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La Formation et la Reproduction des capacités humaines dans la pensée de Romano Alquati

The Formation and Reproduction of Human Skills in the Thought of Romano Alquati
Pietro Maltese
Traduction de Emiliana Armano et Andrea Cavazzini

Résumés

L’article traite de l’importance assumée par la question de la formation (de la reproduction à la capacité active vivante), dans la dernière période de Romano Alquati. On aborde également le problème de l’appauvrissement de la subjectivité qui, selon l’auteur, serait provoquée par la numérisation des processus d’éducation.

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Index géographique :

Italie, Europe occidentale

Index chronologique :

XX-XXI siècle
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Texte intégral

I

  • 1 Romano Alquati, « Per un’analisi della composizione di classe degli studenti », in Aut Aut, 154, 19 (...)
  • 2 Sur le « Modellone », le modèle théorique-interprétatif élaboré par Alquati au cours des années 198 (...)
  • 3 Cf. Id., Dispense di Sociologia Industriale, vol. IV, t. I : Introduzione a un modello sulla formaz (...)

1Dès les années 1970, Romano Alquati a porté un intérêt croissant aux pratiques dites de la « formation », à partir des réflexions qu'il menait à l'époque sur un « prolétariat intellectuel de classe moyenne » s'échappant de l'usine et livrant l'assaut au « temple du savoir séparé » (l'Université) afin de « s'auto-valoriser », jusqu'à revendiquer dans certains cas l'appropriation du « savoir en tant que pouvoir »1. Cependant, c'est dans les années 1990, après la construction de ce qu'il appelle son « Grand Modèle », « il modellone »2, que R. Alquati commence à attribuer une fonction explicitement centrale ou « barycentrique »3 à la formation et à la reproduction de la « capacité de travail-actif-vivant ». Cette problématique constitue le noyau d'un texte de 2002 (publié en 2021) qui confirme la pouvoir prédictif des recherches d'Alquati et que nous allons étudier ici.

  • 4 Alquati qualifie de moyens-ressources froids des « actions-travaux dépensés et capitalisés », dével (...)
  • 5 Salvatore Cominu, Industria e iperindustria, in F. Bedani-F. Ioannilli (dir.), Un cane in chiesa, o (...)
  • 6 E. Armano-Devi Sacchetto, « La conricerca contro l’industrializzazione dell’umano », in E. Armano ( (...)
  • 7 Raniero Panzieri, « Plusvalore e pianificazione. Appunti di lettura del Capitale », in Quaderni Ros (...)

2Or, dans une conjoncture où l'aire politico-culturelle à laquelle Alquati appartenait utilisait les pages marxiennes sur le General Intellect pour échafauder la narration d'un capitalisme devenu prédateur de la puissance intellectuelle globale diffusée dans la société, ou partait à la recherche des aspects libérateurs prétendument consubstantiels aux technologies de l'information et de la communication (TIC), Alquati souligne le caractère hostile à la subjectivité de ce qu'il appelle les « ressources froides »4 (y compris numériques), ainsi que l'appauvrissement marchand des capacités humaines dû à des schémas techniques et comportementaux indissociables du renforcement de l'hégémonie néolibérale. Il mettait donc en garde contre la vision d'une production capitaliste désormais marquée par « un libre consortium d'intelligences coopérantes »5, opprimées, certes, mais uniquement dans un sens politique, par un capital parasitaire ; Alquati, au contraire, ne cessait pas de raconter une organisation despotique, non seulement au niveau de la coopération productive, mais aussi au sein du travail de reproduction des capacités des acteurs. Point d'extériorité des rapports capitalistes face à la dynamique constitutive des multitudes, en somme, ni de constitution spontanée et immanente des multitudes indépendante de la logique de la concurrence et de la marchandisation. En même temps, il ne reconduisait guère la représentation d'une carapace d'acier impénétrable qui bloquerait toute possibilité d'échapper au capitalisme. Pour Alquati, le domaine de la reproduction des capacités est devenu tellement important qu'il considère que l'un des défis actuels les plus importants porte sur la construction de pratiques de contre-formation que l'on peut envisager grâce à l'ambivalence structurelle de la réalité sociale. D'où l'hypothèse d'une torsion des « connaissances et des activités (...) susceptible de favoriser l'autonomie des sujets » malgré leur expropriation quotidienne « dans et par la codification du langage techno-scientifique formalisé du capital ». D'où, même dans le cadre de rapports de force défavorables, l'urgence d'articuler des « conditions » adéquates pour donner à « l'hyper-prolétariat, socialisé par les techno-machines flexibles de la production et de la reproduction capitalistes », la possibilité de « s'ouvrir à une praxis émancipatrice »6. Cette perspective se doit de tenir compte de la machinisation numérique des services reproductifs et de la nature aporétique du contre-usage des technologies numériques – malgré ses divergences historiques avec le fondateur des Quaderni Rossi, Alquati n'a pas oublié la leçon de Raniero Panzieri à propos de l'erreur consistant à postuler, face à « l'articulation capitaliste de la technique et du pouvoir », un « usage alternatif (...) des machines » fondé « sur le simple renversement (...) des relations de production », puisque ces dernières sont déjà « internes aux forces productives », qui s'avèrent ainsi « façonnées par le capital »7.

II

  • 8 R. Alquati, Sulla riproduzione della capacità umana vivente. L’industrializzazione della soggettivi (...)
  • 9 Ibid., p. 34.

3Selon Alquati, la difficulté d'« augmenter le montant des profits dans les secteurs saturés » aurait déterminé l'extension des processus de valorisation et d'accumulation du capital dans le domaine de la reproduction de la capacité-humaine-active-vivante, de la capacité même de vivre et de travailler, en développant un secteur professionnel destiné à absorber de plus en plus de salariés et à grossir les rangs d'une grande classe d’ouvriers « de la reproduction et de l'autoreproduction »8. De tels ouvriers constituent une classe du point de vue de la composition technique, mais nullement un sujet collectif susceptible de déclencher des conflits et porteur de la consistance (notamment organisationnelle) nécessaire pour s'imposer dans l'espace public. Ainsi, et c'est l'hypothèse fondamentale d'Alquati, dans le monde d'aujourd'hui, « la principale utilisation/utilité de la capacité de travail vivante-humaine » serait « la reproduction de la capacité-humaine-active-vivante »9.

  • 10 Ibid., p. 74.

4En effet, précise Alquati, l'humanité a toujours reproduit la capacité-active-vivante, mais avec le capitalisme cette pratique aurait été progressivement subsumée sous les rapports de domination, de manière de plus en plus envahissante et potentiellement in-finie, afin de produire la capacité-active tout en transformant son contenu et en faisant des subjectivités à la fois son « contenant dynamique » et son « fournisseur »10 : en un mot, une subjectivité-entreprise.

  • 11 Ibid., pp. 16-17.
  • 12 Ibid., p. 30.

5Bien que la reproduction ne représente pas un « secteur » défini, car elle est une « spécificité transversale (...) universelle »11 - si bien que même dans la manufacture, qui représente le champ de la capacité consommée pour créer des biens et des services, des moments reproductifs seraient présents –, elle affecterait néanmoins principalement le champ de la consommation reproductive, qui peut être distingué en quatre sous-domaines : 1) la consommation solitaire de biens matériels ; 2) la consommation solitaire d'utilités immatérielles ; 3) la reproduction au moyen d'objets fournis par un partenaire ; 4) l'échange reproductif entre partenaires orienté vers la « restauration » de la capacité consommée ou la formation d'une nouvelle capacité (« reproduction formative ou (...) élargie (...) avec augmentation12) ».

  • 13 Ibid., p. 36.
  • 14 Ibid., p. 30.
  • 15 Ibid., p. 60.

6Cette dernière condition est une caractéristique fondamentale des services de reproduction, souvent réalisés par des agences spécialisées soumises à une marque de fabrication, où opèrent un usager et un prestataire, tous deux exerçant un travail « à toutes fins utiles ». Et malgré l'unidirectionnalité apparente, il y aurait échange et réciprocité entre l'usager et le prestataire. Cela devrait conduire à considérer « également l'utilisation » comme « une œuvre spécifique »13. En outre, le consommateur, s'engageant dans une activité de « co-auteur- reproducteur », doit être considéré comme l'« acteur principal » de la relation de reproduction pour la seule raison qu'il ne peut « jamais la rater »14. Et si le plaisir est aussi un travail, alors le consommateur pourrait recevoir un salaire recompensant « son effort pour maintenir ou augmenter sa capacité »15.

III

  • 16 Pour Alquati, les rapports sociaux contemporains ne doivent pas être compris en recourant aux catég (...)
  • 17 R. Alquati, Sulla riproduzione della capacità umana vivente, op. cit., p. 75.
  • 18 R. Alquati, « Appunti quadro per una ricerca sulla "formazione" », in M. Pentenero-L. Perrone (a cu (...)
  • 19 R. Alquati, Sulla riproduzione della capacità umana vivente, op. cit., p. 143.

7Alquati distingue deux aspects de la capacité : 1) la puissance, qui est inhérente à la productivité et fonctionnelle à l'accumulation du capital ; 2) la richesse, qui est davantage susceptible de servir des fins autonomes – dans l'hyperindustrialisation16, l'équilibre entre les deux se ferait au détriment du deuxième aspect, en déterminant un « appauvrissement de (...) la capacité et ce, bien que sa puissance devienne très élevée »17. On a affaire ici à une « ambivalence systémique »18 : une telle ambivalence n'est guère surprenante, étant donné que, dans un régime capitaliste, l'objectif de la formation est de renforcer et non d'enrichir les capacités. Autrement dit, les systèmes éducatifs n'améliorent nullement ce qui peut être fait dans leur cadre : même industrialisés et subsumés sous la logique de l'entreprise, ils n'augmentent ni n'améliorent la « qualité des performances »19. Peut-on en déduire l'incompatibilité entre, d'une part, les pratiques de gestion s'inspirant du New Public Management et, d'autre part, le domaine de l'éducation, vu que l'application de telles pratiques aux systèmes éducatifs s'est heurtée à des problèmes plus importants que dans d'autres secteurs transformés en entreprise ?

  • 20 R. Alquati, Introduzione a un modello sulla formazione, op. cit., p. 63.
  • 21 Ibid., p. 165.
  • 22 R. Alquati, Cultura, formazione, ricerca. Industrializzazione di produzione immateriale, Turin, Vel (...)
  • 23 Dans ce qu’Alquati définit comme l’axe de la profondeur du modellone, trois voies (subdivisées en d (...)

8En d'autres termes, le rendement pédagogique optimal pour l'hyper-industrie capitaliste consisterait, d'une part, à augmenter la puissance des capacités exploitables « à un coût inférieur à celui des Moyens employés »20, et, d'autre part, à permettre la survie d'une certaine « Autonomie du Co-agent hyper-prolétaire »21. Le dispositif du système capitaliste vise en effet à former l'acteur systémique en tant que simple porteur de capacités améliorées « déjà orientées, déjà marquées par l'intentionnalité d'une utilisation systémique »22, mais il aurait néanmoins besoin de la personne capable d'innover les processus23 et de développer de nouvelles connaissances.

  • 24 R. Alquati, Introduzione a un modello sulla formazione, op. cit., p. 180.

9La personne, cependant, est difficile à reproduire au sein de la fabrique de la reproduction devenue intégralement entreprise. Ainsi, pour comprendre les raisons de la volonté persistante de décliner l'éducation dans un sens néo-managérial, il faut prendre en considération le niveau du « Politique » qui, dans le modellone, représente « la quintessence et le but dominant de l'Accumulation »24.

  • 25 R. Alquati, Sulla riproduzione della capacità umana vivente, op. cit., p. 65-66.
  • 26 Ibid., p. 80.
  • 27 Ibid., p. 122.
  • 28 Ibid., p. 142.

10Politiquement, même l'augmentation de la capacité en tant que marchandise ne serait pas toujours profitable. En d'autres termes, le maintien de l'hégémonie néolibérale impose des solutions qui sont, certes, dysfonctionnelles, mais indispensables pour empêcher la possibilité d'articulations hégémoniques rivales. On peut donc supposer que l'une des visées latentes de la trajectoire des réformes de l'éducation en Italie (et ailleurs) au cours des dernières décennies consiste dans l'effacement du conflit dans les institutions scolaires et universitaires, afin de mettre la nouvelle raison du monde (selon l'expression de Dardot et Laval) à l'abri des modes de subjectivation qui lui sont hostiles. Il s'agit d'un changement politique évident dans la stratégie de dévalorisation de la force-travail, historiquement destinée à freiner la baisse tendancielle du taux de profit, par exemple par le biais de mesures de déflation salariale et du positionnement de la dévalorisation aussi en amont, c'est-à-dire dans et par la formation de capacités. Et si les revendications politiques de la macro-partie sociale dominante conduisent à explorer des stratégies de déclassement en amont, pour la macro-partie dominée il devient crucial de lutter au moins pour une augmentation de sa valeur d'usage et de revendiquer la diffusion formative de capacités riches, non seulement pour obtenir des rémunérations plus élevées, mais aussi « pour tenter de sortir du capitalisme »25 : contre-former une subjectivité « alternative et autonome »26 pour « arrêter et inverser l'appauvrissement de la subjectivité et des capacités »27. Le nœud est structurel : la « démarchandisation des capacités [...] et la démarchandisation de leurs échanges » faisant partie des « grands objectifs du communisme »28.

IV

  • 29 Ibid., p. 64. Sur ces questions cfr. E. Armano-S. Cominu, « Connettività e capacità umana nella tra (...)
  • 30 R. Alquati, Sulla riproduzione della capacità umana vivente, op. cit., p. 36-37.
  • 31 Ibid., p. 88.

11Selon Alquati, l'appauvrissement continu des capacités n'est nullement interrompu par l'utilisation croissante des TIC dans la production, pas plus qu'il ne serait arrêté par l'émergence de la centralité – qui n'est en rien nouvelle, mais au contraire très ancienne – de la connaissance dans la création de la valeur. En effet, l'hyperindustrialisation et les réseaux informatiques intégrés dans les processus de production ne nécessitent pas seulement « une main-d'œuvre intelligente hautement qualifiée », mais aussi, sinon surtout, « un travail mental (...) de simple transformation », répétitif et standardisé29. Ce qu'il faut cependant prendre en compte ici, c'est l'analyse opérée par Alquati de l'introduction des machines numériques dans les services éducatifs – une introduction qui aurait justement des effets appauvrissants sur les capacités. Bien que « moins facilement réductible à la logique machinique » que dans la sphère manufacturière, le travail reproductif au sein des machines numériques ne serait pas à l'abri de la machinisation. D'où la prévisibilité d'une augmentation des relations reproductives réalisées « au moyen de (...) télécommunications » et d'une séparation dans le temps et dans l'espace entre l'activité d'exécution et celle de réalisation30, une séparation rendue possible par les « médiations de la télécommunication »31, qui annoncent la reterritorialisation aujourd'hui étudiée par les recherches sur le capitalisme des plates-formes.

  • 32 R. Alquati, « Intervista » a cura di E. Armano, in « La Lente », 1990 (https://www.machina-deriveap (...)
  • 33 R. Alquati, Sulla riproduzione della capacità umana vivente, op. cit., p. 139.

12Déjà au début des années 1990, Alquati prévoyait des mutations dans la didactique allant dans cette direction, et faisait l'hypothèse que, dans l'enseignement secondaire et dans certains secteurs de l'enseignement supérieur, le remplacement et l'expulsion du personnel enseignant et, dans certaines facultés, l'inclusion des médias machiniques, joueraient un rôle organisateur. Cette analyse part du constat d'une tendance à l' « industrialisation de l'enseignement » dans son ensemble, à travers de « nouvelles sous-technologies de la reproduction » visant à standardiser les processus, à réduire leur indétermination, des technologies développées en cartographiant « un grand nombre d'opérations et de processus organiques de reproduction », en les séparant « analytiquement » et en les décomposant en « détails de plus en plus infimes »32 : bref, une « rationalisation tayloriste de la reproduction »33, une microphysique moléculaire et une biopolitique du pouvoir qui renforcent son emprise sur les puissances de la vie – qui les reconfigurent, en fait. Il va sans dire que ces considérations sont très proches de l'actualité : que l'on songe à l'introduction du carnet scolaire numérique en Italie (2012) – symptôme de la tendance néolibérale vers la multiplication des instances de contrôle –, ou à l'utilisation récente de l'enseignement à distance, ensuite rébaptisé « enseignement numérique intégré » qui, d'abord invoqué comme une solution d'urgence, pourrait devenir un dispositif définitivement incorporé à une pédagogie dominante centrée sur les compétences. Et il suffit de se référer à l'expérience quotidienne immédiate pour constater que l'intégration des prestataires et des consommateurs dans ces dispositifs machiniques a entraîné une augmentation de la charge de travail des 'individus et une extension de la journée de travail, sans favoriser pour autant la rationalisation bureaucratique, mais plutôt en alimentant de plus en plus un désir boulimique de quantification. En appliquant les fondements de l'analyse panzierienne et alquatienne, on pourrait dire que derrière les machines – les plateformes numériques ne faisant pas exception – se cachent le rapport social capitaliste et son despotisme immanent, inéliminable, bien que non nécessairement brutal ou évident.

  • 34 S. Cominu, « La non neutralità delle macchine : un’ambivalenza da indagare », in Giuseppe Molinari- (...)

13C'est pourquoi la numérisation des services reproductifs doit être soumise à une analyse (et à une critique de l'économie politico-pédagogique qui la sous-tend) révélant la non-neutralité de la rationalité technologique. Cela permettrait de voir que « le développement de la machinerie numérique » a non seulement conduit à la prolifération de nouvelles marchandises et à « l'intensification des facteurs de production », mais a également reformulé « les modes du commandement social ».34.

14Cela ne veut pas dire que les machines produisent directement des conditions de domination ou déterminent le capitalisme. C'est plutôt le contraire qui est vrai. Comme on peut le lire dans L'Anti-Œdipe :

  • 35 Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’anti-Oedipe. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1972, (...)

Ce ne sont pas les machines qui ont fait le capitalisme, en ce sens, mais le capitalisme au contraire qui fait les machines, et qui ne cesse d'introduire de nouvelles coupures par lesquelles il révolutionne ses modes techniques de production (…). Jamais la machine capitaliste diachronique ne se laisse elle-même révolutionner par une ou des machines techniques synchrones, jamais elle ne confère à ses savants et techniciens une indépendance inconnue dans les régimes précédents (…). Les flux particuliers (...) qui ont pris une forme technologique et scientifique sont soumis à une axiomatique proprement sociale bien plus sévère que toutes les axiomatiques scientifiques, mais bien plus sévère aussi que tous les anciens codes ou surcodages disparus : l'axiomatique du marché capitaliste mondial. Bref, les flux de code « libérés » dans la science et la technique par le régime capitaliste engendrent une plus-value machinique qui ne dépend pas directement de la science et de la technique elles-mêmes, mais du capital, et qui vient s'ajouter à la plus-value humaine35.

  • 36 R. Alquati, « Composizione del capitale e forza lavoro alla Olivetti », in Quaderni Rossi, 3, 1963, (...)

15Et pourtant, dans les agences de reproduction devenues usines, la machine de contrôle qui fonctionne également grâce aux TIC utilise moins de valeur qu'elle ne le pourrait et dissipe de l'énergie. Ce qu'Alquati écrivait dans les années 1960 à propos de l' « appareil bureaucratique » des usines manufacturières pourrait être dit de cette machine pour l'évaluation et la mesure infinies. Ainsi, l'appareil cybernétique-gouvernemental d'aujourd'hui représenterait un « faisceau de lignes hiérarchiques organisées par axes verticaux, comme (...) des sondes vissées dans les nœuds structurels de la valorisation pour aspirer les “informations de contrôle” du travail productif qui permettent au patron/maître de vérifier si le flux se déroule dans les canaux prévus »36.

  • 37 R. Alquati, « Composizione del capitale e forza lavoro alla Olivetti », in Quaderni Rossi, 2, 1962, (...)
  • 38 G. Deleuze-F. Guattari, L’anti-Oedipe, op. cit., p. 280.

16Et, alors même que le néocapitalisme ne contribue pas à l'accumulation et que son statut est essentiellement politique, ses innovations technico-organisationnelles apparaissent, selon Alquati, comme « socialement nécessaires »37. Faut-il donc amender les conclusions de Deleuze et Guattari ? Quelques pages après le passage cité ci-dessus, les deux auteurs traitent de l'État comme d'un « appareil d'anti-production » qui, cependant, ne doit pas être compris comme une « instance transcendante qui s'oppose à la production » mais comme sa fonction régulatrice : l'anti-production dans la production38, en somme... C'est peut-être la formule qui résume et qui explique l'obstination des acteurs politiques étatiques à vouloir appliquer les diktat du New Public Management aux services de formation/reproduction, sans pour autant suggérer un découplage des flux de l'anti-production par rapport à l'extraction et à la création de la valeur.

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Notes

1 Romano Alquati, « Per un’analisi della composizione di classe degli studenti », in Aut Aut, 154, 1976, p. 10. Cf. aussi R. Alquati-N. Negri-A. Sormano, Università di ceto medio e proletariato intellettuale, Turin, Stampatori, 1978.

2 Sur le « Modellone », le modèle théorique-interprétatif élaboré par Alquati au cours des années 1980 et qu’il définissait comme une tentative de décrire le devenir-système du capitalisme à travers la représentation de différents niveaux de réalité, on peut voir R. Alquati, Dispense di sociologia industriale, vol. III, t. 1, Turin, Il Segnalibro, 1989. [Un commentaire récent sur ce modèle théorique-interprétatif est proposé par Maurizio Pentenero, « Per una teoria di medio raggio », in Francesco Bedani-Francesca Ioannilli (dir.), Un cane in chiesa. Militanza, categorie e conricerca di Romano Alquati, Rome, Derive approdi, 2020, p. 31-47].

3 Cf. Id., Dispense di Sociologia Industriale, vol. IV, t. I : Introduzione a un modello sulla formazione, Turin, Il Segnalibro, 1992, p. 157-158.

4 Alquati qualifie de moyens-ressources froids des « actions-travaux dépensés et capitalisés », développés en « mangeant par imitation la capacité humaine » (R. Alquati, Lavoro e attività per una analisi della schiavitù neomoderna, Rome, Manifestolibri, 1994, p. 33-34).

5 Salvatore Cominu, Industria e iperindustria, in F. Bedani-F. Ioannilli (dir.), Un cane in chiesa, op. cit., p. 56.

6 E. Armano-Devi Sacchetto, « La conricerca contro l’industrializzazione dell’umano », in E. Armano (dir.), Pratiche di inchiesta e conricerca oggi, Vérone, Ombre Corte, 2020, p. 109.

7 Raniero Panzieri, « Plusvalore e pianificazione. Appunti di lettura del Capitale », in Quaderni Rossi, 4, 1963, p. 271.

8 R. Alquati, Sulla riproduzione della capacità umana vivente. L’industrializzazione della soggettività, Rome, DeriveApprodi, 2021, p. 167.

9 Ibid., p. 34.

10 Ibid., p. 74.

11 Ibid., pp. 16-17.

12 Ibid., p. 30.

13 Ibid., p. 36.

14 Ibid., p. 30.

15 Ibid., p. 60.

16 Pour Alquati, les rapports sociaux contemporains ne doivent pas être compris en recourant aux catégories de post-industriel ou de post-fordisme, mais à celles d’hyper-industrialisme et d’hyper-fordisme : on n’aurait pas affaire à un dépassement des modes tayloristes-fordistes d’organisation du travail et de structuration des formes de vie, mais d’une radicalisation de ces paradigmes. L’industrie ne doit pas non plus être confondue avec un secteur manufacturier, mais doit plutôt être considérée comme un mode d’organisation, un critère de structuration de l’action humaine, certes historiquement soumis à la logique capitaliste, mais néanmoins susceptible d’être orienté dans d’autres directions. Sur ces points voir R. Alquati, Dispense di sociologia industriale, vol. III, t. 2, Turin, Il Segnalibro, 1989, p. 13-14.

17 R. Alquati, Sulla riproduzione della capacità umana vivente, op. cit., p. 75.

18 R. Alquati, « Appunti quadro per una ricerca sulla "formazione" », in M. Pentenero-L. Perrone (a cura di), La riproduzione del futuro. Le ipotesi di Romano Alquati per una trasformazione radicale, Rome, DeriveApprodi, 2021, p. 130, https://www.machina-deriveapprodi.com/post/la-riproduzione-del-futuro.

19 R. Alquati, Sulla riproduzione della capacità umana vivente, op. cit., p. 143.

20 R. Alquati, Introduzione a un modello sulla formazione, op. cit., p. 63.

21 Ibid., p. 165.

22 R. Alquati, Cultura, formazione, ricerca. Industrializzazione di produzione immateriale, Turin, Velleità Alternative, 1994, p. 43.

23 Dans ce qu’Alquati définit comme l’axe de la profondeur du modellone, trois voies (subdivisées en d’autres sous-voies) coexistent : 1) celle de l’officialité capitaliste, qui constituerait la « manière dont la partie dominante représente la société et les processus qui la structurent » ; 2) celle de l’informalité, plus cachée, qui fonde la possibilité de déclencher la troisième voie ; 3) la contre-voie de la latence, antagoniste à la première. Chacune de ces trois voies correspondrait à une détermination de l’agent humain : 1) l’acteur, interne à l’administration et « activateur abstrait de rôles laborieux prédéterminés » (R. Alquati, Lavoro e attività, op. cit, p. 28-29) ; 2) la personne (ou l’agent intermédiaire), qui représente une détermination dans le sens de l’informalité et, en dépassant l’acteur, présente des objectifs non entièrement attribuables à l’officialité (mais pas non plus spécifiquement antagonistes), et reste en tout cas utile au capitalisme ; 3) le sujet (singulier ou collectif), le résultat éventuel de contre-trajets alternatifs à la reproduction de l’acteur.

24 R. Alquati, Introduzione a un modello sulla formazione, op. cit., p. 180.

25 R. Alquati, Sulla riproduzione della capacità umana vivente, op. cit., p. 65-66.

26 Ibid., p. 80.

27 Ibid., p. 122.

28 Ibid., p. 142.

29 Ibid., p. 64. Sur ces questions cfr. E. Armano-S. Cominu, « Connettività e capacità umana nella trasformazione digitale », in Into the Black Box (a cura di), Capitalismo 4.0. Genealogia della rivoluzione digitale, Milan, Meltemi, 2021.

30 R. Alquati, Sulla riproduzione della capacità umana vivente, op. cit., p. 36-37.

31 Ibid., p. 88.

32 R. Alquati, « Intervista » a cura di E. Armano, in « La Lente », 1990 (https://www.machina-deriveapprodi.com/post/universit %C3 %A0-e-formazione-standardizzata).

33 R. Alquati, Sulla riproduzione della capacità umana vivente, op. cit., p. 139.

34 S. Cominu, « La non neutralità delle macchine : un’ambivalenza da indagare », in Giuseppe Molinari-Loris Narda (dir.), Frammenti sulle macchine. Per una critica dell’innovazione capitalistica, Rome, DeriveApprodi, 2020, p. 30-31.

35 Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’anti-Oedipe. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1972, p. 276-277.

36 R. Alquati, « Composizione del capitale e forza lavoro alla Olivetti », in Quaderni Rossi, 3, 1963, p. 126.

37 R. Alquati, « Composizione del capitale e forza lavoro alla Olivetti », in Quaderni Rossi, 2, 1962, p. 91.

38 G. Deleuze-F. Guattari, L’anti-Oedipe, op. cit., p. 280.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Pietro Maltese, « La Formation et la Reproduction des capacités humaines dans la pensée de Romano Alquati »Cahiers du GRM [En ligne], 20 | 2022, mis en ligne le 07 décembre 2022, consulté le 23 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/grm/3932 ; DOI : https://doi.org/10.4000/grm.3932

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Auteur

Pietro Maltese

Chercheur en Pédagogie Générale et Sociale à l’Université degli Studi di Palermo. Ses recherches concernent les rapports entre éducation et politique, la pensée d’Antonio Gramsci, le tournant néolibéral des systèmes d’éducation contemporains.

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Droits d’auteur

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