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L’enseignement à distance : enseigner avec des machines

Distance learning : teaching with machines
Luca Perrone
Traduction de Emiliana Armano et Andrea Cavazzini

Résumés

L’article décrit l’impact, lors de la formation à distance, de l’introduction massive et capillaire des machines numériques dans le travail des enseignants et des étudiants et sur la « qualité » de l’expérience de formation. Certains concepts du sociologue Romano Alquati sont mis au travail et on tente d’imaginer leurs évolutions, et en même temps on s’interroge sur les transformations subjectives de la figure de l’enseignant (au milieu du changement générationnel le plus important de 30-40 dernières années) et sur les pratiques de soustraction liées aux nouvelles technologies, par des jeunes en formation.

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Notes de la rédaction

Traduit de l’Italien par Emiliana Armano, revu et annoté par Andrea Cavazzini.

Notes de l’auteur

Une version préliminaire de cet article a été publiée en italien dans la revue Machina le 13 janvier 2021 et est accessible à l’adresse suivante : https://www.machina-deriveapprodi.com/post/insegnare-con-le-macchine. Les notes entre crochets sont des traducteurs-éditeurs.

Texte intégral

Vers une nouvelle composition technique du travail de formation

1Il y a quelques jours, je suis allé chez le coiffeur qui, devant mon admiration pour sa rapidité, m’a expliqué que son travail typiquement artisanal a changé depuis l’introduction du rasoir électrique. Il m’a dit que sa dextérité avait été acquise alors que la machine n’était pas encore disponible, et que l’introduction de cette dernière a entraîné une accélération décisive de certaines séquences de son travail (ce que mon esprit a immédiatement traduit par une augmentation correspondante du processus d’amélioration des prestations).

Les machines ont été introduites dans les écoles depuis quelques années déjà, et l’« urgence Covid » a accéléré ce phénomène de manière exponentielle. Rien d’extraordinaire, si l’on considère l’ensemble du processus et sa durée. Il s’agit simplement d’une dynamique qui a affecté de nombreuses activités depuis le milieu du XVIIIe siècle et qui affecte désormais aussi les écoles et les enseignants.

  • 1 Le concept de composition technique de classe renvoie à l’analyse de « la force-travail, définie pa (...)
  • 2 Par formation, nous entendons ici, en suivant la pensée de Romano Alquati, « la reproduction élargi (...)

2Mais, dans le cadre de l’école italienne, il s’agit d’une innovation importante, qui définit une véritable transformation de la composition technique1 des méthodes de travail pour plus de 800.000 enseignants, donc un échantillon substantiel de cet hyper-prolétariat intellectuel (ou « classe moyenne » ?), qui reste la structure portante, mais pas la seule, du processus de formation2 de cette autre partie de l’hyper-prolétariat, ou main-d’œuvre intellectuelle en formation, que représentent plus de huit millions d’élèves et d’étudiants italiens.

  • 3 [Massimo Recalcati, L’ora di lezione. Per un’erotica dell’insegnamento, Turin, Einaudi, 2014].

3Jusqu’à une époque récente, ce qui frappait le plus dans le cadre scolaire était son apparente immobilité « formelle », « instrumentale » : les salles de classe, les pupitres, le bureau, l’emploi du temps, la cloche, le tableau noir, la craie, le manuel scolaire, le cahier d’exercices, la trousse, le cartable, le système disciplinaire... Et surtout, sa dimension artisanale : l’enseignant opère dans une dimension théâtrale, en se déplaçant vers les élèves ou en suivant plus ou moins passivement le scénario du manuel, mais dans ce travail, la dimension relationnelle-communicative est absolument dominante, pour le meilleur et pour le pire, sans autre médiation que le corps de l’enseignant, sa voix, sa présence devant le corps et l’esprit des élèves, dans cet « érotisme de l’enseignement » dont parle Massimo Recalcati dans son livre L’ora di lezione3.

4Avec l’introduction massive des machines dans ce contexte, quelque chose change certainement. L’irruption des machines-capital dans l’école semble avoir une portée économique et constituer une refonte du rapport social de l’enseignement. L’enseignant n’est plus seul sur sa chaise, mais il est de plus en plus souvent côte à côte avec une machine à laquelle il est continuellement relié dans son cycle de travail, pris dans une relation particulière, bien qu’il ne suive pas pour l’instant des procédures excessivement standardisées, comme les employés des secrétariats (bien que cet aspect devrait être étudié avec plus d’attention) : des femmes et des hommes aux côtés de machines puissantes, qu’il s’agisse d’un tableau blanc interactif, d’un PC portable ou d’une tablette – quelque chose qui, à la différence d’un livre ou d’un registre papier, les domine explicitement, en dictant leurs styles et leurs méthodes de travail.

  • 4 [Luca Perrone utilise le terme de « mezzificazione », introduit par Romano Alquati. Traduire par «  (...)

5La première chose que l’on a pu constater lors de l’introduction des machines est que les enseignants n’auraient pas désavoué la remarque de John Stuart Mill (« Il est douteux que toutes les inventions mécaniques faites jusqu’à présent aient soulagé le labeur quotidien de tout être humain ») que Marx place au début du chapitre sur les machines et les grandes entreprises, le chapitre XIII du premier livre du Capital. La perception subjective fortement ancrée dans les esprits est que l’association des hommes avec la machine a entraîné une augmentation de la charge de travail de l’individu et une extension de la journée de travail. Cette transformation des humains en moyens4 est apparue presque immédiatement « froide » et « hostile », plus « appauvrissante » qu’« enrichissante » par rapport aux capacités humaines des enseignants et des élèves. Autant de dimensions qu’il faut vérifier sur le long terme et analyser aujourd’hui pour construire une bataille politique : c’est un vrai sujet de co-recherche [conricerca] !

L’enseignant et la machine

  • 5 Plans opérationnels nationaux Miur (Ministère de l’instruction, de l’université et de la recherche) (...)

6Le fait que l’école italienne, et surtout l’école « de base », le premier degré, soit arrivée non préparée au rendez-vous avec le Covid, s’inscrit dans le cadre de l’échec de la modernisation des institutions éducatives et de leur appauvrissement continu, dû aux contre-réformes néolibérales qui frappent ces institutions par vagues alternées depuis des décennies. Les programmes opérationnels nationaux (acronyme PON5) n’ont pas suffi pour fournir à toutes les écoles les outils informatiques, les réseaux, la formation, les personnels techniques et la capacité de gérer la maintenance et l’obsolescence des équipements. Pendant des années, dans de nombreuses écoles, l’acquisition de nouveaux PC dépendait essentiellement de la collecte de points auprès des différentes chaînes d’hypermarchés (c’est-à-dire d’un système de bénévolat de la part des familles) ou de la possibilité de récycler sous forme de dons du matériel informatique mis au rebut par des banques ou des entreprises. Le câblage de l’ensemble d’un établissement est souvent un mirage.

7L’équipement technologique personnel des enseignants a été rattaché à la prime des enseignants fixée par le gouvernement Renzi, qui a permis à tous les enseignants d’acheter des ordinateurs ou des tablettes de mauvaise qualité pour gérer les registres numériques. Pour les élèves, rien de tout cela : ils sont encore obligés de trimballer des sacs à dos très lourds, auxquels on a ajouté des roues ces dernières années, sans doute pour les dresser à traîner des trolleys en tant qu’opérateurs-consommateurs du tourisme de masse, ou à traîner des caddies de supermarché après la retraite.

8La technologie, la machine, font depuis quelques années une timide apparition dans les écoles. Sous les formes du Lim (acronyme de « lavagna interattiva multimediale », « tableau interactif multimédial »), du registre numérique, de l’ENT, du manuel en ligne, des relations avec les secrétariats suite à la numérisation et à la dématérialisation générales de l’administration publique, du service NoiPA pour la saisie de la fiche de paie, du tableau de bord numérique, des tests en ligne..., mais rarement sous la forme d’une expérimentation d’activité en salle de classe. Un processus de machinisation plutôt lent qui, comme nous l’avons vu, a connu une accélération radicale à partir de mars 2020, suite au premier confinement.

9À partir de ce moment, l’école change, et ce changement est frappant par sa rapidité et parce qu’il se produit dans une situation d’impréparation totale. En l’espace de quelques semaines, chaque enseignant, voire tout un chacun, devient un youtuber, commence à utiliser des plateformes telles que « Zoom », « Meet », sa vie est scandée par « Calendar », les réunions se tiennent depuis la maison, les cours sont « en Dad » (acronyme de « didactique à distance »), tout comme les réunions avec les parents, les évaluations, et jusqu’aux examens, du moins dans le secondaire.

10Dans la deuxième phase, la Didactique numérique intégrée (DI) a été mise en place, et c’est en fait l’horizon auquel nous devrions nous référer, car c’est la DI qui subsistera même après la crise du Covid.

11L’introduction du registre numérique d’abord et de l’enseignement numérique intégré ensuite (à l’aide de plateformes telles que « Classroom », un service web créé par Google) est la combinaison qui finira par rattacher durablement l’enseignant à la dimension machinale. Depuis 2021, des services d’apprentissage en ligne d’entreprises, telles Google avec « G-Suite for Education », Microsoft avec « Office 365 Education » ou Tim avec « WeSchool », ont été expérimentés : il s’agit de plateformes qui permettent de créer des classes numériques pour développer le streaming vidéo à distance, le partage de matériel, la gestion des contrôles et des QCM, rendant le travail effectué accessible et récupérable, indépendamment de l’endroit où l’on se trouve ou de l’appareil que l’on utilise. La promesse de « Google Classroom », par exemple, est de représenter un « outil permettant de créer des classes virtuelles dans lesquelles vous pouvez interagir avec des étudiants ou des enseignants et qui est parfaitement intégré à toutes les autres applications de la G Suite for Education. Il vous permet de créer et de gérer des tâches, même à distance, et facilite la communication et la collaboration entre enseignants et élèves à l’intérieur et à l’extérieur de l’école ». L’application « Meet » vous permet de créer des leçons en streaming, avec la possibilité d’enregistrer les leçons, de les revoir également en mode différé, tout en les sauvegardant dans le Google Drive de votre école.

12Ainsi, d’une part, les écoles deviennent enfin directement des secteurs productifs : elles ne produisent plus seulement une « main-d’œuvre » plus ou moins formée et qualifiée, mais directement du big data. Nous assistons sans aucun doute à une énorme extraction de données qui sont librement déversées sur les plateformes et valorisées par celles-ci. Tout le monde le sait, ce n’est pas une découverte exceptionnelle. Le travail vivant qui est incorporé dans les logiciels et les applications, « incorporé dans les moyens en tant que capital accumulé », comme l’a écrit Romano Alquati, constitue « une accumulation de capacité de vie humaine marchandisée dans la formation ».

  • 6 R. Alquati, Dispense di sociologia industriale, Turin, Il Segnalibro, s. d., t 1, IV vol. , p. 121.

13Dans ce pouvoir productif accru (présumé ou réel), dans cette école numérique, n’y a-t-il que du conformisme, de la quantification, de la banalisation de l’expérience éducative ? Ou bien cette accumulation de capacités humaines marchandisées et transformées en moyens dans l’éducation peut-elle être « ambivalente », c’est-à-dire ouverte sur des fins différentes et alternatives ? Y a-t-il une marge d’ « autonomie hypothétique » dans cette tendance, d’une possible « quasi-contre-accumulation » ? C’est à ce niveau que l’on peut étudier cette « potentialité tellement faible qu’elle se pose comme une utopie [et qui] est la seule asymétrie concernant l’accumulation favorable à l’hyper-prolétariat. Mais ce n’est pas une mince affaire ! »6, comme l’a rappelé Romano Alquati.

  • 7 J’ai un élève très timide qui, chaque jour, fait un coucou sur Classroom à ses professeurs, signe « (...)

14Dans l’espace de quelques mois, tous les enseignants ont changé d’outils de travail, et désormais un ordinateur portable ou une tablette se trouvent dans chaque mallette. La première chose que l’enseignant fait lorsqu’il rentre dans une salle de classe consiste à allumer l’ordi, afin de se connecter pour accéder au registre numérique, indiquer les activités qu’il envisage, et marquer les absents et les présents. Il connecte ensuite le PC au LEM et commence sa leçon devant l’écran. Une fois le cours terminé, la classe ne disparaît pas en fermant la porte, mais reste active en tant que « classe virtuelle » toute la journée, prête à être activée par une consigne de l’enseignant ou par un devoir envoyé par un élève. Parfois il s’agit d’une simple coucou7.

  • 8 [L’italien utilise pour indiquer ces élèves « invisibles » le terme « desaparecidos », avec une réf (...)

15Au cours du premier confinement est apparue la figure minoritaire mais significative de l’enseignant qui a adhéré subjectivement à l’idéologie de la DAD, en saisissant l’occasion d’une modernisation soudaine, si longtemps attendue et espérée et enfin réalisée, avec derrière l’idée de transformer l’urgence en opportunité. Mais cette adhésion à l’innovation a rapidement été dépassée par un fait incontestable : l’enseignement à distance, surtout dans l’enseignement obligatoire et auprès de la tranche d’âge 6-14 ans, ne fonctionne pas du tout. Il est impossible de donner cours, il est très difficile de suivre, les inégalités sociales se sont creusées, de nombreux élèves ont disparu des radars8, l’attention est impossible à faire durer, l’évaluation est un pur non-sens (même en concédant qu’elle signifierait autre chose que le dernier instrument de chantage et de commandement encore partiellement capable de mettre « les élèves au travail »). Dans une première phase, cependant, on a pu observer un phénomène intéressant : une sorte d’auto-formation solidaire entre enseignants, à travers les tutoriels et les réunions sur Skype, l’avalanche des Whatsapps et celle des appels téléphoniques, tous les enseignants se sont mis en état de donner des cours à distance. Ce phénomène d’auto-formation de masse ne doit pas être sous-estimé, il doit même être valorisé comme une forme potentielle de contre-formation. Ce fut un moment important qui a également montré la futilité de tant de formations pour enseignants, et la force de l’intelligence collective et de la solidarité entre les travailleurs.

16Après cette première phase de désorientation, un rejet massif de la DAD s’est manifesté, au point que le ministère a dû redéfinir cet instrument, en le ré-baptisant DDI, « éducation numérique intégrée », sur la base de l’évidence partagée que « la DAD n’est pas l’école », la classe virtuelle n’est pas une classe, l’éducation est une relation « chaude » qui passe entre les corps. Il faut réaffirmer l’importance d’un programme d’enseignement minimal critique, comme l’a fait le mouvement « Priorité à l’école ». La dématérialisation de l’enseignement n’a tout simplement pas fonctionné. Mais cela ne signifie pas que tout redeviendra comme avant. L’enseignement sera de plus en plus médiatisé technologiquement par des machines.

L’extension de la journée de travail

  • 9 [Pour une contextualisation de ce texte, cf. Séminaire du GRM, séance du 1 mai 2010, https://grm.hy (...)

17Comme on le sait, le travail de l’enseignant est caractérisé, aux yeux de ceux qui exercent d’autres activités, comme un travail à horaire réduit : 18 heures dans le secondaire et 24 heures dans le primaire ; deux mois (juillet et août) de vacances ; à partir du 10 juin, les activités sont de toute façon réduites ; quinze jours de congé pour Noël et une semaine pour Pâques. Même Don Milani, dans sa Lettera a una professoressa, nous a rappelé que « vos heures de travail sont un étrange privilège. Les maîtres vous l’ont octroyé depuis le début pour leurs propres raisons. Il ne s’agissait pas d’une conquête syndicale ». Et, en effet, il est opportun de s’en souvenir9. Mais c’est aussi la preuve que travailler moins est possible (voire nécessaire !). Eh bien, avec la DDI, la journée de travail s’est définitivement allongée et l’image caricaturale de l’enseignant sortant précipitamment de l’école après la fin de ses cours ne correspond plus à la réalité : une fois la journée de travail terminée, le monde de la classe s’ouvre – devoirs à télécharger, courriels d’élèves auxquels répondre, communication par des groupes Whatsapp pour des remplacements, des concertations, des réflexions sur le déroulement des cours, des communications qui vous suivent tout au long de la journée, des circulaires qui arrivent en nombre incontrôlable et à n’importe quelle heure de la journée, n’importe quel jour de la semaine, des réunions sur Meet, des téléchargement de leçons le soir, des contacts sans limites temporelles avec les parents et les élèves en mode numérique... À tel point que la Circulaire « Éducation et recherche » 2016-2018 du 19 avril 2018, dans l’art 22 alinéa 4 c8, stipule que « font l’objet d’une négociation complémentaire : les critères généraux pour l’utilisation des outils technologiques de travail dans des horaires différents du service, afin d’une plus grande conciliation entre le travail et la vie familiale (droit à la déconnexion) ». Et tous les enseignants l’ont compris. Mais pour les élèves aussi, la frontière entre l’école et la vie non scolaire est devenue plus précaire.

L’intensification de la charge de travail

18Longtemps accusés d’être des « fainéants », les enseignants ont pu mesurer pratiquement, non seulement l’extension de la journée de travail, la distinction de plus en plus floue entre temps de travail et temps de vie, mais aussi l’augmentation effective de la charge de travail. Alors que dans les années précédentes, la charge de travail administratif et d’encadrement a été accrue, alourdie et nullement allégée à cause de la numérisation du quotidien de chaque enseignant – ce qui alimente une demande souterraine de « libération » vis-à-vis de ce travail perçu comme inutile, au profit d’un retour à un plus grand investissement dans l’activité éducative et pédagogique réelle ; on constate aujourd’hui que le moyen lui-même, la réduction à l’état de moyen, implique une plus grande utilisation du temps de travail pour chaque unité de production individuelle (en termes plus directs : l’heure de cours), tant dans la phase de conception que dans la phase d’après-travail (au sens de la restitution du travail effectué par les élèves et de l’archivage et de l’enregistrement du travail réalisé). Intensification des cours donc mais avec le même salaire, et avec le sentiment grandissant de recevoir un salaire désormais assez petit, tant par comparaison avec les pays européens que par rapport à la société italienne, où la profession d’enseignant est classée juste au-dessus de la couche des « travailleurs pauvres ».

Commandement et contrôle

19La machinisation du processus éducatif modifie aussi profondément les modalités du contrôle du travail de l’enseignant, tant par les usagers que par l’employeur.

Les familles, pour la première fois, après l’introduction de l’école dans l’espace domestique par la DAD, peuvent maintenant « accéder » à la classe (la classe virtuelle) et vérifier le travail effectué par l’enseignant d’une manière plus résolument intrusive, à travers l’écoute des cours enregistrés, la supervision de l’envoi du matériel didactique, la remise des QCM, le contrôle direct des absences, les notes de conduite, les messages échangés entre l’enseignant et l’élève...

20L’employeur – car c’est ainsi, comme on le sait, que les dirigeants scolaires sont qualifiés depuis l’autonomisation des établissements – peut facilement superviser le travail de l’enseignant individuel de mille façons plus invasives (et cachées) qu’auparavant. Nous disposons aujourd’hui d’outils permettant de vérifier la « performance » de chaque enseignant en termes quantitatifs, au-delà de la simple présence dans la classe ou des plaintes des familles concernant les méthodes d’enseignement : il est facile de mesurer le nombre de QCM, d’évaluations, de matériels affichés, de contacts avec les élèves, etc. C’est une autre des nouveautés introduites par la DAD.

Une nouvelle génération d’enseignants hyper-prolétaires

21La pandémie a marqué une autre transition importante dans le monde de l’éducation : un changement générationnel, accéléré par la réintroduction du « quota 100 ». Ceux qui ont commencé à enseigner dans les écoles dans les années 1980, qui ont connu l’école de l’enseignement à temps plein, par exemple – l’école qui existait, réellement ou du moins sous une forme « mythique », avant la vague des réformes Berlinguer-Moratti-Gelmini-Renzi, toutes différentes mais toutes également caractérisées par une matrice néolibérale –, ces enseignants-là ont définitivement pris leur retraite.

22Il y a maintenant un nombre massif d’enseignants dont la moyenne d’âge se situe entre 35 et 45 ans (une baisse de l’âge moyen qui est considérable par rapport à l’histoire de l’école italienne) et un nombre très élevé de personnels temporaires, avec un nombre considérable d’enseignants issus des nouveaux phénomènes migratoires depuis le Sud de l’Italie, dotés d’une formation universitaire même lorsqu’ils travaillent dans les écoles primaires, et surtout d’une bonne formation technologique. Cela marque l’aboutissement d’une phase vraiment intéressante dans l’histoire de l’école, une période unique allant de l’introduction des smartphones jusqu’à l’explosion des réseaux sociaux, où les élèves se sont sentis (et ont effectivement été), pendant quelques années, plus capables et compétents que leurs enseignants dans la discipline qu’ils considéraient comme essentielle : l’utilisation des nouvelles (à l’époque) technologies. Aujourd’hui, cet écart en faveur des élèves s’est définitivement refermé et les nouveaux enseignants, du moins dans leur relation avec les machines, ont retrouvé leur prééminence (ou du moins sont de nouveau sur un pied d’égalité).

Formés dans les cursus universitaires et dans les formations d’accès aux concours, dans la néo-école capitaliste européenne des compétences – les huit compétences-clés européennes : compétence alphabétique fonctionnelle ; multilinguisme ; mathématiques et sciences et technologies de base ; numérique ; personnel-social et « apprentissage à l’apprentissage » ; citoyenneté sociale et civique ; entrepreneuriat ; conscience et expression culturelles –, ces enseignants sont les acteurs de cette mutation profonde.

23C’est une nouvelle subjectivité qui reste à étudier, qui n’a connu probablement aucune des séquences précédentes d’action collective (le mouvement de 1985, la « Pantera » des années 1990, Gênes 2001), peu portée sur la syndicalisation – sinon sur l’utilisation des syndicats, même de ces pseudo-syndicats qui ne sont nés que pour entamer des procédures judiciaires et pour protéger des fractions de précariat, avec l’intention mi-cachée de contribuer à sa valorisation en tant que marchandise, donc en extrayant de ce travail précaire de l’argent échangé contre l’espoir d’un accès au poste fixe, mais qui sont néanmoins capables de construire des parcours de solidarité minimale (par exemple en construisant des réseaux d’échange d’informations pour les concours publics) –, des enseignants qui ont fait l’expérience de la dimension européenne de la formation (allant d’Erasmus jusqu’aux voyages d’études et de travail dans d’autres pays européens), qui connaissent toutes les formes de la précarité contemporaine, qui vivent donc tout le désenchantement amer de ceux qui ont été déchiquetés par cette expérience, laquelle a coexisté et coexiste pour eux avec d’autres activités professionnelles, et qui ont surtout traversé la longue crise commencé en 2008.

Ce sont ces sujets (dotés, entre autres choses, d’une composition ethnique homogène, tous « italiens », par rapport à une composition des élèves aujourd’hui résolument « métissée », en attendant l’arrivée des premiers enseignants italiens issus de l’immigration) qui vivront et détermineront cette nouvelle école incorporée aux moyens technologiques.

Le sabotage par les étudiants

24Après avoir tout essayé, ces dernières années, pour tenter de « parler » une langue plus moderne et donc, pensait-on, plus proche des millennials et de la net generation, après avoir rempli les règlements d’établissement de règles interdisant l’utilisation des smartphones en classe (afin de montrer qu’il est possible de vivre quelques heures déconnectés, ce que les enseignants les premiers n’arrivent pas à faire...), après avoir pontifié sur le déclin des capacités d’attention et sur la relation addictive des enfants aux réseaux sociaux, on assiste depuis le confinement de 2020 à un « monde renversé », où les adultes obligent les élèves à passer des heures et des heures le nez dans les smartphones (l’appareil le plus utilisé) ou dans les tablettes pour les cours et les devoirs – mais surprise ! Ce qui était censé être le pays de Cocagne numérique pour les élèves s’est avéré être un véritable enfer.

25L’opposition massive, le rejet massif des élèves et les étudiants face à la machinisation de l’éducation a été un phénomène retentissant par son évidence massive. Les étudiants et les élèves ont mis en œuvre toutes les formes possibles d’opposition passive à l’éducation numérique intégrée, largement dénoncée par les enseignants, qui n’ont cependant pas bien réagi face à cette pratique de masse. Qu’il s’agisse de ne pas se présenter aux cours, d’occulter leur propre image, de déclarer sans cesse que leur connexion ne fonctionne pas, de disparaître systématiquement lorsqu’on les sollicite, de ne pas envoyer les travaux et les devoirs, ou d’inventer toute une série de manières de copier ou de lire pendant les questionnaires et les QCM, la véritable activité destructrice, de sabotage, a eu pour protagonistes des filles et des garçons qui avaient été représentés comme des natifs du numérique et qui étaient donc fantasmés comme des récepteurs dociles, sinon enthousiastes, du nouveau monde machinique. Les pourcentages constatés de réalisation des leçons de Didactique Intégrée asynchrones (c’est-à-dire ayant lieu non pas en direct, mais à réaliser après-coup par les « apprenants ») sont extrêmement intéressants : le pourcentage d’étudiants et d’élèves qui ouvrent réellement les leçons asynchrones est très restreint, et les données sur la réalisation des produits didactiques jusqu’à leur conclusion (même s’ils ont des formats de 15 minutes maximum) donnent des chiffres encore plus petits !

Ce phénomène ne peut être passé sous silence.

L’avenir réserve-t-il un enseignement à distance avec l’intelligence artificielle ?

  • 10 R. Alquati, Appunti quadro per una ricerca sulla « Formazione », op. cit., p. 9.
  • 11 S. Carrer, « L’esempio cinese : lezioni a distanza con l’intelligenza artificiale », in La scuola d (...)

26Il y a trente ans déjà, Romano Alquati soulignait que « l’éducation est une activité, dans la marchandisation/capitalisation et dans l’incorporation aux moyens et la machinisation »10. Pour s’en convaincre aujourd’hui, il suffit de jeter un coup d’œil au marché de l’e-learning qui ne cesse de s’étendre, avec des géants tels que Tal Education Group, un holding chinois qui propose un enseignement post-scolaire aux élèves du primaire et du secondaire, ou K12 (ticker Lrn) ou encore Universal Technical Institute (Uti), VipKid etc., un marché qui répond au besoin de former un grand nombre de personnes à des coûts abordables, pour répondre à l’exigence de la main-d’œuvre moderne de s’engager dans l’apprentissage tout au long de sa vie, dans une situation où l’apprentissage par le biais d’un portail Web est plus efficace et plus pratique que la formation à l’école (même dans les écoles publiques, les cours de formation sur la sécurité, sur le Covid, ont pris la forme d’un apprentissage en ligne, tout comme les cours attribuant des crédits aux travailleurs précaires). Les scénarios du futur immédiat envisagent « des techniques de formation avancées qui vont au-delà du simple apprentissage à distance, mais qui personnalisent ce dernier sur la base de l’intelligence artificielle »11. Il suffit de consulter le site web de Squirrel Ai Learning, une société chinoise d’enseignement en ligne, pour entrevoir un avenir possible : l’utilisation de l’intelligence artificielle pour personnaliser les plans de cours pour chaque élève, afin de remédier au manque d’attention personnelle dans les classes traditionnelles et à la répartition inégale des possibilités d’éducation. Les chercheurs chinois ont accès par le biais de cette entreprise aux plus grandes bases de données d’étudiants et d’élèves existant au monde, qui sont utilisées, dès lors, pour programmer l’intelligence artificielle.

L’ambivalence de l’incorporation aux moyens des processus éducatifs et de la recherche

  • 12 R. Alquati, Sul comunicare, Turin, Il Segnalibro, 1993, p. 85. ,

27L’incorporation aux moyens (toujours partielle) de la formation scolaire a clairement montré sa capacité d’améliorer les possibilités d’enseignement/apprentissage, par rapport à la didactique traditionnelle. Mais il est clair que, comme le soulignait Alquati à propos des moyens de communication, ces moyens sont à la fois « producteurs d’autonomie et normalisateurs dans leur application. Producteurs d’autonomie mais (peut-être) tout sauf enrichissants. C’est le point décisif »12. Il s’agit d’une hypothèse à étudier attentivement, toute cette discussion étant intéressante d’abord pour les enseignants et les étudiants ou les élèves.

  • 13 Ibid, p. 33.

28Le même auteur rappelle que « les outils embryonnaires et in statu nascendi, ou même les outils nouveau-nés sont souvent très flexibles et lourds de potentialités et même d’utilisations différentes et alternatives. Mais, généralement, l’utilisation systémique spécifique ne les développe que de manière sélective : elle développe certaines potentialités au détriment d’autres. Et donc parfois, ils sont même conçus de cette manière-là dès le départ. Mais les potentialités d’altérité restent en eux au moins latentes, et peuvent sous certaines conditions être libérées en les libérant et en libérant la Combinaison humaine-active et nous-mêmes »13. Aussi, parce qu’à l’heure actuelle, le processus d’incorporation aux moyens se déroule au niveau de la sélection de formats efficaces (dans les écoles, cela porte le nom d’identification et de mise en œuvre des « bonnes pratiques »), pour ensuite s’engager sur la voie de l’uniformisation et de la standardisation relative des parcours de formation.

  • 14 R. Alquati, Appunti quadro per una ricerca sulla « Formazione », op. cit., p. 10

29Mais l’objet le plus intéressant à étudier est peut-être le potentiel de consolidation, de coagulation et de condensation de la coopération sociale. Dans les établissements scolaires, au-delà des instances collectives désormais asphyxiées et des discours creux de/sur l’équipe éducative, le travail de l’enseignant est presque toujours individuel (c’est particulièrement vrai des enseignants qui « s’effondrent » face au contre-pouvoir toujours actif des élèves permettant ou pas le bon déroulement du cours – des enseignants qui sont toujours seuls devant leur classe, pour le meilleur et pour le pire). Sans aucun doute, la machinisation et son inévitable extension à l’aide de réseaux (actifs avant tout au sein des institutions, mais évidemment aussi au niveau territorial et potentiellement susceptibles de dépasser celui-ci), mettent à l’ordre du jour la possibilité que cette coopération sociale effective déclenche des contre-trajets de formation et de reconnaissance, selon l’hypothèse stratégique d’Alquati selon laquelle « la Capacité humaine se renforce dans l’utilisation des Moyens-Capital comme une Capacité d’accumulation du Capital formée en renforçant également la Formation avec des Moyens de Formation/Capital de Formation, mais le renforcement lui-même est le renforcement d’une Capacité (bien que peut-être résiduelle) encore utilisable pour et par ses fournisseurs eux-mêmes et contre le Capital »14. Ici aussi, ce « résidu non résolu » réapparaît – une altérité irréductible aux prétentions du Capital de dominer nos vies.

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Notes

1 Le concept de composition technique de classe renvoie à l’analyse de « la force-travail, définie par la division capitaliste du travail, et donc par la structure technologique de la production, la relation entre la technologie et le travail vivant, les niveaux hiérarchiques, etc. », tout cela étant différent de sa composition politique (qui correspond, pour simplifier, et en forçant un peu, à l’expression subjective et organisationnelle de la classe). Voir à cet égard S. Cominu, « Class composition », in Commonware 3 mars 2014.

2 Par formation, nous entendons ici, en suivant la pensée de Romano Alquati, « la reproduction élargie de la valeur de la capacité humaine active (et donc aussi de la capacité de travail) (…). Former, c’est changer quelque chose de pertinent dans la subjectivité des personnes » , in Romano Alquati, Appunti quadro per una ricerca sulla « Formazione », début des années 1990, p. 1. Nous utilisons, comme dans d’autres passages de cet article, un concept récurrent dans la contribution théorique de Romano Alquati concernant la société hyperindustrielle, telle qu’il l’a définie.

3 [Massimo Recalcati, L’ora di lezione. Per un’erotica dell’insegnamento, Turin, Einaudi, 2014].

4 [Luca Perrone utilise le terme de « mezzificazione », introduit par Romano Alquati. Traduire par « moyennisation » impliquerait une confusion avec la notion de « moyenne ». Ainsi, nous avons choisi d’introduire une périphrase pouvant varier selon les contextes : « réduction à l’état de moyen », « incorporation aux moyens », etc.]

5 Plans opérationnels nationaux Miur (Ministère de l’instruction, de l’université et de la recherche), financés par les fonds structurels européens.

6 R. Alquati, Dispense di sociologia industriale, Turin, Il Segnalibro, s. d., t 1, IV vol. , p. 121.

7 J’ai un élève très timide qui, chaque jour, fait un coucou sur Classroom à ses professeurs, signe « chaleureux » d’une résistance humaine face à un instrument hostile et à une institution scolaire souvent elle aussi structurellement hostile.

8 [L’italien utilise pour indiquer ces élèves « invisibles » le terme « desaparecidos », avec une référence sinistre aux victimes de la dictature argentine]

9 [Pour une contextualisation de ce texte, cf. Séminaire du GRM, séance du 1 mai 2010, https://grm.hypotheses.org/files/2013/01/GRM3.ROUGE-ITALIENNE.Cavazzini.pdf].

10 R. Alquati, Appunti quadro per una ricerca sulla « Formazione », op. cit., p. 9.

11 S. Carrer, « L’esempio cinese : lezioni a distanza con l’intelligenza artificiale », in La scuola da casa, Milan, Il Sole 24 ore-Le guide, mars 2020.

12 R. Alquati, Sul comunicare, Turin, Il Segnalibro, 1993, p. 85. ,

13 Ibid, p. 33.

14 R. Alquati, Appunti quadro per una ricerca sulla « Formazione », op. cit., p. 10

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Pour citer cet article

Référence électronique

Luca Perrone, « L’enseignement à distance : enseigner avec des machines »Cahiers du GRM [En ligne], 20 | 2022, mis en ligne le 02 décembre 2022, consulté le 28 novembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/grm/3714 ; DOI : https://doi.org/10.4000/grm.3714

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Auteur

Luca Perrone

Enseignant dans un collège en Italie, délégué syndical du Flc-Cgil. Il est rédacteur du magazine en ligne Machina. En 2022, il a publié le livre Abbiamo fatto un sindacato (Nous avons fait un syndicat), pour la maison d’édition Deriveapprodi.

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