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Langues de vipères ! Genre, animalité et langage
Recherches

Penser l’humain et l’animal·e depuis la sexualité

Réflexion autour de l’usage des termes « procréation », « reproduction » et « sexualité » dans les programmes de SVT
Humanity and animality throughout sexuality. Reflection on the use of the terms “procreation”, “reproduction” and “sexuality” in biology curricula
Maïa Petoton

Résumés

À partir de l’analyse discursive d’un programme de Sciences de la Vie et de la Terre (SVT), cet article propose d’interroger la participation du discours programmatique des SVT sur la sexualité dans la construction du concept d’humanité. Après avoir retracé l’introduction historique des termes sexualité, procréation et reproduction dans les programmes, nous analyserons comment l’usage différencié des deux derniers termes contribue à produire une dichotomie entre procréation humaine et reproduction animale. Nous analyserons ensuite les mécanismes discursifs par lesquels les femmes sont produites comme femelles-avant-tout dans les programmes. Enfin, nous montrerons comment, considérant les comportements sexuels des animaux comme uniquement motivés par la reproduction, les SVT assurent l’inscription de la sexualité humaine dans les normes dominantes de genre, de sexualité et d’animalité.

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Notes de la rédaction

Évaluation : Luca Greco et Patricia von Münchow

Suivi éditorial : Perrine Beltran, Jeanne Mousnier-Lompré, Clara Lyonnais-Voutaz, Joséphine Guichard

Texte intégral

Introduction

« Le sexe biologique nous identifie mâle ou femelle, mais ce n’est pas pour autant que nous pouvons nous qualifier de masculin ou de féminin » (Monnet et al., 2011)

1Cette phrase, tirée d’un manuel de première ES/L, a déclenché une « croisade morale » (Gross, 2015, p. 147) prenant pour cible les nouveaux programmes de Sciences de la Vie et de la Terre (désormais SVT) et plus particulièrement le thème « Devenir homme ou femme » (BOEN spécial n° 9 du 30 septembre 2010, Féminin/masculin) :

[…] Différencier, à partir de la confrontation de données biologiques et de représentations sociales ce qui relève :

– de l’identité sexuelle, des rôles en tant qu’individus sexués et de leurs stéréotypes dans la société, qui relèvent de l’espace social ;

– de l’orientation sexuelle qui relève de l’intimité des personnes. (BOEN spécial n° 9 du 30 septembre 2010, Féminin/masculin)

  • 1 Une association pro-vie, principal soutien de La Manif Pour Tous (Paternotte, 2015).
  • 2 Notre conception de la sexualité s’inscrit dans une perspective foucaldienne en la considérant comm (...)

2Accusées de faire entrer la « théorie du genre » à l’école et pire encore, de l’inscrire dans les programmes d’une discipline scientifique (Gosselin, 2011), les SVT se seraient donné pour objectif de « détruire la dimension sexuée de l’humanité » (Gross, 2015, p. 148). Le site d’actualité bioéthique genethique.org, organe émanant de la Fondation Lejeune1, titre : « Le gender “met en péril toute l’identité humaine” » (2011). Avec le genre c’est donc l’humanité qui semble remise en question. Huit ans plus tard, en 2019, de nouveaux programmes de SVT sont élaborés dans le cadre de la réforme du lycée voulue par le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer. Si la polémique est passée, les contenus programmatiques, eux, sont bien restés. Le seul (subtil) changement opéré correspond à la modification du titre du chapitre : de « Féminin/masculin » (BOEN spécial n° 9 du 30 septembre 2010), les contenus – et notamment « l’identité sexuelle [et les] rôles en tant qu’individus sexués » (BO spécial n° 1 du 22 janvier 2019) – sont désormais regroupés sous « Procréation et sexualité humaine » (BO spécial n° 1 du 22 janvier 2019). Selon l’historien Thomas Laqueur (2013 [1992, 1990]), la conception moderne de la différence sexuelle résulte d’une construction historique, culturelle (politique, économique, intellectuelle) et scientifique (structurée autour de la physiologie et l’anatomie de la reproduction). Considérant les programmes de SVT à l’intersection de ces trois types de discours – production discursive historique, politique et scientifique – nous proposons de nous interroger dans cet article sur la relation du discours des SVT dans la production du sens de l’humanité par le biais d’un discours porté sur la sexualité2.

3Pour ce faire, nous effectuerons d’abord un bref historique de l’introduction de trois termes référant ouvertement à la sexualité (sexualité, procréation et reproduction) dans le discours des SVT. Nous examinerons ensuite comment, à partir d’un usage différencié des termes procréation et reproduction pour qualifier des comportements selon qu’ils sont le fait d’êtres humains ou d’animaux non humains, les SVT contribuent à construire une reproduction animale et une procréation spécifiquement humaine. Puis, à la suite de la thèse de Claire Michard – selon laquelle il existe un ensemble de processus linguistiques contribuant à faire de l’homme le modèle de l’humanité quand la femme, altérisée, est construite comme femelle de l’humain (Michard, 1999) – nous montrerons comment, à partir d’un discours sur les techniques de maitrise de la procréation, les programmes de SVT participent d’un renvoi des femmes à leur corps reproducteur et de leur qualification comme femelle-avant-tout. Enfin, dans une dernière partie, nous analyserons comment le discours des SVT, en s’appuyant sur une rhétorique scientifiquement fausse d’un instinct reproductif des animaux, contribue à justifier un régime de pouvoir fondé sur l’hétérosexualité obligatoire (Rich, 2010).

Les programmes de SVT : un discours biologique sur la sexualité

Méthodologie

  • 3 Ainsi qu’au Journal Officiel de la République française.
  • 4 Nous entendons les formations idéologiques comme « un élément susceptible d’intervenir comme une fo (...)

4Publiés par arrêté au Bulletin Officiel de l’Éducation Nationale3, les programmes scolaires sont des textes règlementaires placés sous la responsabilité de læ ministre de l’Éducation nationale et dont la rédaction est confiée au Conseil Supérieur des Programmes (CSP), une instance indépendante chargée de déterminer les contenus des enseignements à dispenser dans les écoles, collèges et lycées français. Révisés à mesure des gouvernements successifs et des avancées scientifiques dans les domaines de référence pour une discipline scolaire donnée, chaque programme est l’aboutissement de tout un processus d’élaboration des savoirs scolaires et devient dès lors une « norme fixée au niveau national qui témoigne d’une ambition d’instruction et d’éducation pour l’ensemble de la Nation, en chacun de ses territoires » (MEJESR, 2020, p. 12, nos italiques). Les programmes nous apparaissent ainsi comme des textes socio-historiquement déterminés, dont le sens ne saurait être pleinement saisi que dans la relation aux formations idéologiques4 qui gouvernent leur production. En cela, la démarche d’analyse des programmes scolaires proposée dans cet article souhaite se rapprocher de l’analyse de discours dite française (Courtine, 1982, Marignier, 2016) ; démarche qui n’a été que rarement entreprise dans le champ des sciences de l’éducation (duquel se réclame cet article) et y demeure peu actualisée (Delormas, 2017). Dans ces travaux, les programmes, en tant que « discours institutionnel de l’école » (Delormas, 2010, p. 109), se trouvent associés à la notion d’interdiscours, thèse à laquelle nous ne souscrivons pas dans cet article, au sens où « l’interdiscours n’est pas un discours effectivement produit » (Marignier, 2016, p. 68), ce qui n’est pas le cas des programmes scolaires. Au contraire, les programmes de SVT en tant que discours socio-historiquement déterminé articulant « ce qui peut et doit être dit » (Pêcheux et Fuchs, cité par Courtine, 1982, p. 242) nous apparaissent davantage comme une formation discursive (Courtine, 1982 ; Maingueneau, 2011).

Corpus

  • 5 Les BO sont publiés en ligne, sur le site du Ministère de l’Éducation nationale et de la jeunesse. (...)

5Le corpus étudié consiste en un unique programme : le programme de SVT de seconde générale et technologique publié au Bulletin Officiel (désormais BO) spécial n° 1 du 22 janvier 2019 (désormais BO 22-1-195). La seconde est le seul niveau de classe au lycée où l’enseignement des SVT est obligatoire – ce dernier relevant d’un enseignement dit de spécialité, optionnel, pour les classes de première et de terminale. C’est précisément ce caractère obligatoire, en écho à la dimension obligatoire de l’interpellation de genre (Marignier, 2016), qui motive notre choix de retenir uniquement ce programme pour l’analyse. Dans le souci de maintenir notre filiation aux travaux de recherche clinique d’orientation psychanalytique en sciences de l’éducation (Blanchard-Laville et al., 2005) et considérant que le sens du discours s’élabore dans ses singularités (Marignier, 2016), l’analyse proposée dans cet article se veut qualitative et sensible aux irrégularités discursives.

Trajectoires des termes sexualité, reproduction et procréation dans les programmes

  • 6 En l’absence de travaux disponibles, l’historique des termes sexualité, reproduction et procréation(...)
  • 7 La reproduction asexuée n’implique pas de fusion de gamètes, elle ne nécessite qu’un parent. Elle s (...)

6Le terme sexualité apparait pour la première fois en 1967 dans un programme de terminale6 : « Multiplication végétative et sexualité chez les bactéries » (arrêté du 26 juillet 1966). L’association discursive de la « multiplication végétative » (aussi appelée reproduction asexuée) à la parasexualité bactérienne participe d’une désexuation de la sexualité7. En 1986, la sexualité se charge d’une dimension sexuée :

L’unicité de l’être issu de la sexualité […] est expliquée par le remaniement de l’information génétique au cours des phénomènes sexuels. […] L’étude de la transmission d’un caractère chez l’Homme, ou chez un Mammifère, permettra la mise en évidence du parallélisme entre la destinée des chromosomes et celle des allèles. […] On soulignera l’importance évolutive de la sexualité (notion de barrière spécifique) liée à la réorganisation chromosomique chez les eucaryotes, par opposition à la parasexualité permettant l’échange d’ADN entre bactéries génétiquement éloignées. (Arrêté du 30 juin 1986, nos italiques)

  • 8 Par ce geste, la sexualité bactérienne est renvoyée explicitement à une parasexualité.

7Considérée comme à l’origine d’un individu (humain ou animal) et support de transmission de caractères biologiques par le biais du matériel génétique, la sexualité est ici associée au concept de reproduction sexuée8. Enfin, la procréation est introduite dans les programmes en 1992 et apparait conjointement à la sexualité en 1999 :

I.6 Procréation (6 semaines)

Les mécanismes cellulaires de la méiose et de la fécondation sont apparus au cours du temps en association avec des phénomènes physiologiques et comportementaux (reproduction sexuée et sexualité) […] Les Hominidés se différencient des autres mammifères par une dissociation partielle entre sexualité et reproduction. La connaissance des mécanismes régulateurs du cycle menstruel permet la maîtrise de la procréation qui par certains de ses développements pose des problèmes éthiques. La reproduction sexuée (méiose, fécondation) apparaît dès les eucaryotes unicellulaires. (BOEN du 12 août 1999, nos italiques)

8La sexualité permet ici de distinguer les « Hominidés » – dont fait partie l’être humain – du reste des animaux, de par leur capacité à « dissoci[er] partielle[ment] sexualité et reproduction ». Aussi, l’apparition conjointe des termes sexualité et procréation, notamment par le prisme de l’éthique, n’est pas due au hasard. En effet, dans les années 1990, les SVT entament une grande réforme dont l’objectif est de rompre avec leurs origines historiquement naturalistes pour se rapprocher de leurs nouvelles disciplines de référence : la biologie et la géologie, deux sciences mobilisant de façon indissociable sciences et techniques. Pour les SVT, le défi est donc de parvenir à moderniser leurs contenus en s’inspirant des progrès technologiques de ces disciplines (Delplancke, 2023). Les nouvelles technologies de la procréation (dorénavant NTP) (fécondation in vivo et in vitro, diagnostic prénatal, gestation pour autrui, etc.) font partie de ces nouvelles technologies intégrables aux programmes. Développées dans les années 1930, notamment à partir de recherches en agroalimentaire sur la reproduction animale (Gardey, 2005 ; Vandelac, 1987), ces NTP sont l’objet de vives tensions et critiques sociales (Gavarini, 2002 ; Vandelac, 1987). Le contexte d’intégration du terme procréation dans les programmes est donc, dès le départ, associé à des questions d’ordre moral concernant l’usage des NTP dans un contexte de biotechnologisation de la reproduction humaine. Ce lien avec les NTP continuera d’accompagner l’usage du terme procréation au cours des réformes programmatiques de 2001 et 2010, et contribuera au développement d’un discours sur l’éthique de la procréation :

Procréation.

Ce thème a pour objectif de montrer que la connaissance des étapes d’un processus biologique a permis d’agir sur le contrôle de la procréation et de lutter contre les pathologies associées. L’accent est particulièrement mis sur les rapports entre les activités cérébrales […] qui permettent d’envisager un niveau de contrôle plus intégré en rapport avec les facteurs internes et externes. Ce thème est d’une grande importance pour les adolescents, au regard des problèmes de santé individuelle sous-jacents ainsi que des conséquences sociales et éthiques qu’il évoque. (BOEN du 12 août 1999, nos italiques)

9C’est donc dans sa dimension biotechnologisée que la procréation s’impose comme une pratique morale et sociale. Pourtant dans le discours, la procréation apparait aussi comme un phénomène contrôlable grâce à une connaissance « d’un processus biologique » (la reproduction sexuée). La procréation oscille donc entre pratique éthique et processus biologique. En cela, procréation et reproduction apparaissent comme synonymes dans le discours, sans que ne leur aient été attribuées des définitions strictes permettant d’expliciter la logique présidant au choix de l’un ou l’autre des termes dans les programmes. Considérant que le sens d’un mot n’existe que dans sa relation à la formation discursive (et donc à l’idéologie) qui le produit, c’est en tant que trace d’une certaine idéologie dans le discours que nous avons souhaité nous intéresser aux sens attribués à la reproduction et à la procréation dans les programmes de SVT. Nous nous intéresserons, dans la partie suivante, à la façon dont les stratégies discursives observables dans le corpus participent de la production des sens de reproduction et procréation au sein de la discipline des SVT.

Procréer ou se reproduire ?

  • 9 Le terme procreation existe pourtant en anglais.

10Peu de recherches se sont intéressées aux sens attribués aux termes reproduction et procréation (Bateman, 2020). En 2020, la sociologue Simone Bateman s’interroge sur les équivalences linguistiques des expressions assisted reproductive technology et procréation médicalement assistée ou assistance médicale à la procréation. Elle montre alors qu’il existe une prévalence de l’usage du terme procréation en français, là où l’anglais mobilise le terme reproduction9 (Bateman, 2020). La sociologue note que la reproduction, contrairement à la procréation, peut s’appliquer aux plantes et aux animaux (Bateman, 2020) mais rares sont les arguments avancés pour justifier de l’usage d’un terme ou de l’autre. Le mot reproduction serait apparu à la fin du XVIIIe siècle, sous la plume du naturaliste Georges-Louis Leclerc de Buffon pour le substituer à celui de génération. En effet, le phénomène de génération qualifie alors un processus de genèse à partir d’un matériau parent, s’appliquant aussi bien aux êtres vivants qu’aux éléments inorganiques comme les roches (Jordanova, 1995 ; Schmitt, 2021). Afin d’introduire sa nouvelle théorie de la génération – centrée sur l’idée de la continuité de l’espèce par reproduction à l’identique à partir de deux organismes parentaux – Buffon introduit une différence fondamentale entre organismes vivants et non vivants. Dans cette nouvelle conception, la reproduction est ce processus biologique s’exerçant à travers les êtres vivants et assurant la pérennité des espèces (Schmitt, 2021) :

Examinons de plus près cette propriété commune à l’animal et au végétal, cette puissance de produire son semblable, cette chaîne d’existences successives d’individus qui constitue l’existence réelle de l’espèce ; et, sans nous attacher à la génération de l’homme ou à celle d’une espèce particulière d’animal, voyons en général les phénomènes de la reproduction, rassemblons des faits pour nous donner des idées, et faisons l’énumération des différents moyens dont la nature fait usage pour renouveler les êtres organisés. (Buffon, 1884, p. 154, nos italiques)

11En venant qualifier un processus lié à l’évolution des espèces, Buffon inscrit la reproduction dans un ordre naturel (« différents moyens dont la nature fait usage ») défaisant les « êtres organisés » de leur rôle d’agent (Jordanova, 1995). Le terme met ainsi l’accent sur la production d’une progéniture via les organismes et, si le raisonnement est poussé dans le cadre humain (ce que Buffon se refuse à faire dans l’extrait précédent), d’enfants. Pourtant, ainsi que nous l’expliquions plus tôt, lorsqu’il s’agit de parler d’une descendance humaine, la langue française préfère au terme reproduction celui de procréation. Le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales accorde à la reproduction la définition d’« action par laquelle les êtres vivants produisent des êtres semblables à eux-mêmes » (CNRTL, s.d.) tout en proposant comme synonyme celui de procréation : « action de procréer ; résultat de cette action. La procréation des enfants » (CNRTL, s.d.). Dans le corpus analysé, une diversité de termes est utilisée pour qualifier les processus de production d’une descendance (« fécondation », « gestation », « spéciation », « engendre[r] » ; BO 22-1-19). Cependant ce sont bien les lexèmes reproduction (onze occurrences) et procréation (huit occurrences) qui sont surreprésentés pour ces usages.

Se reproduire

12Pour tenir son discours sur la reproduction, le programme de SVT a régulièrement recours à la nominalisation du verbe reproduire :

(1) Analyser avec un regard critique l’avantage de certains caractères sexuels extravagants du point de vue de la sélection naturelle : développement d’attributs liés à la reproduction chez le mâle (queue du paon, cornes des bovidés ou des scarabées, etc.). (BO 22-1-19, en ligne, Communication intraspécifique et sélection sexuelle)

(2) Analyser des expériences montrant comment certains modes de communication ont été sélectionnés, que ce soit pour la survie ou pour la reproduction. (BO 22-1-19, en ligne, Communication intraspécifique et sélection sexuelle)

13Les nominalisations reproduction (1) et (2) participent de la mise en avant de la reproduction comme processus biologique mais dissimulent les agent·es de l’action nominalisée, qu’il est nécessaire d’inférer. Ainsi dans l’apposition explicative développement d’attributs liés à la reproduction (1), c’est le segment chez le mâle (queue du paon, cornes des bovidés ou des scarabés, etc.) (1) qui permet d’inférer les agent·es de la reproduction : des êtres vivants non humains. Dans le cas de pour la survie ou pour la reproduction (2), le contexte syntaxique ne permet pas d’inférer les agent·es. Cependant, ces agent·es laissent des traces : l’extrait appartient au chapitre « Communication intraspécifique et sélection sexuelle » (BO 22-1-19, en ligne), dans lequel certains énoncés du chapitre précisent « dans le monde vivant », « dans le monde animal », sans que jamais ne soit évoqué l’être humain. Il est ainsi possible d’inférer que les agent·es de la reproduction (2) sont ici des êtres vivants non humains. Ces effets de dissimulation des agent·es de la reproduction dans les programmes de SVT s’observent dans d’autres structures du discours. C’est notamment le cas des tournures sans agent·es comme :

(3) Des difficultés dans la réception du signal peuvent générer sur le long terme un isolement reproducteur entre organismes de la même espèce et être à l’origine d’un événement de spéciation. (BO 22-1-19, en ligne, Communication intraspécifique et sélection sexuelle)

  • 10 La définition de l’agency dans un article discutant la construction de l’humanité et de l’animalité(...)

14Dans cet extrait, ce sont les difficultés dans la réception du signal (3) qui jouent le rôle de sujet du prédicat. Les difficultés (3) agissent ainsi davantage comme cause d’un isolement reproducteur (3) que comme agent·e, au sens d’entité capable d’agency10. Ce faisant, les organismes de la même espèce (3), en position de complément circonstanciel, apparaissent comme simplement traversés par l’action. L’ensemble provoque la sensation que les choses se réalisent d’elles-mêmes, selon un ordre naturel. Ce processus est reproduit dans d’autres énoncés où la reproduction apparait en tant qu’adjectif qualificatif :

(4) Effectuer des comparaisons évolutives avec les comportements reproducteurs des autres mammifères (BO 22-1-19, en ligne, Cerveau, plaisir, sexualité)

(5) Le fonctionnement de l’appareil reproducteur repose sur un dispositif neuroendocrinien faisant intervenir l’hypothalamus, l’hypophyse et les organes sexuels. (BO 22-1-19, en ligne, Hormones et procréation humaine)

15Dans ces extraits, la reproduction est produite comme attribut de ce qu’elle qualifie (comportements (4) ou un appareil (5)), comme fonctionnalité constitutive : les comportements des autres mammifères (4) sont reproducteurs par nature, le système faisant intervenir l’hypothalamus, l’hypophyse et les organes sexuels (5) est reproducteur par nature. Or selon la sociologue Colette Guillaumin, « l’idée de nature ne se réduit plus à une simple finalité sur la place des objets mais elle prétend en outre que chacun d’entre eux comme l’ensemble du groupe, est organisé intérieurement pour faire ce qu’il fait, pour être là où il est. » (1978, p. 1). Autrement dit, par ce geste discursif, la reproduction est inscrite dans les corps où, érigée en disposition naturelle, elle ne nécessite aucune agency des individus pour se réaliser. La mise en discours de la reproduction dans le programme de SVT participe ainsi de la construction de la reproduction comme processus biologique qui, constitutif des corps hébergeant cette fonction, les produit comme dédiés à celle-ci. La reproduction apparait alors comme transcendant les individus, renvoyés, eux, à de simples engrenages d’un ordre naturel des choses. Or, sur les onze occurrences de reproduction dans le programme, huit concernent (explicitement par la syntaxe ou implicitement par inférence des agent·es) des êtres vivants non humains (le plus souvent des animaux), contre seulement trois occurrences concernant des agent·es humain·es. De plus, parmi les trois énoncés où apparaissent les occurrences dont l’agent·e est humain·e, deux mobilisent la reproduction pour mettre en avant la possibilité de dérégler ce processus biologique :

(6) La connaissance de plus en plus précise des hormones naturelles endogènes contrôlant les fonctions de reproduction humaine a permis progressivement la mise au point de molécules de synthèse exogènes qui leurrent ce système et permettent une maîtrise de la procréation, avec de moins en moins d’effets secondaires. (BO 22-1-19, en ligne, Hormones et procréation humaine)

(7) Il s’agit en effet de montrer comment des molécules exogènes peuvent agir comme des « leurres » pour empêcher la production des ovocytes ou des spermatozoïdes, pour désynchroniser le fonctionnement de l’appareil reproducteur chez la femme ou empêcher le développement de la muqueuse utérine. (BO 22-1-19, en ligne, Hormones et procréation humaine)

  • 11 « I will define an Agent as a participant which the meaning of the verb describes as doing somethin (...)

16Dans les extraits, la reproduction (les fonctions de reproduction humaine (6), le fonctionnement de l’appareil reproducteur (7)), occupant la catégorie de complément d’objet direct, est constituée en patient11 de l’action (contrôlant (6), peuvent agir [...] pour désynchroniser (7)). Dans le cadre humain, l’ordre naturel des choses peut ainsi être subverti, notamment par des artefacts (molécules de synthèse exogènes (6), molécules exogènes (7)). Ainsi, lorsque la dimension contrôlable par un·e agent·e humain·e apparait, il y a une bascule de la reproduction à la procréation (une maitrise de la procréation (6)).

Procréer

17Contrairement à la reproduction, dans les programmes de SVT, procréation ne s’emploie que pour qualifier des phénomènes humains. Parmi les huit occurrences de procréation, trois d’entre elles apparaissent dans des titres : « Procréation et sexualité humaine » (deux fois, BO 22-1-19, en ligne) et « Hormones et procréation humaine » (BO 22-1-19, en ligne, Procréation et sexualité humaine). La forte proximité de l’adjectif « humaine » au nom procréation – qu’il qualifie directement ou non – due à la brièveté des titres, participe de l’association entre procréation et humanité. Par ailleurs, la procréation apparait à plusieurs reprises dans le discours comme un processus volontaire nécessitant une intervention extérieure :

(8) Selon les problèmes de stérilité ou d’infertilité, différentes techniques peuvent être utilisées pour aider à la procréation : assistance médicale à la procréation (AMP), hormones pour permettre ou faciliter la fécondation ou la gestation. (BO 22-1-19, en ligne, Hormones et procréation humaine)

(9) Recenser, extraire et organiser des informations pour relier les causes de stérilité ou d’infertilité au choix des modalités de l’assistance médicale à la procréation. (Bo 22-1-19, en ligne, Hormones et procréation humaine)

18Nous retrouvons des tournures de phrases sans agent·e, contribuant à mettre au centre le processus procréatif au détriment des agent·es de la procréation. Néanmoins, contrairement à la reproduction, le recours à un champ lexical de l’accompagnement (aider à (8), assistance médicale à (8) et (9)) sous-entend l’existence d’un·e agent·e à l’origine de la demande d’aide. Ceci est redoublé par la présence d’un vocabulaire lié à la réflexivité (selon (8), choix (9)). Autrement dit, bien que sans agent·es explicité·es dans le discours, la procréation apparait comme un processus qui ne se réalise pas seul, qui nécessite une forme d’agency. Ce constat est renforcé par le fait que, si la reproduction apparait comme processus naturel, la procréation est, elle, présentée comme un processus biotechnologisé (différentes techniques peuvent être utilisées (8)) et médicalisé (assistance médicale à la procréation (8) et (9)). Le recours régulier au syntagme assistance médicale à la procréation renforce par ailleurs l’idée d’un cadre (scientifique, médical, juridique) entourant la procréation :

(10) Le lien est établi entre certaines étapes des techniques de l’assistance médicale à la procréation ou d’interruption volontaire de grossesse et les connaissances scientifiques qui permettent de les expliquer et d’évoquer leur cadre éthique. (BO 22-1-19, en ligne, Hormones et procréation humaine)

  • 12 Le terme spécifique réfère ici à sa définition biologique : « Qui s’attache à une espèce, qui la ca (...)

19Dans l’extrait (10), nous retrouvons la double référence aux biotechnologies et à la médicalisation (techniques de l’assistance médicale à la procréation (10)). Celles-ci contribuent à la mise en valeur d’une procréation tributaire de la science (« connaissances scientifiques »), nécessitant une éthique. Or, dans la philosophie classique, l’éthique est le propre de l’être humain (Merker, 2012), elle est ce qui le distingue de l’animal en l’extrayant de la Nature. En conclusion, la reproduction apparait comme surdéterminée par le biologique, instinctive car inscrite dans l’ordre naturel des choses ; tandis que la procréation, fortement biotechnologisée et médicalisée, est le fait d’un choix et d’une éthique nécessitant donc une forme d’agency. Par ailleurs, alors que la reproduction qualifie majoritairement des animaux non humains – et dans certaines conditions, des êtres humains – la procréation qualifie uniquement des êtres humains, les animaux non humains en étant totalement exclus. Les sens de procréation et reproduction construits dans le programme de SVT reprennent ainsi les différences d’usages présentes en français relevées par Bateman (2020). En associant la reproduction majoritairement à l’animalité, le discours vient renforcer l’idée d’une catégorie dotée d’une moindre agency (voire totalement dépossédée) dans la production d’une progéniture, d’animaux traversés par des processus biologiques non maitrisés. Cela correspond à la définition de la reproduction proposée par Buffon. À cette conception vient s’opposer la procréation, constituée en fait humain et seulement humain, nécessitant l’agency humaine notamment considérant le cadre biotechnologique puissant constitué autour de la sexualité humaine. Par ailleurs, l’usage de la reproduction pour décrire un procès engageant des référents humains contribue à renforcer cette représentation de la procréation, en mettant la naturalité des processus reproductifs à distance, tout en contribuant à mettre en évidence leur maitrisabilité par la technologie dans une perspective éthique. Autrement dit, le choix des termes reproduction et procréation marque la frontière entre processus naturel animal et comportement social humain. La procréation devient par ce geste à la fois reproduction du matériel génétique mais surtout reproduction de la structure sociale de parenté (Strathern, 1992 citée dans Bateman, 2020). Ainsi, à rebours des travaux récents sur l’humanité et l’animalité conduisant à enraciner l’humain dans sa dimension biologique, animale et spécifique12 (Chapouthier, 2004), le discours programmatique des SVT contribue, par son usage différencié des termes reproduction et procréation, à alimenter « une conceptualisation symétrique et parallèle de la frontière nature/culture » (Sebastiani, 2022, p. 3), associant à l’animalité la nature et à l’humanité la culture. Ainsi les SVT attribuent aux animaux une sexualité naturelle, reproductive quand les êtres humains auraient une sexualité culturelle, technologique et éthique.

Produire les femmes comme femelles-avant-tout

Différencier les femmes et les hommes par la contraception

20Les programmes de SVT insistent sur une procréation investie de part en part par les technologies de maitrise de la procréation. Celles présentes dans les programmes de SVT s’organisent selon deux types : technologies de la contraception/contragestion et Nouvelles Technologies de la Procréation. Ces technologies sont présentées différemment selon les énoncés :

(11) Chez la femme et chez l’homme, ces molécules de synthèse sont utilisées dans la contraception régulière (« la pilule »), la contraception d’urgence féminine, les hormones contragestives dans le cadre de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) médicamenteuse, ainsi que la contraception hormonale masculine. (BO 22-1-19, en ligne, Hormones et procréation humaine)

(12) D’autres modes de contraception existent chez l’homme et la femme ; certains permettent de se protéger des infections sexuellement transmissibles (IST) et d’éviter leur propagation. (BO 22-1-19, en ligne, Hormones et procréation humaine)

  • 13 Nous mobilisons ici la thèse proposée par Michard (1999) sur l’« ordre quasi systématique de coordi (...)
  • 14 L’usage des termes féminin/masculin réfère en ce sens à ce que Paul B. Préciado nomme « biofemme » (...)
  • 15 En l’état actuel des avancées scientifiques, seule l’injection d’androgènes (testostérone), dévelop (...)
  • 16 Le choix de mobiliser le terme sexe (et non genre) est ici volontaire, de sorte à visibiliser le fa (...)

21Dans ces extraits, une attribution sexuellement différenciée des technologies de maitrise de la procréation est renforcée par un jeu syntaxique entre le mode actif et le mode passif, selon que le premier agent soit « l’homme » ou « la femme ». Lorsque « l’homme » est la première notion mentionnée13, les autres modes de contraception (12) ne sont pas explicités – bien qu’il soit possible de les inférer, il s’agit ici probablement de contraception mécanique type préservatifs. Par ailleurs, la proposition coordonnée certains permettent de se protéger des infections sexuellement transmissibles (IST) et d’éviter leur propagation (12) met en avant non pas le rôle contraceptif du recours aux méthodes de contraception, mais le rôle de protection contre les maladies des modes de contraception associés, s’écartant du thème de la procréation. Enfin, il s’agit d’une phrase active où le sujet du prédicat est le pronom certains (12) – anaphore pour D’autres modes de contraception (12) – mais l’agent de se protéger (12) correspond à l’homme et la femme (12). Ainsi, suivant la logique d’attribution référentielle expliquée plus haut, il est possible de simplifier cette phrase en « l’homme se protège ». À l’inverse, lorsque la première notion correspond à « la femme » (Chez la femme et chez l’homme (11)), la tournure de la phrase est passive (ces molécules de synthèse sont utilisées (11)), conduisant à la dissimulation de « l’homme » dans le discours quand « la femme » est identifiée à une action réferentielle qui la produit comme patient. Ainsi le discours construit une agency différenciée selon le genre : les hommes sont agentifs dans la contraception quand les femmes la subissent. Une situation paradoxale considérant le fait que l’ensemble des méthodes contraceptives/contragestives hormonales citées dans l’extrait (11) prennent sur les corps dits féminins14 (pilule, contraception d’urgence féminine, interruption volontaire de grossesse (IVG) médicamenteuse (11)). Seule la contraception hormonale masculine (11) s’appliquerait à des corps dits masculins ; cependant aucun exemple de ce type de méthode n’est explicité dans les programmes15, contrairement aux méthodes féminines. Enfin, concernant les NTP, aucune référence n’est faite quant au sexe16 de l’individu cible, alors même qu’une personne sur six serait concernée par l’infertilité ou la stérilité, à proportion plus ou moins égale entre les femmes et les hommes (World Health Organization, 2023), et que les protocoles en assistance médicale à la procréation diffèrent en fonction du sexe de l’individu infertile/stérile.

(13) Selon les problèmes de stérilité ou d’infertilité, différentes techniques médicales peuvent être utilisées pour aider à la procréation : assistance médicale à la procréation (AMP), hormones pour permettre ou faciliter la fécondation et/ou la gestation. (BO 22-1-19, en ligne, Procréation et sexualité humaine)

22La précision des techniques hormonales pour permettre ou faciliter la fécondation et/ou la gestation (13) suggère une référence au corps féminin (la fécondation in vivo et la gestation ayant lieu dans ces types de corps). La non-mention du sexe des corps ciblés par les NTP provoque ainsi, dans le discours de SVT, une sorte d’effacement du corps reproducteur masculin au profit d’une mise en avant du corps reproducteur féminin. Dans ce programme, l’enseignement des technologies de maitrise de la procréation participe donc d’un double mouvement de survalorisation du corps reproducteur féminin et d’invisibilisation du corps reproducteur masculin.

Femmes, femelles : des responsables sans agency

23Cette mise en discours différenciée des corps, replacée dans la perspective d’éducation à la sexualité dans laquelle s’inscrit cette partie du programme, renvoie à une forme de surresponsabilisation des filles et des femmes dans la prise en charge de la sexualité car disposant d’un corps associé à la procréation (Albenga, Garcia, 2017 ; Bajos, Bozon, 2008 ; Bozon, 2012). Seul un énoncé concernant la procréation réfère uniquement et explicitement au sexe féminin – il n’y a pas d’équivalence pour le sexe masculin qui n’apparait jamais seul dans les énoncés :

(14) Précisions : […] Il s’agit de montrer comment des molécules exogènes peuvent agir comme des « leurres » pour empêcher la production des ovocytes ou des spermatozoïdes, pour désynchroniser le fonctionnement de l’appareil reproducteur chez la femme ou empêcher le développement de la muqueuse utérine. (BO 22-1-19, en ligne, Procréation et sexualité humaine).

24Dans cet extrait la femme (14) est construite comme patient de l’action. Ainsi, le complément circonstanciel chez la femme (14) n’a d’importance que pour préciser le type de corps subissant l’action des molécules exogènes (14) qui trompent (peuvent agir comme des « leurres » (14)) et désynchronisent (désynchroniser le fonctionnement de l’appareil reproducteur chez la femme (14)) les fonctions biologiques. La femme est ici réifiée à son corps reproducteur (sa présence n’a d’intérêt que parce qu’elle incarne son sexe) et, ce faisant, elle perd son agency (le corps sexué qu’elle incarne subit l’action des artéfacts humains). Autrement dit, dans une logique discursive paradoxale, les femmes sont constituées à la fois comme responsables de la procréation mais des responsables sans agency. Ce paradoxe discursif se retrouve aussi dans le seul énoncé discourant spécifiquement les femelles non humaines :

(15) Dans le monde animal, la communication interindividuelle et les comportements induits peuvent contribuer à la sélection naturelle à travers la reproduction. C’est le cas pour la sélection sexuelle entre partenaires (majoritairement faite par les femelles). (BO 22-1-19, en ligne, Biodiversité, résultat et étape de l’évolution)

25Nous retrouvons dans cet extrait les mécanismes discursifs, développés plus tôt dans l’article, de réduction de l’agency typique de la mise en discours des êtres vivants non humains (nominalisation de sélection sexuelle (15), tournure passive majoritairement faite par les femelles (15). Pour autant, alors qu’une moindre agency des femelles s’observe dans le discours, ces dernières sont présentées par ce même discours comme à l’origine de l’action de sélection sexuelle (15). Ainsi à l’image des femmes, les femelles non humaines apparaissent comme les responsables sans agency de la reproduction. Il existe donc, dans le programme de SVT, une analogie discursive entre les femmes humaines et les femelles non humaines. Cette analogie contribue à animaliser les femmes dans le discours, à les renvoyer du côté de la Nature en leur retirant leur agency. Il y a alors une scission dans l’espèce humaine entre homme agentif (ce qui est redondant) et femme non agentive, ce qui est caractéristique de l’idéologie de Nature développée par l’anthropologue Colette Guillaumin :

Quant à nous les femmes, que dis-je, nous ne sommes pas même une fraction de l’espèce : car si « femme » désigne le genre (femelle), cela ne veut en aucun cas dire être humain, c’est-à-dire l’espèce. Nous sommes non une fraction de l’espèce, mais une espèce : la femelle. Nous ne sommes pas un élément d’un ensemble, l’un des deux éléments d’une espèce sexuée par exemple, non, à nous toutes seules nous sommes une espèce (une division naturelle du vivant), et à eux tout seuls les hommes sont les hommes. Il y a donc l’espèce humaine, composée d’êtres humains, qui peut se diviser en mâles. Et puis, aussi, il y a les femmes. Qui ne sont pas dans l’espèce humaine et ne la divisent donc pas. (Guillaumin, 1978, p. 16)

Ainsi, dans le discours programmatique des SVT, bien qu’humaines, les femmes sont constituées comme femelles-avant-tout.

Les animaux n’ont pas de sexualité…

26Dans le programme analysé, seul un énoncé assure la mise en relation directe de la procréation humaine avec la reproduction animale :

16. Notions fondamentales : composante biologique de la relation entre sexualité et plaisir ; cerveau et système de récompense/plaisir dans l’espèce humaine ; structures cérébrales et composantes affectives, motivationnelles et cognitives.

Capacités

Identifier les structures cérébrales qui participent aux processus de récompense à partir de documents et données médicales et expérimentales.

Différencier, à partir de la confrontation de données biologiques et de représentations sociales, ce qui relève :

de l’identité sexuelle, des rôles en tant qu’individus sexués et de leurs stéréotypes dans la société, qui relèvent de l’espace social ;

de l’orientation sexuelle qui relève de l’intimité des personnes.

Effectuer des comparaisons évolutives avec les comportements reproducteurs des autres mammifères.

Précisions : les autres composantes de la sexualité (psycho-affective et sociale) sont abordées. On veille à ne pas limiter la relation entre sexualité et plaisir à la seule composante biologique. (BO 22-1-19, en ligne, Procréation et sexualité humaine)

  • 17 À aucun moment dans le programme, les animaux ne sont associés à une forme de sexualité pour le pla (...)

27Cet extrait s’inscrit dans le chapitre « Cerveau, plaisir, sexualité » (BO 22-1-19, en ligne) et précède immédiatement celui « Hormones et procréation humaine ». L’organisation des chapitres du programme participe d’une distinction entre sexualité et procréation chez les êtres humains. Cette sexualité potentiellement non procréative est associée à une dimension biologique, en partie du moins, du plaisir, fondée sur un système de récompense/plaisir dans l’espèce humaine (16). La précision dans l’espèce humaine (16) associée à la comparaison aux comportements reproducteurs des autres mammifères (16) provoque une forme d’exclusion des mammifères en question dans le ressenti d’un plaisir sexuel17. Le programme de SVT renforce ici une théorie répandue et pourtant disqualifiée depuis longtemps par les biologistes : les animaux n’auraient de sexualité que pour se reproduire (Touraille, 2019).

28Ainsi dans un article au titre évocateur « Les rats ont-ils des orgasmes ? » (Pfaus J.G. et al., 2016 cité·es dans Touraille, 2019, p. 125), une équipe de recherche en biologie révèle que les rats ressentent des stimuli dans le cadre de comportements sexuels et cherchent à maximiser cette gratification. Autrement dit, les rats s’engageraient dans des relations hétérosexuelles non dans une visée reproductive mais motivés par une recherche de plaisir. Un cas loin d’être isolé puisque c’est l’ensemble du règne animal (mammifères ou non donc) qui serait concerné par cette motivation du plaisir sexuel :

Tous les animaux qui se reproduisent par reproduction sexuée font du sexe, par définition. Or pourquoi faudrait-il que seuls les mammifères, ou même les primates aient besoin de l’orgasme pour que la sélection naturelle fasse son œuvre ? Pourquoi les serpents, les moineaux et les anémones de mer n’auraient-elles pas d’orgasme ? (Zuk, 2002 citée dans Touraille, 2019, p. 127)

  • 18 Entre espèces différentes.

29De quoi remettre sérieusement en question la dichotomie sexualité-reproductive/sexualité-plaisir, calquée sur l’opposition animal/humain, proposée par les programmes de SVT. Une conclusion qui se trouve renforcée par le constat que l’unique mention des comportements reproducteurs des autres mammifères (16) contribue à l’effacement, dans les programmes, de tous les comportements sexuels non reproductifs des animaux (comportements homosexuels, masturbatoires, interspécifiques18, hors période de fécondité, etc.) pourtant largement documentés (Touraille, 2019). Les programmes de SVT discourent donc une sexualité animale dénuée de plaisir, centrée sur la reproduction en dépit de l’existence de preuves multiples invalidant ces théories. Autrement dit, les SVT assurent par leur discours, la naturalisation des comportements reproducteurs. Plus encore, en comparant la reproduction animale avec la sexualité humaine, les programmes de SVT assurent le renvoi de l’orientation sexuelle (17) dans le domaine de l’intime et du privé, quand la procréation est érigée en question d’éthique citoyenne. Comment justifier ce discours femellisant les femmes en les réifiant à leur corps reproducteur, naturalisant les comportements reproductifs et renvoyant les orientations sexuelles non reproductives hors du discours biologique ? Selon l’anthropologue Paola Tabet :

La reproduction, non en tant que fait biologique, mais en tant que système de contrôle et de manipulation de tout individu femelle (et mâle aussi, mais de façon moindre), devient ainsi le pivot de tout un rapport entre les sexes et de tout rapport sexuel […] Il semblerait que la mise en place de l’obligation à la reproduction, de la domestication à la reproduction, puisse être l’opérateur qui a bloqué l’épanouissement d’une sexualité entière et polymorphe, et qui a conduit à des formes partielles – en tant que formes dédiées et contraignantes – de sexualité. (Tabet, 2018 [1985], p. 99)

30Biologisation de la procréation et assignation des animaux à la reproduction ne sont donc qu’un seul et même pan d’un ruban de Möbius produit par le discours des SVT. Cette instrumentalisation des catégories de l’animalité et de l’humanité par la sexualité – assurée par l’assise biologique de la discipline – légitime ici d’une construction sociale, bien humaine, fondée sur la reproduction obligatoire (Wittig, 2018 [1992] ; Tabet, 2018 [1985] ; Touraille, 2019) : la contrainte à l’hétérosexualité (Rich, 2010).

Conclusion

31En s’intéressant à la construction du sens de sexualité, reproduction et procréation dans les programmes de SVT, il nous a été possible de montrer que le discours produit une différence entre humanité et animalité ancrée dans la Nature et, ce faisant, construit cette différence sur le mode de l’évidence (biologique). Cependant, cette différence humain/animal posée, nous avons ensuite montré qu’une seconde logique de différenciation mobilisant l’alignement sexe-genre existait dans le discours. Renvoyant les femmes à une prétendue naturalité de leur sexe, les programmes construisent les hommes comme humains et les femmes comme femelles-avant-tout. Femmes et hommes sont produit·es comme différent·es par nature. Enfin, nous avons pu envisager que les catégories de l’humanité et de l’animalité ainsi construites assurent, par le discours, la naturalisation de l’hétérosexualité. Le discours programmatique des SVT est donc un discours scientifico-politique de production du sexe, du genre et de la sexualité (Haraway, 2007 [1985] ; Wittig, 2018 [1992]) qui participe de la construction du rapport social d’appropriation (des femmes, des animaux non humains) comme rapport naturel en les constituant comme « chose[s] dans la pensée elle-même » (Guillaumin, 1978, p. 6). En cela, le discours programmatique des SVT peut être considéré comme une formation discursive sexe-genre-sexualité (Marignier, 2016) biologico-scolaire, fondé sur l’idéologie de Nature (Guillaumin, 1978). Cette perspective doit-elle nous pousser à jeter le bébé avec l’eau du bain et les programmes avec ? Alors que cette formation discursive « constitue l’assignation de la place du sujet genré sur le mode de l’évidence » (Marignier, 2016, p. 81), les femmes, animales biotechnologisées, créent du trouble dans l’évidence de l’interpellation en rendant étranges les catégories humanité et animalité. Cyborgs discursivement produites – car « c’est précisément là où la frontière entre l’humain et l’animal est transgressée que le cyborg apparaît en mythe » (Haraway, 2007 [1985], p. 34) – les femelles-procréatives des SVT révèlent alors les failles ouvrant à un usage queer du discours (Ahmed, 2024).

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Notes

1 Une association pro-vie, principal soutien de La Manif Pour Tous (Paternotte, 2015).

2 Notre conception de la sexualité s’inscrit dans une perspective foucaldienne en la considérant comme dispositif de production et d’insertion de corps sexués dans une économie discursive des plaisirs (Foucault, 2018 [1976]).

3 Ainsi qu’au Journal Officiel de la République française.

4 Nous entendons les formations idéologiques comme « un élément susceptible d’intervenir comme une force confrontée à d’autres forces dans la conjoncture idéologique caractéristique d’une formation sociale à un moment donné ; chaque formation idéologique constitue ainsi un ensemble complexe d’attitudes et de représentations qui ne sont ni individuelles, ni universelles, mais se rapportent plus ou moins à des positions de classes en conflit les unes par rapport aux autres » (Pêcheux et coll., cité par Courtine, 1982, p. 241).

5 Les BO sont publiés en ligne, sur le site du Ministère de l’Éducation nationale et de la jeunesse. Ceux-ci ne comportant pas de pagination, nous nous efforcerons de préciser les chapitres où s’insèrent les extraits cités dans l’article afin de guider læ lecteur·ice.

6 En l’absence de travaux disponibles, l’historique des termes sexualité, reproduction et procréation est réalisé à partir d’un corpus constitué de l’ensemble des programmes de la discipline de 1902 à aujourd’hui, élaboré dans le cadre de notre recherche de thèse.

7 La reproduction asexuée n’implique pas de fusion de gamètes, elle ne nécessite qu’un parent. Elle s’oppose ainsi à la reproduction sexuée, nécessitant la fusion de deux gamètes : l’un femelle (gros) et l’autre mâle (petit). La parasexualité correspond à un mode de reproduction permettant « à une cellule d’intégrer dans son matériel génétique une petite quantité de matériel génétique issu d’une autre cellule ». (Camefort et al., s.d.).

8 Par ce geste, la sexualité bactérienne est renvoyée explicitement à une parasexualité.

9 Le terme procreation existe pourtant en anglais.

10 La définition de l’agency dans un article discutant la construction de l’humanité et de l’animalité par le discours n’est pas chose aisée. D’abord, pour des questions de traduction : lorsqu’il s’agit de s’inscrire dans la filiation butlerienne, faut-il conserver puissance d’agir, capacité d’agir, agentivité, agence, etc ? Ensuite, parce qu’elle relance tout un débat sur le statut moral des animaux (duquel, précisément, cet article participe) : si l’agency se définit comme « the affirmation of one’s subjective existence, or identity, through concrete action in the world. To be an agent is to affect the world in ways that concretely manifest who you are, to see yourself and be seen by others in the effects you have, to recognize your deeds as being in some sense your own » (Krause, 2012, p. 240), pouvons-nous conférer une agency aux animaux et si oui, dans quelle mesure ? Enfin, parce que l’agency est peu conceptualisée dans les recherches en genre et langage (sur cette question, voir Marignier (2020)). Considérant ces difficultés, nous proposons de retenir une définition large de l’agency, comme possibilité d’action sous contraintes, sans nous engager sur la question de l’intentionnalité ou de la subjectivité de l’agent·e.

11 « I will define an Agent as a participant which the meaning of the verb describes as doing something to happen, possibly intentionally [...] A Patient will be defined as a participant which the verb describes as having something happen to it, and as being affected by what happens to it » (Andrews, cité par Marignier, 2020, p. 45).

12 Le terme spécifique réfère ici à sa définition biologique : « Qui s’attache à une espèce, qui la caractérise à l’exclusion de toute autre ». (CNRTL, s.d.).

13 Nous mobilisons ici la thèse proposée par Michard (1999) sur l’« ordre quasi systématique de coordination des termes signifiant les notions de femme et d’homme » (Michard, 1999, p. 60). Michard explique que la notion homme précède toujours la notion femme (lorsque celle-ci existe), selon une logique graduelle de l’animé humain au non-animé caractérisant des « degrés d’identification des notions au sujet parlant » (Michard, 1999, p. 60) et révélant l’inégalité des rapports sociaux. Ainsi, nous pensons qu’il est possible de changer l’ordre d’apparition des notions (de la moins animée à l’animé humain) sans changer la logique développée par Michard, si l’action référentielle est coordonnée au degré d’animation de la notion introduite en première ; ce qui permet de maintenir l’inégalité des rapports sociaux dans le discours.

14 L’usage des termes féminin/masculin réfère en ce sens à ce que Paul B. Préciado nomme « biofemme » et « biohomme », c’est-à-dire des corps mobilisant « des technologies de production de la féminité et de la masculinité, sans objectif de modification de l’assignation de sexe effectuée à la naissance » (Préciado, 2021 [2008], p. 104).

15 En l’état actuel des avancées scientifiques, seule l’injection d’androgènes (testostérone), développée (par hasard) dans les années 1950 pourrait répondre à cette appellation. Cependant, cette méthode de contraception, qui reste encore largement confidentielle en France, n’est pas prescrite (Soufir, 2012).

16 Le choix de mobiliser le terme sexe (et non genre) est ici volontaire, de sorte à visibiliser le fait que ce sont initialement les corps sexués qui sont la cible des TMP et non les individus genrés. Néanmoins, nous portons à l’attention de læ lecteur·ice qu’il y a bien un alignement du sexe sur le genre dans le discours programmatique des SVT : au sexe femelle est attribué le genre femme, au sexe mâle est attribué le genre homme au moyen d’un discours sur les technologies de maitrise de la procréation. Cet alignement, produit selon le mode de l’évidence est caractéristique de l’interpellation genrée : « une des conditions de possibilité de l’interpellation genrée, c’est l’évidence de la binarité des sexes, et du recouvrement du genre et du sexe : les femmes ont un sexe femelle et les hommes un sexe mâle, c’est une évidence absolue et incontestable. La constitution du sujet genré nécessite l’évidence du sexe. » (Marignier, 2016, p. 76).

17 À aucun moment dans le programme, les animaux ne sont associés à une forme de sexualité pour le plaisir.

18 Entre espèces différentes.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Maïa Petoton, « Penser l’humain et l’animal·e depuis la sexualité »GLAD! [En ligne], 17 | 2024, mis en ligne le 01 décembre 2024, consulté le 18 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/glad/9464 ; DOI : https://doi.org/10.4000/133c9

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Auteur

Maïa Petoton

Maïa Petoton est doctorante en études de genre et sciences de l’éducation au LEGS (Université Paris 8), sous la direction de Nassira Hedjerassi et Mej Hilbold. Ses recherches s’intéressent à la généalogie du discours des Sciences de la Vie et de la Terre et la relation de ce discours dans la production des corporeïtés adolescentes ultramarines.

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