapitre démontre que Kamala Harris incarne l’illusion d’une présidence de transition, dont la voix et le poids se sont « étiolés », « effacés », « invisibilisés » (p. 23) au fil du temps, en raison d’une carrière politique « récente » (p. 42) qui la contraint à gouverner dans l’ombre du président Biden, plus que – par exemple – Mike Pence qui avait été le vice-président du temps de Donald Trump.
4Le second chapitre « La construction d’une identité » se parcourt comme une biographie et propose une réflexion sur l’interaction entre discours et identités. L’auteur retrace les origines raciales multiculturelles de Kamala Harris, montrant comment son entourage familial, majoritairement composé de femmes, a eu une forte influence dans la construction de son identité discursive et politique. On découvre que l’identité discursive de Kamala Harris s’articule, tout d’abord, autour de la rhétorique de l’intime et de l’identification. L’une de ses stratégies rhétoriques de campagne consiste à faire découvrir à son électorat « la petite fille qu’elle était » (p. 200) et « la femme politique qu’elle est devenue » (p. 69), notamment, grâce à ses grands-mères et à sa mère. Sa grand-mère maternelle indienne était une féministe engagée pour l’égalité des droits des femmes et la lutte contre les violences conjugales tandis que sa grand-mère paternelle jamaïcaine tenait les valeurs du travail et de l’altruisme en haute estime. La stratégie rhétorique de l’intime articulée autour du portrait « de la petite fille » qui finit par fusionner avec celui de la femme politique lui permet de mobiliser et de convaincre la nation de son engagement pour son pays, de son souhait d’inspirer les jeunes filles et de donner une voix aux femmes. L’auteur montre comment Kamala Harris construit son image auprès de son électorat comme « descendant d’une longue lignée de femmes fatales » dont « aucun membre féminin du clan n’a suivi de parcours conventionnel » (p. 51) et grâce auquel elle a connu « son premier éveil politique » (p. 55). L’ouvrage souligne le rôle capital de sa mère Shyamala Gopalan Harris, « sa plus grande source d’inspiration » (p. 65) dans son existence et dans son parcours politique. Sa mère est présentée comme celle qui lui a transmis la vertu de la détermination pour qu’elle devienne « une femme noire, fière et confiante » (p. 67). Le livre met aussi en avant l’importance de la sororité et fraternité Alpha Kappa Alpha (AKA) dont Kamala Harris était « l’un des seuls membres féminins », et qui est présentée à l’électorat comme une organisation qui a changé son existence de femme et son destin politique (p. 93). Ses stratégies rhétoriques de persuasion s’articulent fortement autour de l’agentivité (Butler 2017 [1997] : 38) du genre féminin, caractéristique du postféministe ou du féminisme libéral. L’auteur montre comment à l’aune de son élection, Harris démontre son agentivité avec conviction en rendant hommage à toutes celles qui ont « ouvert la voie » (p. 239) à son élection, dans une Amérique où elle ne pensait pas qu’un moment comme cela était possible (p. 238), des propos que la presse américaine interprètera comme des odes, des plaidoyers féministes. On comprend que Kamala Harris souhaite incarner l’espoir auquel toutes les jeunes filles et toutes les femmes peuvent se raccrocher ou s’identifier. Enfin, son identité discursive s’articule autour de l’histoire Afro-américaine et de la race, sans pour autant mettre en avant la radicalité politique de ces mouvements. En ce sens, son électorat est incité à retenir comment le Rainbow Sign et le Black Women Organized for Political Action l’ont aidée à construire, forger et préserver sa philosophie politique engagée mais modérée. Sur le plan rhétorique, elle entend construire un rapport nuancé, mais aussi lissé, à la communauté noire au profit du « multiculturalisme » (p. 92). À la veille du scrutin final, se trouvant à Wilmington (État du Delaware), l’auteur montre comment Kamala Harris entend concilier une rhétorique de l’identification fondée sur le portrait de la « petite fille » à une rhétorique de l’inclusion (féminine) pour défendre une vision idéaliste de l’Amérique : « chaque petite fille qui regarde ce soir voit que c’est un pays de tous les possibles » (p. 210). Elle parvient ainsi à capitaliser sur son nom et sa personne le prestige des jeunes filles, des femmes de la nation américaine – racisées ou non – et du parti démocrate dont on sait que le succès électoral passe en partie par la mobilisation de la communauté noire et des femmes.
- 1 Une loi permettant la réinsertion de délinquants dans la société.
- 2 Une série de lois protégeant les propriétaires de l’État depuis la crise économique mondiale de 200 (...)
5Le troisième chapitre « Naissance d’une femme politique » s’attache à retracer ses années en tant que procureure qui ont contribué à sa naissance politique. On y apprend qu’elle a intégré l’université de droit de Hasting et un stage au Congrès américain, et qu’elle admire « ses héros » (p. 101) Thurgood Marshall – premier homme noir à siéger à la Cour suprême, Charles Hamilton Houston – avocat, militant pour la fin de la ségrégation raciale dans les écoles publiques, Constance Baker Motley – première juge fédérale afro-américaine. C’est à cela que l’auteur rattache l’ambition de Kamala Harris de devenir procureure pour « réformer le système judiciaire », « le rendre plus juste » et « aider les autres » (p. 104). En 1990, « le pouvoir est à portée de main » : elle devient procureure du District du Comté d’Alameda, remporte ses premières plaidoiries et gagne en notoriété. En 2003, en campagne pour devenir procureure du District de San Francisco, « son pragmatisme », sa rhétorique qui met en avant « ses convictions en une justice sociale et plus égale pour tous » (p. 105) séduisent les grandes fortunes et grands donateurs démocrates et républicains de Californie. Début 2004, la nouvelle procureure de San Francisco défend publiquement des idées progressistes militantes en faveur des minorités, du mariage pour des personnes de même sexe, la lutte contre les violences conjugales et la loi Back on Track1. En 2006, son programme – conservateur – sur l’absentéisme scolaire est un échec et lui vaut des critiques et des slogans dépréciatifs comme « Kamala est une flic ». Mais, soutenue par l’Establishment démocrate, elle est mise en contact avec un jeune sénateur de l’Illinois – Barack Obama – qu’elle rencontre en 2004 à Chicago et soutiendra en 2008. Leurs profils sont proches : métisses, de même génération, principalement élevés par leur mère au sein de communautés multiculturelles, ils ont appris à « maitriser les codes afro-américains » (p. 154) avec succès. L’année 2010 marque le début des « premières fois » (p. 155) : Harris devient la première femme noire, procureure générale de Californie à remporter l’adoption par le parlement Californien « d’une Déclaration des droits des propriétaires »2 (p. 156). Sa notoriété est grandissante puisque en 2012, elle est invitée à prendre la parole à l’investiture de Barack Obama. En 2013 le Times la désigne « comme l’une des femmes les plus influentes du pays » (p. 173). Mais connaitra -t-elle un destin « d’exception » (p. 243) à l’instar de Barack Obama ? En 2015, surnommée la « Obamagirl », elle se présente aux élections sénatoriales de 2016, gagne le soutien du parti démocrate, remporte la Convention et enfin, les primaires en juin 2016. Alors que Donald Trump est élu président le 8 novembre 2016, elle devient la deuxième femme noire élue Sénatrice puis la première Vice-présidente du Sénat de l’histoire, en intégrant, jusqu’en 2019, les services de Renseignements et de Sécurité intérieure et Affaires gouvernementales où elle parvient à « déstabiliser le clan Trump » (p. 184).
- 3 Le busing consiste en la déségrégation des enfants noirs dans les transports scolaires et les école (...)
6L’ultime chapitre « En route pour la présidence » revient sur son chemin tumultueux vers la présidence. L’auteur souligne que les républicains et la presse lui reprochent de « manquer d’idées politiques fortes » (p. 199). Le 27 juin 2019, lors du premier débat des primaires démocrates face à Joe Biden, quelque peu déstabilisée, elle tente de convaincre et de se faire une place sur la scène politique en usant d’une arme rhétorique principale, fondée sur une identification à « la petite fille noire qu’elle était » (p. 200). Elle mobilise de nouveau l’intime en convoquant une période de l’histoire américaine, singulière, la déségrégation noire : elle évoque le refus de Joe Biden d’intervenir dans la pratique du busing3 dont elle a bénéficié, enfant à Berkeley. Le coup rhétorique – « cette petite fille, c’était moi » – (p. 200) suscite une forte émotion et une forte empathie de l’électorat américain démocrate (Hannah-Jones 2019). Sa popularité s’envole, les médias y voient sa véritable entrée en campagne. Mais, « l’archive toxique » (Cerja et., al 2023 : 2) de « #KamalaIsACop » (p. 201) apparue en 2006 (ré)envahit instantanément et massivement Twitter, réactualisant ainsi en 2019 les controverses autour de la loi sur l’absentéisme scolaire et du projet Back on Track. Le hashtag est un « dispositif technodiscursif » (Paveau 2019) considéré comme une véritable forme de discours numérique public qui révèle à la fois la dimension interactionnelle (sociale), expressive et digitale du langage, en permettant une interaction entre les internautes. En contexte politique, il arrive que le hashtag soit mis au service d’une instrumentalisation diachronique du discours et de l’image d’une personne visée, et contribue à la persistance et à la transformation de discours ou fragments de discours dans le temps. Le hashtag #KamalaIsACop est un fait langagier discursivodigital qui réalise une « connexion rhétorique et technologique » (Cerja et., al 2023 : 3) accélérée et répétée qui positionne Kamala Harris dans le trope de la vilaine pour inciter une partie de l’électorat américain à exprimer et à ressentir une hostilité publique. Ce trope est même réifié, transformé sur le web en un mème, une « forme de rhétorique communicationnelle et visuelle » (Huntington, 2013 : 2) à des fins expressives ou discursives. L’ouvrage retrace les principales critiques opposées à Harris par les républicains : une critique de classe « d’avoir menée une existence privilégiée » et une critique ethnique, « celle de ne pas être suffisamment noire » (p. 216) dont les républicains profitent pour affaiblir sa popularité auprès de l’électorat Afro-américain et pour faire naitre une tension de classe. Face à l’hostilité grandissante de la presse qui la dépeint comme « prudente », « une énigme », « un mystère » (p. 221) et entourée d’une équipe de campagne « sans discipline, sans plan, sans stratégie » (p. 223)), le chapitre montre comment Harris déploie à nouveau son tour rhétorique identitaire tactique – « je suis qui je suis » – pour retourner à son avantage son statut de femme multiculturelle. En mai 2020, l’Amérique, fragilisée par la mort de George Floyd voit ressurgir le mouvement Black Lives Matter qui témoigne de la nécessité d’un changement majeur en Amérique. Entre janvier et juin 2020, la « Biden-Harris Administration » (p. 235) conquit la scène médiatique et politique. Le 21 novembre 2020, face au républicain Mike Pence, elle exprime ses promesses de changements et ses convictions progressistes pour la nation, en jouant notamment la carte rhétorique du genre : « Si je suis la première femme à occuper ce bureau, je ne serai pas la dernière » (p. 239). « L’effet Kamala » (p. 240) opère. Le 20 janvier 2021, elle devient la première femme noire Vice-Présidente d’une Amérique décrite comme divisée, traumatisée sur le plan sociopolitique et racial.
7L’épilogue de l’ouvrage consiste en quelques spéculations sur l’avenir de Harris en politique : déjouera-t-elle tous les pronostics lors des élections présidentielles en 2024 ou 2028 ? Sera-t-elle soutenue par la presse américaine ou perçue par l’électorat américain comme une « maitresse dans l’art de créer du rêve comme Barack Obama » ou finira-t-elle dans le « cimetière politique » (p. 249) comme certains prédécesseurs ? On peut regretter que ces interrogations ne soient pas assez mises en relation avec les problématiques des injonctions paradoxales et de sexisme qui affectent généralement les politiciennes, dont Kamala Harris fait partie. De nombreuses études précédentes ont montré que lorsque les femmes acquièrent un rôle politique, elles doivent très souvent négocier leur statut social et ainsi trouver un équilibre entre l’image de pouvoir - une image qui est typiquement associée aux hommes - et l’image socialement assignée et attendue de la féminité pour être crédible dans leur rôle, leur fonction de dirigeant d’un pays.
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