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Du risque à la performance. Dispositifs, mesures, génération de valeur, production et inclusion différentielle

Anna Simone
Traduction de Emiliana Armano et Andrea Cavazzini

Résumé

L’article explore le rapport entre néo-libéralisme, avènement de la société de la performance, production de valeur et formes d’« inclusion différentielle ».

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Entrées d’index

Index géographique :

Italie

Index chronologique :

XX-XXI siècle
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Notes de l’auteur

Première version en italien de cet article : Anna Simone, « Dal rischio alla prestazione. Dispositivi, misurazioni, produzione del valore e inclusione differenziale » in Davide Borrelli e Diego Giannone, (dir.), Cartografie Sociali. Rivista di sociologia e scienze umane, anno IV, n. 8, novembre 2019, p. 71-85.

Texte intégral

La « société de la performance » comme contexte de référence des politiques néo-libérales

  • 1 Federico Chicchi e Anna Simone, La società della prestazione, Roma, Ediesse, 2017.

1Dans cet article, je vais brièvement rendre compte de quelques éléments qui, de mon point de vue, constituent le « cadre », le contexte ou le périmètre social produits par les politiques d’évaluation néo-libérales. Nous ne nous attarderons pas sur ces dernières car elles ont été étudiées de manière plus rigoureuse par d’autres chercheurs, mais nous essayerons de rendre compte de certains aspects de leur structure, afin de démontrer la portée systémique et intégrée de ce que nous avons défini avec Federico Chicchi comme la « société de la performance »1.

  • 2 Herbert Marcuse, Eros and Civilization, Boston, Beacon Press, 1955.
  • 3 Ulrich Beck, Risikogesellschaft. Auf dem Weg in eine andere Moderne, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 198 (...)

2L’utilisation du terme « société de la performance » est déjà apparue, non seulement dans les travaux d’Herbert Marcuse2, mais aussi dans les études d’Ulrich Beck sur la « société du risque »3.

3Si, pour Marcuse, le principe de la performance surgit faute de barrières adéquates opposées à l’économie libidinale produite par la pulsion de consommation dans la société « opulente » des années 1960, pour Beck, la société du risque qu’il a étudiée dans les années 1990 serait devenu une société basée sur la performance si des instruments de régulation adéquats n’avaient pas été conçus pour contenir les excès des marchés, notamment en ce qui concerne la dérégulation des formes de la production, la déréglementation des formes du travail et les risques environnementaux.

  • 4 Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Pa (...)

4Chez les deux auteurs, l’évocation du principe de la performance comme danger intrinsèque est étroitement liée à la nécessité de penser une culture de la limitation et de la mesure face aux processus et aux logiques économiques existantes. En effet, la crise du modèle social fondé sur l’industrialisation, le fordisme, l’État providence, le compromis entre les classes sociales et le lien capital/travail, a contribué à dessiner les contours d’une logique sociale ultérieure et plus complexe. Pierre Dardot et Christian Laval décrivent, quant à eux, un cadre social plus structuré, essentiellement fondé sur l’individualisme compétitif et fortement déterminé par le marché, et rattachent à une nouvelle rationalité néo-libérale fondée sur le gouvernement et sur la production directe des acteurs sociaux par les relations marchandes4.

Sur les processus d’individualisation, déjà répandus dans les années 1990, U. Beck écrit dans La société du risque :

  • 5 U. Beck, Risikogesellschaft, op. cit., p. 158-159.

Une nouvelle immédiateté est née, assez paradoxalement, dans la relation entre l’individu et la société – l’immédiateté de la crise et de la maladie, au sens où les crises sociales se manifestent comme des crises individuelles et ne sont plus perçues, ou seulement sous une forme très indirecte, dans leur dimension sociale. C’est l’une des explications de la vague actuelle d’intérêt pour la psychothérapie. L’idée de la performance individuelle au travail devient de plus en plus importante, si bien que l’on peut dire que la société de la performance, avec ses possibilités de légitimation (apparente) des inégalités, est destinée à se déployer dans toute sa problématique à l’avenir5.

  • 6 Ibid., p. 212.

5Pour Beck, l’individualisation signifie un désengagement à l’égard des formes et des contraintes sociales historiquement préétablies, c’est-à-dire une perte de la sécurité traditionnelle et une augmentation des symptômes pathologiques liés à l’insécurité – c’est un nouveau type de lien social, fondé principalement sur le contrôle interiorise, dans lequel la personne individuelle devient l’unité fondamentale de la reproduction sociale : « L’individualisation signifie une dépendance à l’égard du marché dans toutes les dimensions de la conduite de la vie »6.

  • 7 Friedrich August von Hayek, Law, Legislation and Liberty (1973-1976), Londres, Routledge and Kegan (...)

6Ce n’est pas par hasard que l’un des plus grands partisans de ce modèle socio-économique, F. A. von Hayek, parle d’une anthropologie néo-libérale définie par la « fonction catallactique » des marchés7, c’est-à-dire l’omniprésence de formes d’organisation fondées sur le principe de l’égalité des chances, sur la gestion, sur l’égocentrisme compétitif orienté par le modèle du leader, sur la valorisation virtuelle – par le marché – des aptitudes, des identités de genre et de toutes les autres différences.

  • 8 Christopher Lasch, The Culture of Narcissism: American Life in an Age of Diminishing Expectations, (...)

7La société de la performance, en d’autres termes, est une forme d’adaptation, depuis longtemps annoncée et maintenant mise en œuvre, face aux règles dictées par le marché par le biais de la gestion, visant d’une part la valorisation – non pas la reconnaissance de droits, mais seulement la production élargie d’une plus-value, comme nous le verrons plus loin – ; et, d’autre part, comme U. Beck l’indique à l’instar d’autres auteurs – par exemple Christopher Lasch – la construction d’un modèle social non seulement à partir de l’action, mais aussi et surtout du psychisme individuel, sanctionnant une asymétrie définitive entre les systèmes8. La catallaxie, en effet, est – si l’on veut la définir en de termes différents – une sorte de fonction anthropophagique du marché tendant à déterminer de l’intérieur tous les autres systèmes : juridiques, politiques, culturels et sociaux.

  • 9 Voir F. Chicchi et A. Simone, op. cit.

8Tout en laissant ici de côté les implications symptomatologiques et psychologiques des répercussions du principe de la performance, des processus d’individualisation, de l’éclatement/transformation du marché et de la décomposition/transformation du travail,9 nous mettrons en évidence les dispositifs qui sous-tendent ce modèle ainsi que les formes de production de la valeur et de l’emploi et l’« inclusion différentielle » qu’il produit.

9Nous essayerons de montrer comment l’organisation néo-libérale de la société et la politique de l’État en matière d’éducation, de santé et d’environnement ont mis en place des dispositifs pour extraire sans cesse de la plus-value de toute activité/capacité humaine.

Mécanismes de la performance

  • 10 Voir F. Chicchi et A. Simone, op. cit.
  • 11 Michel Foucault, Dits et ècrits, Paris, Gallimard, 1994, p. 299-300.

10Dans ce cadre général, qui marque un changement important d’échelle, passant du risque à la performance10, et en ayant recours à la définition du concept de « dispositif » proposée par Michel Foucault – à savoir : « un ensemble absolument hétérogène impliquant des discours, des institutions, structures architecturales, décisions réglementaires, lois, mesures administratives, énoncés scientifiques, propositions philosophiques »11 – j’essaierai de rendre compte de certains des dispositifs de la société de la performance.

  • 12 Massimiliano Nicoli, Le risorse umane, Rome, Ediesse, 2015.

11Comme on le sait, Foucault avait conceptualise la « société disciplinaire » et les pratiques de la « gouvernementalité », des modèles qui ne sont pas exactement identiques au principe de la performance. Cependant, sa définition nous est très utile pour exposer le changement en cours car les logiques des dispositifs restent les mêmes malgré les différences entre les logiques sociales générales : les dispositifs sont toujours liés à un ordre discursif et à un jeu de pouvoirs – un pouvoir qui se nourrit des connaissances qu’il produit. La connaissance et le pouvoir se produisent mutuellement dans la structuration des formes d’organisation des « ressources humaines »12 passées et présentes.

12Contrairement aux sociétés de la discipline et du contrôle qui utilisaient la psychiatrie, ainsi que d’autres sciences, pour classer et catégoriser les sujets, la société de la performance et la logique marchande qui la sous-tend utilisent des connaissances issues du management, de la psychologie cognitive et comportementale, voire des disciplines orientales et des techniques d’entraînement militaire, non plus seulement pour produire un partage entre exclusion et inclusion, mais pour absorber tout comportement humain jusqu’aux sentiments le plus intimes et profonds, pour inclure en « différenciant » et en « utilisant ».

13Ces dispositifs utilisés par la société de la performance sont fondés sur trois éléments déterminants : la réorganisation des institutions sur une base corporatiste, l’individualisme compétitif et la promotion de la performance axée sur le succès dans le cadre d’un régime pratique et discursif qui vise uniquement et exclusivement le profit en soumettant toute chose à la logique de la valorisation. Une sorte de réorganisation moléculaire et massive s’est imposée à grande échelle dans tous les secteurs de la société, en façonnant tout selon les besoins de l’individu compétitif.

  • 13 Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
  • 14 A. Simone (a cura di), Sessismo democratico. L’uso strumentale delle donne nel neoliberismo, Milan, (...)

14C’est principalement à partir des années 1990 que l’esprit de gestion est devenu omniprésent, en devenant le seul moyen d’organisation efficace capable de pénétrer même dans la sphère publique et institutionnelle, à travers les processus de privatisation de l’aide sociale et des grandes entreprises de services publics, à travers les nouveaux secteurs privés, et la nécessité de « rationaliser » l’efficacité de ce qui restait du secteur public, y compris les universités. Le modèle de la gestion visait au début, et vise toujours, à transformer toutee institution publique en une entreprise13. Depuis ces années-là, en effet, la littérature sur le management a connu un développement impressionnant, comme nous le verrons plus loin, et s’est structurée autour d’au moins deux courants : d’une part, le management d’entreprise, avec sa pléthore complexe de méthodes de gestion, et, d’autre part, ce que l’on appelle la gestion du soi, à partir de laquelle d’autres méthodes plus contemporaines se sont développées, plus proches des processus actuels de composition et de décomposition du social, tels que la gestion de la « diversité », par exemple celle de l’orientation sexuelle, le Gender index et le Gay index, tous promus à l’origine par l’école McKinsey de Londres, une entreprise pionnière de l’égalité des chances dans et par la gestion – on rappellera d’ailleurs que l’école McKinsey de Londres est aussi une entreprise de pointe dans le domaine de la formation des directeurs de multinationales et d’institutions bancaires14.

15Contrairement au management d’entreprise, qui vise à tirer un surplus de profit de la gestion des ressources humaines employées, en encourageant l’efficacité du groupe moléculaire par le biais de techniques et de méthodes diverses, l’autogestion vise à forger d’abord l’individu pris comme un tout, en le considérant comme un corps-profit et un corps-marque, comme une I-entreprise permanente.

  • 15 Thibault Le Texier, « Le Management de soi », in Le Débat, n. 1, 2015.

16Comme nous l’apprennent les études de Thibault Le Texier, l’autogestion a commencé à prendre forme timidement aux États-Unis vers les années 1980, grâce à l’utilisation du modèle de psychologie comportementaliste appliqué aux groupes d’« alcooliques anonymes », et elle s’est généralisée dans les années 1990, à partir des nouveaux modèles de leadership15 .

  • 16 F. Chicchi e A. Simone, op. cit., p. 141.

17Nous pourrions dire que, à partir du concept d’habitus élaboré par Pierre Bourdieu pour indiquer le capital culturel de chaque société et de chaque acteur social, nous avons affaire ici à l’internalisation directe d’un soi construit selon les normes de la productivité du marché et du commerce entre entreprises, donc à un régime d’évaluation permanente. Corps, esprit, émotions, conscience et sensibilité doivent s’aligner sur les modèles du marketing en considérant même la relation et l’interaction comme des gestes sociaux orientés vers la rentabilité. Un exemple concret de ce changement social fondé sur la performance est bien représenté par le succès exponentiel de certains nouveaux métiers, au premier rang desquels le coaching, lequel – selon une formule célèbre – devrait réduire toute forme d’« interférence » dans les actions des acteurs afin d’augmenter de façon exponentielle leur potentiel de performance et/ou leur « rendement sur le lieu de travail : Potentiel-Interférence = + Performance16.

La gestion des connaissances. Excursus rapide sur les paradoxes de la méritocratie et le culte de la performance

18Évaluer, mériter, former (en permanence). Si ces trois mots ne sont pas nouveaux, ils tissent aujourd’hui la chaîne et la trame d’un autre complexe de dispositifs de la performance centrés principalement sur la traduction de la logique de l’entreprise et de la gestion au sein de ce que l’on appelle le « capital culturel » et de ses organismes, tels les écoles, les universités, la formation professionnelle, les fondations, etc.

  • 17 Federica Giardini e A. Simone, « La riproduzione come paradigma. Per un’economia politica femminist (...)

Le contexte qui relie ces domaines est sans aucun doute fourni par l’émergence progressive de nouveaux instruments d’aide à la décision concernant l’inclusion et l’exclusion, orientés vers une sélectivité hautement compétitive, fondée sur la méritocratie, c’est-à-dire sur un système de mesure des programmes d’études, établi par le biais de critères « objectifs » qui visent également à structurer la soi-disant « culture de l’excellence »17.

  • 18 Michael Young, The Rise of the Meritocracy, Londres, Pelican Books, 1958.

19Toute la littérature critique consacrée à la « méritocratie », tendant à montrer ses revirements et ses paradoxes, a pour point de départ le célèbre ouvrage de satirique de Michael Young, The rise of meritocracy18, paru en 1958 ; on peut trouver une synthèse de son propos dans certaines des conférences qu’il a données beaucoup plus tard sur les méthodes de sélection :

  • 19 M. Young, « Equality and Public Service », in British Association for the Advancement of Science, 1 (...)

Si nous évaluions les personnes non seulement sur la base de leur intelligence et de leur éducation, de leurs occupations et de leur pouvoir, mais sur la base de leur gentillesse et de leur courage, de leur imagination et de leur sensibilité, de leur sympathie et de leur générosité, nous n’aurions pas d’inégalités, du moins pas celles auxquelles nous sommes accoutumés19.

20La provocation de Young nous conduit directement au premier véritable paradoxe de la méritocratie, qui – comme beaucoup l’affirment – n’a rien d’un processus de reconnaissance d’un mérite « existant en soi », car la logique méritocratique est un système construit et objectivé par l’utilisation d’indicateurs quantitatifs et qualitatifs, de normes et d’indicateurs de performance, tandis que le concept même de mérite peut être pensé comme une sorte d’inquantifiable lié à la sphère des passions, de la tension entre l’individu et la personne, comme un talent qui demande à être reconnu parce qu’il est subjectif, transcendant et singulier, donc en excès sur tous les indicateurs concevables.

21En effet, le mot « mérite » vient du latin merere, qui signifie « gagner », « acquérir », principalement utilisé pour indiquer les modalités d’établissement des premières formes de la justice distributive. À un stade ultérieur, il a été largement utilisé dans la philosophie politique moderne pour désigner le principe d’égalité et d’équité auquel la justice sociale devrait se conformer pour reconnaître les droits des citoyens-travailleurs.

22La « méritocratie » n’est devenue un outil quantitatif qu’avec la naissance, en 1947 à Harvard, de l’ETS – Education Testing Service – une organisation qui se consacre à la mesure des processus éducatifs, des QI, etc., au moyen d’instruments et d’une approche que l’on pourrait qualifier de « darwinistes-sociaux ».

23Le mérite et la métrie sont donc peu à peu devenus synonymes jusqu’à ce qu’ils se traduisent par un système de tri : la « méritocratie » elle-même, qui, toutefois, s’est progressivement transformé en un système de gestion des ressources humaines.

24Cependant, ce terme est progressivement devenu le mot d’ordre de certaines idéologies politiques tendant à remplacer la culture des droits fondamentaux par des outils de sélection sociale basés sur des systèmes d’évaluation utilisant des critères prétendument objectifs.

  • 20 A. Simone, I talenti delle donne, op. cit.

25Le talent et le mérite, par exemple, sont-ils la même chose ? Le talent peut-il être évalué de la même manière qu’un CV20 ? Et dans quelle mesure ce dispositif incite-t-il à devenir un performer de soi-même en accumulant des entrées au détriment de la qualité ? Quel rapport entre le désir d’exercer une activité quelconque et l’obligation imposée par les normes de mesure méritocratiques ?

26En outre : qui juge qui ? Quel niveau de compétitivité entre les individus pourrait être atteint si les obstacles à l’égalité d’accès pour tous étaient supprimés ?

  • 21 M. Gramaglia, 2008, « A difesa della meritocrazia ? Concezioni alternative del ruolo del merito all (...)

27Le deuxième grand paradoxe du système méritocratique concerne sa relation avec l’applicabilité des droits fondamentaux, dans une société au sein de laquelle les écoles et les universités publiques s’inscrivent déjà dans un système de libre concurrence avec les écoles et les universités privées, dont beaucoup sont convoitées parce qu’elles sont considérées comme plus « excellentes » que d’autres. La logique du mérite ne devrait pas être structurée uniquement à partir de son exigence de performance21, mais elle devrait au contraire poser le problème de l’accès, c’est-à-dire garantir l’égalité des chances de départ pour tous, même et surtout pour ceux qui n’ont pas de moyens, comme le prévoit par exemple la Constitution italienne. Faire reconnaître les mérites et les talents, en d’autres termes, ce n’est pas du tout s’appuyer sur un dispositif comme la méritocratie qui est fondamentalement centré sur une dimension quantitative, donc objectivée et déjà formatée par des indicateurs économiques pre-etablis.

  • 22 Valeria Pinto, Valutare e Punire, Naples, Cronopio, 2012 ; M. Nicoli, Le risorse umane, op. cit.

28Le système d’évaluation qui s’est maintenant instauré dans toutes les institutions, en transformant jusqu’aux fondements des universités, est l’un des exemples les plus clairs de ce qu’un système basé sur les performances peut donner en termes de méritocratie et de gestion dite scientifique. Ce dernier système garde d’ailleurs l’esprit du « toyotisme » comme matrice fondatrice – un modèle de chaîne de montage appliqué aux connaissances qualitatives et à la gestion des « ressources humaines »22. Les systèmes d’évaluation comme le VQR pour les travailleurs universitaires du savoir marquent un déplacement déterminé de manière prédominante par un axe qui semble articuler les anciennes modalités disciplinaires dont parlait Foucault, déclinées uniquement en termes de punition ou d’exclusion, avec les nouveaux critères de la performativité – tout cela au détriment de critères non mesurables, tel le mérite lui-même, c’est-à-dire les passions, les désirs, les talents, ainsi que la liberté même de la recherche, laquelle est un droit fondamental.

  • 23 Valeria Pinto, Valutare e Punire, op. cit.

29Ce modèle d’efficacité des performances repose sur des attentes en matière de performances dans le domaine de la recherche scientifique en sciences humaines et sociales, lesquelles pourraient, à leur tour, générer des modèles d’individualisation similaires à ceux que l’on peut observer dans les concours de talents23 ou dans d’autres formats centrés sur un principe d’inclusion/exclusion – des formats fortement déterminés par une sorte de mise au ban du « différent ».

  • 24 Alessandro Dal Lago, « La s-valutazione della ricerca », in Aut Aut, n. 360, 2015.

30Et, bien sûr, dans toute société ou institution – l’université et les savoirs liés aux sciences humaines et sociales, par exemple –, le savoir critique tend à être marginalisé alors qu’il a été le fondement de la sociologie ou de la philosophie depuis leurs débuts institutionnels. Par ailleurs, la problématique des systèmes d’évaluation doit également être située dans le cadre de leurs conflits immanents, que confirment très souvent les démarches visant à faire valoir par tous les moyens légaux des raisons subjectives plutôt que des raisons objectives afin de protéger les sujets concernés : De quel droit attribue-t-on une valeur à quelque chose ? Existe-t-il un critère universel de comparaison des valeurs ? Y a-t-il des valeurs logiquement supérieures à toutes les autres24 ? Ces conflits, ainsi que de nombreux autres, très débattus dans la sphère publique, peuvent être traduits ici à travers le prisme d’une transformation de la performance, en partant de l’anthropologie néolibérale et de la fonction anthropophagique du marché. Ce modèle fait progressivement son chemin dans la planification et l’organisation de la formation. Une analyse minutieuse effectuée sur les programmes de formation montre clairement que certains mots qui déterminent le modèle de la société de la performance sont en train d’y être pleinement intégrés. Le terme « performance », par exemple, utilisé en lieu et place du terme « tâche », désormais obsolète, a fait son entrée dans tous les modules de formation, et même au sein de l’administration publique.

  • 25 Judith Butler, « L’alleanza dei corpi. Nota per una teoria performativa dell’azione collettiva, in (...)

31Le concept de performance, comme nous le savons, a des racines dans la linguistique, l’art contemporain et d’autres sciences humaines et peut avoir une valeur axée sur la connaissance critique, ainsi que sur la nécessité de montrer, par des émotions ou des formes de représentation artistique, l’envers des stéréotypes et du sens commun25. Ici, cependant, il n’est utilisé que dans sa détermination normative et préétablie par les critères de ce projet global qui détermine les normes, les temps, les dispositifs de la société de la performance, ainsi que l’action axée sur la performance et les critères de son succès et du profit qu’on en tire.

Le paradoxe de l’inclusion différentielle et le marketing des différences

32Afin d’élargir la vue d’ensemble du fonctionnement de la société de la performance, nous allons maintenant essayer, avant de conclure, d’expliquer plus clairement la manière dont l’inclusion différentielle a lieu et comment la valeur est produite et extraite de toute qualité humaine, y compris les différences de genre et de sexe.

33Parmi les nouvelles frontières d’une gestion réussie, comme nous l’avons déjà dit plus haut, l’approche de la diversité gagne du terrain. L’objectif sous-jacent de cette tendance n’est pas seulement de combler l’écart entre les hommes et les femmes qui existe encore au niveau du top management voire de la main-d’œuvre, tant dans l’encadrement supérieur que dans la gestion des ressources humaines, ni d’éviter des formes de discrimination, mais de mettre tout en valeur sur le marché – toute forme de conduite et en particulier celles liées aux différences de genre, de race, d’orientation sexuelle (mais aussi le handicap, etc).

34Créé au début des années 1990 par le cabinet de la McKinsey School of Management, rapidement adopté par l’Agence européenne pour l’environnement, par l’Université Bocconi de Milan et par de nombreuses autres universités européennes, inclus dans les chartes et les plans d’action du Département de la Justice de la Commission européenne, diffusé à grande échelle par la Commission européenne de la justice de la Commission européenne, promu par de nombreuses fondations, Masters fondations, master et même par un numéro monographique de la revue Mutamento Sociale, le management de la diversité est aujourd’hui un projet très élaboré visant à gérer les « ressources humaines » en incluant les différences dans le seul but d’en extraire de la valeur et du profit. Les définitions que l’on peut trouver varient en fonction des instances qui adoptent ce style de management, mais l’objectif pour lequel il a été créé reste plus ou moins le même :

  • 26 Synergia Magazine, 2016.

Le management de la diversité est l’ensemble des politiques d’entreprise visant à gérer la diversité des individus et des groupes sociaux sur le lieu de travail. L’hétérogénéité des salariés d’une entreprise peut être liée à des différents facteurs tels que l’âge, le sexe, la profession, les capacités, la religion, l’orientation sexuelle et l’appartenance culturelle/ethnique, mais elle constitue une valeur qui peut produire un avantage concurrentiel26.

Selon ce principe, investir dans les différences peut augmenter les bénéfices pour l’entreprise et, en même temps, constituer un bon « capital réputationnel » de différences à vendre sur le marché dans une phase ultérieure.

35Le management de la diversité a, en d’autres termes, une double fonction, toujours tournée vers le profit : une fonction interne visant la valorisation des individus et de leurs différences contre les discriminations dans le cadre de la gestion des ressources humaines et une fonction externe visant à vendre sur le marché, par le biais de stratégies de marketing appropriées, ce même principe éthique – l’inclusion contre l’exclusion. Femmes, migrants, homosexuels, jeunes et vieux, handicapés deviennent ainsi un capital dans lequel on peut découper une sorte de corps-marchandise éthique, oxymorique et paradoxal en soi, que l’on peut valoriser et dont on peut extraire du profit par des stratégies de marketing. Si, il y a quelques années encore, la tendance à utiliser ce type de management concernait principalement la formation du management des grandes multinationales, aujourd’hui on la retrouve dans le tissu des petites et moyennes entreprises, ou dans les universités.

36À partir de l’extraction de valeur et de profit à partir des femmes ou des homosexuels27, d’autres différences et « conduites » tendent à se construire. En partant des stéréotypes de genre abondamment remis en question par la littérature féministe, la situation est encore plus articulée et variée. Pour donner quelques exemples rapides, le « facteur D » qui vient d’être lancé par l’université Bocconi de Milan pour indiquer combien, en fait, les femmes et leur capacité de relation, de care, etc., pourraient devenir « utiles à la croissance du pays »28, a été immédiatement diffusé par la caisse de résonance communicative d’importants journaux comme Il Sole 24 Ore et Il Corriere della Sera, et de plusieurs magazines féminins, jusqu’à ce qu’il devienne un concept répandu jusque dans le sens commun.

37Un autre exemple est le succès de librairie, à l’échelle transnationale, de Rivoluzione Womenomics, un livre écrit par deux femmes managers d’Europe du Nord et entièrement destiné à « valoriser » le rôle des femmes dans l’économie pour augmenter les PIB nationaux et les bénéfices des entreprises , plaidant pour une valorisation des aptitudes des femmes et de ce que l’ouvrage appelle le « bilinguisme de genre » dans les entreprises.

  • 29 Luisa Pogliana, Le donne, il management, la differenza, Milano, Guerini e Associati, 2012.
  • 30 Federica Giardini e A. Simone, « La riproduzione come paradigma. Per un’economia politica femminist (...)

38Il existe désormais une petite opposition au sein de la littérature managériale ; et quelques pierres ont été jetées par des femmes porteuses de la pensée de la différence qui, à partir de leur positionnement dans l’entreprise, ont tenté de renverser le langage de l’extraction de plus-value en faisant valoir le temps de la vie contre le temps du profit, la responsabilité avec la liberté, le souci des personnes au lieu de la simple gestion des ressources humaines, la pratique de la relation versus l’idéologie du réseau, etc.29. Toutefois, le rétentissement médiatique de ces formes de valorisation des différences et d’extraction de la valeur de l’être humain, qui redéfinissent même la relation marxienne classique entre travail de production et travail de reproduction30, continue d’obscurcir toute forme de nouvelles réglementations du culte du profit pour le profit, ainsi que toute proposition alternative.

  • 31 Christian Marazzi, Il posto dei calzini. La svolta linguistica dell’economia e i suoi effetti sulla (...)
  • 32 A. Simone (a cura di), Sessismo democratico. L’uso strumentale delle donne nel neoliberismo, op. ci (...)

39Cette « place des chaussettes » mentionnée par l’économiste Christian Marazzi31, c’est-à-dire la connaissance non calculable des soins et de la reproduction dans le travail des femmes, est devenue un indicateur de la valeur du travail des femmes, alors que les formes de l’exclusion sociale produites depuis des décennies par le système patriarcal de la société se transforment progressivement en pratiques d’« inclusion différentielle » – nous utilisons cette expression pour rester fidèle, malgré le sens très différent qui lui est donné ici, au féminisme post-colonial et en particulier aux travaux de Gayatry Spivak – gouvernées par le paternalisme néolibéral, une sorte de « sexisme démocratique » paradoxal32.

40Il est évident, alors, que dans cette démesure généralisée des dispositifs qui façonnent les actions des acteurs sociaux, en les capturant et en les transformant en profondeur, ce que nous devons vraiment repenser, c’est un monde avec moins de mesures et plus de mesure.

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Notes

1 Federico Chicchi e Anna Simone, La società della prestazione, Roma, Ediesse, 2017.

2 Herbert Marcuse, Eros and Civilization, Boston, Beacon Press, 1955.

3 Ulrich Beck, Risikogesellschaft. Auf dem Weg in eine andere Moderne, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1986.

4 Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2010.

5 U. Beck, Risikogesellschaft, op. cit., p. 158-159.

6 Ibid., p. 212.

7 Friedrich August von Hayek, Law, Legislation and Liberty (1973-1976), Londres, Routledge and Kegan Paul, 1982.

8 Christopher Lasch, The Culture of Narcissism: American Life in an Age of Diminishing Expectations, New York, Norton, 1979.

9 Voir F. Chicchi et A. Simone, op. cit.

10 Voir F. Chicchi et A. Simone, op. cit.

11 Michel Foucault, Dits et ècrits, Paris, Gallimard, 1994, p. 299-300.

12 Massimiliano Nicoli, Le risorse umane, Rome, Ediesse, 2015.

13 Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

14 A. Simone (a cura di), Sessismo democratico. L’uso strumentale delle donne nel neoliberismo, Milan, Mimesis, 2012, et Id., I talenti delle donne. L’intelligenza femminile al lavoro, Turin, Einaudi, 2014.

15 Thibault Le Texier, « Le Management de soi », in Le Débat, n. 1, 2015.

16 F. Chicchi e A. Simone, op. cit., p. 141.

17 Federica Giardini e A. Simone, « La riproduzione come paradigma. Per un’economia politica femminista », in Iaph Italia, 2015, www.iaphitalia.org.

18 Michael Young, The Rise of the Meritocracy, Londres, Pelican Books, 1958.

19 M. Young, « Equality and Public Service », in British Association for the Advancement of Science, 11 septembre, Fabian Society.

20 A. Simone, I talenti delle donne, op. cit.

21 M. Gramaglia, 2008, « A difesa della meritocrazia ? Concezioni alternative del ruolo del merito all’interno di una teoria della giustizia », in Politiche Sociali, n. 2, 2008.

22 Valeria Pinto, Valutare e Punire, Naples, Cronopio, 2012 ; M. Nicoli, Le risorse umane, op. cit.

23 Valeria Pinto, Valutare e Punire, op. cit.

24 Alessandro Dal Lago, « La s-valutazione della ricerca », in Aut Aut, n. 360, 2015.

25 Judith Butler, « L’alleanza dei corpi. Nota per una teoria performativa dell’azione collettiva, in Opera Viva, 2017, https://operavivamagazine.org/lalleanza-dei-corpi/

26 Synergia Magazine, 2016.

27 http://www.ticinonews.ch/economia/183642/credit-suisse-lancia-il-gay-index

28 A. Simone, I talenti delle donne, op. cit.

29 Luisa Pogliana, Le donne, il management, la differenza, Milano, Guerini e Associati, 2012.

30 Federica Giardini e A. Simone, « La riproduzione come paradigma. Per un’economia politica femminista », op. cit.

31 Christian Marazzi, Il posto dei calzini. La svolta linguistica dell’economia e i suoi effetti sulla politica, Turin, Bollati Boringhieri, 1999.

32 A. Simone (a cura di), Sessismo democratico. L’uso strumentale delle donne nel neoliberismo, op. cit.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Anna Simone, « Du risque à la performance. Dispositifs, mesures, génération de valeur, production et inclusion différentielle »Cahiers du GRM [En ligne], 20 | 2022, mis en ligne le 07 décembre 2022, consulté le 15 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/grm/3964 ; DOI : https://doi.org/10.4000/grm.3964

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Auteur

Anna Simone

Anna Simone enseigne la Sociologie de la politique et du droit auprès du Département de Science Politiques, Université Rome-III.

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