• 1 Atelier recherche « Bohumil Holas : les archives filmiques du musée du quai Branly – Jacques Chirac (...)
• 2 Le musée du quai Branly – Jacques Chirac conserve quatre-vingt-huit objets provenant de la collecti (...)

1La collection audiovisuelle de la médiathèque du quai Branly – Jacques Chirac conserve les films amateurs de Bohumil Holas (1909-1979), ancien directeur du musée d’Abidjan (Côte d’Ivoire). Ces films inédits ont été montrés publiquement pour la première fois dans le cadre de l’édition 2023 du Festival intrnational Jean Rouch1. Leur projection interroge la place de ces films privés au sein des collections du musée : quelle valeur patrimoniale accorder à ces films amateurs aujourd’hui ? Ces documents constituent-ils une source permettant de comprendre la provenance des œuvres collectées par Holas à la fois pour le musée d’Abidjan et pour sa collection personnelle2 ? Si cette collection relève d’une donation de l’État ivoirien, elle suscite aujourd’hui des intérêts partagés entre le musée du quai Branly – Jacques Chirac à Paris et le musée des Civilisations de Côte d’Ivoire à Abidjan, liés aux restitutions, et affichés par l’actuel conservateur du musée d’Abidjan, Francis Tagro Gnoleba.

• 3 L’Institut français d’Afrique noire a été créé en 1936 à Dakar, alors capitale de l’Afrique-Occiden (...)
• 4 Journal officiel du Soudan français, 13 septembre 1948.

2De 1948 à 1979, Bohumil Holas a passé trente ans de sa carrière au musée d’Abidjan, ancien Centrifan3. Après une première mission au Libéria, Holas est nommé directeur par intérim du Centrifan d’Abidjan, à la tête de la section ethnologie sociologie et du musée en 19484.

• 5 La médiathèque du musée du quai Branly – Jacques Chirac conserve près d’une trentaine de monographi (...)

3Il y publie de nombreux travaux de recherche5 et se maintient à ce poste au fil des évolutions institutionnelles et des bouleversements historiques.

• 6 Entretien réalisé avec Étienne Féau, novembre 2023. Celui-ci a bien connu Bohumil Holas dont il a é (...)

4Au début de l’année 1979, Holas quitte son poste de directeur du musée d’Abidjan et son appartement de fonction pour emménager en Suisse, chez des amis à Vevey6, ville qui lui est familière car y a eu lieu son exposition « Les arts traditionnels de la Côte d’Ivoire » en 1969. Ses caisses le précèdent, acheminées par bateau d’Abidjan au Havre. Le 21 juillet 1979, il a une attaque cardiaque dans le hall de l’hôtel Tiama, quelques heures avant de prendre l’avion. Il décède, laissant derrière lui ses caisses en transit.

• 7 Entretien avec Étienne Féau, juillet 2024 et archives du musée du quai Branly – Jacques Chirac (Amq (...)
• 8 Naturalisation en 1949 (AmqB – JC : 33AP/1509).

5À sa mort, ces caisses sont acheminées sur ordre de la présidence à l’ambassade de Côte d’Ivoire à Paris7. Né à Prague, naturalisé français8, Holas travaille et réside en Côte d’Ivoire de 1948 à 1979. Son héritage relève du droit des successions internationales : ses biens meubles sont stockés à l’ambassade ivoirienne. N’ayant pas eu d’héritiers, ses caisses y restent, dans l’attente qu’un éventuel ayant droit se manifeste.

• 9 AmqB – JC : D004470/56645.
• 10 Étienne Féau fut en effet le collaborateur direct de Bohumil Holas au musée d’Abidjan où il avait é (...)
• 11 Holas était entomologiste et avait assemblé une collection de coléoptères et de lépidoptères qui fu (...)
• 12 AmqB – JC : 279AA80.

6Quatorze ans plus tard, le 23 juillet 1993, une lettre parvient à Jean-Hubert Martin, alors directeur du musée d’Art d’Afrique et d’Océanie (MNAAO)9, déclarant que la présidence de la Côte d’Ivoire souhaite faire don au musée des « caisses d’effets personnels ayant appartenu au Dr. B. Holas ». Rédigée par le secrétaire général de la présidence de la République de Côte d’Ivoire, Alain Belkiri, elle charge Étienne Féau, alors conservateur des collections africaines au MNAAO de les réceptionner et de les trier10. Elles sont composées de livres, photographies, films, objets d’art, d’une collection de spécimens entomologiques11, de vêtements, des peintures et dessins de Bohumil Holas. Ses affaires personnelles sont alors réparties dans différents musées et bibliothèques : au MNAAO, au musée d’Angoulême, à l’Institut international de la marionnette à Charleville-Mézières, dans plusieurs bibliothèques à Paris et à Angoulême, et au Naprstkovo Museum à Prague (Tchéquie)12.

• 13 Une collection de soixante et un dessins de Bohumil Holas faits à l’encre est conservée au musée d’ (...)
• 14 Le fonds Holas conservé au musée du quai Branly – Jacques Chirac comprend plus de dix mille photogr (...)
• 15 Huit peintures réalisées par Holas sont envoyées au Naprstkovo Museum à Prague (Tchéquie) en 2006 p (...)
• 16 Conservés à la médiathèque du musée du quai Branly – Jacques Chirac.

7Parmi les biens du fonds Bohumil Holas, certains touchent à sa vie privée, d’autres relèvent de ses activités professionnelles. On y trouve notamment ses dessins13, photographies14, peintures15, ses films et ses enregistrements sonores16.

• 17 La pellicule inversible enregistre la lumière directement en positif : le film est développé en réu (...)
• 18 Films E203130 à E203133, montés, datés de 1961 (Fonds audiovisuels, mqB – JC).
• 19 Films E203259 à E203265, E203543, datés de 1973 (Fonds audiovisuels, mqB-JC).
• 20 Films E203286, E203287, E203268, E203270 (Fonds audiovisuels, mqB – JC) et Correspondance avec Emil (...)
• 21 Films E203069, E203074, E203092, E203088, E203100 datables de 1972 (Fonds audiovisuels, mqB – JC).
• 22 Films E203311 à E203320, datables de 1973 (Fonds audiovisuels, mqB – JC).

8Le fonds audiovisuel Bohumil Holas est composé de plus de deux cents bobines équivalent à une trentaine d’heures de films muets tournés entre 1951 et 1979, en noir et blanc ou en couleurs, montés ou non, majoritairement en pellicule inversible17, unique trace du regard de l’ethnologue, car pour la plupart, aucun autre tirage n’a été réalisé. Ils sont accompagnés de vingt enregistrements sonores. Ces images se situent à la croisée du film de famille, du film de voyage et d’aventure et du film ethnographique. Une partie est consacrée à ses déplacements : son « Tour du monde » en 196118, ses voyages en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, en Papouasie, à Singapour19, en Europe pendant ses congés, ou dans le cadre de déplacements professionnels, pour des conférences en Afrique du Sud (1960)20, ou pour suivre les expositions itinérantes au Japon (1972)21, ou au Brésil (1973)22. Toutes donnent l’impression d’un regard qui survole, cherchant à fixer les images pour les garder en mémoire, et décrire le quotidien, les foules, avec quantité d’objets filmés en série.

• 23 Fernando Po est le nom donné à l’île de Bioko (Guinée équatoriale) par l’administration coloniale e (...)
• 24 Photographie PP0178252 (Iconothèque du mqB – JC).
• 25 Film E203183 (Fonds audiovisuels, mqB – JC) et Journal officiel de l’État français. Lois et décrets (...)
• 26 Film E203243 (Fonds audiovisuels, mqB – JC).
• 27 Correspondance avec Gilbert Bochet (AmqB – JC : 33AP_0551) : une lettre de 1962 note un enregistrem (...)
• 28 Correspondance avec Emil Storrer (AmqB – JC : 33AP_1336) et film E203114 datable de 1958-1959 (Fond (...)

10En décembre 1951, sur invitation des autorités espagnoles, une trentaine de chercheurs français, anglais et portugais se réunissent pour la Conférence internationale des africanistes de l’Ouest (CIAO) sur l’île de Fernando Po (Guinée)23. Holas y filme et photographie24 les coulisses de l’événement. Quelques chercheurs sont identifiables, comme Théodore Monod, ainsi que ses collègues de l’IFAN Dakar, chefs des sections zoologie, entomologie et géographie : Pierre-Louis Dekeyser, André Villiers, Paul Pelissier25. Au cours de ses tournées ethnographiques, parfois ponctuées de parties de chasse, il lui arrive d’être accompagné d’André Villiers26, Gilbert Bochet, administrateur colonial et ethnologue27, ou bien de son ami Emil Storrer, galeriste et collectionneur suisse28.

• 29 Films E203109, E203108, E203104, E203103 (Fonds audiovisuels, mqB – JC).
• 30 Ordre de mission de Foromo Dana (AmqB – JC : 33AP_0033) et entretien réalisé avec Étienne Féau, nov (...)
• 31 Étienne Djéolé Dago et Jean Sahiri Agbohoun sont les principaux informateurs de Bohumil Holas sur l (...)
• 32 Ordre de mission de Zongo Yemdaogo (AmqB – JC : 33AP_0033) et entretien réalisé avec Étienne Féau, (...)
• 33 Identifiable dans le film E203228 (Fonds audiovisuels, mqB – JC), pour ses fonctions au CSH : entre (...)

11Le temps passant, Bohumil Holas est très souvent accompagné par les agents du musée d’Abidjan dans ses missions. La pratique du bivouac s’affirme comme un sujet central de ses films qui capturent le quotidien en brousse, l’installation du campement, la chasse et la préparation du repas. Ils reflètent son goût pour la vie en plein air, et une esthétique propre au cinéma d’aventure. La série des films tournés dans la région des Lagunes29 s’apparente au genre des films de famille, par la grande proximité du réalisateur avec ceux qu’il filme. Les moments de plaisanteries et de taquineries témoignent des liens privilégiés qu’il entretenait avec certains de ses employés, dont Foromo Dana, « aide-musée » et « boy » à temps plein30, omniprésent à l’image, Étienne Djéolé Dago, préposé interministériel31, et Zongo Yamdaogo, jardinier et agent temporaire32. D’autres agents du musée participent temporairement à des missions, comme Antoine Békro, comptable et chargé de délivrer les autorisations d’export d’objets d’art et d’artisanat locaux33, et Jean Sahiri Agbohoun.

• 34 Correspondance avec Jean-Louis Rinsoz (AmqB – JC : 33AP_1257) et film E203174 datable de 1969 (Fond (...)

12Certaines tournées recouvrent aussi des enjeux diplomatiques : Holas accompagne ainsi en pays Sénoufo Jean-Louis Rinsoz, alors à la tête de l’entreprise de tabac Rinsoz et Ormond SA de Vevey (Suisse), qui investit dans les plantations en Côte d’Ivoire et l’aide à organiser l’exposition de 196934. Ils deviennent amis, et sont en rapport étroit quand Rinsoz est nommé consul en 1970.

• 35 Film E203063 (Fonds audiovisuels, mqB – JC).
• 36 Correspondances avec Raoul-Jean Moullin (AmqB – JC : 33 AP_1122).

13Si, dans quelques films montés, Holas insère des cartons et mentions géographiques, manque la voix, indispensable à la transmission de la mémoire fixée par les images. Alors qu’il organise des projections dans un cadre privé, il est aussi influencé par le cinéma ethnographique et documentaire : l’un de ses films présentant les collections du musée d’Abidjan35 témoigne de sa connaissance d’autres réalisateurs contemporains (Les statues meurent aussi, Chris Marker, Alain Resnais et Ghislain Cloquet, 1953). En 1958, son projet de réaliser un film sur les Sénoufo avec Jean Rouch et Raoul-Jean Moulin, comme conseiller ethnographique, n’aboutit pas36.

• 37 Films E203109, E203108, E203104, E203103 (Fonds audiovisuels, mqB – JC).

15L’étude des films et leur diffusion ouvrent néanmoins la voie à l’identification des personnes filmées et à l’écriture de leur histoire, notamment celle du personnel africain du musée d’Abidjan, comme Foromo Dana, Étienne Djéolé Dago, Antoine Békro, Jean Sahiri Agbohoun, Zongo Yamdaogo. Les agents les plus proches de Holas occupent furtivement la place d’apprentis réalisateurs dans la série réalisée dans les Lagunes37, la caméra change alors de main pour capturer Holas, surpris ou se mettant en scène.

• 38 Photographie PP0181220 (Iconothèque, mqB – JC

16Foromo Dana est demeuré au service de Holas pendant près de vingt ans, occupant une place d’homme de confiance et d’intermédiaire pour ses affaires. Lors de l’inauguration de l’exposition « Arts de la Côte d’Ivoire, Les Trésors du Musée d’Abidjan » à Vevey en 1969, Foromo Dana accompagne le directeur et figure à ses côtés sur de nombreuses photographies, peut-être aux côtés d’Antoine Békro38.

• 39 Film : E203239 (Fonds audiovisuels, mqB – JC) : les œuvres sont présentées exposées.
• 40 Films E203114, E203123 (Fonds audiovisuels, mqB – JC).

17Les films amateurs de Bohumil Holas constituent une source documentaire pour retracer l’histoire institutionnelle du musée d’Abidjan montrant à la fois le musée, son organisation, son activité mais aussi les œuvres dans les chantiers muséographiques39, ou les entreprises de récolements40. Ces films sont aujourd’hui précieux pour comprendre la circulation des œuvres du musée au gré de diverses expositions internationales et offrent de nouvelles pistes pour la recherche de provenance sur certains objets dont la trace est aujourd’hui perdue.

• 41 E203249 datés de 1954-1955 (Fonds audiovisuels, mqB – JC).

18Ils documentent également les pratiques des copistes des artisans du musée dont les ateliers étaient situés dans les jardins, notamment le sculpteur Konan Nyamyen ou la potière Ya Coulibaly41.

• 42 L’expression est empruntée à Stéphanie Louis dans son livre La Cinémathèque-musée. Une innovation c (...)

19Le caractère amateur de la collection filmique ne suffit pas à lui dénier toute valeur artistique et cinématographique. Le potentiel documentaire de ces films justifie pleinement leur conservation au musée, leur actualité, et leur reconnaissance en tant que supports originaux. En dehors des cinémathèques-musées42 ou du service des archives du film du Centre national de la cinématographie, d’autres institution conservent les films sur des supports analogiques, dont le musée du quai Branly – Jacques Chirac, œuvrant ainsi à rendre accessible le cinéma amateur et ethnographique, au cœur des intérêts de l’anthropologie visuelle.