1Le succès de l’Initiative Citoyenne Européenne « Pour une nouvelle ère sans cage » (End the cage age) qui, après avoir obtenu un million de signatures, fut déposée à la Commission européenne à l’automne 2020, semble historique : tout se passe comme si, dans l’Union européenne, les pratiques d’encagement étaient en passe de devenir un mauvais souvenir.
2Historique ? Ne faut-il pas au contraire s’attendre à la décevante répétition d’une décision qui ne cesse d’échouer à être prise ? Presque soixante ans plus tôt, en 1964, la sortie du livre Animal Machines de Ruth Harrison avait fait scandale, menant le gouvernement britannique à légiférer… avec un effet minime sur les conditions d’élevage. De même, en 1979, face à la pression de la société civile au niveau européen, le Conseil de la Communauté économique européenne avait déjà déclaré « son intention de ne plus autoriser l'élevage de poules pondeuses dans des cages » (Conseil des Communautés européennes, 1979, p. 6)… pour abandonner purement et simplement cette ambition, un an plus tard. La deuxième directive de protection des poules pondeuses, adoptée en 1999, prétendait, elle aussi, enfin interdire les cages de batterie… seulement pour les remplacer par des cages dites « améliorées » ou « aménagées ».
3Cette thèse prend ces non-décisions comme des fils d’Ariane, et remonte dans le temps pour comprendre cette illusion répétée de changement. L’hypothèse directrice est que la recherche scientifique a une place essentielle dans le processus politique qui mène – ou ne mène pas – à une amélioration de la condition des animaux·ales non humain·es (ANH). L’histoire croisée des « poules de batterie » et des sciences du « bien-être animal » fait la preuve de cette intrication entre silenciation politique et connaissances scientifiques.
4La première partie démontre que les sciences du bienêtre animal s’adonnent autant à la production de connaissances scientifiques qu’à une production d’ignorance et de raisons de douter et, in fine, participent au maintien du statu quo industriel (voir aussi Ducourant 2023). Mais la participation scientifique à l’élevage intensif, et en particulier au système-cage, ne s’arrête pas là. Les deux parties suivantes remontent dans le temps pour montrer d’abord comment les « sciences du bien-être animal » se sont constituées, dès leurs débuts, comme un groupe social distinct, en réduisant au silence les mouvements militants animalistes opposés à l’expérimentation animale, et en collaborant étroitement avec la puissance étatique pour uniformiser les conditions en laboratoire et standardiser génétiquement les ANH utilisés en expérimentation (2e partie). Bien plus, les disciplines biomédicales, parentes des sciences du bienêtre animal (nutrition, génétique, éthologie), se sont coconstituées avec les productions animales industrielles (3e partie). C’est en réduisant les ANH à des données ou des modèles en même temps qu’à des marchandises standardisées que science et production industrielle se coconstituent. Le « système-cage » déborde donc largement le fonctionnement des objets techniques que sont les cages de batterie ainsi que l’ensemble des scripts techniques et économiques qui naissent avec elles : il est la concrétisation et la condition de ce complexe scientifico-industriel dans lequel les ANH sont réduit·es à des machines produisant données et marchandises standardisées.
5Or cette réduction des vies animales à leur productivité ne se fait pas sans constituer des catégories d’êtres : « poules de cage », « poules pondeuses », « poulets de chair » sont autant de catégories d’êtres qui n’existaient pas en début de période, créées puis assignées à des rôles dans le complexe scientifico-industriel qui lui-même se constitue en référence à elles. La 3e partie de cette thèse analyse la constitution de ces catégories, en Europe et aux États-Unis, de la fin du xixe siècle aux années 1920, et fait état d’une interaction entre l’exploitation spéciste et des pratiques de racisation et de sexisation.
- 1 Ces analyses appellent un approfondissement des rapports entre pratiques de racisation des ANH, not (...)
6Les existences entières des poules sont profondément modifiées par les pratiques eugénistes du long xixe siècle (1830-1880), qui constituent des races, les hiérarchisent et standardisent (chapitre 10)1. S’appuyant sur ces poules réduites à certains traits standardisés et héritables, une seconde phase de leur exploitation relève plutôt d’un processus de sexisation, définie comme l’assignation à des postes productifs spécifiques selon les organes sexuels, corrélée à des pratiques coercitives spécifiques (isolement, contrôle des relations sociales, enfermement) et à l’assassinat organisé de celleux qui ne rentrent pas dans l’ordre binaire productif. Certes le rapport de domestication dit traditionnel, polyculturel, vivrier et sans confinement, reposait déjà sur la réduction des ANH dit·es « de ferme » à des êtres exploitables, opprimables et tuables. Mais le passage à l’élevage industriel réduit strictement les poules à des fonctions productives : croissance musculaire (production de muscle) et reproduction (production d’œufs et reproduction du troupeau). Or dans l’élevage traditionnel, non seulement les poule·ts occupent un grand nombre d’autres fonctions (fertilisation des sols, contrôle des « nuisibles », etc.), mais encore, les individus non ou peu productif·ves ne sont pas nécessairement tué·es du fait de cette non-productivité.
7La distinction sexuée entre « poules pondeuses » et « poulets de chair » qui s’opère avec la constitution de la « poule de cage » n’est pas naturelle mais résulte bien d’une constitution forcée. Certes la reproduction par fécondation d’un gamète femelle et d’un gamète mâle était déjà connue, ainsi qu’un certain dimorphisme sexuel. Ce qui change avec l’avènement de la production d’œufs à visée lucrative et à stratégie productiviste, c’est que les individu·es sont réduit·es à des caractéristiques liées à leur appareil génital et que celleux qui ne rentrent pas dans cette binarité sont « réformé·es », c’est-à-dire tué·es : ce sont les « pondeuses » dont le rythme de production est trop bas, dont la prolificité diminue avec l’âge (et cette espérance de vie est constamment réduite, de 4 ans à la fin du xixe siècle à 11 mois au xxie siècle) ; ce sont encore les poussins mâles des races de pondeuses, qu’il s’agit de repérer (c’est le « sexage ») et d’assassiner aussi rapidement que possible pour qu’ils ne consomment pas inutilement de nourriture, ainsi que les « poulets de chair » dont la durée de vie diminue au gré de l’augmentation de leur productivité (jusqu’à atteindre 6 semaines au xxie siècle).
8Cette « amélioration » racisante et sexisante du troupeau est rendue possible par le trap-nest, développé à partir des années 1880 et largement utilisé dès les années 1910 : sorte de cage temporaire permettant de repérer quelle poule a pondu quel œuf (ce qui était, jusqu’à la fin du xixe siècle, quasiment impossible à grande échelle) et donc d’établir des mesures précises et individualisées de productivité (chapitre 8). Cette cage, ancêtre technique de la cage de batterie, est aussi l’instrument de mesure essentiel des sciences génétiques naissantes. « La poule » ainsi constituée, standardisée et mesurable devient un modèle animal particulièrement intéressant pour les sciences biomédicales, et un programme de recherche est mis en place en début de siècle, visant à les élever complètement en « environnement contrôlé » (sans accès au sol, à l’extérieur ni à la lumière naturelle) : en cage. C’est en effet ainsi que la poule se rapproche le plus d’une « machine animale » dont il est possible d’optimiser les intrants (quantité et qualité de l’aliment, eau, médicaments, etc.) et les produits, et dont le métabolisme entier est alloué à la production (Wadiwel 2023). Ce programme de recherche, au croisement entre nutrition et physiologie, qui mène à la découverte des vitamines, atteint son objectif à la fin des années 1920 : c’est le début de l’élevage en cages de batterie (chapitre 9).
9Cette thèse montre des effets de dominations croisées interespèces : sexisme, spécisme et racisme s’entrecroisent et affectent animaux·ales humain·es et non-humain·es. Ceci impose plusieurs usages de la langue.
10D’abord, l’utilisation des guillemets visibilise des termes problématiques tels que « bien-être animal » ou « amélioration du troupeau » (voir Nibert 2013, Ducourant et Lapicque 2024). L’écriture inclusive est utilisée aussi pour désigner les animaux·ales non-humain·es. Cet outil typographique est repris d’écrits visant à visibiliser la domination patriarcale interhumaine, mais il indique ici un dispositif de pouvoir distinct : dans le cas des poules, le point médian n’a pas pour fonction de visibiliser la condition spécifiquement féminine des « poules », dominées par le masculin universel ou neutre du « poulet ». Il met par contre en lumière l’invisibilisation spéciste qui a lieu lorsqu’on parle « des poules » pour signifier deux types de domination distincts mais qui se renforcent mutuellement : l’exploitation du cycle reproducteur des « poules » et le meurtre de masse de leurs « frères » broyés car inutilisables. Comme pour les humain·es, le point médian indique aussi le caractère construit des distinctions sexuées (poule vs poulet), corrélées à l’assignation de postes sur la chaine de production (le poulet est « de chair », la poule est « pondeuse ») et donc à l’exploitation et à la violence.