• 1 Voir ce que Kepa Artaraz écrit, par exemple, sur la relation entre la révolution cubaine et la Nouv (...)
• 2 Luigi Guarnieri, Maria Rosaria Stabili, « Il mito politico dell’America Latina negli anni Sessanta (...)

3La Révolution cubaine, par l’impact de son exemple, avait déclenché dans le sous-continent une nouvelle vague révolutionnaire et exercé une influence décisive sur la formation de la Nouvelle Gauche, tant en Amérique latine que dans les pays d’Europe occidentale. Une nouvelle génération de militants trouva avec Cuba un échappatoire à « l’apathie dominante » du mouvement communiste international et un nouveau modèle de volontarisme révolutionnaire en rupture avec l’immobilisme de la « coexistence pacifique »1. D’autre part, l’élan de combativité que les révolutionnaires cubains avaient inspiré aux pays d’Amérique latine ne s’épuisa pas non plus après la mort d’Ernesto Guevara et la défaite de la guérilla en Bolivie. Bien que la tentative d’exportation de la révolution se solda par un échec, accélérant l’alignement de La Havane sur le régime soviétique, le continent latino-américain restât un laboratoire politique dont les ferments révolutionnaires ne cessèrent de susciter, tout au long de la décennie, l’intérêt des différentes composantes de la gauche italienne2.

• 3 Voir Raffaele Nocera, Acuerdos y desacuerdos. La DC italiana y el PDC chileno : 1962-1973, Santiago (...)

5Depuis 1945, les articles de Luigi Sturzo et des dirigeants démocrates-chrétiens italiens, publiés dans la revue de la Phalange Nationale, Política y Espíritu, avaient fourni des éléments importants dans la formation des dirigeants phalangistes, avant même qu’ils ne décident de fonder le PDC en 19573. Les contacts entre les deux partis restèrent toutefois occasionnels, au moins jusqu’au début des années 1960. C’est d’abord à l’occasion de la campagne pour les élections municipales au Chili en mars 1963, puis de la candidature d’Eduardo Frei Montalva aux élections présidentielles de 1964, qu’ils devinrent de plus en plus fréquents, consolidés par d’importants financements du parti italien à son homologue chilien, et finalement institutionnalisés après la victoire du candidat du PDC et son investiture comme président du Chili.

• 4 Voir ibid., p. 132-151.

6Comme le souligne Raffaele Nocera, l’engagement économique de la Démocratie Chrétienne (DC) en Italie, notamment du courant d’Amintore Fanfani et Aldo Moro, dans le soutien aux démocrates-chrétiens chiliens, a coïncidé avec l’ouverture à gauche que les deux leaders était en train d’imprimer au parti italien avec le début de l’expérience de centre-gauche. Cet engagement s’explique, d’ailleurs, par l’importance que pouvait signifier la montée d’un parti démocrate-chrétien au gouvernement d’un pays d’Amérique latine dans la recherche d’une alternative démocratique et réformiste autant aux droites conservatrices qu’aux gauches marxistes. Il acquérait alors une importance politique non seulement pour le sous-continent, mais pour l’Italie elle-même, où la DC se présentait comme le parti garant de l’ordre démocratique et de l’intégration sociale, sous les atours d’un réformisme modéré et centriste4.

• 5 Alessandro Santoni, Il PCI e i giorni del Cile. Alle origini di un mito politico, Rome, Carocci edi (...)
• 6 Eugenia Fediakova, Olga Ulianova, « Algunos aspectos de la ayuda financiera del partido comunista d (...)

7Non moins importante, aux yeux des communistes italiens, était la politique du Parti Communiste du Chili (PCCH), surtout dans le contexte d’une croissance électorale significative du Front d’Action Populaire (FRAP), la coalition de gauche formée en 1958 autour de l’entente entre communistes et socialistes. Il existait d’importantes affinités politiques entre les communistes italiens et chiliens, qui, selon Alessandro Santoni, peuvent expliquer les « trajectoires parallèles suivies par les deux partis »5. Fondé en 1922, fortement ancré dans le mouvement ouvrier et syndical et fidèle à l’Union soviétique dont il recevait un soutien financier important6, le PCCH était le plus grand parti communiste d’Amérique latine. Il avait soutenu sans réserve, lors du 7^ème congrès du Comintern, la création des Fronts populaires et, après le 20^ème congrès du PCUS, avait adopté résolument la stratégie de la « voie pacifique » au socialisme. Si, aux yeux de Moscou, le soutien à la plus grande force électorale des partis communistes du sous-continent avait pour fonction première de contenir l’influence cubaine dans la région, pour le Parti Communiste Italien (PCI), la « voie chilienne » revêtait une signification encore plus emblématique en tant qu’alternative non seulement au modèle cubain, mais aussi au réformisme d’inspiration catholique.

• 7 En 1948, à l’initiative du président Gabriel Gonzáles Videla, le Congrès national du Chili promulgu (...)
• 8 Témoignage de Jorge Insunza, dans Santoni, op. cit., p. 44.

9Les échanges entre les deux partis devinrent de plus en plus fréquents au cours des années 1960, avec des visites de représentants et de délégations dans l’un et l’autre pays et la participation de délégués à leurs congrès respectifs. Dans le PCI, les communistes chiliens trouvèrent un modèle duquel s’inspirer pour faire face aux nouveaux problèmes politiques et organisationnels que leur posait le retour à la légalité après l’abolition de la « Loi de défense permanente de la démocratie »7. Les dirigeants politiques et syndicaux du parti chilien voyageaient en Italie pour observer « la manière dont le PCI travaillait avec le mouvement de masse, avec les organisations locales, avec le mouvement syndical »8. Les communistes italiens, quant à eux, trouvaient dans le PCCH, le meilleur exemple en Amérique latine d’articulation d’une ligne politique nationale apte à capturer les différentes demandes provenant des masses populaires. Il l’identifiait également comme le parti le plus disposé à embrasser la cause de l’autonomie des partis communistes à l’égard de l’Union Soviétique, résumé par la célèbre formule de Togliatti de « l’unité dans la diversité ». La victoire de Frei en 1964, en donnant au PDC des fonctions gouvernementales, complétait le tableau des similitudes et alimentait l’intérêt des communistes italiens pour le pays andin, où leurs homologues se retrouvèrent confrontés à des problèmes politiques similaires.

• 9 Voir Santoni, op. cit., p. 93-96.
• 10 Le Parti Socialiste Italien de l’Unité Prolétarienne (PSIUP) a été fondé le 12 janvier 1964, au Pal (...)

10Dans ce contexte, il n’est pas étonnant qu’aux yeux du PCI, la victoire de l’Unidad Popular aux élections de 1970 ait été perçue, avant tout, comme une preuve de la validité de la voie de recherche unitaire à gauche qui voyait déjà engagés, au niveau italien, non seulement les communistes et les socialistes, mais aussi de larges secteurs du monde catholique. A partir de cette année-là, les communistes italiens multiplièrent les efforts pour un rapprochement avec le Parti Socialiste Italien (PSI), tandis que vis-à-vis de l’adversaire démocrate-chrétien, ils envisageaient la voie d’une opposition « différente », dans un contexte de crise économique qui appelait le parti à la responsabilité et à la modération9. La perspective adoptée visait la construction d’une alternative gouvernementale qui verrait la convergence du PCI, du PSI, du PSIUP10 et de la gauche démocrate-chrétienne, coïncidant avec les tentatives des communistes chiliens de consolider le gouvernement de gauche par le dialogue avec le courant progressiste du PDC.

• 11 Alessandro Guida, La lezione del Cile. Da Unidad popular al golpe del 1973 nella stampa italiana di (...)
• 12 Ibid., p. 180.
• 13 Ibid., p. 179.
• 14 Voir Santoni, op. cit., p. 105-106.

11En ce qui concerne le PSI, au sein de ce parti la coexistence de positions différentes se traduisait, comme l’a bien souligné Alessandro Guida, par l’absence d’« une ligne éditoriale et politique claire et, surtout, cohérente » face aux événements chiliens11. La presse socialiste montra, pendant toute la durée de la présidence d’Allende, une tendance fluctuante puisque, tout en louant la tentative du Président « de maintenir le processus de transformation chilien dans les voies de la légalité et du respect des règles constitutionnelles »12, elle évitait de prendre « une position de condamnation ouverte envers l’‘aventurisme’ des socialistes chiliens »13. Une attitude similaire peut être observée parmi les dirigeants du parti, dont l’intérêt à l’égard de l’expérience chilienne variait considérablement. Luciano De Pascalis, chef de la section internationale du parti, se rendait par exemple au Chili au début de 1971 pour établir des contacts avec les socialistes chiliens, là où Pietro Nenni choisissait de décliner l’invitation d’Allende à assister à l’inauguration du mandat présidentiel14. Cependant, l’avancée surprenante de l’expérience réformatrice au Chili, parallèlement au besoin de renouvellement qui se répandait au sein du PSI avec la recherche de « nouveaux équilibres démocratiques plus avancés », devait animer, parmi les socialistes italiens, le débat sur le dépassement de l’expérience des gouvernements de « centre-gauche », dont il avait été l’un des protagonistes avec la DC, à la faveur d’une ouverture aux revendications des mouvements sociaux issus du 1968 et d’une tentative d’unité programmatique avec les communistes pour une « alternative de gauche » au régime démocrate-chrétien.

• 15 Ibid., p. 24.
• 16 Voir ibid., p. 13-46.

12Engagés dans la lutte contre le « révisionnisme » du PCI, les groupes extraparlementaires, quant à eux, ne pouvaient qu’éprouver une forte aversion pour la « voie chilienne ». La victoire d’Allende, en effet, avait fourni au parti communiste un formidable argument pour s’opposer aux « partisans italiens du castrisme »15. Le rejet par les dirigeants cubains de la « voie pacifique » reconnue par le 20^ème Congrès du PCUS et les polémiques acerbes dirigées contre les partis communistes qui l’adoptèrent, avaient constitué un élément perturbateur pour le PCI, agissant comme un catalyseur des tendances extrémistes dans le pays. Le Chili, en revanche, fournissait la preuve que la conquête du pouvoir par des « moyens légaux » était possible et, qui plus est, sur le continent même qui avait fourni pendant des années des slogans et des symboles révolutionnaires à la Nouvelle Gauche italienne16. Pour ces mêmes raisons, les groupes extraparlementaires accueillirent d’abord avec agacement les nouvelles concernant le gouvernement de l’UP, entreprenant de discréditer son travail avec des arguments préjudiciables et mal informés. Ils changèrent cependant d’attitude avec la radicalisation des luttes sociales et politiques et l’affirmation progressive au Chili de la gauche révolutionnaire, rassemblée autour du Parti Socialiste de Carlos Altamirano et du Movimiento de Izquierda Revolucionaria (MIR).

• 17 « Torres et Allende. La révolution avec la mitraillette ou la carte ? », Lotta Continua, 30 octobre (...)
• 18 « Le gouvernement Allende : la ‘voie chilienne’ vers le développement capitaliste », Avanguardia Op (...)
• 19 « Chili : la voie pacifique et parlementaire du coup d’État », Avanguardia Operaia, n. 27, novembre (...)
• 20 « La via cilena », Il Manifesto, 9 juin 1971.
• 21 Rossana Rossanda, « Il fantasma rispettoso », Il Manifesto, 2 mars 1973.

13À la veille de l’investiture d’Allende, Lotta Continua rejetait la « voie chilienne au socialisme » comme une tentative de « modernisation » de la structure capitaliste du pays17. Cependant, entre la grève des camionneurs d’octobre 1972 et le coup d’État du 11 septembre 1973, le groupe s’intéressa de plus en plus au développement des formes émergentes de « pouvoir populaire » et aux activités du MIR. De son côté, Avanguardia Operaia interprétait l’expérience chilienne à l’ombre de convictions doctrinaires selon lesquelles le programme de l’UP était à assimiler aux intérêts du développement capitaliste de la bourgeoisie nationale, décidée à stopper la politique de rapine de l’impérialisme nord-américain et à achever sa propre révolution démocratique-bourgeoise18. Néanmoins, l’aggravation du conflit et le risque concret d’un coup d’Etat auraient conduit le groupe à reconnaître à la coalition des gauches qui gouvernait le Chili un rôle de représentation des intérêts des masses populaires19. Le Manifesto, quant à lui, prenait des positions contradictoires sur les événements chiliens, du moins jusqu’au coup d’État. Dans l’un de ses tout premiers articles sur le Chili, le journal de gauche radicale affirmait que l’expérience chilienne pouvait démontrer la faisabilité d’une transformation démocratique des structures sociales du pays, mais avertissait que la radicalisation de l’affrontement social, avec ses résultats imprévisibles, rendrait de plus en plus difficile la mise en œuvre de réformes dans un cadre de légalité constitutionnelle20. Deux ans plus tard, le journal revenait sur le sujet, en avançant de sérieux doutes sur les possibilités concrètes de parvenir au socialisme dans le pays andin et en contestant les tentatives d’Allende et des communistes de parvenir à un accord avec l’opposition démocrate-chrétienne, le considérant comme un recul du « processus chilien » vers un réformisme « respectueux »21.

• 22 Enrico Berlinguer, « Imperialismo e coesistenza alla luce dei fatti del Cile », Rinascita, 28 septe (...)
• 23 Berlinguer, « Alleanze sociali e schieramenti politici », op. cit., p. 3.
• 24 Ibid.
• 25 Ibid., p. 4.
• 26 Ibid.

16Le coup d’État aurait dû convaincre les dirigeants du PCI que, le monde étant divisé en deux sphères d’influence, il n’était pas possible d’accéder au pouvoir même en remportant les élections politiques. Cette conviction renforçait la thèse de la nécessité d’une convergence entre les forces populaires du pays, ce qui se traduisait par la recherche d’une entente avec les composantes socialiste et démocrate-chrétienne, afin d’isoler les groupes réactionnaires et de prévenir le danger d’une situation de type chilien. Le secrétaire du parti, Enrico Berlinguer, sanctionnait la nouvelle orientation par un long essai en trois parties publié dans Rinascita, dans lequel il réfléchissait sur l’issue dramatique de l’expérience chilienne et tentait de tirer de ces événements, pourtant si lointains, quelques indications sur le déroulement du progrès démocratique en Italie22. Il faisait référence à Lénine, le louant comme le dirigeant communiste « le plus audacieux dans la science de l’offensive », ainsi que le plus capable « de saisir promptement les moments de consolidation et de retraite, et d’utiliser ces moments pour prendre du temps, réorganiser les forces et reprendre de l’avance »23. Ces moments avaient été, par exemple, la paix de Brest-Litovsk et la Nouvelle Politique Économique (NEP), que Berlinguer considérait comme des « opérations révolutionnaires », bien que de « compromis »24. Un moment similaire devait se produire en Italie, où, en excluant la possibilité pour la gauche de gouverner avec 51 %, il fallait éviter « une soudure stable et organique entre le centre et la droite, un large front de type clérical-fasciste »25. En d’autres termes, il s’agissait de consolider la position du mouvement ouvrier en articulant une nouvelle politique d’alliances, fonctionnelle au redressement économique du pays et, en perspective, d’obtenir un consensus majoritaire, élargi aux classes moyennes et aux couches populaires d’inspiration catholique, considéré comme indispensable à la mise en œuvre démocratique d’« un programme de profondes transformations sociales »26. Ainsi, le secrétaire du PCI proposait-il un « compromis historique », qu’il inscrivait dans la tradition du mouvement communiste héritée de la Révolution d’Octobre, mais qui reflétait également la position similaire des communistes chiliens. Ces derniers s’étaient alors engagés à la recherche d’un accord avec le parti catholique dans la perspective de « consolidar para avanzar ».

• 27 Brochure à usage interne, éditée par le Secrétariat National, supplément au n. 35 année III de Lott (...)
• 28 Ibid., p. 31.
• 29 Ibid., p. 33.
• 30 Ibid., p. 30.
• 31 Ibid., p. 45.
• 32 Ibid., p. 30.
• 33 Ibid., p. 64.
• 34 Ibid., p. 32.
• 35 Ibid., p. 47.

18En janvier 1974, le secrétariat national de Lotta Continua publiait un pamphlet sur la « leçon chilienne », dans lequel il considérait le « processus révolutionnaire chilien » comme « le point culminant atteint par la lutte révolutionnaire dans un pays capitaliste de l’Occident à partir de l’après-guerre »27. Selon les auteurs du pamphlet, les partis de l’UP étaient arrivés au gouvernement à un moment de « crise de direction politique » et de division de la bourgeoisie chilienne28, obtenant le soutien du parti démocrate-chrétien qui espérait pouvoir « leur confier [...] la tâche de mener à bien l’opération réformiste sur laquelle Frei avait fait faillite », dont le but était de constituer « à travers les mesures de nationalisation et de réforme agraire, les bases d’un capitalisme d’État capable d’imprimer une dynamique de développement au système »29. Le nouveau gouvernement avait toutefois dû faire face à l’initiative de la mobilisation populaire qui, de soutien indispensable à la mise en œuvre des réformes, s’était rapidement révélée être un facteur incontrôlable de radicalisation. D’après les auteurs du pamphlet, le mouvement de masse avait exprimé une capacité d’initiative totalement imprévue, dépassant les limites légales imposées par le gouvernement de l’UP par des occupations spontanées de terres et d’usines afin de forcer leur réquisition, et développant des « formes nouvelles et autonomes d’organisation populaire », comme les « cordons industriels » dans les usines, les « conseils paysans » dans les campagnes et les « commandos territoriaux » dans les quartiers30. Ces organismes avaient produit une situation de « dualisme de pouvoir », exprimant des contenus et des formes de lutte radicaux, faisant face à des tâches de « ravitaillement et d’autodéfense » en réponse à « l’offensive bourgeoise »31, au point d’assumer, face au danger annoncé d’un coup d’État, « le problème décisif de l’armement »32. L’issue « catastrophique » de l’expérience chilienne n’était pas due au mouvement populaire, mais à l’absence d’une direction politique ferme et au refus des forces réformistes d’armer le peuple. Bien que défaite, la révolution chilienne avait cependant fourni une leçon de « signification générale », qui consistait dans le fait que pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, en Occident, « le prolétariat » avait pu « utiliser les conditions nouvelles de la crise impérialiste et capitaliste, son caractère ‘prolongé’, pour déclencher un processus d’initiative de masse, d’auto-organisation de masse, d’armement de masse », dont le gouvernement de l’Unidad Popular avait été à la fois le catalyseur et la « limite finale »33. Dans le cours des événements chiliens, les dirigeants du groupe extraparlementaire avaient donc entrevu les étapes d’un développement possible de la situation italienne, précisément en vertu du « rôle que le réformisme y a joué »34. De leur point de vue, l’hégémonie du PCI sur le mouvement ouvrier aurait rendu impossible en Italie un débouché révolutionnaire à court terme, rendant nécessaire une étape intermédiaire, dans laquelle la gauche réformiste aurait dû gouverner. D’autre part, la forte poussée des masses qui avait mûri dans les usines, les écoles et les quartiers depuis 1968-69 était suffisante, selon eux, pour envoyer le « PCI au gouvernement », ouvrant une nouvelle phase, durant laquelle, à l’instar de ce qui s’était passé au Chili, il s’agirait de développer des organismes de pouvoir populaire et de se préparer, également en termes militaires, à golpear el golpe35.

• 36 Rossana Rossanda, « Discutere ma serio », Il Manifesto, 25 septembre 1973.
• 37 Rossana Rossanda, « Che fare per il Cile e cosa imparare », Il Manifesto, 20 septembre 1973.

19Une position différente était tenue par le Manifesto qui, soulignant que le coup d’État militaire dénonçait l’échec du dialogue entre communistes et démocrates-chrétiens, tentait en vain de récupérer le PCI sur une hypothèse d’« alternative de gauche ». Le journal publia de nombreux articles sur le Chili, parmi lesquels ceux de Rossana Rossanda se distinguait par sa profondeur d’analyse. Selon Rossanda, l’échec de l’expérience chilienne était le résultat de facteurs complexes qui ne pouvaient être réduits à la question de la violence, mettant plutôt en évidence des problèmes qui n’étaient pas faciles à résoudre, comme l’absence d’une stratégie politique permettant de briser, avec la droite et son bloc social, l’unité de l’armée36. À ceux qui avaient soutenu qu’une attitude plus agressive du gouvernement des gauches finirait par accélérer le coup d’État, la publiciste faisait remarquer que les militaires étaient intervenus à un moment où l’agressivité de la gauche avait baissé au minimum et où la division entre les partis qui composaient la coalition de l’UP avait atteint un point critique37.

• 38 Témoignage d’un ancien travailleur du PCI, dans Emilio Quadrelli, Autonomia operaia. Scienza della (...)
• 39 Chicco Galmozzi, Figli dell’officina. Da Lotta continua a Prima linea : le origini e la nascita (19 (...)

20Une interprétation encore différente était defendue dans certains secteurs de l’Autonomie ouvrière, pour lesquels les événements du Chili semblaient indiquer l’urgence et la « nécessité d’organiser des noyaux armés d’autodéfense »38. Au cours de ces mêmes années, dans des secteurs « minoritaires » mais « déterminés » d’ouvriers et de militants, la conviction s’imposait que « la lutte sur le terrain des revendications avait donné tout ce qu’elle pouvait donner et que le problème se situait maintenant sur le terrain de leur débouché politique »39. La lutte des ouvriers des grandes usines avait atteint ses limites, en termes de revendications, avec le renouvellement du contrat national des métallurgistes en 1973, et en termes de pouvoir, avec la contre-offensive patronale menée à travers les licenciements et la restructuration des entreprises. Le problème était donc de savoir comment et quand un changement de rythme pouvait avoir lieu. Au sein de la section milanaise de Lotta Continua, un débat fervent s’engageait, donnant lieu à une scission dans les sections de Sesto San Giovanni, Milan, Brescia et Bergame, d’où naissaient les Comités communistes pour le pouvoir ouvrier et, plus tard, l’organisation terroriste Prima Linea.

• 40 Ibid., p. 76.
• 41 Témoignage de Luigi Manconi, dans Aldo Cazzullo, I ragazzi che volevano fare la rivoluzione, Milan, (...)
• 42 Galmozzi, op. cit., p. 45.
• 43 Ibid., p. 35.
• 44 Ibid., p. 77.
• 45 Ibid.

21Les dissensions commencèrent après la clôture de la saison contractuelle de 1972-1973, culminant avec l’occupation de l’établissement FIAT de Mirafiori, mais elles étaient destinées, selon le récit de l’un de ses protagonistes, « à devenir plus aiguës et irrémédiables après le coup d’État chilien »40. En effet, la majorité du corps militant de Lotta Continua comme ses dirigeants concevaient la lutte armée comme le résultat d’une « radicalisation graduelle de l’affrontement » qui « aurait conduit à l’armement progressif des masses populaires »41. Un processus que l’activité d’un gouvernement de gauche, sur le modèle chilien, aurait donc accéléré en créant les conditions d’une mobilisation populaire plus large. Au contraire, ceux qui adoptaient des positions dissidentes vis-à-vis de la ligne officielle considéraient que les luttes ouvrières pour le renouvellement du contrat avaient montré le rôle major d’une composante ouvrière dont le comportement d’insubordination et de violence généralisée indiquait l’existence d’une « tendance insurrectionnelle »42 devant être développée et organisée en un « sujet politiquement autonome »43. D’après eux, le procès chilien avait montré que tout un bloc social ennemi, composé de « secteurs sociaux et professionnels tels que les camionneurs, les médecins, les commerçants », avait été activé au Chili, « même sur le terrain proprement paramilitaire », érodant progressivement le « pouvoir des masses populaires rassemblées autour de l’Unidad Popular », dans « une guerre civile de longue durée » dont le coup d’État de Pinochet n’était que « l’acte final »44. Les dissidents en déduisaient la nécessité d’« anticiper » la recomposition de ce bloc réactionnaire, en en désarticulant « les processus d’organisation » et en lui contestant « coup après coup le territoire et l’initiative politique et paramilitaire »45, selon une conception adoptée ensuite par Prima Linea, dont les attaques seraient dirigées, en premier lieu, contre les représentants de la société civile.

• 46 Voir Lorenzo Ruggiero (éd.), Dossier Brigate rosse 1969-1975, Rome, Kaos edizioni, 2007 ; Id. (éd.) (...)
• 47 Nous avons consulté les mémoires de Renato Curcio, Alberto Franceschini, Mario Moretti, Prospero Ga (...)
• 48 « Je me souviens qu’à l’occasion du coup d’État au Chili, en 1973, pendant une grève, nous avions p (...)
• 49 Prospero Gallinari, Un contadino nella metropoli. Ricordi di un militante delle Brigate rosse, Mila (...)

22De ce qui a été dit jusqu’à présent, on s’étonnera que les événements chiliens aient laissé très peu de traces parmi les militants des Brigades Rouges. Ni dans les documents produits par l’organisation avant et après le 11 septembre 197346, ni dans les témoignages de ceux qui ont été militants dans la première moitié de la décennie, on ne trouve pas de trace du Chili. Corrado Alunni, Paola Besuschio, Alfredo Bonavita, Franco Bonisoli, Renato Curcio, Maurizio Paolo Ferrari, Alberto Franceschini, Mario Moretti, Roberto Ognibene, Loris Tonino Paroli, Pierluigi Zuffada, membres du noyau fondateur des Brigades Rouges, ne mentionnent jamais l’expérience chilienne dans les témoignages qui nous sont parvenus47. Pour Raffaele Fiore, ouvrier à l’usine Breda de Milan et militant de l’organisation depuis 1973, le coup d’État chilien ne fut que le prétexte d’un des nombreux « prosélytes dans l’usine » sur la nécessité de prendre les armes48. Pour Prospero Gallinari, ce fut la confirmation que « quiconque pensait transformer réellement la réalité économique et politique de son pays » devrait faire face à la « menace » d’un tournant autoritaire49. En ce sens, le coup d’Etat chilien ne pouvait rien ajouter aux convictions que les Brigades Rouges avaient déjà développées lors de l’« Automne chaud » et du massacre de « Piazza Fontana ».

• 50 En ce qui concerne les militants romains, nous avons consulté les témoignages de Barbara Balzerani (...)

24Dans les paragraphes suivants, nous nous attarderons, tout d’abord, sur la genèse des Brigades Rouges, en en reconstituant le contexte social, les élaborations théoriques et les motivations politique à l’origine de leur fondation. Dans un paragraphe ultérieur, nous montrerons quelles réactions les événements chiliens suscitèrent et nous en expliquerons les raisons. Enfin, dans le dernier paragraphe, nous éclairerons des aspects de leur histoire encore peu ou pas étudiés, qui concernent les différences entre les « brigadistes » romains issues des mouvements sociaux et ceux provenant des grandes usines du Nord, pour enfin clarifier l’impact des évènements chiliens sur les trajectoires des militants du premier groupe50.

• 51 « Classe contre classe : la guerre des classes », 1971, dans Ruggiero, Dossier Brigate Rosse 1969-1 (...)
• 52 « Autointervista », brochure distribuée à Milan en septembre 1971, dans Ruggiero, Dossier Brigate R (...)

25Les Brigades Rouges mènent leur première action le 17 septembre 1970, en brûlant la voiture de Giovanni Leoni, directeur d’une usine du groupe Sit-Siemens à Milan. Par la suite, ce fut le tour de la voiture d’Ermanno Pellegrini, chef des services de sécurité dans une usine du groupe Pirelli, en représailles au licenciement d’un travailleur inscrit à la CGIL. Elles se conçurent initialement comme des « formations de propagande armée », dont la tâche fondamentale était de « gagner le soutien et la sympathie des masses prolétariennes pour la révolution communiste »51. A cette fin, dans leur action, les « brigadistes » se fixèrent d’assumer « toujours comme point de référence incontournable des objectifs propres au mouvement de masse », tels que « les symboles de pouvoir et d’opulence, les serviteurs particulièrement détestés par les masses, les organisations fascistes »52.

• 53 Voir VIII Congresso provinciale, Milano, 2-5 luglio 1970, Relazione di Annio Breschi, dans La Fiom (...)
• 54 Voir Ida Regalia, Marino Regini, Sindacato e relazioni industriali, dans Storia dell’Italia repubbl (...)

26Ce ne fut pas un hasard si les premières « brigades » naquirent dans certaines des plus importantes usines de la région de Milan. Dans ces années-là, Milan était le centre des luttes ouvrières. À partir du renouvellement des contrats en 1965, la seconde moitié de la décennie se caractérisa par une croissance ininterrompue des conflits ouvriers et une augmentation progressive du nombre d’heures de grève, notamment dans le secteur de la métallurgie. Entre 1965 et 1969, les métallurgistes milanais firent grève pour un total de 147 millions d’heures, soit une moyenne de 500 heures par travailleur53, tandis que dans le reste de l’Italie, le nombre d’heures passait de 115,8 millions en 1966 à 302,6 millions en 1969, avec une moyenne dans les années suivantes de 100 millions d’heures de grève par an jusqu’en 197654.

• 55 Voir Roberto Biorcio, La società civile lombarda e la politica : dagli anni del boom a fine millenn (...)

27Une différence qualitative dans les mobilisations n’apparut toutefois qu’à partir du printemps 1968, à l’occasion des mobilisations syndicales dans certaines grandes usines (Innocenti, Autobianchi, Ercole Marelli, Magneti Marelli, Sit-Siemens), qui enregistrèrent une participation sans précédent, confirmée lors de la grève nationale pour les retraites en mars avec la participation de plus de 300.000 travailleurs à Milan55. Bien que les mobilisations furent dirigées par les syndicats, elles prirent rapidement des objectifs plus radicaux et des formes de lutte non traditionnelles. Ce fut notamment le cas dans l’usine Pirelli, où, en février 1968, ouvriers et employés contestèrent la gestion syndicale du conflit et créèrent le premier organisme d’auto-organisation des travailleurs, le Comité unitaire de base (CUB), qui devint ensuite un modèle pour les ouvriers de plusieurs usines. Au cours de l’année 1969, enfin, la mobilisation s’étendit à des secteurs de travailleurs traditionnellement moins combatifs, tels que les fonctionnaires, les travailleurs des services et les techniciens, qui dans les usines Sit-Siemens et IBM se réunissaient dans les Groupes d’étude (GDS), organes de coordination alternatifs aux syndicats.

• 56 Alessandro Pizzorno, Emilio Reyneri, Marino Regini et Ida Regalia, Lotte operaie e sindacato : il c (...)
• 57 Voir Roberto Mainardi, L’Italia delle regioni. Il Nord e la Padania, Milan, Mondadori, 1998, p. 138 (...)
• 58 Mario Moretti, Brigate Rosse. Una storia italiana, entretien avec Carla Mosca et Rossana Rossanda, (...)
• 59 Grandi, op. cit., p. 31.

28Alors que les mobilisations du printemps 1968 furent menées par des ouvriers spécialisés ayant une expérience préalable du militantisme syndical ou politique, la phase de mobilisation plus large, qui débuta à l’automne 1968, fut caractérisée par la présence prépondérante d’ouvriers déqualifiés, jeunes, provenant du Sud ou des campagnes, qui firent preuve d’une plus grande radicalité et d’une tension à l’égalité des conditions de travail56. En effet, entre 1951 et 1971, la population de la zone métropolitaine de Milan augmenta de 60 %, soit plus d’un million et demi d’habitants, en grande partie en raison d’une immigration très intense en provenance du Sud et d’autres régions57. Des dizaines de milliers de jeunes rejoignaient la capitale lombarde à la recherche d’un emploi, comme Mario Moretti, originaire de Porto San Giorgio, qui, fin 1966, à l’âge de 20 ans, partait de sa « belle ville des Marches » pour travailler comme technicien industriel dans cette « brumeuse, horrible et extraordinaire termitière »58, ou Raffaele Fiore, fils de marchands de fruits du quartier Guaraniella de Bari, « un quartier populaire à deux pas de la vieille ville », qui quittait sa famille et sa ville natale en octobre 1970, à l’âge de 16 ans, pour se familiariser avec « le smog, le ciel plombé toujours couvert et la circulation déjà chaotique » de la plus grande ville industrielle d’Italie59.

• 60 Selon une enquête indépendante publiée en février 1970, pour la seule période comprise entre octobr (...)
• 61 Paolo Morando, Prima di piazza Fontana. La prova generale, Laterza, Rome-Bari, 2019.

29Au fur et à mesure que le conflit ouvrier s’amplifiait, la répression policière et judiciaire se rendait plus dure, parfois sommaire60. La violence devenait un fait inéluctable ; la mort, un événement non accidentel. La capitale lombarde fut le théâtre de certains des épisodes les plus odieux de la décennie. Rien qu’en 1969, 96 attentats attribués à des groupes d’extrême droite ont été enregistrés en Italie. Parmi les principaux, on peut citer les bombes du 30 août et du 15 décembre 1968 explosées au grand magasin La Rinascente de Milan ; les déflagrations du 25 avril qui frappèrent le pavillon d’exposition FIAT à la Fiera Campionaria, dans la même ville ; les attentats de la nuit du 8 au 9 août ciblant une douzaine de trains et de gares dans le pays61. Toujours à Milan, le 19 novembre 1969, à l’occasion de violents affrontements entre la police et les manifestants, l’agent Antonio Annarumma mourait le crâne fracassé ; le 15 décembre 1969, Giuseppe Pinelli, militant anarchiste, « tombait » d’une fenêtre du quatrième étage du siège de la police ; le 12 décembre 1970, le manifestant Saverio Saltarelli était tué par une grenade lacrymogène tirée à hauteur des yeux par la police ; le 14 mars 1972, l’éditeur Giangiacomo Feltrinelli se faisait déchiqueté par la déflagration d’un engin qu’il plaçait sur un pylône électrique ; enfin, le 17 mai 1972, l’assassinat du commissaire Luigi Calabresi marquait le premier meurtre politique prémédité par la gauche extraparlementaire.

• 64 Zavoli, op. cit., p. 117.
• 65 Mau, Quelli erano i tempi. Ricordi e considerazioni di un brigatista rosso, Milan, Edizioni Colibrì (...)
• 66 « J’ai eu mon premier pistolet à cette époque, pas en tant que brigadiste, parce que je pensais com (...)
• 67 Formation née au sein du CPM, après la conférence de Chiavari en décembre 1969, en raison de la néc (...)
• 68 Marco Clementi, Storia delle Brigate Rosse, Rome, Odradek Edizioni, 2007, p. 17.
• 69 Curcio, op. cit., p. 71 ; Alberto Franceschini, Mara, Renato e io. Storia dei fondatori delle BR, i (...)
• 70 Zavoli, op. cit., p. 95 ; Mau, op. cit., p. 14-15.
• 71 Moretti, op. cit., p. 17.
• 72 Ibid., p. 20-21.

31Dans les usines, le massacre fut perçu comme une attaque contre le mouvement ouvrier. C’est du moins ce que pensèrent Pierluigi Zuffada64, un ouvrier de Sit-Siemens, et Maurizio Paolo Ferrari65, un ouvrier de Pirelli, tous deux futurs « brigadistes ». Les premières armes commencèrent à circuler après le carnage, comme le raconte Alfredo Bonavita, membre du PCI, alors parmi les fondateurs des Brigades Rouges66. Son témoignage confirme celui de Curcio, d’après qui les armes sont apparues parmi les militants de Sinistra Proletaria67 en conséquence de l’attentat de « Piazza Fontana »68 : il s’agissait de restes de guerre, de mitrailleuses et de pistolets, que les partisans leur avaient remis69. En outre, avec la mort de Pinelli et l’arrestation de Pietro Valpreda, militant anarchiste, retenu coupable et arrêté sans motif pour les faits du 12 décembre 1969, la croyance d’une implication directe de l’État dans l’attentat était renforcée, comme celle d’une stratégie visant à frapper la gauche, en lui attribuant la responsabilité du massacre70. L’impression des futurs fondateurs des Brigades Rouges face à ces évènements fut celle d’une réaction totale de la bourgeoisie, dans les usines avec les restructurations et les licenciements, dans les rues avec la police, au niveau politique avec la « stratégie de la tension »71. Le niveau de confrontation atteint nécessitait un ajustement des formes de lutte et d’organisation adoptées jusqu’alors. Le problème s’était posé de savoir comment dépasser « les limites habituelles » des conflits d’entreprise, préserver, dans la nouvelle phase, « une capacité décisive de confrontation » et maintenir le mouvement ouvrier sur « l’offensive »72.

• 73 Clementi, op. cit., p. 19.

32Selon Marco Clementi, les Brigades Rouges « sont nées et se sont développées exclusivement dans les usines, à Milan, découlant directement de l’expérience des CUB, des GDS et ensuite du CPM, qui voulait être le ciment de ces nouvelles formes de syndicalisme »73. Cette interprétation partage le point de vue d’un important dirigeant de l’organisation, Mario Moretti, et est soutenue par le communiqué n. 19 produit par les prisonniers des Brigades Rouges lors d’une session du procès de Turin en 1978. D’autre part, elle se fonde sur le fait que les premiers « brigadistes » provenaient en grande partie des usines milanaises. Chez Sit-Siemens, par exemple, travaillaient Corrado Alunni, Paola Besuschio, Mario Moretti et Pierluigi Zuffada ; Piero Bertolazzi travaillait chez Gulf ; Arialdo Lintrami et Raffaele Fiore chez Breda ; Vincenzo Guagliardo chez Magneti Marelli ; Raffaele De Mori et Maurizio Paolo Ferrari chez Pirelli, où Renato Curcio lui-même se fit recruté.

• 74 Fédération de la Jeunesse Communiste Italienne.
• 75 Mouvement des Etudiants Antiautoritaires.

33Cependant, l’insistance sur les origines ouvrières des Brigades Rouges risque d’occulter la contribution des militants de Trente et de Reggio Emilia à la naissance du « brigadisme ». Parmi leurs fondateurs, il n’y a pas que des ouvriers des usines milanaises. Franco Bonisoli, Attilio Casaletti, Alberto Franceschini, Prospero Gallinari, Roberto Ognibene et Tonino Loris Paroli, ont milité dans les sections de la FGCI (Federazione Giovanile Comunista Italiana)74 et du PCI de Reggio Emilia, avant d’être expulsés ; tandis que Renato Curcio, Margherita Cagol et Giorgio Semeria sont issus du Movimento Studentesco Antiautoritario (MSA) de Trento75.

• 76 Moretti, op. cit., p. 22.
• 77 En 1961, la ville concentrait environ 400.000 travailleurs dans l’industrie manufacturière (voir Ma (...)
• 78 Franceschini, op. cit., p. 25.

34Dans la zone métropolitaine de Milan, les banlieues formaient une ceinture d’industries hautement spécialisées, avec des usines qui entouraient la ville comme la campagne des guérilleros latino-américains. A cette époque, à Sesto San Giovanni, au nord-est, se trouvaient les usines de Magneti Marelli, Pirelli, Breda, IBM et Falck ; à l’ouest, dans la commune de Settimo milanese, les établissements de Sit-Siemens ; à Fizzonasco, au sud, ceux de Face Standard ; au nord-ouest, entre Arese et Garbagnate, le complexe industriel d’Alfa Romeo. La périphérie de la ville abritait également de vastes quartiers dortoirs, comme Quarto Oggiaro, au nord-ouest, et des quartiers prolétaires historiques, comme Gallaratese, à l’ouest, et Giambellino et Lorenteggio, au sud, où ouvriers et militants se battaient pour le droit au logement. Il n’est pas sans importance que les occupations de logements étaient menées par « les mêmes travailleurs qui menaient les luttes dans les usines »76. Pietro Morlacchi, l’un des fondateurs des Brigades Rouges, vivait dans l’un de ces quartiers, Lorenteggio, tandis qu’Arialdo Lintrami et Valerio De Ponti, tous deux militants des Brigades Rouge, furent impliqués dans les luttes pour le logement à Giambellino et Quarto Oggiaro. Milan apparaissait alors comme la métropole-jungle dans laquelle il était possible de se camoufler parmi des centaines de milliers d’ouvriers, de prolétaires, de techniciens industriels, dans les usines de l’arrière-pays ou dans les quartiers où ils vivaient77 : « Milan, la grande métropole, vitrine de l’empire, centre des mouvements les plus mûrs, notre jungle. Nous devons recommencer à partir de là et maintenant »78. Les militants provenant de Trento et Reggio Emilia s’installèrent dans cette ville avec l’intention explicite de « faire la révolution », apportant avec eux un bagage complexe et hétérogène d’expériences et d’idées, qu’ils utilisèrent dans leur nouveau environnement.

• 79 PROPOSTA di foglio di lavoro a cura di alcuni compagni del M. S., Trento, décembre 1968.

35À cet égard, un document intitulé PROPOSTA di foglio di lavoro (Proposition de feuille de travail), rédigé en décembre 1968 par quelques étudiants de Trento, dont Renato Curcio et Mauro Rostagno, n’est pas sans intérêt. Les étudiants y affirmaient que 1968 avait ouvert une crise politique de légitimité et de consensus dans l’ordre capitaliste à l’échelle mondiale79. Après les mouvements de libération dans le Tiers Monde, l’irruption de nouvelles luttes sociales dans les métropoles occidentales apparaissait aux auteurs comme un « renouveau général (...) de la lutte révolutionnaire offensive ». La situation était définie comme « prérévolutionnaire », en ce sens qu’était niée « une possibilité proche de prendre le pouvoir », même si les conditions d’insubordination généralisée de la population persistaient. A celle-ci la bourgeoisie ne pouvait répondre que par des instruments de « répression » et de « manipulation » des masses. Puisque les conditions d’un effondrement catastrophique de l’ordre sociale dans les pays capitalistes du Premier Monde avaient disparu, le processus révolutionnaire devait prendre la forme d’une « longue marche », au cours de laquelle il était nécessaire de créer les conditions subjectives de l’émancipation. Il fallait considérer, d’un point de vue théorique, « le niveau de manipulation des masses que le système a[vait] atteint, en combinant l’action des dominants avec celle des révisionnistes ». De ce point de vue, selon les auteurs, la lutte politique devait viser à « briser la fausse conscience des masses », par le développement d’une « politique offensive » basée sur des « actions de clarification », qui prenaient note des objectifs et des niveaux de conscience atteints par les masses :

• 80 Clementi, op. cit., p. 18-19.
• 81 Voir Progetto Memoria, La mappa perduta, Rome, Sensibili alle foglie, 2010 (1994), p. 33-40.

36Les auteurs du pamphlet s’inspiraient donc des principes de la « propagande armée » illustrés par l’exemple de Guevara, en prétendant vouloir les adapter au contexte métropolitain. Avec ceci, les étudiants de Trente ne cherchaient certainement pas à adopter de formes de lutte armée, mais indiquaient une méthode pour guider leurs activités de protestation. Elle consistait en la mise en œuvre d’une « action offensive exemplaire » visant à frapper les institutions qui contrôlent, manipulent et répriment la conscience des masses, et s’articulait en trois étapes : la « conscientisation des masses sur ce qu’il faut faire », l’« exécution de l’action » et la « clarification du sens de l’action elle-même ». Le document dénotait une conception fortement subjectiviste de la lutte politique, qui actualisait l’admonition de Guevara de « faire la révolution » et insistait sur l’hypothèse que « la présence subjective active dans les luttes transforme l’objectivité (...) c’est-à-dire crée les conditions objectives de la révolution ». C’était une conception que de nombreux étudiants de Trente conserveront dans leurs expériences ultérieures. Certains d’entre eux, comme Duccio Berio et Vanni Mulinaris, s’étaient retrouvés avec Renato Curcio, Mara Cagol et Giorgio Semeria dans le CPM, mais l’avaient ensuite quitté pour former, avec Corrado Simioni et Franco Troiano, le « superclan »80 ; d’autres, comme Italo Saugo, avaient rejoint les Groupes d’Action Partisane (GAP)81.

• 82 Curcio, op. cit., p. 55-62.
• 83 « Entretien avec un partisan de la brigade GAP ‘V. Canossi’« , dans Progetto Memoria, Le parole scr (...)
• 84 Ibid., p. 18.
• 85 Ibid., p. 21-22.
• 86 Ibid., p. 23.

37Les GAP furent la première organisation clandestine en Italie, créée par l’éditeur communiste Giangiacomo Feltrinelli dans l’intention de propager les fondements stratégiques et les principes organisationnels de la guérilla urbaine. En ce sens, leur contribution idéologique aux origines du « brigadisme » n’est pas négligeable. Elle est d’ailleurs confirmée par les relations entre les militants des Brigades Rouges et Feltrinelli à Milan82. En décembre 1970, les GAP publiaient l’Intervista con un partigiano della brigata GAP ‘V. Canossi’ (« Entretien avec un partisan de la brigade GAP ‘V. Canossi’ »), dans lequel ils expliquent les raisons du choix stratégique de la lutte armée. Dans ce document, il était affirmé que le niveau de répression sur les fronts économique, politique et militaire avait pris les aspects d’une véritable « guerre de classe »83, contre laquelle les formes ordinaires de lutte, telles que les grèves et l’agitation politique, devenaient insuffisantes. Dénonçant « le développement d’une stratégie répressive (...) à tous les niveaux », y compris celui, militaire, des escadrons fascistes et du Mouvement Social Italien (MSI) utilisés dans une fonction « contre-révolutionnaire »84, l’interviewé affirmait que les conditions étaient en train de mûrir pour le passage de la phase de mobilisation politique à celle de l’insurrection de masse, et qu’il était donc nécessaire de constituer les premiers embryons de la future armée révolutionnaire. Ceux-ci devaient préparer la révolution à venir par une phase intermédiaire de « guérilla urbaine », dans laquelle la tâche de l’avant-garde était de soutenir les revendications des masses, de former, de sélectionner et de renforcer les escadrons de partisans et de frapper les fascistes en tant que « point avancé du dispositif politico-militaire des patrons et de l’impérialisme »85. L’action de guérilla, ajoutait le militant, devait s’articuler dans « un lien politique profond avec les masses » ; elle ne devait pas se substituer à elles, mais correspondre à leurs « besoins et revendications profonds », de façon à pouvoir être, sinon pratiquée, du moins comprise par elles86.

• 87 Ibid., p. 25.
• 88 Ibid., p. 26.

38Il est significatif qu’après ces explications, l’interview s’attarde à analyser le scénario d’une « solution de type chilien » en Italie, correspondant à la possibilité pour le PCI d’entrer au gouvernement, ce qui faisait l’objet d’un débat après la victoire électorale de l’Unité Populaire au Chili. La personne interrogée affirmait que la formation d’un gouvernement de centre-gauche avec la participation des communistes ne pouvait pas changer la situation, car, si elle avait lieu sur la base d’un programme socialiste, elle produirait une polarisation entre la gauche et la droite qui prendrait les caractéristiques d’une guerre révolutionnaire ; si, par contre, elle avait été basée sur un programme modéré, elle aurait poussé un tel gouvernement entre deux feux, celui représenté par le mouvement des masses laborieuses, qui n’aurait pas reçu de réponses adéquates en présence des positions de privilège retranchées « de l’impérialisme, du capital et de la bureaucratie parasitaire », et celui représenté par « la contre-révolution, les fascistes et les droitiers ». L’interview insistait donc sur les différences « substantielles » entre les deux pays, les identifiant, premièrement, dans la plus grande maturité politique du prolétariat italien qui, contrairement au prolétariat chilien, aurait aspiré au pouvoir ; deuxièmement, dans l’importance stratégique de l’Italie pour la politique de l’impérialisme dans le bassin méditerranéen, par rapport à la situation plus périphérique du Chili dans le Pacifique87 ; enfin, dans les conditions structurelles de l’accumulation capitaliste dans les deux pays, pour lesquels, alors qu’au Chili il s’agit « d’éliminer le féodalisme et certaines formes de capitalisme parasite qui entravent le développement productif du pays », en compatibilité avec les intérêts de la bourgeoisie nationale, en Italie « il ne s’agit pas seulement d’éliminer certaines formes de rente parasite mais de transformer tous les rapports de production »88. En d’autres termes, les GAP soutenaient que les conditions d’une issue violente de l’affrontement de classe en Italie demeuraient même avec l’entrée du PCI au gouvernement, ce qui rendait nécessaire, dans tous les cas, de se préparer à la conduite de la guerre révolutionnaire.

• 89 Moretti dira plus tard : « La soi-disant ‘avancée de la gauche’ ne contredit pas notre analyse, ell (...)

39Ce raisonnement n’était pas très éloigné de la façon de penser des Brigades Rouges qui, par ailleurs, adoptèrent des positions similaires lorsque la possibilité d’un gouvernement de gauche en Italie se profila, avec la croissance des partis communistes et socialistes lors des élections administratives des 15-16 juin 1975 et les élections politiques du 20 juin 197689.

• 90 Curcio, op. cit., p. 4.
• 91 « Il nous a expliqué comment falsifier des documents, comment louer des appartements sans éveiller (...)
• 92 Ibid., p. 54.
• 93 Franceschini, op. cit., p. 10.
• 94 « Intervista con le Brigate Rosse », 9 mai 1974, dans Ruggiero, Dossier Brigate rosse 1969-1975, op (...)
• 95 Curcio, op. cit., p. 70.
• 96 Ibid., p. 5.

41L’idée de « guérilla urbaine » était liée notamment à l’expérience des Tupamaros uruguayens, qui en étaient les initiateurs. Ils constituaient pour les premiers membres des Brigades Rouge un « exemple » duquel s’inspirer90. Curcio, par exemple, rappelle que Feltrinelli organisa une série de « leçons » sur la guérilla urbaine91, au cours desquelles il leur transmit « les dessins et les spécifications techniques pour la construction d’un bazooka que lui avaient donné les Tupamaros »92. Franceschini, quant à lui, se souvient des « deux livres qu’ils avaient écrits et que Feltrinelli avait publiés, qui étaient devenus nos petits évangiles à consulter chaque fois qu’il y avait un problème à résoudre »93. Des Tupamaros, les Brigades Rouges tiraient d’importants principes d’organisation, « comme la construction par colonnes et la compartimentation »94 ; des modèles d’action, comme l’idée du kidnapping-éclair, « un bref enlèvement démonstratif-punitif d’une figure symbolique particulièrement détestée »95 ; et même les symboles, comme « l’étoile à cinq pointes » avec laquelle ils signaient leurs actions96.

• 98 « Un destino perfido », document circulant à Milan en novembre 1971, dans Ruggiero, Dossier Brigate (...)
• 99 « Autointervista », dans Ruggiero, Dossier Brigate Rosse 1969-1975, op. cit., p. 127.

44Ces idées n’étaient pas très différentes de la manière dont les premiers « brigadistes » conçurent la lutte armée et justifièrent son adoption. Selon ceux-ci, le cycle de luttes ouvert par les soixante-huitards avait produit une profonde « crise de régime », à laquelle contribuaient à la fois des conditions subjectives, comme le « niveau atteint par l’autonomie de la classe ouvrière dans les grandes usines » et la présence d’une gauche révolutionnaire qui articulait dans les luttes le refus des « lignes défensives et légalistes proposées par les organisations réformistes », et des conditions objectives, qui renvoyaient aux « contradictions internes du bloc impérialiste » et à « l’incapacité » des classes dirigeantes « à promouvoir une politique économique et sociale d’intérêt populaire »98. En définitive, cette crise était due à l’impossibilité, du côté de la bourgeoisie, d’intégrer les revendications du mouvement ouvrier de manière réformiste, l’obligeant à « liquider la capacité de résistance de la classe ouvrière » par « une organisation du pouvoir de plus en plus despotique »99.

• 100 « Lotta sociale e organizzazione nella metropoli », janvier 1970, dans Ruggiero, Dossier Brigate Ro (...)
• 101 Ibid., p. 50.
• 102 Ibid., p. 51.

45Cette idée fut décisive dans la naissance des Brigades Rouges et constitua, pour toute leur histoire, un axiome théorique fondamental. Il en découlait la conviction que l’affrontement social et politique était inévitablement destiné à une précipitation violente. Nous en trouvons une première élaboration dans la brochure Lotta sociale e organizzazione nella metropoli (« Lutte sociale et organisation dans la métropole »), écrite après le congrès de Chiavari, vers la fin du mois de décembre 1969, par le CPM. Dans ce livret, une réflexion systématique sur la phase historique en cours, sur les modèles révolutionnaires du passé et sur le problème du pouvoir, esquissant les contours – pour reprendre une expression déjà présente dans le document des étudiants de Trente – d’une « théorie révolutionnaire dans la métropole »100. Selon les auteurs du pamphlet, dans la métropole capitaliste, la révolution revêtait le caractère d’un processus de « longue durée », dans lequel, puisque « les conditions objectives du passage au communisme » étaient déjà mûres, la lutte devait se tourner essentiellement « vers la création des conditions subjectives »101. L’espace métropolitain était le territoire où concentrer l’action révolutionnaire, non seulement parce que la majorité de la population des pays capitalistes avancés y était amassée, au point de permettre aux révolutionnaires modernes d’« agir parmi les masses comme des poissons dans l’eau », mais surtout parce que la métropole était précisément « le centre organisateur de l’exploitation économico-politique » et, pour cette raison, « le point le plus faible du système », où « les contradictions apparaissent plus aiguës » et « fendent verticalement tout le tissu social »102.

• 103 Fondée en 1967, la Vanguarda Popular Revolucionaria se distinguait au sein de la gauche brésilienne (...)

46Dans ce cadre, à travers les propos du Brésilien Marcelo De Andrade, militant de la Vanguarda Popular Revolucionaria103, une réflexion sur la lutte armée était introduite pour la première fois :

• 106 Ibid., p. 49.
• 107 Ibid.
• 108 « A ce moment-là – soutient Moretti – une seule chose comptait, que l’antagonisme social tienne, et (...)

47Les auteurs du pamphlet reprenaient cette thèse pour soutenir qu’en l’absence d’une situation de guerre entre puissances impérialistes, « l’hypothèse d’une insurrection généralisée » était, dans les métropoles occidentales, « absolument illusoire »106. En dehors d’un contexte de guerre, en effet, ni l’armement spontané des masses ni une désintégration spontanée de l’appareil de répression étatique ne pouvait avoir lieu. Au contraire, libérée de la nécessité de préserver le consensus interne pour faire face à la guerre, la bourgeoisie choisissait l’usage généralisé de la répression pour contenir les luttes sociales. Ce qui s’était passé en Italie, notamment avec le massacre de « Piazza Fontana », le confirmait : « la bourgeoisie a déjà choisi l’illégalité », écrivaient les auteurs107. Dans cette situation, la classe ouvrière devait choisir entre accepter le champ de bataille de la violence imposé par la bourgeoisie ou disparaître108.

• 110 « Schiacciamo i fascisti a Mirafiori e Rivalta ! », 26 novémbre 1972, dans Ruggiero, Dossier Brigat (...)

50Renato Curcio, Margherita Cagol, Maurizio Ferrari et Alfredo Bonavita arrivèrent à Turin à l’automne 1972 pour organiser une « colonne » dans la ville avec l’aide d’un groupe de salariés de Mirafiori. À cette époque, dans les usines FIAT, le conflit pour le renouvellement des contrats des métallurgistes atteignait des sommets. La mobilisation avait commencé en septembre 1972, lorsque, lors d’une grève générale, de graves affrontements entre les salariés et la police avaient lieu à l’extérieur de Mirafiori. Au cours des semaines suivantes, les ouvriers organisaient des piquets de grève à plusieurs reprises tandis que des individus extérieurs à l’usine tentaient de forcer les blocages. Le 22 novembre, l’épisode le plus grave concernait un groupe de militants du MSI qui tentèrent de franchir le piquet de grève des salariés à l’extérieur de l’établissement de Rivalta. La gauche extra-parlementaire pour riposter organisa une grande manifestation dans la ville, le 25 novembre, violemment réprimée par la police, entraînant environ 600 plaintes, 30 blessés et 11 arrestations. Le 26 novembre, un tract des Brigades Rouges dénonçait le climat de guerre chez FIAT, les « déploiements policiers massifs et provocateurs » à la garnison des établissements, et annonçait l’incendie de neuf voitures appartenant aux membres de la CISNAL et du Mouvement Social Italien (MSI) engagés par l’entreprise d’automobile avec pour fonction de « repérer et frapper » les avant-gardes les plus combatives des salariés110.

• 111 Clementi, op. cit., p. 52-56.
• 112 Federmeccanica est l’association représentant les intérêts des propriétaires dans l’industrie métal (...)

51Les tensions se poursuivaient le 2 février de l’année suivante, avec un appel à la grève pour rompre les négociations sur le renouvellement du contrat et la suspension par l’entreprise de 5.000 salariés. Après une marche de protestation dans les établissements, la direction de FIAT n’hésitait pas à procéder à des licenciements, en guise de représailles111. Les Brigades Rouges ne restèrent pas inactives et menèrent leur première action d’envergure à Turin, le 12 février, avec l’enlèvement de Bruno Labate. Lors de l’interrogatoire, Labate révélait les accords secrets entre FIAT et CISNAL pour le recrutement de personnel anticommuniste et désignait l’ingénieur Ettore Amerio comme l’un des principaux responsables des manœuvres de la société contre les salariés. Entre-temps, la lutte pour le renouvellement du contrat entrait dans une phase décisive. Le 29 mars, l’établissement de Mirafiori était occupé par les salariés. Pendant trois jours, les occupants bloquaient les départements et organisaient des garnisons et des patrouilles pour empêcher l’accès à l’usine, tandis que des centaines de drapeaux rouges flottaient sur les murs. Le 4 avril, Federmeccanica112 signait l’accord avec les syndicats, mais il n’était ratifié par FIAT que le 17 décembre, ce qui maintint la tension dans les établissements du groupe pendant le reste de l’année.

• 113 Clementi, op. cit., p. 60.

52Après quelques mois de répit, les tensions reprenaient de plus belle, les négociations sur le contrat complémentaire étant au point mort et 250 travailleurs ayant été licenciés en guise de représailles. Les effets du « choc pétrolier » commençaient également à se faire sentir chez FIAT. Au cours de l’année, la production avait chuté et le marché des ventes était en baisse en raison d’une chute importante des commandes provenant de toute l’Europe. Le 25 novembre, l’entreprise annonçait un « plan d’urgence » et justifiait le bloc des salaires, des investissements et des recrutements par l’inflation et la hausse du coût des matières premières, tout en menaçant de mettre ses salariés au chômage. Pour toute réponse, les syndicats appelaient à une grève de trois heures pour le 6 décembre, tandis qu’une grève générale dans toute la région de Turin était prévue pour le 12 décembre. Entre-temps, le 11 décembre, le dialogue entre les syndicats et la direction d’entreprise devait reprendre : « c’est donc dans le but de l’influencer ou de l’arrêter que les Brigades Rouges décidèrent de l’action qui devait être comprise comme le symbole du nouveau contre-pouvoir révolutionnaire »113.

• 114 Communiqué n. 1, 10 décembre 1973, dans Ruggiero, Dossier Brigate Rosse 1969-1975, op. cit., p. 225 (...)

53Dans le premier communiqué sur l’enlèvement d’Amerio, le dirigeant de FIAT était accusé d’être un « architecte du terrorisme anti-ouvrier » et sa libération était liée à l’issue positive des négociations entre les syndicats et l’entreprise turinoise sur les licenciements. Les « brigadistes » accusaient l’entreprise d’instrumentaliser la crise économique et invitait les salariés à poursuivre la lutte : « de cette crise – écrivaient les Brigade Rouges – on ne peut pas sortir avec un ‘compromis’ », mais avec la création des « premiers moments du pouvoir prolétarien armé »114.

• 115 Voir les articles susmentionnés d’Enrico Berlinguer dans Rinascita.

54La cible polémique du communiqué était la ligne du « compromis historique » et l’approche défensive adoptée par le PCI115. Rien n’était plus éloigné de la manière dont les Brigades Rouges avaient conçu, dès le début, la lutte politique, dans le cadre d’une nouvelle théorie de l’offensive, fondée sur la conviction que la croissance des luttes ouvrières pouvait approfondir la « crise du régime » au point de déterminer une situation de type révolutionnaire. Si l’échec de l’expérience chilienne était prévisible, les Brigades Rouges se trouvaient néanmoins confrontés aux répercussions inattendues du coup d’Etat sur les choix du groupe exécutif du Parti Communiste.

• 116 Témoignage de Mario Moretti, dans Aldo Moro, storia di un delitto, documentaire, transmis par « Atl (...)

55Le sens attribué aux événements du Chili était, dans son contenu essentiel, le même pour les deux organisations, du moins en ce qui concerne le constat de l’impossibilité de conquérir le pouvoir politique par des moyens pacifiques. Cependant, les conclusions qu’ils tiraient de cette interprétation étaient opposées. Selon Mario Moretti, du coup d’Etat chilien, le PCI tirait des conclusions « absolument fausses », selon lesquelles « il est impossible d’arriver au pouvoir, même avec 51 % des voix ». Le point de vue des Brigades Rouges était différent : pour eux, au contraire, « l’affaire chilienne » indiquait « quelle tragédie c’est de tout confier aux mécanismes électoraux, aux mécanismes démocratiques »116. La perception qu’avaient les « brigadistes » de la nouvelle orientation prise par la direction du PCI était celle d’une capitulation devant les patrons aux conséquences néfastes pour la classe ouvrière et destinée à aliéner son consentement :

• 118 Giovanni Agnelli appelait à un répit dans le conflit social depuis le 19 novembre 1972, lors d’une (...)
• 119 Franceschini, op. cit., p. 79.

56Selon le dirigeant des Brigades Rouges, une trêve aurait favorisé moins la reprise économique, espérée par la direction du PCI, que la restructuration et, donc, la réduction, convoitée par le patronat, de milliers d’emplois118. Dans ce contexte, l’enlèvement d’Amerio devait répondre, à la fois, à la contre-offensive patronale, en tant qu’action de soutien à la classe ouvrière dans les négociations qui allaient conclure la saisons de lutte pour le renouvellement des contrats chez FIAT, et aux communistes, en tant que premier pas concret pour « devenir un point de référence solide pour ceux qui voyaient dans le compromis historique le renoncement définitif à la révolution »119.

• 120 Moretti, op. cit., p. 115.

58Il y a un cas, dans l’histoire des Brigades Rouges, qui mérite d’être discuté. Il concerne la trajectoire de certains militants romains qui ont rejoint l’organisation vers 1976. Après l’enlèvement du magistrat génois Mario Sossi, les Brigades Rouges décidèrent de se rendre à Rome pour s’attaquer à la Démocratie Chrétienne, le parti qui représentait, au plus haut degré, le « cœur de l’État ». Mario Moretti arriva dans la capitale en 1975, rejoint peu après par Franco Bonisoli et Carla Brioschi, pour vérifier s’il existaient « les conditions pour implanter la colonne »120. Dans un premier temps, il s’agissait de rencontrer les militants qui avaient demandé à entrer en contact avec l’organisation et d’évaluer lesquels d’entre eux il fallait coopter dans la colonne romaine.

• 121 Les militants des Brigades Rouges se distinguaient entre « réguliers » et « irréguliers ». Les uns (...)
• 122 Gallinari, op. cit., p. 168
• 123 Moretti, op. cit., p. 115.

59Si à Milan, Turin et Gênes, les militants « irréguliers »121 de l’organisation étaient presque toujours des ouvriers qui travaillaient à plein temps dans les usines, les Romains qui s’adressent aux Brigades Rouges sont des « salariés précaires, des travailleurs occasionnels, des étudiants »122, ayant déjà milité dans des groupes extra-parlementaires. Parmi eux, des ex-militants « du Potere Operaio dissous, d’autres d’un groupe de formation marxiste-léniniste, et certains représentants de l’Autonomia, alors naissante »123. Dans le contexte d’une ville peu industrialisée mais politiquement centrale comme Rome, le mouvement extra-parlementaire constituait un important réservoir de recrutement pour l’organisation. Dans la capitale italienne, les luttes ouvrières étaient moins centrales, car les usines, bien que non peu nombreuses, étaient composées d’établissements petits ou très petits employant peu de salariés. Les moments d’affrontement avaient plutôt lieu sur les places, contre les fascistes et la police. Les groupes organisés émergeaient sur une base territoriale, étaient composés d’étudiants, d’ouvriers, d’artisans, de prolétaires issus de la banlieue. Ils se donnaient une ligne et se divisaient sur des questions de politique générale :

• 124 Témoignage de Bruno Seghetti, dans Bianconi, op. cit., p. 100.

60Contrairement au Nord, à Rome, il n’y a pas, ou moins, de confrontation quotidienne entre l’ouvrier et le contremaître ou le chronométreur qui rendent la vie dans l’usine impossible. Ici, le discours est plus idéologique, et le débat sur le recours à la violence prend les contours du concret dans les manifestations sur les places.124

• 125 Entretien avec Francesco Piccioni, Rome, 4 décembre 2021.

63J’étais avec un groupe de camarades qui avaient quitté Viva il Comunismo et rejoint les Brigades Rouges. C’était un groupe d’origine prolétaire, même ceux qui étaient étudiants n’étaient pas riches, puis il y avait les ouvriers comme Gigi Novelli. Viva il Comunismo fut actif entre 1969 et 1972, puis il fusionna avec Avanguardia Comunista. Nous ne sommes pas entrés dans cette chose. Nous ne pensions pas que l’agrégation était la solution. Nous aurions tout de même couru des risques et cela ne valait pas la peine de continuer sur cette voie… Nous avons décidé, alors, de chercher une autre hypothèse stratégique.125

• 126 Balzerani, op. cit., p. 36.
• 127 Entretien avec Renato Arreni, Rome, 24 mai 2021.
• 128 Entretien avec Francesco Piccioni.

65Beaucoup des futurs « brigadistes » de la colonne romaine venaient, au contraire, de Potere Operaio. C’était le cas de Barbara Balzerani, fille d’ouvriers d’usine, licenciée en philosophie en 1974, qui militait dans la section du quartier de Tiburtina. Impatiente des « hésitations d’une gauche extra-parlementaire sur les cordes », elle commença à chercher « de nouvelles voies », pour arriver finalement dans les Brigades Rouges126. Dans le quartier de Centocelle, au contraire, Giovanni Alimonti, Renato Arreni et Germano Maccari, élèves du lycée San Francesco D’Assisi, Antonio Savasta, inscrit au lycée classique, et Bruno Seghetti, artisan dans la boutique familiale, fréquentaient le Comité Communiste de Centocelle (CO.CO.CE.), « une structure très active », née dans le siège local du ex Potere Operaio, qui « rassemblait une centaine de jeunes, beaucoup d’étudiants, quelques artisans et ouvriers »127. Valerio Morucci et Adriana Faranda venaient du nord de Rome et étaient peut-être les seuls, parmi ceux qui sont mentionnés, à avoir des origines non prolétariennes128. Rita Algranati, Alessio Casimirri et Alessandro Pera, enfin, issirent du comité autonome « Mario Salvi » dans le quartier de Primavalle.

• 129 Franceschini, op. cit., p. 168.
• 130 Témoignage de Valerio Morucci, dans Grandi, op. cit., p. 189.
• 131 Ibid. p. 191-199.

66Certains d’entre eux choisirent la lutte armée avant les autres, comme Morucci, chef du service d’ordre de Potere Operaio, qui rencontra Franceschini et Moretti à Milan, devant les portes de l’établissement de Breda, déjà en 1972, pour leur demander, en vain, de rejoindre les Brigades Rouges129 ; ou comme Maccari et Alvaro Loiacono, qui réalisèrent les premières actions armées en 1975, la première en blessant un fasciste, un certain Tebaldi, « qui depuis des années était la terreur des camarades de Centocelle »130, la seconde en tuant l’étudiant grec Michel Mantakas, sympathisant du Front de la Jeunesse, lors des affrontements devant le siège du MSI à Prati, le 28 février 1975131.

• 132 Témoignage de Bruno Seghetti, dans Bianconi, op. cit., p. 97.
• 133 Ibid.

67A Rome, le débat sur la lutte armée commence à avoir lieu au sein de la gauche extra-parlementaire après les bombes du 12 décembre 1969. Le groupe exécutif de Potere Operaio, en particulier, avait décidé de créer le « travail illégal », une structure clandestine réservée à « quelques militants de confiance », dans laquelle circulaient « les premiers pistolets récupérés sur le marché noir »132. Officiellement, soutient Seghetti, ils servaient « à se défendre contre les fascistes et la police », mais, en fait, ils allèrent constituer « la base d’un petit arsenal à la disposition du mouvement »133. Selon Arreni, « le problème le plus ressenti à l’époque était le fascisme », à tel point que le discours sur la violence est né comme « un besoin de défense » :

• 135 Bianconi, op. cit., p. 169.

68Pour Maccari aussi, l’utilisation des armes a commencé dans les premières années des années 70 « pour l’autodéfense ou dans de petits vols pour l’autofinancement », seulement plus tard « dans des attaques contre des personnes »135. La perception du danger d’un coup d’État, renforcée par les événements tragiques du Chili, constitue pour Maccari l’une des principales raisons de cette course aux armements :

• 137 Témoignage de Valerio Morucci, dans Grandi, op. cit., p. 189.
• 138 « Toute initiative de lutte, dans l’usine ou dans la société – accuse le camarade Seghetti – se heu (...)

69C’est précisément Maccari qui appuya sur la gâchette contre M. Uras, contremaître chez FATME, en 1972-73, réalisant ainsi la « première blessure d’un contremaître » en Italie137. Conçue par le groupe romain de Potere Operaio, l’action anticipa un passage ultérieur de l’utilisation des armes pour l’autodéfense à la lutte armée à des fins offensives. Selon Seghetti, ce passage a lieu lorsqu’il ne s’agit plus simplement de se défendre des agressions des fascistes et des forces de l’ordre, mais de rompre une situation d’impuissance dans laquelle les mouvements étaient tombés au milieu de la décennie, en raison du durcissement de la répression, suite à la loi « Reale », et du nouveau rôle assumé par le PCI dans la défense de l’ordre démocratique138.

• 139 Società Italiana per l’Esercizio Telefonico (SIP).
• 140 Progetto Memoria, La mappa perduta, op. cit., p. 74-80.
• 141 Bianconi, op. cit., p. 123.

70En 1975, à l’initiative d’une vingtaine de militants issus de l’ancien Potere Operaio, du Comité Communiste de Centocelle et d’autres comités territoriaux, naissaient les Forces Communistes Armées (FCA). Le groupe réalisa une série d’attentats entre 1975 et 1976, dont le plus sensationnel frappa un établissement de SIP139, la compagnie italienne pour la gestion des télécommunications, le 4 novembre 1975, dans le cadre de la campagne d’auto-réduction des tarifs téléphoniques promue par le mouvement extraparlementaire. Suivirent la blessure aux jambes de Giovanni Theodoli, président de l’Union Pétrolifère Italienne et de Chevron Oil Italia, le 21 avril 1976, et l’attaque à la cinémathèque de la RAI à Rome, le 29 mai 1976140. Entre la fin de l’année 1975 et le printemps 1976, certains militants des FCA rejoignirent les Brigades Rouges. D’abord Morucci, dans les premiers mois de 1976 ; puis Seghetti, après l’été. Pour ce dernier, les élections parlementaires du 20 juin 1976, avec le consentement du PCI à la formation d’un gouvernement à parti unique démochrétien, furent « la confirmation que les voies légales de conquête du pouvoir sont définitivement interdites »141.

• 142 « Avec le coup d’État au Chili l’impact est fort, l’on dit : ‘ah ce n’était pas seulement de l’idéo (...)

71Renato Arreni faisait partie des militants du CO.CO.CE. qui suivirent Seghetti, d’abord, dans les FCA, puis, dans les Brigades Rouges. Né en 1954 à Rome, dans les années 1968, il était étudiant au lycée San Francesco D’Assisi, à Centocelle, dans la banlieue sud de Rome, où il participe aux premières mobilisations étudiantes « contre le notionnisme », avant de développer « un intérêt plus politique » après « Piazza Fontana ». Les raisons qui l’ont poussé à choisir la lutte armée ne sont pas très différentes de celles de ses camarades, à l’exception de la plus grande importance attribuée au coup d’État chilien, qu’Arreni définit comme « l’autre leçon que nous avons tous reçue », bien que son importance reste relative, comme « élan supplémentaire » d’une décision déjà prise et « confirmation tragique » d’une idée consolidée142.

• 143 Entretien avec Francesco Piccioni.

72De manière similaire, pour Francesco Piccioni, l’expérience chilienne agit comme un événement clarificateur, montrant l’impraticabilité de la voie électorale et rendant « explicite que soit tu fais la lutte armée, soit tu abandonnes »143.

• 144 D’après l’entretien avec Alessio Casimirri dans Famiglia Cristiana, n. 45, 16 novembre 1988, cité d (...)
• 145 Ibid.

73Pour Alessio Casimirri également, le 11 septembre 1973 marqua la défiance définitive dans la possibilité d’une « voie démocratique » vers le socialisme. Déjà militant de Potere Operaio, Casimirri mûrit, très tôt, une adhésion idéale aux Brigades Rouges : « depuis 1972 – écrit-il – je me suis trouvé en coïncidence toujours plus grande avec la proposition révolutionnaire des Brigades Rouges »144. Le chemin qui le convaincra de « la nécessité de la lutte armée » est cependant progressif, marqué par certains « points décisifs », tels que les « attentats d’Etat », les complots subversifs, les agressions fascistes, l’influence des guérillas latino-américaines et, enfin, le coup d’État au Chili : « ce moment – soutient-il – m’a fait abandonner tout espoir de renouveau à travers une bataille électorale. Ce jour-là, j’ai perdu tout espoir »145.

• 146 « Ce massacre détruisait tout résidu de crédibilité quant à l’existence d’une voie pacifique vers d (...)
• 147 Ibid., p. 45.
• 148 Ibid., p. 51.
• 149 Ibid., p. 41.
• 150 Ibid., p. 46.
• 151 Ibid., p. 51.

74Le fait que les événements du Chili aient eu pour effet de renforcer l’idée de l’impossibilité d’une « voie démocratique » est confirmé par Barbara Balzerani, selon laquelle ce « massacre a détruit tout résidu de crédibilité dans l’existence d’une voie pacifique pour des changements substantiels de gouvernement »146. Dans ses mémoires, la haute dirigeante de la colonne romaine retrace les événements qui l’ont marquée et les questions qui les ont accompagnées. L’alerte d’un coup d’État présumé au début des années 1970 ; la police qui tire et tue les manifestants, marquant la disproportion d’un conflit configuré comme une « guerre à sens unique »147 ; la lutte des ouvriers de Mirafiori, qui montre « la limite insurmontable » d’un affrontement dont « les règles du jeu n’étaient plus faites en usine »148. Dans ce contexte, le drame chilien prit une signification péremptoire, incitant à des choix radicaux : « ils ne nous auraient permis aucune action politique », écrit la « brigadiste », « si nous ne les avions pas forcés à le faire, et rien ne nous laissait entrevoir une voie qui n’était pas celle d’un affrontement direct, sanglant, indifférent au sacrifice de nos jeunes années »149. Balzerani décidait d’entrer en contact avec les Brigades Rouges quelques mois plus tard, après l’enlèvement du juge Mario Sossi, avec lequel les « brigadistes » voulaient, pour la première fois, s’attaquer au « cœur de l’État ». Cette action lui sembla être la démonstration « qu’il est encore possible de lutter efficacement »150, la sortie de l’impasse d’un mouvement qui retombait dans une « lente agonie »151, entre les coups de la répression et l’absence de perspectives politiques.