Si nous ôtons de nos études tout ce qui est beau (comme on le fait maintenant),

si nous éteignons le style et la littérature,

et le sens de leurs mérites et de leurs plaisirs, etc..., etc...,

nous ne prendrons pas tout le plaisir de nos études,

car même la simple connaissance, la simple vérité,

et toute espèce de discours sur les choses sont délicieux.

Mais les études seront certainement privées d’une très grande partie,

peut-être de la plus belle, celle du plaisir qu’elles procurent ;

la faculté de jouissance qu’a ce beau plaisir de la vie sera grandement diminuée :

donc un vrai tort sera rendu, un vrai dommage (et non des moindres !) au genre humain,

à la société civile.

G. Leopardi, Zibaldone, 1828 (traduit de l’Italien par Bertrand Schefer, Allia, 2003)

Passages universitaires

1Selon Leopardi, supprimer le plaisir d’étudier, c’est porter atteinte à l’humanité. Et maintenant que l’université vit en fonction du degré de la capacité d’insertion professionnelle de ses étudiants, la catastrophe est accomplie et le plaisir a disparu. De la communauté des étudiants et des enseignants, il ne reste que les décombres dans lesquels ils évoluent, les uns et les autres de plus en plus hagards à cause des nouveaux rythmes, échéances et espaces que les réformes universitaires leur ont imposés. Dans les pays où le capitalisme est plus développé, ce processus a commencé dans les années 1980, lorsque les universités, comme d’autres institutions publiques, ont commencé à être évaluées sur la base des critères économiques d’efficacité et d’efficience, qui sont propres aux entreprises capitalistes. En Italie, tout a commencé avec la réforme Ruberti, qui a ramené le problème de l’autonomie universitaire à celui de l’autonomie financière des universités et a commencé à modifier le cadre réglementaire des universités.

2L’université proposée par Ruberti se heurta à une forte opposition des étudiants qui, après les « longues années 80 », se remirent en mouvement : « Merci Ruberti de nous avoir rassemblés ! », pouvait-on lire sur une pancarte lors des premières manifestations, qui furent suivies de l’occupation de nombreuses facultés italiennes. Le mouvement dit « de la Panthère » a été éphémère mais intense dans ses principales étapes, qui ont pleinement saisi les transformations que la réforme s’apprêtait à introduire dans les universités et en ont contesté les principes et les méthodes jusque dans leurs fondements : la perte de valeur des facultés de sciences humaines au profit des facultés scientifiques, le déclassement des petites universités qui ont plus de difficulté à trouver par elles-mêmes des fonds pour la recherche, l’importance grandissante des intérêts privés pour orienter la recherche fondamentale et expérimentale. Mais par-dessus tout, les étudiants ont compris, comme le montrent les documents de l’époque, que l’enjeu était le savoir lui-même, les méthodes de sa transmission ainsi que le nouveau rôle social des étudiants et des enseignants : d’une communauté qui tenait au savoir et à sa transmission, elle devenait un agrégat de services spécialisés.

3Mais ce fut au cours de la décennie suivante, à partir du fameux 3+2, que sera consommée la rupture entre un avant et un après au sein de l’université italienne. Elle eut lieu en trois actes : le premier acte, en 1999, trace la voie pour ceux qui suivront – c’est le décret législatif 509, plus connu sous le nom de « réforme Berlinguer », qui modifia la structure de base de l’université, grâce au modèle défini lors du processus de Bologne. Deux cycles propédeutiques distincts furent introduits : les trois premières années correspondent à l’obtention d’un diplôme de licence et les deux années suivantes à un second diplôme, le « master ». De plus, le mécanisme des « crédits » fut obligatoirement introduit dans tous les cursus, à l’exception des doctorats.

4Cinq ans plus tard, ce sera le décret n° 270/2004 (réforme Moratti) qui, en laissant inchangée l’architecture « 3+2 », introduira une limite de 180 crédits pour la licence et de 120 crédits pour le master. De cette manière, sont appliqués des paramètres quantitatifs aux cours diplômants et les cours sont ainsi profondément liés à un critère de mesure et d’évaluation.

5Entre 2008 et 2010, troisième acte, par la ministre Gelmini : elle a d’abord introduit la possibilité de transformer les universités en fondations (loi 133/2008) et ensuite, grâce à des « dispositions urgentes » (décret-loi 180/2008) et à un « règlement d’organisation » (loi 240/2010), a transformé la structure alors en vigueur et donné sa forme actuelle à l’université telle qu’on la connaît aujourd’hui.

6La réforme Gelmini fut également combattue par un mouvement étudiant, l’Onda (« la Vague »), qui dénonça l’émiettement définitif de l’université et sa transformation en agence de formation qualifiante. Tout comme les étudiants du mouvement de la Panthère qui avaient lutté contre la pénétration des grands intérêts privés au sein des universités, les étudiants de l’Onda, presque vingt ans plus tard, furent confrontés à un processus de transformation des Facultés en entreprises encore plus étendu, toujours inspiré et motivé par les changements des réglementations introduits par la réforme Ruberti dans les années 1990. Désormais, les règles de chaque secteur du système académique étaient réécrites sur al base de nouveaux critères de fonctionnement, de nouvelles modalités d’organisation et de gestion, des règles qui seraient dorénavant évaluées exclusivement en fonction du critère de la rentabilité économique. Les étudiants de l’Onda se sont rendu compte que l’école et l’université étaient sur le point d’être de plus en plus subordonnées, et peut-être de manière définitive, aux besoins des entreprises, et que la réforme Gelmini ouvrait une nouvelle ère dans laquelle le rôle de l’étudiant, assimilé à celui de l’ouvrier qualifié, coïncidait en fait avec celui du travailleur précaire. En 2008, bien que le mouvement de l’Onda fut de courte durée, il fut assez intelligent pour s’opposer au rôle social que la réforme envisageait pour les étudiants ainsi que pour dénoncer les intérêts économiques et les dimensions idéologiques (politiques comme scientifiques) visant la fragmentation du savoir en mille ruisseaux et clôtures disciplinaires et discursifs, dont on ne comprenait pas le sens et l’utilité à l’époque, et encore moins aujourd’hui.

8Il est probable que les étudiants aient eux aussi subi un changement anthropologique, dans la mesure où le parcours éducatif est largement émaillé d’expériences individuelles, de l’attention portée à ses propres connaissances et de compétences à dépenser en crédits éducatifs qu’il faut obtenir dans les plus brefs délais. Le passage du collectif à l’individuel, du partage au privé, de la coopération à la compétition : voici, schématiquement, les traits saillants des modes de vie et d’étude d’un étudiant universitaire avant et après les Réformes.

Sur l’indigestion des étudiants

9On a pu écrire que, lorsque le proviseur vous interpelle dans le couloir du lycée, c’est là que se forme la subjectivité, ainsi que l’assujettissement idéologique. Dans les universités, il est rare que le recteur ou le président vous saluent dans le couloir, mais il existe de nombreuses autres façons ou d’autres lieux dans lesquels se forment la subjectivité et l’assujettissement des étudiants. Semestre après semestre, les étudiants sont invités à remplir des formulaires : pour certifier des crédits, pour payer des dettes, pour consulter leur classement. On se dirait dans une banque, mais non, c’est la nouvelle Université, où le formulaire vous permet d’exister, le crédit (Cfu) d’être évalué, et où la dette vous rappelle que vous êtes dignes des connaissances et des compétences qui vous ont été transmises.

10L’idée que les étudiants souffrent d’indigestion est ressortie du travail d’enquête sur les conditions des étudiants et les transformations de l’Université mené par le « Laboratoire sur les transitions, le changement social et les nouvelles subjectivités » de l’Université de Roma Tre, grâce au travail conjoint, au soutien et aux précieuses suggestions d’Enzo Carbone, directeur du Laboratoire, qui a animé le travail de terrain ainsi qu’aux réunions du séminaire qui l’ont accompagné avec à la fois de l’ardeur cognitive et de la rigueur scientifique.

11Bref, les étudiants souffrent d’indigestion parce que leur temps est occupé par de nombreuses démarches administratives, souvent triviales au sens propre du terme, dont on comprend rarement l’utilité, à l’instar de toutes ces activités qui, au Moyen âge, selon Marc Bloch, n’avaient d’autre raison d’être que le pouvoir de commandement propre au seigneur. Les étudiants ingurgitent quantité de connaissances mais n’ont pas le temps de les digérer, ce qui entraîne une indigestion, provoquée par la prétention obtuse de vouloir mesurer le temps d’apprentissage à l’aune des critères des entreprises, selon des indicateurs de productivité, d’efficacité, de rentabilité, de coûts standards, etc., qui ont pour but de mesurer et de standardiser ce que l’on ne peut ni mesurer ni standardiser. Dans tout cela, l’étude a été encadrée dans un esprit de compétition, et pour l’étudiant, se livrer à une réflexion critique signifie s’attarder dans une pratique non souhaitable, inutile et source potentielle d’allongement du cursus universitaire.

12Le morcellement du temps de l’étudiant, le grand enjeu de la dernière réforme, a fait du parcours universitaire une sorte de course d’obstacles le long d’activités prédéfinies : une quantité démesurée de cours, d’enseignements, de stages, d’examens, ainsi que d’autres activités qui débouchent sur des certifications, mobilisent l’ensemble du temps de l’individu, qui se caractérise dès lors par une hâte perpétuelle, de la surcharge, de l’anxiété et, dans le même temps, par l’ennui et la répétitivité.

14De plus, en lisant certaines données, il semblerait que l’indigestion envahit plusieurs parties vitales du corps des étudiants, comme un virus qui remplace l’enthousiasme par la dépression, la passion par l’indifférence, et le désir par la satiété voire la nausée. L’OCDE nous rappelle que les étudiants italiens présentent les niveaux d’anxiété les plus élevés (70 % ; moyenne OCDE : 54 %). ce constat est relayé (2018) par l’Istat (équivalent de l’INSEE en Italie) pour qui 10 % des 12-25 ans italiens (plus de 800.000 personnes) ne sont pas dans un état mental rassurant. Une recherche menée par l’Université de Palerme sur un échantillon d’étudiants universitaires montre qu’un étudiant sur cinq souffre d’anxiété et de dépression modérée, qui devient grave pour un étudiant sur dix (2018). Tandis que la célèbre revue Nature, après avoir constaté qu’un doctorant sur trois cherche de l’aide pour combattre l’anxiété et la dépression (sur la base d’un échantillon de plus de six mille doctorants), signale que la santé des générations futures de chercheurs aurait besoin d’un changement radical dans la manière de faire de la recherche (2019). Et la liste est longue, mais au-delà des chiffres, ce qui est révélateur, c’est l’expérience de ces étudiants, le stress émotionnel qui les saisit dans les relations universitaires : Eleonora, dont les douleurs à la poitrine lui font prendre conscience de l’imminence d’une crise de panique ; Viola, qui vomit ou s’évanouit lorsqu’elle ne peut pas supporter l’angoisse d’un examen ; Carlo, qui prend des psychotropes pour augmenter son rythme de travail et tenir le coup ; ou Giulia, qui, comme des milliers d’autres, alterne entre migraines et crises de panique dans un état de stress permanent ; ou encore Claudia, qui abandonne périodiquement l’université à cause du malaise et du sentiment d’inadéquation qu’elle ressent pendant les cours et les examens. Longue est la liste des pathologies liées à la dépression, et elle est le résultat du processus d’individualisation qui a frappé les universités au cours des trente dernières années.

15Le studium en tant que désir subjectif n’est pas envisagé par la nouvelle université, pas plus que toutes les activités étudiantes consacrées à la « digestion » de ce qui a été étudié, à la réflexion et à l’intériorisation des connaissances acquises. Si l’on observe la vie quotidienne d’un étudiant universitaire, les activités en lien avec des choix d’études faits sur une base autonome, tels que l’approfondissement d’un sujet, la discussion entre étudiants, la lecture de livres ou de documents qui ne sont pas directement requis pour les examens, etc., sont très limitées et souvent absentes. Plongés dans les mécanismes et les rythmes académiques, dans lesquels le temps d’apprentissage est considéré comme du temps de travail industriel, les étudiants réalisent des activités nombreuses et méticuleuses avec l’objectif suprême d’acquérir des crédits, peu importe si derrière ces crédits il y a un parcours plutôt qu’un autre, un professeur plutôt qu’un autre, un paradigme, une théorie, des méthodes et des approches plutôt que d’autres. Le risque est que cette pratique, qui consiste à faire dépendre l’intérêt pour une étude particulière de sa valeur en termes de « crédits de formation », et qui se répète dans le temps, favorise chez les étudiants une mentalité selon laquelle toute activité vitale peut être soumise au critère de l’utilité économique ; et ce principe, précisons-le, semble ne rencontrer aucune limite à sa propagation ni une quelconque résistance chez les étudiants universitaires.

16Chez ceux qui ont fréquenté l’université plus ou moins activement entre les années 1970 et 1990, cinq concepts reviennent le plus souvent lorsqu’il s’agit de parler des étudiants universitaires actuels : « confusion », « apathie », « solitude », « indifférence », « paresse ». Et pourtant, bien que ces concepts rendent pleinement compte d’une certaine tendance actuelle, la vue d’ensemble des forces universitaires en présence nous amène encore à penser que seuls les étudiants, comme à d’autres moments du passé, pourraient inverser la tendance actuelle et retrouver, à l’avenir, le sens originel de la « communauté universitaire ». Pour toute une série de raisons, clairement exposées par Franco Piperno lors du quarantième anniversaire de 68 :

• 3 Franco Piperno, ’68. L’anno che ritorna, Milan, Rizzoli, 2008, p. 171-172

Seul l’étudiant, en raison du caractère provisoire du rôle qu’il joue, a un certain intérêt à placer au centre de la question universitaire le problème de la formation de l’individu social, c’est-à-dire de l’éducation sentimentale d’une personne qui est complète parce qu’elle est multiple. Seul l’étudiant, étant donné qu’il est relativement étranger à la sphère de la production industrielle et du marché du travail, possède une innocence éthique suffisante pour résister aux illusions cognitives des sciences économiques et pour reprendre la grande tradition de l’autonomie de l’université italienne, une tradition fondée sur l’exercice de la liberté intellectuelle. Seul l’étudiant peut transformer la pratique sans fin et sans but de la compréhension en une expérience de plaisir, très similaire au plaisir sensuel, le plaisir que procurent les actions qui sont à la fois une fin et un moyen. Seul l’étudiant préserve intact l’héritage du bon sens selon lequel la vérité, quelle qu’elle soit, doit pouvoir se dire en langage naturel ; et entrer pleinement dans la disponibilité intellectuelle de l’individu. Seul l’étudiant, pour qui les idées ne sont pas encore devenues des entraves pour l’esprit, peut se proposer de ne pas passer sa vie à s’étonner de la succession des innovations techniques et scientifiques, mais d’individualiser, par des concepts, l’origine dont ces innovations sont nées. Seule la condition de vie de l’étudiant, dégagée des relations contractuelles, libre et misérable à la fois, est sensible à l’attrait d’une formation intellectuelle réalisée non pas dans l’entreprise mais dans la communauté universitaire. Enfin, si pour les bureaucrates du ministère, l’autonomie des universités est principalement de nature comptable, et si pour les professeurs elle équivaut à une garantie d’autopromotion, ce n’est que pour l’étudiant qu’elle acquiert un sens fort, puisqu’elle fonde la possibilité de participer aux choix qui ont trait à sa formation3.

17Nombreuses et profondes sont les raisons qui poussent un étudiant à rejeter le rôle de capital humain que lui a imposé l’université d’entreprise. Elles refont surface chaque fois que les étudiants sortent de leur isolement et entrent « en mouvement », chaque fois qu’ils commencent à se considérer, à agir et à penser comme une force collective autonome. Seuls les étudiants peuvent réparer les dommages réels (et non des moindres !) infligés à l’université par la politique et les intérêts privés.

Notes sur les enseignants

18Dans une interview de 2016, un Professeur de l’Université de Bologne raconte que la publication de son dernier livre, consacré à la « nouvelle université », relève d’un sentiment de « trahison à l’égard de l’idée de la culture et de la sensation très concrète d’avoir perdu de vue le sens même » de son métier. Plus loin, en ce qui concerne ses collègues, il avoue être surtout frappé par le phénomène suivant :

• 4 « Universitaly. La cultura in scatola. Intervista con Federico Bertoni », in Sudcomune. Biopolitica (...)

Le fait que tant de résignation, d’indifférence, de conformisme, d’opportunisme, de paresse ou de lâcheté se manifestent dans des individus censés consacrer leur vie à la recherche, au savoir critique, à la déconstruction des lieux communs, censés donc être orientés par des capacités ingouvernables telles que la curiosité, l’ironie, l’autonomie de la pensée et du jugement. Je parle par expérience directe, sans m’en excepter, l’expérience de celui qui a vécu de l’intérieur ces « passions tristes », comme Spinoza les qualifierait, et qui a essayé constamment de les exclure de son âme à travers des luttes incertaines et épuisantes4.

19C’est un point d’observation privilégié : la Direction d’un Département universitaire aux prises avec l’application des normes imposées par les dernières vagues « réformatrices ». Une position cruciale acquise au moment où tout était en train de changer : le dédoublement des diplômes, la multiplication des cours de master et des enseignements, l’organisation par « modules » de ces derniers, la définition des orientations disciplinaires, l’application des critères standardisés de l’évaluation et de l’encadrement...

La viscosité de ce contexte est ce qui rend impossible la seule « réforme » réellement nécessaire : une réforme « morale », à laquelle font obstacle non pas des problèmes techniques – y compris la querelle interminable concernant les règles des concours – mais une ambigüité éthique et politique qui rend toujours difficiles la prise de position, l’exercice du droit de dissentir, la distance prise à l’égard d’un système souvent corrompu mais doté d’un pouvoir de contamination exceptionnel et qui parvient à transformer tout le monde en complices.

21En s’adressant aux collègues, F. Bertoni insiste sur les fins éthiques de leur métier : une idée authentique de culture, désintéressée, indépendante d’objectifs et d’intérêts contingents, visant l’épanouissement des individus et du bien commun – des idéaux que cette université est en train de trahir d’une manière éclatante :

• 6 « Universitaly. La cultura in scatola. Intervista con Federico Bertoni », in Sudcomune, op. cit.

Parfois, lorsque nous remplissons des fiches incompréhensibles ou rédigeons des projets ultracompliqués en recherchant désespérément des financements, il serait opportun de se rappeler qu’il n’y a que deux choses que nous sommes censés faire réellement, en tant fonctionnaires publics payés avec de l’argent public : étudier avec passion et enseigner de la meilleure manière possible. C’est la seule mission à laquelle nous devrions consacrer notre temps et nos forces. Tout le reste n’est que du vent6.

23Sur ce sujet, on peut être d’accord avec Piero Bevilacqua qui, dans l’interview déjà citée donnée à Il Manifesto, affirme qu’« il est nécessaire de supprimer l’Anvur et ses critères industriels d’évaluation de la recherche, de supprimer les crédits en commençant par les lemmes financiers qui les connotent ». P. Bevilacqua, historien et professeur ordinaire à l’Université de Rome « La Sapienza », continue :

• 9 Piero Bevilacqua, « Il silenzio dell’università e le responsabilità del ceto politico », op. cit.

Le corps enseignant s’est transformé du point de vue anthropologique. Depuis 10 ou 15 ans, celle que l’on pourrait qualifier de « génération des maîtres » a quitté l’enseignement : c’était une génération de chercheurs qui, à partir des années 1950, ont prodigué, avec les savoirs propres à leurs disciplines, un puissant élan civique, étroitement lié au devenir de l’Italie. Ils ont été suivis d’une autre génération d’enseignants, qui ont vécu l’expérience de 1968 en tant qu’étudiants et se sont formés dans une Italie traversée par de grands conflits sociaux et de grands mouvements de masse. Aujourd’hui, dans les couches supérieures des enseignants, on trouve surtout des personnages, parfois très bien lotis du point de vue des connaissances, mais qui vivent leur travail comme un secteur spécialisé, ils visent des résultats évaluables par des agences de contrôle. Ils sont assiégés au quotidien par un flux incessant de mesures et de normes, se trouvent étouffés par des tâches organisationnelles changeantes, souvent difficiles à comprendre, par des pratiques quotidiennes d’interprétation et d’application qui empiètent sur leur temps de recherche et sur celui d’un enseignement non routinier. Il est plus que compréhensible que de tels enseignants n’aient plus aucun lien avec la vie politique et culturelle de la société9.

24Il est impossible de rester indifférents devant l’expression « changement anthropologique » : elle nous interpelle quant aux conséquences des réformes universitaires sur le profil des enseignants – des conséquences que P. Bevilacqua résume par le passage « du maître au spécialiste », en ajoutant que les spécialistes sont souvent séparés de la vie politique et culturelle de la société.

25Un autre professeur d’Université, Vittorio Coletti, a eu recours à la catégorie de « changement anthropologique » en ce qui concerne les enseignants. Dans une lettre adressée à La Repubblica, qui expliquait les raisons de son départ précoce à la retraite, ce professeur de l’Université de Gênes avouait :

• 10 Vittorio Coletti, « Università : perché mi sono arreso », in La Repubblica (édition de Gênes), 25/0 (...)

Nous autres enseignants de l’ancienne génération, nous avons commis une faute grave : nous avons accepté une mutation anthropologique qui a atrophié nos capacités intellectuelles et critiques, en réduisant ceux qui continuaient à les utiliser à des caricatures de vieux emmerdeurs. Nous avons gaspillé un héritage certes très imparfait mais doté de nombreux mérites, en le remplaçant par quelque chose qui n’a aucune qualité et qui a en revanche de nombreux défauts10.

26Le point de rupture, ce qui a forcé V. Coletti à baisser définitivement les bras, ce sont les événements qui, en 2017 ont déterminé la réduction des financements de l’État destinés à l’Université de Gênes : un groupe d’enseignants, protestant contre les critères d’évaluation, ont refusé de présenter leur CV. Par conséquent, l’Université a obtenu un classement moins bon et a vu ses ressources être réduites en conséquence. V. Coletti écrit :

• 11 Ibid. : « L’Université de Gênes n’a pas obtenu un bon classement parce que certains enseignants ont (...)

L’Université que je souhaite quitter est l’Université où la dimension critique, la liberté, ont été détruites au point que les enseignants courbent leur échine même face à de telles injustices. Pour quelles raisons ? Parce que l’argent que Gênes n’a pas eu a été donné à d’autres Facultés ailleurs en Italie où les enseignants ont été plus obéissants : personne ne dénonce le scandale d’une récompense qui n’est pas assignée aux enseignants les plus compétents mais aux plus dociles ou aux plus résignés11.

27Une situation dans laquelle le mérite d’un enseignant dépend ne serait-ce que partiellement de son conformisme peut devenir inquiétante lorsque les simples conditions pour mener une protestation ou une grève disparaissent : les enseignants qui protestent contre l’évaluation deviennent de facto responsables de la réduction des financements publics destinés à leur Faculté. Symétriquement, les enseignants qui ne protestent pas contribuent à faire grimper les mérites et les crédits, donc les quotas des financements par l’État.

Trois plus deux a eu comme résultat zéro, comme l’écrit V. Coletti dans sa déclaration de capitulation :

• 12 Ibid.

Contre cette Université, où les publications s’appellent « produits », l’enseignement « offre formative » et les professeurs « échantillons d’effectifs », j’ai lutté pendant longtemps, d’abord avec colère, ensuite avec lassitude, toujours en vain ; maintenant, je baisse les bras12.

28Doit-on conclure que les capacités intellectuelles et critiques des enseignants sont atrophiées et usées ? Peut-être, mais peut-être pas tout à fait. Parmi les jeunes générations d’enseignants, il y a aussi des minorités qui continuent à concevoir la recherche et l’enseignement comme des exercices de liberté, lesquels ne peuvent être soumis à la comptabilité des indicateurs de type économique. Des enseignants conscients du fait que le « savoir » et les « intérêts », voire les intérêts économiques s’infiltrant dans les orientations scientifiques, peuvent facilement échanger le « vrai » avec le « rentable ». Ce sont des enseignants et des chercheurs qui se sont formés avant les Réformes des années 2000, fidèles à l’idée d’une Université vue comme une communauté d’auto-formation, destinée à faire rencontrer des maîtres et des élèves, afin que chacun reconnaisse sa vocation et puisse l’exprimer de la manière la meilleure dans la vie sociale et individuelle.