- 1 3 juin 2019, « Contre-dicktionnaire femelliste en cours… », site de BA.
Amazoone : femme qui résiste à la bitocratie avec les zootres, les zoopresséEs1
1Cette définition pourrait paraître fantasque. Pourtant, elle illustre la tentative de syncrétisme opérée par Boucherie Abolition (BA), une organisation antispéciste qui revendique pleinement une identité « femelliste ». En la concevant comme une fusion du féminisme et de l’antispécisme, ses militant·es prétendent engager une lutte contre la « mizoogynie » – qu’il faut comprendre comme la « haine des zoonimaux, des femmes, enfants et femelles2 ». Cet article propose de revenir sur ce courant de pensée qui, par le recours au terme de « femelle », ne manque pas de questionner les liens que les acteur·rices du mouvement tissent entre genre et animalité.
- 3 Nous ne mettons pas de numéro de page lorsque la référence est un site Internet.
2Véritable « entreprise visant à soustraire les animaux […] à la sphère de l’utilité humaine » afin de les considérer comme « fins en soi » (Turina, 20103), le mouvement antispéciste refuse « les rapports de pouvoir et de domination entre les êtres vivants » (Dubreuil, 2013 : 21). En s’inscrivant dans une « tradition contestataire » – dynamique qui a été comprise comme une « perspective de légitimation stratégique » (Dubreuil, 2013 : 76) – le discours antispéciste active un « ethos égalitaire » (Clair, 2011) qui érige « l’égalité des sexes en principe de référence » (Jacquemart & Albenga, 2015). En ce sens, les fondations intellectuelles du mouvement reposent sur l’idée que le féminisme et l’antispécisme devraient être conçus comme « des mouvements solidaires qui se battent contre des formes de domination […] fondamentalement liées » et qui partagent un « agenda largement commun » (Bailey & Playoust, 2016). Le courant femelliste est donc un prolongement de ces postulats. Ici, il sera considéré comme une ramification du mouvement antispéciste dont les développements théoriques tentent d’entrelacer la lutte contre le spécisme et la lutte antisexiste. En effet, il est pensé comme une articulation entre les deux mouvements et ses promoteur·rices défendent l’idée que les femmes humaines et les femelles animales font partie d’une même classe de sexe, principale victime d’un système « androcène » (Ruault et al, 2021).
3Toutefois, le concept de femellisme ne fait pas l’unanimité dans le mouvement. Surtout approprié par BA, il fait par ailleurs l’objet d’une réception contrastée parmi les autres acteur·rices du mouvement. Si la plupart estiment que les femelles forment bien une « communauté de destin » (Bailey & Playoust, 2016) ou subissent une « oppression commune » (Adams, 2016 : 100), toutes et tous ne la raccrochent pas à un état de nature. En articulant l’histoire conceptuelle de ce courant et ses émanations dans le mouvement antispéciste contemporain, l’article tentera de mieux comprendre ce que l’emploi du terme « femelle » contient de programmatique. Puis, il cherchera à mettre au jour comment le choix de ce mot et ses imbrications théoriques sous-jacentes sont perçues dans le mouvement. En somme, qu’est-ce que l’étude de ce courant nous apprend des rapports que les acteur·rices du mouvement antispéciste entretiennent vis-à-vis du féminisme ?
4Pour tenter d’apporter des réponses à ces interrogations, nous nous appuierons sur tout un ensemble de données récoltées dans le cadre d’un travail de thèse. Si cette recherche s’intéresse avant tout à l’ensemble du mouvement antispéciste, le matériau tiré d’une ethnographie « multi-située rétrospective » (Ravelli, 2020) et de la conduite d’une centaine d’entretiens semi-directifs permettra d’éclairer certains de nos questionnements. En effet, en mettant en balance le discours produit par BA et le discours tenu par des militant·es qui se revendiquent du femellisme, qui s’en inspirent ou qui le décrient, l’analyse s’efforcera de dévoiler les tensions que ce courant cristallise au sein du mouvement antispéciste.
- 4 Dora Moutot et Marguerite Stern, « Le Manifeste », publié le 9 janvier 2023 sur le site femelliste. (...)
- 5 Ibid.
- 6 24 janvier 2023, « Le femellisme ne sera jamais confisqué par l’extrême droite », site de BA.
5En janvier 2023, les militantes féministes françaises Dora Moutot et Marguerite Stern publiaient un manifeste « femelliste4 » sur une plateforme éponyme. Fustigeant l’idée selon laquelle l’identité féminine serait davantage conditionnée par « un ressenti » plutôt que par « une réalité biologique », elles souhaitaient lancer le mouvement femelliste afin de se battre « pour maintenir les droits sexués des femmes » et « faire sécession avec un féminisme qui a[urait] été totalement dévoyé5 ». Ce coup d’éclat médiatique a mis en lumière un terme qui ne jouissait jusque-là que d’une faible notoriété. Pourtant, quelques jours plus tard, le collectif femelliste BA publie un démenti visant à revendiquer la maternité du concept politique du femellisme qui aurait été « théorisé en 2016 par l’autrice activiste et fondatrice du collectif Boucherie Abolition : Sonia6 ». Avant de s’intéresser plus en détail au discours de cette organisation femelliste, revenons d’abord sur la généalogie plutôt rhizomatique (Deleuze & Guattari, 1979) du concept, qui, dès ses prémices, laisse apparaître en filigrane un lien avec la question de l’animalité.
6Déjà à l’ère victorienne – théâtre d’une amplification des mobilisations féministes –, certaines fondations du femellisme contemporain sont décelables. Parmi les militantes notables de cette époque, Frances Power Cobbe fait partie de celles qui ont très tôt pensé des rapprochements entre condition féminine et condition animale. D’après elle, une similarité résiderait « dans l’altérité définitive qui sert à condamner et à dominer les femmes et les animaux en les dépréciant systématiquement » (Dardenne, 2005). Autrement dit, ce serait l’altérité qui motiverait la violence envers les femmes et les animaux, puisque ces deux catégories désigneraient toutes les deux « des créatures exclues de la sphère de considération éthique réservée aux hommes » (Dardenne, 2005). Ces réflexions trouvent un écho dans les théories femellistes développées ultérieurement, notamment parce qu’elles esquissent une critique du modèle humaniste.
- 7 Traduction par nos soins.
- 8 Paul B. Preciado, « Le féminisme n’est pas un humanisme » [en ligne], publié le 26 septembre 2014, (...)
7D’autres autrices plus contemporaines ont pris le relais dans ce travail d’écriture en poursuivant ces développements théoriques. En particulier, Carol Adams et Josephine Donovan ont cherché à élaborer une critique féministe des réflexions éthiques menées sur la question animale (Donovan & Adams, 2007). D’autres, comme Lisa Kemmerer, se sont attaché·es à « faire du spécisme une préoccupation importante pour tous les militant·es de la justice sociale, en mettant l’accent sur le lien entre le spécisme, le racisme et le sexisme7 » (Kemmerer, 2011 : 6). Plus récemment, dans la production antispéciste francophone, des autrices – à l’instar de Christiane Bailey et Axelle Playoust – avancent que « féminisme et antispécisme ne doivent pas être perçus comme deux luttes séparées » et que la perpétuation du spécisme reviendrait à « contribuer aux mêmes schémas de violence, d’arbitraire et d’injustice que ceux qui fondent le patriarcat, la suprématie blanche et le capacitisme » (Bailey & Playoust, 2016). D’autres encore proposent d’articuler la pensée animaliste à la pensée queer, comme c’est le cas du philosophe Paul B. Preciado. Dans un article de presse paru en 2014, il affirmait par exemple que « le féminisme n’est pas un humanisme », mais qu’il serait plutôt un animalisme. Autrement dit, le projet animaliste serait plus largement programmatique d’« un féminisme dilaté et non anthropocentrique8 ».
8Par ailleurs, la question de la construction de la féminité et de l’animalité sous l’angle de leur altérité a été décortiquée par les penseuses écoféministes. La « conversation écoféministe » souligne effectivement que femmes, animaux et monde naturel seraient liés « dans un même cadre culturel oppressif », ce dont témoigne notamment « des métaphores [qui] associent les femmes aux femelles animales […] dans une commune dévalorisation qui justifie la domination » (Larrère, 2023 : 75). En d’autres termes, ce qui ferait « l’unité de l’animalité, en dépit de la grande diversité des animaux, c’est une commune opposition à l’humanité » (Larrère, 2023 : 42). À cet égard, les pistes de réflexion esquissées par la penseuse écoféministe Myriam Bahaffou mettent à jour ce travail de théorisation de l’imbrication femme/animaux. Estimant que « la vision binaire humain/animal n’est plus hégémonique » (Bahaffou, 2022 : 72-73), Bahaffou invite à se détacher de ce qu’elle qualifie d’idéologie humaniste :
[…] la désignation de qui est humain (et qui devrait bénéficier d’une réelle considération) et qui ne l’est pas repose sur des fondements fallacieux d’un « universel », toujours représenté sous les traits d’un individu blanc, mince, valide, masculin, hétérosexuel. Un·e humain·e racisé·e, en situation de handicap, queer, trans, n’est pas le « bon » prototype d’humanité : c’est une déviance, une erreur, au mieux un être à la marge. (Bahaffou, 2022 : 74)
9D’après elle, le recours à « l’humain » ou à « l’Homme » comme « catégorie a priori pour appréhender le monde » ne peut se traduire « qu’en dualismes, binarités et essentialismes » (Bahaffou, 2022 : 75). Pour éviter de retomber dans ces travers humanistes, elle invite à « repenser nos liens humanimaux », ce qui passe notamment par le fait d’« accepter notre animalité » (Bahaffou, 2022 : 81-82) puisqu’elle estime que la peur de notre propre animalité serait au fondement de l’idéologie humaniste. Elle conclut :
Nous sommes antihumanistes, car nous nous reconnaissons dans les révoltes, les fuites, les rébellions des animaux ; comme eux nous sommes révolté·es, indomptables, ensauvagé·es, et résistons à la suprématie humaniste, patriarcale et blanche. Pour cela, nous utilisons notre corps, en le reconnaissant d’abord comme un haut lieu d’expression de notre animalité. (Bahaffou, 2022 : 82)
10En définitive, sans que le terme de « femelle » ne soit nécessairement au cœur de ces différents développements, de nombreuses productions théoriques ont tenté d’articuler les dominations sexistes et spécistes entre elles. Or, du point de vue de l’action collective antispéciste, si la maternité du concept de femellisme est disputée, il semble qu’elle le soit surtout par des groupes qui s’inspirent des idées féministes radicales. Dans le cas de BA, c’est aussi et surtout les travaux de Nicole Roelens qui fournissent au collectif ses fondements théoriques.
11Nicole Roelens est certainement l’autrice qui a le plus contribué au développement du concept de femellité. Diplômée d’un doctorat en sciences de l’éducation9, elle se définit elle-même comme une « militante de la décolonisation de l’humanité femelle et de la révolution écoféministe10 ». Elle est l’autrice d’un Manifeste pour la décolonisation de l’humanité femelle décliné en six tomes, dont les publications s’étalent de 2013 à 2022. Dans le premier de ces tomes, publié en 2013 et intitulé La femellité et le réel prosaïque de la vie des humains, elle revendique la maternité du concept de « femellité ». Elle considère également que la « femellité » désigne « la réalité du corps sexué femelle » (Roelens, 2013 : 18), ce qui renvoie au fait « d’être sexué femelle » et à « l’ensemble des expériences charnelles qui en découlent » (Roelens, 2013 : 67, souligné par l’autrice). Dans ses écrits, la femellité est ainsi intrinsèquement reliée au sexe biologique des individus, tel qu’il a été assigné à leur naissance. Elle considère par exemple que « l’expérience sexuée [des] corps mammifère[s] femelle[s] » est célébrée par la « copulation » et l’« accouchement » (Roelens, 2013 : 52) ou que l’enfantement incarne le moment où cette « puissance femelle » serait la plus manifeste.
- 11 Val Plumwood envisage ce dualisme comme une « construction culturelle occidentale qui remonte à plu (...)
12À travers cette approche différentialiste, Roelens cherche à renforcer une logique dualiste des genres à la faveur des femmes, même si elle admet que le fait de se reconnaître femelle ne réduit pas l’existence symbolique à l’existence biologique. Pour elle, il s’agit avant tout de refaire « l’unité des deux » (Roelens, 2013 : 79). Par ailleurs, considérant que « ce qui est femme est culturellement non humain », elle critique le « mépris des hommes pour [l]a ‘‘bestialité’’ » (Roelens, 2013 : 67), rejoignant par là une critique écoféministe plus large du « dualisme humanité/nature11 » (Plumwood, 2020 : 38) :
J’intègre ma femellité dans mon humanité et je n’ai pas la crainte d’être rabaissée à je ne sais quelle bestialité fantasmatique. Cette crainte relève d’un univers de pensée où l’humanité se définit par opposition avec l’animalité, dans un univers où l’homme est imbu de son importance et s’accorde tous les droits aux dépens de tous les autres êtres vivants. Un tel univers anthropocentrique est en fait aussi un univers phallocentrique où il n’y a pas de place symbolique pour mon existence de mammifère femelle signifiante et désirante. Je suis viscéralement et intrinsèquement solidaire du monde vivant auquel j’appartiens. Je suis reliée structurellement au règne animal et au règne végétal, à toutes les formes de vie qui peuplent la planète. Je suis un des atomes de l’univers vivant. (Roelens, 2013 : 79)
13La conceptualisation du femellisme par Roelens ancre donc ce courant dans une conception différentialiste des genres. Même si elle décrit un processus d’animalisation – phénomène qu’elle décrit comme l’altérisation de celles et ceux qui ne seraient pas assimilables à l’idéal humain – et qu’elle évoque sa propre animalité en se replaçant dans la droite lignée des mammifères, elle ne tisse pas pour autant de liens de solidarité explicites avec les membres d’autres espèces. En revanche, nous le verrons, ce travail d’appropriation et de cadrage est effectué au sein du collectif BA.
- 12 Tous les prénoms ont été modifiés.
- 13 Extrait d’entretien, 2024, France, femme, 36 ans, militante de Boucherie Abolition.
- 14 Pascale Conte, « Solweig, l’activiste Femen interpellée à Toulouse témoigne » [en ligne], Franceinf (...)
14Dans le paysage antispéciste français, le collectif BA est le seul à revendiquer une identité femelliste. Créé à Toulouse en 2016, il préconise une « lutte politique radicale pour la disparition de toute forme d’élevage et d’exploitation des animaux » (Paillard & Lapierre, 2022). Surtout, dès sa création, Sonia, sa fondatrice, a envisagé la lutte antispéciste de façon conjointe avec son propre engagement féministe. Sarah12, une ancienne militante très investie entre 2017 et 2018, se souvient que Sonia était « féministe déjà, de base13 ». Avant de militer en faveur des animaux, cette dernière avait effectivement soutenu l’organisation Femen. Le 4 juillet 2013, elle avait par exemple participé à un rassemblement devant le Consulat de Tunisie à Toulouse pour soutenir la militante Femen tunisienne Amina Sbouï14. À la manière des Femen, elle avait manifesté avec le message « Free Amina » peint sur sa poitrine dénudée, ce qui lui avait valu d’être interpellée et placée en garde à vue. Laura, une militante toujours active dans le collectif au moment de l’entretien, raconte qu’à l’origine Sonia était féministe, mais pas du tout animaliste. D’après elle, ce serait en revenant d’une manifestation féministe qu’elle serait tombée sur des pancartes animalistes et qu’elle aurait établi un lien entre les deux dominations. Dans une vidéo publiée le 4 juin 2018 sur la page Facebook iamvegan.tv, Sonia revient justement sur la façon dont elle a commencé à penser l’imbrication entre le sexisme et le spécisme. Elle relate :
- 15 4 juin 2018, « Solveig Halloin : stopper la culture de la violence normalisée », Iamvegan.tv, dispo (...)
Je parlais, moi, des femmes, de la persécution qui est faite aux femmes. Et puis j’étais en train d’écrire un article et je sortais d’une librairie avec ça dans la tête, et puis j’ai vu un stand qui montrait la réalité animale et je… Tout ce que je voyais, c’était exactement ce que je venais d’écrire. Sauf qu’il ne s’agissait pas des femmes, il s’agissait d’eux, des zootres animaux, des zoonimaux. Moi je voudrais arrêter de faire aux animaux ce que les hommes font aux femmes. Enfin, je veux arrêter cette culture de la violence normalisée, banalisée […]15
- 16 Le 21 mai 2017, BA organise par exemple une action dans les locaux de l’Institut national de la rec (...)
- 17 Le 24 mars 2021, deux porte-paroles de BA sont jugés au tribunal de Toulouse pour l’action menée à (...)
15Toutefois, même si ce positionnement singularise le collectif vis-à-vis d’autres organisations du mouvement, ce sont surtout ses actions qui ont durablement marqué les esprits. Le répertoire (Tilly, 1986 : 541-542) employé se compose effectivement d’actions directes qu’il est difficile de classer parmi les actes de désobéissance civile ou parmi les actes de sabotage (Hayes & Ollitrault, 2024 : 187). Ainsi, les actions répertoriées consistent le plus souvent à pénétrer dans des lieux symboliques de l’exploitation animale pour libérer les animaux qui s’y trouvent enfermés16. Outre le fait de s’introduire dans ces lieux sans autorisation et d’y soustraire des animaux, les actions s’accompagnent généralement de la dégradation de biens (entrée par effraction, ouverture des cages, déversement de peinture ou tags). C’est ce qui conduit ces militant·es à devoir souvent se présenter devant la justice17. Si les militant·es de BA cherchent bien à se servir de ces évènements comme d’une tribune pour publiciser leur cause, considérant de ce fait les procès comme un répertoire d’action à part entière, ce n’est toutefois pas là que l’orientation femelliste du collectif transparaît le plus.
- 18 Le 10 juin 2019, dans une vidéo diffusée sur la chaine Youtube de BA et intitulée « Conférence de p (...)
- 19 Ibid.
- 20 Ibid.
16Cela dit, cette inclination n’est jamais mise de côté et innerve la plupart des mobilisations. Par exemple, le 8 juin 2019, BA organise une conférence de presse publique dans un café du 12ème arrondissement de Paris pour préparer le procès d’Évreux. En tant que porte-parole, Sonia déclame un discours au sein duquel elle tente d’inverser la charge de la culpabilité en identifiant ceux qui lui semblent incarner les véritables adversaires. En tout premier lieu, elle désigne « l’ensemble de la structure androcrate » et affirme que le collectif entend lutter « contre le sexospécisme18 ». Elle ajoute que « la réponse politique à la mizoogynie » réside dans « le combat femelliste » qui doit conduire à « l’émancipation des femelles du monde entier sorties du joug de l’appropriation des mâles19 ». Elle conclut qu’il « ne peut y avoir d’émancipation des femmes sans celle des zootres femelles, et inversement20 ». Dans toutes les actions collectives, le féminisme ne semble donc jamais disjoint de l’antispécisme. D’ailleurs, cette orientation a parfois pu conduire les militant·es à organiser des actions essentiellement féministes. Le 16 février 2018, Sarah rapporte avoir participé à une action anti-porno organisée par BA à l’occasion de la venue de Brigitte Lahaie à la Cinémathèque de Toulouse. Il semble donc que les acteur·rices engagé·es dans le collectif étaient pour la plupart prêt·es à se mobiliser dans des actions collectives tout autant tournées vers le féminisme que vers l’animalisme.
- 21 Ces données ont été constatées le 16 septembre 2024 à partir de la page Facebook de BA (créée en dé (...)
- 22 Nous n’avons reçu aucune réponse aux sollicitations d’entretien adressées à BA, ce qui explique que (...)
- 23 À titre de comparaison, au 31 décembre 2017, l’association L214 recensait 29 593 adhérent·es dans t (...)
17Depuis le début de notre enquête en 2021, l’activité de BA semble toutefois réduite à la publication de contenu sur ses réseaux sociaux, qui semblent encore bénéficier d’une audience générale relativement conséquente (comparativement à d’autres organisations du mouvement). En effet, sa page Facebook était suivie par 10 321 personnes et son compte Instagram par 1 274 personnes21. Mais, en dépit de ces indices, il reste difficile d’évaluer précisément le nombre de personnes qui ont fait partie, qui se sont reconnu·es ou qui se reconnaissent encore dans BA22. Auparavant investie dans ce qu’elle considère comme le « noyau dur » de l’organisation, Sarah estime que les actions rassemblaient généralement une quinzaine de personnes. De même, elle se souvient que les différents espaces d’échange du collectif (groupes Facebook ou discussions sur le service de messagerie Telegram) étaient le plus souvent investis par quinze militant·es, principalement originaires de Toulouse, Lyon et Paris. D’une certaine façon, même lorsque l’activité du collectif battait son plein entre 2017 et 2018, ce militantisme semble avoir toujours gardé une certaine confidentialité. En effet, si l’on met en relation ce volume de fréquentation avec celui constaté dans d’autres organisations23, le groupe de militant·es était relativement restreint et leur inscription dans ce collectif a plus généralement pu contribuer à leur stigmatisation dans le mouvement.
- 24 Un premier article intitulé « Allez-vous cesser ? » a été publié le 3 mars 2016 sur le site interne (...)
- 25 Sur la chaine Youtube de BA, la première vidéo intitulée « Boucherie Abolition » a été diffusée le (...)
- 26 Son compte Instagram recense par exemple 1 993 publications. En comparaison, l’association L214 qui (...)
- 27 5 avril 2020, « Le patriarcat : virus de notre Terre mère », billet du blog de BA sur le site de Me (...)
18Nous venons de le souligner, BA se singularise par des actions qui entremêlent des revendications à la fois féministes et antispécistes. Pour autant, les actions collectives restent épisodiques et c’est surtout dans l’abondante production écrite et iconographique diffusée sur son site internet24, sur sa chaine Youtube25 et sur ses différents réseaux sociaux26 que se manifeste l’ancrage femelliste du collectif. Dans son discours, l’organisation cherche effectivement à dénoncer « l’exploitation sexuelle des femelles sur laquelle repose toute production de viande, de lait et d’œufs » (Carrié, Doré & Michalon, 2023 : 77) et ce, sans jamais disjoindre ces préoccupations d’autres considérations féministes. Dans un billet publié en avril 2020 sur le blog Mediapart de l’organisation, le femellisme est par exemple présenté comme « une lutte politique radicale matérialiste (et non-essentialiste) où l’animalisme et le féminisme ont fusionné27 ».
- 28 Le 12 octobre 2020, une vidéo publiée sur la chaine Youtube de BA et intitulée « Décoloniser les co (...)
19Nous avons déjà évoqué le fait que le femellisme trouvait sa source dans le travail conceptuel d’autrices féministes – a fortiori écoféministes. En particulier, dans la communication de BA, les écrits de Nicole Roelens font figure de référence28. Par exemple, dans le communiqué qui est publié sur le site internet du collectif, en réaction à la création de la plateforme Femelliste, Dora Moutot et Marguerite Stern sont accusées de spolier et dévoyer le concept politique du femellisme :
- 29 24 janvier 2023, « Le femellisme ne sera jamais confisqué par l’extrême droite », site internet de (...)
Dora Moutot et Marguerite Stern évacuent, quant à elles, la femellité aux autres femelles que la sapiens. Le concept de femellisme que nous avons forgé est indispensable pour abolir l’élevage dans lequel des milliards de femelles sont chaque jour soumises aux viols procréatifs29.
20Dans cet extrait, le communiqué laisse entendre qu’un effort a été mené dans le collectif pour articuler le concept de Roelens à une dénonciation plus large du spécisme. Tel qu’il semble engagé par ses rédacteur·rices, ce travail de construction de sens repose sur une stratégie d’extension puisqu’il consiste à « étendre le cadre au-delà de ses intérêts originels pour y inclure des préoccupations, incidentes par rapport aux objectifs primaires, mais qui sont supposées avoir de l’importance pour des adhérents potentiels » (Contamin, 2020). Autrement dit, le concept de Roelens est étiré de façon à ce que les actrices féministes inscrivent la question du spécisme à l’agenda, mais aussi de telle sorte que les animalistes conçoivent conjointement les luttes contre le sexisme et contre le spécisme. Cette entreprise de cadrage est discernable dans la suite du communiqué :
Nicole Roelens a théorisé le concept de femellité pour les humaines en 2013 et l’ensemble des féministes anglo-saxonnes qui luttent contre le lobby transactiviste rappellent fréquemment la définition d’une femme : « adult human femal ». En effet, en anglais, la femellité des femmes apparaît immédiatement dans le lexique contrairement à la langue française. Les usurpatrices Dora Moutot et Marguerite Stern effacent une pensée porteuse d’un espoir insurrectionnel contre l’écocide en cours. La pensée femelliste ne saurait être falsifiée car elle contient une promesse fondamentale pour notre survie à toustes. Elles ont vidé le femellisme de sa substance animaliste évidente, en écrasant ainsi la dignité des milliards de victimes de l’husbandry (mâle nommé « élevage »). Nous déplorons ce comportement anti-féministe et spéciste. Que celles qui se revendiquent de la sororité pensent à la pratiquer. Et la sororité c’est pour les femelles du monde entier…30
- 31 Nous avons précédemment souligné son engagement dans l’organisation Femen, mais il faut également n (...)
21En revenant sur l’ancrage théorique et politique du concept, les rédacteur·rices du communiqué produisent un cadre d’interprétation qui tente d’« entrer en résonance avec le terreau culturel dans lequel ils agissent » (Contamin, 2020). Cette activité de cadrage semble d’autant plus pertinente que la « carrière militante » (Fillieule, 2001) de la fondatrice est, comme nous l’avons vu, marquée par son engagement féministe31.
- 32 3 juin 2019, « Contre-dicktionnaire femelliste en cours… », site internet de BA.
22En somme, BA est certainement l’organisation qui a le plus expérimenté ces imbrications discursives entre le sexisme et le féminisme. Sur son site internet, un « contre-dicktionnaire » a été publié pour expliciter les définitions de certains termes, concepts comme néologismes, fréquemment employés dans les textes du collectif. En creux, ce travail de définition dessine les contours des représentations qui sous-tendent l’emploi du mot « femelle ». L’entrée suivante permet par exemple de le comprendre : « Femelle : corps ayant le potentiel d’un système enfanteur32 ». À travers cette définition, la femellité se fonde sur des caractéristiques précises. Ici, elle est reliée au fait de disposer d’un corps susceptible de procréer. Autrement dit, le fait d’être femelle serait intimement lié à la matérialité des corps biologiques et désignerait avant tout les individus qui disposent d’un système reproducteur femelle. Cette conception fait également jour dans d’autres supports visuels diffusés sur le site internet de BA. Sur l’un d’entre eux, une citation de Roelens est à nouveau mise en exergue. On peut y lire :
- 33 12 octobre 2020, « Nicole Roelens : penser la femellité », site internet de BA.
L’enfantement, l’incarnation d’un autre humain, dans, par et à travers son propre corps sexué femelle est révélateur de la puissance femelle, mais paradoxalement dans les rapports entre les sexes, cette puissance charnelle et symbolique des femelles est interprétée comme un handicap, une condamnation à subir le destin sacrificiel imaginairement dévolu aux mères dans un partage des rôles qui retourne la puissance en aliénation.33
- 34 Dans un article publié le 28 janvier 2023 sur le site internet de BA et intitulé « Femelles, déposs (...)
23Ces exemples permettent de constater que les discours produits par le collectif puisent dans les travaux de Roelens et s’éloignent parfois d’un féminisme radical matérialiste34 pour emprunter une approche plus différentialiste, qui prône une « reconquête de la spécificité féminine » (Ion, 2018). En faisant explicitement référence à la théorie de Roelens, la définition qui est retenue de la femellité dans le « contre-dicktionnaire » renvoie ainsi à l’idée d’une « puissance femelle » :
- 35 3 juin 2019, « Contre-dicktionnaire femelliste en cours… », site internet de BA.
Femellité : « La femellité désigne la puissance sexuelle femelle, comme la virilité désigne la puissance sexuelle mâle. Le fait même de nommer la puissance femelle lève le déni dont elle est frappée. Les femmes éprouvent parfois secrètement une jubilation de leur femellité, mais du fait du colonialisme sexiste, cette jubilation est recouverte le plus souvent par la honte de leur corps femelle, chosifié, humilié et agressé par les mâles colonisateurs. » Nicole Roelens35
24Les productions discursives de l’organisation inscrivent donc le femellisme dans un courant qui oscille entre féminisme radical et approches écoféministes. Elles laissent également poindre une critique de l’humanisme, comme l’entrée suivante permet de le constater :
Femellisme : lutte pour l’émancipation de toutes les femelles, zoonimales et humanimales. Les femmes devront cesser de faire aux zootres ce que les hommes font aux femmes. Le femellisme réfute l’humanisme qui n’a jamais été autre que l’androcentrisme. L’humanisme étant une idéologie suprématiste élevant le sapiens sapiens mâle en chef suprême ayant toute puissance d’utilisation sur autre que lui.36
25En définitive, si l’on se fie à son discours, le projet femelliste de BA se donne pour ambition de dépasser l’androcentrisme humaniste, tout en évitant l’écueil d’un féminisme anthropocentré. Dans cette interprétation, l’« ennemi principal » (Delphy, 1998) ne renvoie plus seulement au système d’oppression des femmes, mais à un système de domination étendu, dont les êtres humains mâles seraient les principaux bénéficiaires. Dans son discours, BA articule donc une prise en compte de la domination exercée à l’encontre des femelles avec une volonté de reconnaissance d’une « puissance sexuelle femelle ». À présent, il convient de s’interroger sur l’appropriation du concept, non plus seulement à l’échelle de l’organisation, mais à celle des acteur·rices.
26Nous l’avons signalé en introduction, l’enquête auprès des acteur·rices de BA est complexe en raison du faible nombre de personnes qui s’y sont investies. Néanmoins, au cours de notre recherche sur le mouvement antispéciste, des acteur·rices français·es ont fait part de leur investissement dans le collectif. Sur la base de trois entretiens, nous pouvons mieux appréhender la façon dont ces militant·es se sont approprié le concept de femellisme à une échelle microsociologique.
- 37 Audrey était engagée au sein du collectif « Abolir Porno Prostitution » et était d’ailleurs interve (...)
27D’abord, il semble que tou·tes les militant·es n’ont pas nécessairement de dispositions préalables à l’engagement féministe. Certes, Sonia, la fondatrice, et Audrey, une militante très investie à BA, ont toutes les deux pris part à des mobilisations féministes radicales avant de se préoccuper du sort des animaux37. Toutefois, pour d’autres acteur·rices, le choix de rejoindre le collectif est essentiellement lié au répertoire d’action employé. Sarah évoque ainsi le fait qu’elle n’avait auparavant jamais milité dans une organisation féministe. Attirée par le « côté action comme les libérations d’animaux », elle appréciait surtout que le collectif soit « vraiment dans l’action ». En revanche, elle admet qu’elle ne « connaissait pas du tout » le femellisme. Ce n’est qu’après avoir intégré BA, « avec Sonia », qu’elle y a été sensibilisée et qu’elle a fini par s'affilier à ce courant :
- 38 Extrait d’entretien, 2024, France, femme, 36 ans, militante de Boucherie Abolition.
Parce que toi ça te parlait au départ le femellisme ?
Non, pas du tout. Je connaissais pas du tout. Et voilà, j’ai connu après, avec Sonia.
C’est un truc dans lequel tu t’es reconnue ?
Oui, je m’étais reconnue à l’époque.
Et comment tu l’expliquerais ?
Oui, en fait, le femellisme, comment on peut expliquer ça ? C’est un peu combattre le patriarcat de toutes les races. En fait, on est femelliste quand on est contre l’exploitation des femmes et des animaux femelles. Par exemple, je vais donner l’exemple de l’industrie laitière, avec les vaches et leurs veaux, les veaux sont arrachés à la naissance, etc. C’est ça, c’est qu’on prend les femelles qui ont leur bébé […] on enlève leurs enfants, on les exploite pour leur lait, pour leurs bébés. Les poules, c’est pareil, elles font leurs œufs, on leur enlève leurs œufs. C’est un peu combattre… C’est un peu être féministe, mais pour tous les animaux, pour toutes les espèces vivantes. Donc c’est un croisement entre le féminisme et l’animalisme38
28Ce « façonnage organisationnel » (Sawicki & Siméant, 2009) qui a travaillé Sarah dès son entrée dans BA, est également décelable dans la carrière d’autres acteur·rices. Dans le cas de Laura, le processus est assez semblable. Après avoir regardé un documentaire sur l’exploitation animale, elle devient végane à la fin de l’année 2017 et souhaite s’investir collectivement en faveur des animaux. Elle participe à quelques actions d’une organisation de sensibilisation de rue et rencontre Anthony qui l’emmène à une conférence de Sonia. Convaincue, elle rejoint BA et participe à sa première action le 29 mars 2018, en perturbant avec d’autres les débats dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale. En 2019, elle participe à des actions de libération à visage découvert et est condamnée à de la prison avec sursis. Lorsqu’elle a commencé à militer, elle souhaitait essentiellement défendre les animaux. Néanmoins, son engagement au sein du collectif l’a conduite à devenir « féministe, mais plutôt femelliste » :
- 39 Extrait d’entretien, 2022, France, femme, 28 ans, militante de Boucherie Abolition.
[…] j’ai compris en fait le crime nataliste que c’était… C’était vraiment… Enfin les femelles en première ligne en fait. Et du coup, j’ai compris… J’ai compris que ben… Enfin, j’ai compris pour les femmes du coup, les femelles humaines, mais… ça m’a assez sensibilisé là-dessus, ouais. Donc voilà, ouais, animalisme et féminisme, et du coup femellisme quoi.39
Pour elle, la jonction entre le féminisme et l’antispécisme est progressivement devenue évidente. Elle détaille ce lien qu’elle perçoit désormais de façon intrinsèque :
Bah c’est la même chose en fait, c’est… Oui, c’est la même chose. Le femellisme, c’est le féminisme + l’animalisme en fait […] Le lien, c’est les femelles en fait. C’est que, dans le fém… Enfin… C’est toujours pareil, c’est le patriarcat en fait. C’est les femelles qui en pâtissent toujours et… Que ce soit… Enfin, pour l’élevage ou pour… Ou pour… Dans notre société quoi. C’est toujours les femelles qui… Qui… Enfin voilà, qui en pâtissent quoi. Dans l’élevage, c’est les femelles qui sont les usines à bébés, donc les usines à futurs esclaves… Et dans notre société… Enfin, les femmes sont… Enfin, y’a toujours pas l’égalité hommes-femmes quoi.40
29Un ancien militant, Anthony, relate une expérience similaire. Déjà très investi dans le mouvement antispéciste avant de rejoindre BA, il explique avoir été principalement sensibilisé au féminisme radical par Sonia : « J’ai appris beaucoup d’elle. » S’il admet que ce travail de conversion au femellisme a bien fonctionné sur lui, il estime en revanche que « ça ne marche pas sur beaucoup », en raison d’une démarche qu’il juge assez peu « pédagogique » et de positions qui lui semblent trop complexes et très clivantes :
- 41 Extrait d’entretien, 2022, France, homme, 34 ans, ancien militant de Boucherie Abolition.
[…] après, Sonia est partie sur des trucs, voilà, anti-voiles, et là c’est sur le transactivisme. Donc là, elle a perdu les gens en fait... Parce qu’elle s’adresse à des gens qui sont déjà très peu instruits sur l’animalisme.41
30D’ailleurs, comme cela a été son cas, il estime que les hommes du collectif ont peu à peu été poussés vers la sortie. Évaluant que le collectif n’est désormais constitué que de quatre ou cinq militantes, il considère que Sonia a progressivement fait en sorte que le collectif devienne exclusivement féminin :
[…] elle garde que des femmes et… C’est tout à fait son droit. Si à l’époque où ça s’est fini elle m’avait dit « Je veux faire de Boucherie Abolition un collectif 100 % féminin », aucun problème, t’as tout à fait le droit.42
- 43 Extrait d’entretien, 2022, France, femme, 28 ans, militante de Boucherie Abolition.
31Ainsi, même si la non-mixité n’a pas toujours été un impératif, les principes de vigilance féministe en œuvre dans le collectif ont conduit les militantes à cultiver un entre-soi féminin, conduisant progressivement à ce qu’il n’y ait plus « que des femmes43 ». Laura explique que cette décision s’est imposée d’elle-même, en particulier parce que les femmes du groupe en avaient assez d’être déçues du comportement des hommes :
[…] on a été déçues. Il y avait d’autres hommes […] c’était pareil. Ça a toujours été pareil. Aucun homme n’a pu… Il doit en rester un. Mais c’est qu’une question de temps, je pense. Et voilà, c’est ancré en eux en fait. Je ne sais pas comment dire, mais c’est ancré en eux. Donc on se dit qu’on ne fait pas trois fois les mêmes erreurs et voilà, on garde que des femmes quoi […] Parce qu’à chaque fois, on refait les mêmes erreurs. On se dit « Non, il n’est pas comme les autres » et au final… […] C’est hyper rare un homme féministe. Il y a toujours des idées derrière la tête, il y a toujours… C’est compliqué. Donc on se dit « C’est bon les hommes, on va s’en sortir entre nous. »44
32En privilégiant la non-mixité au sein du collectif, ces actrices renouent donc petit à petit avec une tradition du mouvement féministe. Ces indicateurs pourraient laisser supposer que les militantes interrogées emploient des références théoriques pour appuyer leurs prises de position. Pourtant, elles semblent assez distantes de la production intellectuelle et du bagage théorique mobilisés dans la communication de BA. Par exemple, lorsque la question lui est posée, Sarah concède qu’elle ne connaît absolument pas le nom de Nicole Roelens. De même, au cours des entretiens, Anthony et Laura n’y font pas référence non plus et développent finalement assez peu leurs conceptions respectives du féminisme.
- 45 Sarah a obtenu un bac technologique, puis un CAP. Quand elle était investie dans le collectif, elle (...)
33Il semble donc qu’une distance persiste entre ces acteur·rices et le travail de théorisation effectué dans le collectif. Une explication tient certainement au fait que ces trois militant·es ont des trajectoires scolaires plutôt courtes et/ou professionnalisantes45. Par conséquent, initialement motivé par le désir de « radicalité » que promettait le répertoire d’action de BA, leur engagement dans le collectif s’est soldé par une forte imprégnation au féminisme. Dans le discours de ces militant·es, on perçoit tout de même que ce féminisme, bien qu’il soit articulé avec la question du sort des femelles animales dans le système de l’élevage, est résumé par des positions de principe et qu’il ne doit surtout pas conduire à éclipser le projet animaliste du collectif. C’est par exemple ce que laisse entendre Laura, qui considère que l’organisation reste « plutôt animaliste » :
- 46 Extrait d’entretien, 2022, France, femme, 28 ans, militante de Boucherie Abolition.
[…] on s’est rendu compte que, en fait… Enfin, ce que vivent les autres animaux, donc les femelles, les autres femelles que humaines, c’est… Enfin, c’est quand même pire que ce que vivent les femelles humaines en fait, et… Et du coup, il y a quand même une échelle, une échelle d’horreur et… Évidemment, ce que vivent les femelles humaines c’est… Enfin, c’est horrible, mais ce que vivent les femelles truies, vaches, lapines, c’est pire en termes de souffrance et en termes de nombre.46
34Dans ce discours, le projet femelliste n’est donc pas exempt de formes de hiérarchisation entre les différents types de domination. Même si le projet du collectif réside dans l’articulation des luttes entre elles, sans qu’aucune ne soit jamais négligée, certain·es militant·es l’ont avant tout rejoint dans une perspective animaliste. Finalement, alors que le projet femelliste vise à ce que les femmes embrassent pleinement leur animalité, il semble qu’elles soient plutôt ici perçues comme « un chaînon intermédiaire entre l’animalité et l’humanité » (Playoust-Braure, 2020 : 284).
35De ce fait, l’appropriation du discours femelliste semble se faire en demi-teinte. D’une part, l’intégration à BA participe à la constitution d’un « capital militant » (Matonti & Poupeau, 2004) féministe. D’autre part, les propriétés sociales de ces acteur·rices, surtout attiré·es par le répertoire d’action du collectif, semblent les garder à distance de la production théorique du courant femelliste. Autrement dit, en s’engageant dans BA sans avoir nécessairement développé de sensibilité féministe préalable, ils optent pour un premier engagement féministe fortement inspiré par le féminisme radical. Cette grille de lecture est donc la seule approche du féminisme dont ils disposent, ce qui les positionne d’emblée en porte-à-faux vis-à-vis des tendances plus largement identifiées dans le mouvement antispéciste.
- 47 6 octobre 2021, « Le gynonégationnisme ne passera pas ! », site internet de BA.
- 48 Ibid.
36Les fortes proximités théoriques entre le femellisme de BA et le féminisme radical posent un problème de réception du discours de l’organisation dans le mouvement antispéciste. D’une part, de nombreux·ses militant·es ne se reconnaissent pas dans un courant qui n’intègre pas de réflexion en termes de genre, qui réprouve les identités transgenres et qui affirme une franche opposition contre le port du voile, la prostitution ou le porno. Dans sa communication, l’organisation BA formule effectivement de fortes critiques vis-à-vis de « l’idéologie trans » ou du « transactivisme47 ». Des publications défendent ainsi l’idée qu’être « femelle n’est pas un choix » et que la transidentité participerait à une forme de « gynonégationisme48 ».
Or, ces positions sont très loin de faire l’unanimité. C’est par exemple ce dont fait part une militante antispéciste qui s’agace au cours d’un entretien :
- 49 L’acronyme TERF pour « Trans-exclusionary radical feminists » est un qualificatif péjoratif employé (...)
- 50 Extrait d’entretien, 2021, France, femme, 26 ans, militante dans plusieurs organisations antispécis (...)
[Sonia] n’est pas antispéciste, elle est femelliste. Donc, en fait, elle soutient les femelles, les femelles humaines et les femelles non humaines qui sont victimes des mêmes causes, de viols, d’insémination artificielle, etc. Déjà, d’un point de vue, vraiment pour la cause animale, ça n’a pas de sens de dire ça. Il n’y a pas de question de sexe ou de genre dans la maltraitance animale. Ça n’a pas de sens de dire ça. Et puis, tout simplement, elle est transphobe, en fait. Sonia, elle a un discours transphobe que… T’es femme uniquement si tu es née femme et que tu es de sexe féminin… Et elle a un discours ultra violent contre les femmes trans. Voilà, elle est TERF49, quoi.50
Elle conclut que ce courant, bien qu’il lui semble produire des effets délétères pour le mouvement, reste toutefois minoritaire :
[…] la majorité des antispécistes ne se reconnaissent pas du tout dans Boucherie Abolition, on trouve que c’est… Que c’est dangereux d’avoir ce discours-là, que c’est pas du tout ça l’antispécisme et que le discours femelliste, il est transphobe et que, du coup, on ne soutient pas du tout ça quoi.51
37Par ailleurs, des militant·es récusent également le bien-fondé de l’argument femelliste en considérant que les animaux mâles ne sont pas épargnés par l’exploitation animale et qu’une hiérarchisation en termes de sexe ne ferait pas sens. Désormais désengagé et plutôt critique de BA, Anthony souligne ce qui lui semble caractériser l’écueil indépassable du femellisme :
- 52 Extrait d’entretien, 2022, France, homme, 34 ans, ancien militant de BA.
[…] en gros, le femellisme c’est justement rallier… C’est fait exprès justement pour réintégrer les femmes dans le côté animal qu’elles sont et se dire, voilà, féministes antispécistes. Sauf que moi y’a un problème dans ce concept, c’est que tu exclus les mâles. Et du coup, t’es pas complètement antispéciste. Si tu te revendiques que femelliste, t’es féministe, ok, si t’es une femme et animaliste, mais que pour les femelles. […] C’est animaliste et féminisme. Sauf que le mot, tel qu’il est, c’est pas ce qu’il dit, c’est que les femelles. Ok, mais les mâles ? Les poussins qui sont broyés, c’est des mâles. Les mâles sont autant violés que les femelles dans l’élevage. Ils sont pas inséminés, mais ils sont violés et… Donc ce terme, même s’il est sensé, il n’est pas complet.52
- 53 Carnet de terrain, 29 mai 2022, Paris, action de l’antenne parisienne d’une organisation antispécis (...)
38Enfin, pour des personnes plus distantes des enjeux de la lutte féministe, le femellisme fait encore plus difficilement sens. C’est ce qu’il a par exemple été possible de constater pendant une action antispéciste parisienne, au cours de laquelle deux militantes en viennent à discuter du collectif BA. Dans leur échange, elles mentionnent notamment Sonia, son organisatrice principale. Julie semble ne pas la porter dans son cœur et blâme : « Elle est anti-mec, elle voudrait tous les tuer, leur couper la bite, qu’il n’y ait que des femmes sur terre.53 »
39Cette vision probablement caricaturale laisse toutefois comprendre que le discours femelliste est mis à distance de la plupart des autres courants antispécistes, endossant ainsi le rôle du « vilain petit canard ». Dans le mouvement, le femellisme semble compris comme une version « misandre » et « transphobe » du féminisme radical. En outre, les critiques s’accordent à penser que l’intérêt porté aux femelles tend à faire oublier le vécu des mâles – qui n’aurait rien à envier à celui des femelles – et qui conduirait finalement à promouvoir un antispécisme fragmenté, voire lacunaire.
- 54 Une de ces initiatives a par exemple été menée le 27 septembre 2021 lorsque quatre militantes de ce (...)
40Surtout, les productions théoriques historiques du mouvement ont très tôt formulé une critique à l’encontre de l’idéologie naturaliste pour justement tenter d’« en finir avec l’idée de nature » (Bonnardel, 2005). Dominante dans le mouvement, ces représentations vont à l’encontre de celles qui sont véhiculées par le courant femelliste qui, nous l’avons vu, envisage les corps femelles à travers leurs corps sexués. À la fois motivées par une quête de légitimité – qui consiste à se « rattacher à une tradition contestataire pour construire et valider son identité » (Dubreuil, 2013 : 62) – et par une volonté de promouvoir une lutte globale contre toutes les formes de domination, des militantes plutôt positionnées dans le champ intellectuel du mouvement ont d’ailleurs cherché à produire un discours antispéciste féministe émancipé des considérations femellistes portées par BA54. Si elles envisagent des rapprochements – notamment à travers la dénonciation des conditions particulières d’exploitation des femelles animales, la catégorie de « femelle » est davantage employée pour adopter une visée didactique que pour décrire un état de nature commun. En ce sens, en employant le terme non pas comme un concept politique, mais plutôt comme une catégorie simplement descriptive, ces initiatives souhaitent éviter de gommer les spécificités liées à l’appartenance d’espèce, tout comme l’écueil d’une « quête des caractéristiques communes aux femmes et aux animaux » (Playoust-Braure, 2020 ; 283) qui laisserait courir le risque d’une naturalisation de ces deux catégories.
41En définitive, le courant femelliste semble plutôt bien identifié par les acteur·rices du mouvement qui le relient systématiquement à l’activité de BA. Le plus souvent, il fait l’objet de fortes critiques de leur part, ce qui lui vaut d’être stigmatisé, voire retravaillé par des actrices féministes qui souhaitent voir advenir un féminisme antispéciste plus en adéquation avec les mouvements auxquels elles envisagent de se raccrocher.
CHIMÈRE, subst. fém.
I.- MYTH. Monstre fabuleux composite, de formes diverses, ayant généralement la tête d’un lion, le corps d’une chèvre, la queue d’un dragon et crachant du feu.
II.- Lang. Commune, p. ext.
- 55 Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales.
3. P. anal. [En parlant d’une chose ou d’une pers.] Être ou objet composé de parties disparates.55
42À travers le cas d’une organisation femelliste, nous souhaitions ici mettre en lumière les tiraillements paradoxaux auxquels s’expose un courant qui promeut un syncrétisme entre le féminisme et l’antispécisme. À l’image d’une chimère, le discours est composite : il cherche à conjuguer les deux luttes ensemble, mais peine à former une unité dans le mouvement antispéciste. En se reposant sur une matrice théorique femelliste, il se singularise en proposant des actions à la fois féministes et antispécistes, mais aussi des actions poursuivant un objectif principalement féministe ou antispéciste. Par ailleurs, les acteur·rices de BA élaborent leur propre théorie en mêlant considérations écoféministes et féminisme radical, ce qui ancre le collectif dans un courant bien précis du féminisme. En ce sens, l’usage de la catégorie de « femelle » conduit ces militant·es à rapprocher les femmes humaines et les femelles animales au nom de la réalité biologique de leurs corps ou de leur état de nature. Or, ces réflexions ne coïncident pas avec des perspectives féministes plus largement partagées dans le mouvement et marquées par une volonté de s’émanciper des raisonnements essentialistes.
43En fin de compte, le discours femelliste semble se placer en porte-à-faux vis-à-vis de celui qui est tenu par la plupart des autres acteur·rices du mouvement. Pourtant pensé comme une lutte hybride, il est accusé d’éloigner la possibilité d’ancrer l’antispécisme dans le sillon d’autres luttes féministes et de contrarier plus largement son processus de légitimation. C’est d’ailleurs dans l’intention de palier ce qui est considéré comme un écueil que d’autres courants plus intersectionnels tentent d’articuler le sexisme et le spécisme entre eux, en revendiquant « une déconstruction des catégories de genre, tout en rejetant l’essentialisme » (Rimlinger, 2022). Mis au ban du mouvement, le femellisme de BA reste quant à lui un discours marginal qui mobilise très peu d’acteur·rices. Le faible écho rencontré peut en partie s’expliquer par la construction d’un discours trop dissonant vis-à-vis de la production intellectuelle déjà engagée de longue date par d’autres militant·es du mouvement. Or, comme le souligne Lilian Mathieu, « une cause qui ne parvient pas à se doter d’une [dimension collective] en se ralliant le soutien d’autres personnes ne pourra accéder au statut de “vraie” mobilisation » et le travail de construction de cette dimension collective « peut aussi bien échouer s’il ne parvient pas à se doter d’une portée suffisamment générale » (Mathieu, 2004 : 18). En tenant finalement peu compte du terreau culturel et militant dans lequel ils et elles tentent de faire émerger le femellisme, ses acteur·rices s’emploient à faire vivre un courant de l’antispécisme qui revêt une forte dimension chimérique dans le mouvement.