1« Hé, sale pédé ! ». Il y a quelque chose de déroutant à être adressé de la sorte. Pourtant l’on sait la plupart du temps, quand on est l’objet de cette interpellation, que l’on s’adresse à nous. Il serait réducteur cependant de limiter ce terme à sa dimension injurieuse, tant il a été réapproprié, notamment dans les discours militants. Le 21 juin 2018, Kiddy Smile, se produisant à l’Élysée, portait un t-shirt où l’on pouvait lire « Fils d’immigré, noir et pédé ». On vit alors Valérie Boyer, sénatrice Les Républicains, s’offusquer sur Twitter (désormais X) en déclarant : « Le rapport, et vous le savez très bien, c’est que d’un côté @EmmanuelMacron appelle au respect de la fonction présidentielle et #EnMêmeTemps, il l’abaisse en organisant une jet set à l’Elysée avec Dj Kiddy Smile portant un T-shirt où était écrit “Fils d’immigré, noir et pédé” » (en témoigne un article du Figaro du 1er juin 2018). Cet exemple est intéressant à plusieurs titres : il semble d’abord témoigner d’un changement du regard institutionnel sur l’homosexualité mais aussi d’autres questions (race, classe, autres cibles de l’insulte traitées dans ce mémoire) du moins en apparence (s’ouvre la question d’un queer washing institutionnel). Il témoigne aussi du fait que l’usage du terme « pédé », ici comme emblème, reste polémique, n’est pas jugé légitime par toustes, ce qui montre également que la réappropriation n’est pas un processus achevé, qu’elle doit être reconduite constamment. Comment comprendre ce que l’insulte homophobe et sa réappropriation, mais plus généralement toute forme de discours de haine et de violence verbale (Fracchiolla et al., 2013), (dé)font ou échouent à (dé)faire ? C’est à cette question que tentent de répondre Judith Butler, Pierre Bourdieu et, en confrontant leurs approches, ce travail qui résume mon mémoire de master. L’intérêt de cette confrontation repose dans le fait qu’en dépit de travaux réalisés dans des contextes différents, Bourdieu demeure utile pour sociologiser l’approche critique de Butler sur l’insulte, approche qui insiste à juste titre sur la puissance d’agir du sujet dominé, subalterne, insulté et sur sa capacité de réapproprier l’insulte. Elle permet également de faire une succincte histoire du concept de performatif.
- 1 On peut affirmer ça aussi pour Bourdieu bien que ce soit moins évident, dans la mesure où, s’il ne (...)
2Pour commencer, en quoi dire est-ce faire ? Le concept de performatif vient de John L. Austin (1991) qui distingue au départ les énoncés réalisant une action (performatifs) des énoncés décrivant un état de fait (constatifs). Au terme de sa réflexion il en vient à considérer que toute énonciation est un acte de discours réalisant trois gestes : celui de dire (locutoire), celui réalisé simultanément au dire, en disant (illocutoire), et celui découlant du dire, par le fait de dire (perlocutoire). Ce concept est transporté de la philosophie analytique à la philosophie sociale et politique par Bourdieu (2021) et Butler (2017). La constitution des identités individuelles et collectives, du champ social, est pour tout ou partie aussi un acte d’ordre symbolique, ayant trait au performatif1. Le langage n’est plus le simple reflet du monde social mais participe à sa formation.
3En ce sens, l’insulte serait-elle un énoncé ayant le pouvoir de faire la personne qu’elle décrit ? Depuis les travaux de la linguistique et de l’étymologie (Fracchiolla, 2017 ; Raymond, 2019) on comprend que l’insulte est cette procédure et ce mot visant à, ou ayant la possibilité de, causer l’injure, c’est-à-dire de blesser, à la fois de façon psychique et émotionnelle, mais aussi sociale et symbolique, les deux dimensions étant, comme le souligne d’une certaine manière Erving Goffman (1975) à propos du stigmate, co-dépendantes. L’insulte occupe chez Austin une place ambigüe : elle existe de fait mais ne saurait pourtant être un performatif explicite conventionnellement établi. Il semble donc impossible de garantir conventionnellement l’injure. Comment expliquer qu’alors Butler comme Bourdieu en viennent à attribuer à l’insulte le pouvoir potentiel d’assigner à sa place le dominé voire d’interdire toute place à certaines identités (forclusion) ? Théoriquement, c’est qu’iels vont à l’encontre de deux présupposés austiniens.
- 2 Je dis contrairement à chez Austin car pour lui l’insulte ne peut pas être un performatif dit « exp (...)
4D’abord, chez Bourdieu comme Butler, l’insulte relève bel et bien d’une certaine conventionalité. Chez Bourdieu l’insulte est efficace lorsqu’un locuteur autorisé conventionnellement – dominant – utilise dans les bonnes circonstances – face à une personne dominée – les bons mots – dont le potentiel ou capital injurieux dérive du faible capital symbolique de la position à laquelle ils font référence. Chez Butler, l’insulte relève aussi de la mobilisation d’un potentiel injurieux conventionnel, d’une chaine historique de citation ou de signification qui fait référence à toutes les énonciations passées ayant effectivement blessé ou stigmatisé. Chez Bourdieu et Butler, contrairement à chez Austin, l’insulte est donc connue et reconnue du fait de son caractère conventionnel et permet ainsi d’injurier2. Cela n’empêche pas Butler de rejoindre Austin sur le caractère « perlocutoire », c’est-à-dire jamais assuré (en dépit de la domination ou de la conventionnalité), de la blessure qui résulte de l’insulte, mais iel le fait depuis un cheminement tout à fait différent.
5Cette différence de cheminement résulte du fait que, qu’il s’agisse de l’agent dominé bourdieusien ou du sujet vulnérable butlérien, ce qui est remis en cause c’est le présupposé implicite, explicité par Jacques Derrida (1971), que l’échange linguistique est un dialogue égalitaire, non-imposable, des volontés et des consciences. De cette conception des sujets linguistiques souverains découle la possibilité chez Austin d’un « refus » de l’insulte (« non-play ») ayant pour conséquence l’impossibilité de la conventionnalisation de la procédure d’insulte. Bourdieu et Butler remettent donc toustes deux en cause les fondements ontologiques de la conception austinienne de l’insulte, sans pour autant parvenir aux mêmes conclusions sur sa performativité et sa réappropriation. Il semble en effet que chez Bourdieu la conventionalité, fondée dans la domination, puisse dans les bonnes circonstances garantir la nécessité de l’injure. Au contraire, chez Butler aucune forme de domination, aussi forte soit-elle, n’arrive à clore la possibilité de l’échec de l’insulte. Pourquoi ?
- 3 Le terme interpellation est explicitement utilisé par Butler mais pas par Bourdieu. Cependant diver (...)
6Théoriquement, Bourdieu et Butler ont en partage une ontologie relationnelle. Les écrits plus épistémologiques et philosophiques de Bourdieu (1980 ; 1997) et les développements de Butler sur le sujet précaire et vulnérable (2005b ; 2010 ; 2022) relèvent d’une reformulation critique de la reconnaissance et de l’idée hégélienne que tout sujet se fonde dans l’expérience de l’aliénation, au-delà de lui-même (Hegel, 1970). C’est de cette nécessaire aliénation que découle le fait que le pouvoir compris comme domination (chez Bourdieu) ou normativité (chez Butler) est constitutif du sujet. Concrètement, cela signifie que nous intériorisons dès le départ, agissons et pensons depuis la domination (ce qui chez Bourdieu renvoie à l’habitus) ou depuis la normativité (le retournement du sujet sur lui-même qu’elle induit fonde la psyché chez Butler). L’insulte homophobe peut en ce sens être constitutive : elle ne trouve pas des sujets déjà-là, autonomes et souverains, mais vient participer à l’édification d’une condition et d’une identité homosexuelles marquées par elle comme le décrit Didier Eribon (1999). Ce caractère constitutif et marquant en profondeur (renvoyant d’ailleurs à l’origine du mot stigmate), qui fait de l’insulte une interpellation3 (Althusser, 1976), permet de rendre compte de tout un spectre de pratiques, de l’homophobie comme expression d’un déni d’homosexualité, au « non-outing », ou encore au simple fait qu’en tant que personne homosexuelle l’on sache que « pédé » (terme stigmatisant porteur d’une domination et de l’hétéronormativité) est une insulte, qui peut nous être adressée, et à laquelle on peut se retourner. Bref, c’est cela qui nous rend « interpellable » par l’insulte.
- 4 Il faut que le.a lecteur.ice note que Bourdieu ne parle jamais explicitement ou directement de l’in (...)
- 5 Le concept est repris de Derrida par Butler. Derrida conçoit le performatif comme itération : comme (...)
7Mais on ne comprend alors toujours pas ce qui explique que Bourdieu insiste sur la reproduction de la domination ou de l’oppression dans laquelle s’inscrit l’insulte homophobe4, là où Butler souligne davantage la possibilité nécessaire de sa réappropriation. On est en fait face à deux moments du structuralisme tels que décrits par Étienne Balibar (2005). D’abord, le geste proprement structuraliste de réalisation que tout sujet est constitué et non souverain, puis le geste usuellement qualifié de poststructuraliste d’analyse des limites de l’opérateur de constitution (c’est-à-dire de la structure). De plus, on est face à deux conceptions de la répétition du pouvoir. D’un côté, l’incorporation du pouvoir par les agents signifie leur adéquation aux exigences du pouvoir : c’est l’alignement entre structures objectives et subjectives dont parle Bourdieu. De l’autre, l’assomption de la norme par les corps et les sujets n’est jamais qu’une approximation : il y a toujours une distance (critique) entre sujet et pouvoir chez Butler. Dans la seconde conception, le pouvoir est constitutif des sujets, ils lui sont donc vulnérables. Mais il a aussi besoin, pour exister, d’être (approximativement) assumé par eux : le pouvoir devient lui-même vulnérable, sujet à l’altération et non-totalisant. La répétition de l’insulte, de son caractère injurieux plus exactement, est elle-même marquée par cette distinction entre reproduction et reconduction de la domination d’un côté, et itération donc altération du signe5 et de la normativité de l’autre. En fait, ce que le moment butlérien questionne c’est la possibilité-même d’une reproduction à l’exact (Balibar, 2021).
8Que faire de ces développements ? Quelles perspectives ouvrent-ils ? D’abord, depuis cette question concrète et spécifique de l’insulte, ce qu’il s’agissait de traiter, c’était l’évolution conceptuelle du performatif, son glissement de la philosophie analytique austinienne à la philosophie sociale et politique de Butler en passant par la sociologie bourdieusienne. Toutefois, ce à quoi touche plus fondamentalement ce mémoire est la thématique de la constitution discursive de nos identités dans les jeux discursifs de pouvoir et de vérité. C’est autour de cette thématique du pouvoir des mots que la dimension comparative prend tout son sens, dans la mesure où sont identifiées deux conceptualisations du pouvoir : domination (Bourdieu) et normation (Butler). D’un côté on trouvera de quoi penser Bourdieu et Butler ensemble.
9On pourra en ce sens comprendre ce mémoire à la suite de Balibar (2021) ou de Pierre Macherey qui, dans un exposé sur l’interpellation chez Althusser et Fanon, nous donne des pistes pour penser la complémentarité des approches théoriques de la domination et de la normation du sujet (Macherey, 2012). Bourdieu comme Butler (à la suite de Foucault) nous permettent de comprendre comment les rapports de pouvoir ne font pas qu’empêcher la reconnaissance mais l’habitent fondamentalement. Butler parle d’une nécessaire possibilité de la réappropriation de l’insulte, soulignant à raison que, peu importe la force avec laquelle semble s’imposer le pouvoir, le sujet opprimé garde une puissance d’agir et le sujet dominant n’est pas souverain. De son côté Bourdieu permet de sociologiser cette possibilité nécessaire en théorie, de réfléchir à la possibilité de contextes qui, n’étant jamais pleinement déterminants, peuvent être plus ou moins propices, mais aussi de réfléchir à la possibilité de l’échec de la mise en échec, de penser des moments où la réappropriation n’est que partielle, ne réussit pas, fait l’objet d’une réaction violente, etc.
- 6 Pour une définition succincte, voir par exemple la note de bas de page de Cynthia Kraus dans sa tra (...)
- 7 Si le capital peut recouvrir chez Bourdieu tout un ensemble de ressources (sociales, économiques, c (...)
10Dans l’insulte homophobe, la norme (dé)jouée est celle de l’hétéronormativité6. À un genre doit correspondre une sexualité avec un autre genre dans le cadre de la binarité. C’est depuis cette doxa normative et sa (re)connaissance que peut être exprimée l’insulte homophobe. Depuis la norme se déploie une domination symbolique, c’est-à-dire une distribution différentielle d’un capital symbolique en vertu de l’hétéronormativité (où l’homme hétérosexuel sera mieux perçu que l’homme homosexuel, toute chose égale par ailleurs et dans le cadre de la masculinité). L’insulte homophobe « pédé » est l’expression de cette normativité dont parle Butler et que Bourdieu permet de comprendre en action. Le mot « pédé » est doué de ce que nous appelons un capital injurieux, qui lui permet d’appuyer, de reconduire une domination hétéronormative. Le capital injurieux d’un mot apparait inversement proportionnel au capital symbolique7 du groupe qu’il désigne. Mais ce capital injurieux, conventionnel, fruit d’une chaine historique d’itération, de fossilisation de la blessure, est friable, et peut-être remis en question. Il n’est d’ailleurs pas forcément universellement partagé et en ce sens le même mot aura un capital plus ou moins injurieux en fonction des différentes interactions, des interlocuteurs, des marchés symboliques où il est exprimé. Cette conceptualisation mixte de l’insulte entre Butler et Bourdieu permet de comprendre l’insulte homophobe, sa réappropriation, la possibilité de son échec et de sa reproduction en fonction du contexte social, mais aussi l’équivocité à laquelle la réappropriation donne lieu sur différents marchés linguistiques ou, autrement dit, le fait que l’insulte n’est toujours réappropriée que depuis le pouvoir qui la porte et qui ne cesse pas totalement de l’agir. C’est depuis le détournement des outils de pouvoir que s’opère la résistance, et c’est ce qu’illustre la résistance/subversion linguistique dans la réappropriation de l’insulte.
11La complémentarité des approches bourdieusiennes et butlériennes (c’est-à-dire, aussi, cette non-réductibilité entre les deux), si elle repose sur une certaine compatibilité, relève également d’une différence indissoluble sur la perspective de la reconduction du pouvoir : Bourdieu pense la tendance de la domination à se reconduire (reproduction) alors que Butler pense la tendance de la norme à s’altérer (réitération). On peut alors questionner le caractère synthétique du rapprochement que Butler tente de réaliser entre Bourdieu et Derrida dans le dernier chapitre du pouvoir des mots (Butler, 2017, p. 192-237), dans la mesure où la tendance (si centrale chez Bourdieu) à la reproduction du pouvoir semble être dissoute par sa nécessaire altération dans la réitération derridienne (où tout signe, donc toute norme, mais aussi toute situation de domination doit se répéter pour perdurer et en se répétant change nécessairement). Ce mémoire entend finalement apporter des éléments pour penser ensemble ce qui est classé comme « structuraliste » d’un côté et « poststructuraliste » de l’autre, pour penser au-delà de la très utile queer theory, dans la même perspective que les émergents matérialismes trans.
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