1Aucune archéologie de la pensée marxiste ne peut éviter de prendre en considération la place qu’y occupe la problématique du travail et de situer cette dernière dans l’histoire des idées de l’activité humaine et de ses différentes formes. Hannah Arendt a eu le mérite indéniable d’esquisser les traits fondamentaux de cet ensemble de rapports historico-conceptuels :

• 1 Hannah Arendt, Karl Marx, Paris, Payot, 2018, p. 34.

L’aspect réellement antitraditionnel et sans précédent de [la pensée de Marx] est sa glorification du travail, et sa réinterprétation de la classe – celle des travailleurs – que la philosophie méprisait depuis toujours. Le travail, qui est l’activité humaine de cette classe, était jugé de si peu d’importance que la philosophie ne s’était même pas souciée de l’importance de l’interpréter et de le comprendre (…). Marx est le seul penseur du XIXe siècle qui ait abordé sérieusement son événement central : l’émancipation de la classe ouvrière, en termes philosophiques1.

En quel sens une telle émancipation constitue-t-elle un événement philosophique ?

• 2 Ibid., pp. 36-37.

Ce qui était décisif, ce n’était pas l’émancipation politique de la classe ouvrière, l’égalité pour tous qui pour la première fois dans l’histoire incluait la main-d’œuvre non qualifiée, mais plutôt cette conséquence que le travail en tant qu’activité humaine n’appartenait plus désormais au strict domaine privé de la vie : il devenait un fait politique public de premier ordre2.

• 4 Ibid., p. 38-39.

Les gens dont la seule tâche consiste à pourvoir à ces besoins coercitifs élémentaires étaient traditionnellement jugés non libre par définition – c’est-à-dire qu’ils n’étaient pas jugés en mesure d’exercer les fonctions des citoyens libres (…). La vie politique publique commençait là où finissait ce domaine du privé, ou, en d’autres termes, chaque fois que ces besoins pouvaient être transcendés dans un monde commun, un monde spécifique aux hommes transcendant le rapport de métabolisation avec la nature de chacun de ses individus4.

• 6 Karl Marx, Le Capital, Livre III, traduction par C. Cohen-Solal et G. Badia, Paris, Éditions Social (...)

En fait, le royaume de la liberté commence seulement là où l’on cesse de travailler par nécessité et opportunité imposée de l’extérieur ; il se situe donc, par nature, au-delà de la sphère de production matérielle proprement dite. De même que l’homme primitif doit lutter contre la nature pour pourvoir à ses besoins, se maintenir en vie et se reproduire, l’homme civilisé est forcé, lui aussi, de le faire et de le faire quels que soient la structure de la société et le mode de la production. Avec son développement s’étend également le domaine de la nécessité naturelle, parce que les besoins augmentent ; mais en même temps s’élargissent les forces productives pour les satisfaire. En ce domaine, la seule liberté possible est que l’homme social, les producteurs associés règlent rationnellement leurs échanges avec la nature, qu’ils la contrôlent ensemble au lieu d’être dominés par sa puissance aveugle et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais cette activité constituera toujours le royaume de la nécessité. C’est au-delà que commence le développement des forces humaines comme fin en soi, le véritable royaume de la liberté qui ne peut s’épanouir qu’en se fondant sur l’autre royaume, sur l’autre base, celle de la nécessité. La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail6.

Une tension fondamentale habite donc le travail (et par conséquent le mouvement ouvrier en tant que sujet politique) : d’une part, la puissance qui s’exprime dans cette activité est la condition de la liberté et de l’épanouissement de l’existence humaine ; d’autre part, cet épanouissement ne peut advenir réellement que par-delà le travail lui-même.

4D’où, une double détermination des finalités et des expressions politiques du mouvement des classes laborieuses. D’une part, il sera question d’affirmer la puissance collective du travail, la valeur et la dignité des capacités humaines organisées en fonction de la transformation efficace du monde ; d’autre part, il s’agira de tendre vers des activités et des capacités qui transcendent la sphère du travail et qui supposent sa mise à distance. D’un côté, quelque chose qui prolonge les idéaux du métier et de la communauté laborieuse propres au compagnonnage ; de l’autre, un horizon qui réactive et confirme les idéaux aristocratiques du loisir et des activités libérales. Une tension se met d’emblée en place entre, d’une part, la libération du travail à l’égard de l’exploitation et de la soumission à des finalités externes, et, d’autre part, la libération des capacités humaines à l’égard du travail, de la peine et de la contrainte : elle va habiter le mouvement ouvrier jusqu’à la transformation, vers la fin de la « séquence rouge » italienne et au sein de la matrice théorique opéraïste, de la « centralité ouvrière » en « refus du travail ».

5Entre la fin du XIXe siècle et la conjoncture révolutionnaire européenne 1917-1921, les Conseils (ou Soviets) ouvriers semblent incarner une coïncidence maximale entre la puissance productive des travailleurs et leur capacité à développer des capacités et des activités « libres ». Comme le rappelle André Gorz, la forme-conseil dépend de l’existence d’une figure historiquement déterminée du travail ouvrier :

• 7 André Gorz, Adieux au prolétariat, Paris, Seuil, 1980, pp. 70-71.

L’idée d’une classe-sujet de producteurs associés, d’une prise du pouvoir révolutionnaire surgissait dans le prolongement direct de l’expérience de ces ouvriers [de métier qui avaient la conscience de leur souveraineté créatrice]. Car le pouvoir, les ouvriers de métier l’exerçaient de fait au sein de la production. Ils détenaient un savoir-faire et des connaissances pratiques irremplaçables qui les plaçaient, au sein de l’usine, au sommet d’une hiérarchie inverse de la hiérarchie sociale : patron, chef d’atelier, ingénieur dépendaient de la compétence de l’ouvrier de métier (…) tandis que l’ouvrier de métier n’avait besoin ni du patron ni des « officiers de la production » pour assurer celle-ci. Il existait donc dans la fabrique un pouvoir ouvrier d’ordre technique, parallèle au pouvoir social et économique du capital, capable de s’opposer à celui-ci et d’en envisager la suppression (…). Il y avait une culture, une éthique et une tradition ouvrières possédant leur autonomie et leur échelle de valeurs propres. Quand on se situait au sommet de la hiérarchie ouvrière (…) on était le représentant d’une culture spécifique et on affrontait le représentant de la bourgeoisie d’égal à égal, avec fierté (…). La classe ouvrière qui visait à se hisser au pouvoir n’était pas une masse misérable, opprimée, ignorante, déracinée : c’était une couche virtuellement hégémonique tant au sein de la masse ouvrière que dans la société en général, avec ses traditions, ses élites, sa culture, ses organisations7.

6Les ouvriers de métier incarnent, en un sens, la puissance collective de l’activité confrontée à la nécessité, mais aussi la capacité à transcender celle-ci en créant de la valeur, de la pensée et des ordres symboliques intellectuel-moraux propres. C’est cette classe ouvrière-là qui a animé le mouvement syndicaliste-révolutionnaire et l’essor mondial des Conseils, qui a inspiré les positions de L’ordine nuovo en Italie et constitué la base militante du Parti bolchevik :

• 8 Ibid., p. 72.

Le conseillisme aura été l’expression la plus avancée de cette classe d’ouvriers qui se sentaient capables d’exercer, au sein de la production, un pouvoir sans intermédiaires et d’étendre ce pouvoir à l’organisation de la société dans son ensemble. Les ouvriers peuvent gérer la production, ils peuvent gérer la société : telle est la certitude sensible, vécue, qui sous-tend la conception des conseils ouvriers comme organes permanents du pouvoir populaire8.

« Tout le pouvoir aux Soviets » n’était pas qu’un slogan, et la stratégie de la NEP adoptée par Lénine visait à reconstituer, après sa destruction lors de la guerre civile russe, une classe ouvrière consciente et agissante sans laquelle aucune organisation sociale et institutionnelle post-capitaliste n’aurait été envisageable.

7Selon Gorz, cette figure historique particulière de la classe ouvrière cesse d’exister à cause de la généralisation de l’organisation fordiste-tayloriste de la grande usine, dont l’effet immédiat est d’incorporer la connaissance du processus de production aux structures techniques et organisationnelles, et de priver de toute maîtrise le collectif ouvrier. Les luttes et les révoltes ouvrières des années 1960 et 1970 sont par conséquent très différentes des formes du conflit à l’époque de l’essor des conseils :

• 9 Ibid., p. 75.

Le groupe ou conseil ouvrier de base n’a de pouvoir ni sur le produit ni sur le processus de fabrication. Son produit n’est en fait qu’un composant, rigoureusement prédéterminé par le bureau d’études, de la production d’ensemble de l’usine ou du groupe. Le mode de fabrication de ce composant est rigoureusement prédéterminé par la conception des machines spéciales qui, le plus souvent, sont préréglées de manière à ne pas laisser à l’ouvrier de liberté d’appréciation ou d’initiative. L’ouvrier, et le groupe de production, ne peut donc faire d’usage autonome ni des machines ni du composant qu’il fabrique. Sa marge d’autonomie porte seulement sur l’organisation et la vitesse d’exécution des opérations exigées, sur le nombre et la durée des pauses, l’effectif de l’équipe et la durée du travail. Aussi est-ce sur ces variables-là que les ouvriers feront porter leurs revendications de pouvoir et leur pouvoir9.

8De ces analyses, Gorz tire des conclusions quant à l’orientation des finalités des luttes. Les variables sur lesquelles les ouvriers peuvent exercer leur pouvoir ayant partie liée, non pas avec la maîtrise des processus, mais avec l’intensité et la productivité du travail, la radicalisation des objectifs et des revendications ne peut que tendre vers le but de la suppression du travail lui-même ou du moins de son refus principiel :

• 10 Ibid., pp. 75-76.

On l’a vu en France comme en Italie (…). Dans la grève exemplaire des usines Jaeger, en 1972, à Caen, la revendication de départ portait sur l’autodétermination des cadences de travail par les ouvrières elles-mêmes. Mais quand le droit de travailler « à leur rythme naturel » leur fut provisoirement concédé, elles arrivèrent rapidement à la conclusion que « notre rythme naturel, c’est de ne pas travailler du tout », du moins dans les conditions techniques et sociales existantes. Il en était allé de même chez Fiat, à Turin : quand les ouvriers eurent obtenu le droit de former des conseils pour chaque groupe de production homogène et d’élire des délégués (…) afin d’autodéterminer les variables en leur pouvoir, ils ne cessèrent, dans de nombreux cas, de remettre en question les normes qu’ils avaient eux-mêmes fixées et négociées avec la direction10.

• 13 Giovanni Giovannelli, « Il punto di vista di Guido », in Giovanni Giovannelli-Gianni Sbrogio’ (dir. (...)

Dans la formulation de Guido Bianchini, le salaire était mis au centre du projet de conflit social, représentait l’essence même de l’autonomie ouvrière, une revendication rebelle qui refusait toute médiation vis-à-vis des exigences de la production capitaliste ; l’augmentation salariale égale pour tout le monde et l’imposition d’un seuil minimal non-négociable constituaient un levier susceptible de provoquer la crise globale du système de commandement. La stratégie du conflit salarial était rattachée à une affirmation extrêmement radicale et provocatoire : le refus du travail comme objectif de l’autonomie ouvrière ; et la définition du salaire sortait du cadre étriqué du bulletin de paie et envahissait tous les aspects de l’existence, la maison, le transport, le milieu de vie, etc.13.

Les luttes ouvrières dans la dernière moitié du XXe siècle semblent trouver une forme paradigmatique dans un projet visant à séparer le salaire de tout calcul fondé sur la productivité et à l’articuler au contraire sur les conditions d’une vie digne d’être vécue. D’une part, les enjeux des luttes se déplacent en conséquence à l’extérieur des lieux de la production ; d’autre part, la « vie bonne » tend à devenir une exigence incompatible avec les structures fondamentales du travail salarié.

10Ces référentiels des luttes ouvrières dans les dernières séquences « rouges » au XXe siècle doivent être pris extrêmement au sérieux. Certes, le principe du salaire direct et indirect comme variable indépendante de la productivité n’implique pas la capacité ouvrière de développer une organisation sociale alternative au capitalisme ; mais son affirmation collective et systématique produit néanmoins un effet de déstabilisation du système, dans la mesure où il tend à découpler de plus en plus d’aspects de la vie sociale de la sphère des relations marchandes et de l’impératif de la rentabilité.

Ainsi, selon Mark Fisher :

• 15 Mark Fisher, Capitalist Realism. An interview with Mark Fisher, conducted by Richard Capes for www. (...)

D’un côté, nous avons la restructuration du capitalisme suivant les lignes du post-fordisme. Mais la clé de cette transition est que, de toute évidence, ce n’était pas simplement quelque chose qui a été imposé aux travailleurs ; c’était d’une certaine manière guidé par les désirs des travailleurs – des travailleurs qui tout simplement ne trouvaient pas alléchante une vie d’ennui pendant quarante ans dans une usine, qui voulaient plus de liberté. Je pense que le point fondamental est, d’une certaine manière, l’écart entre ce qu’ils voulaient et ce qu’ils ont obtenu réellement15.

12« Ce qu’ils ont obtenu réellement » est évidemment ce qui constitue l’expérience de la vie quotidienne actuelle : la précarisation extrême du travail et l’érosion progressive de toutes les conditions d’une « vie bonne » à travers les délocalisations, la flexibilisation du travail, les privatisations des services, l’invisibilisation progressive des travailleurs…

La déconstruction de la forme-salaire et de la discipline industrielle fordiste a été détournée par le capital, et a débouché sur une indistinction croissante entre le temps de vie et le temps de travail, sur fond d’une incertitude permanente en ce qui concerne l’accès des travailleurs aux conditions minimales de la reproduction sociale. Employés, non-employés, employés intermittents ou précaires, salariés, indépendants, « atypiques » : la nébuleuse contemporaine du travail se présente comme une immense phénoménologie de la surexploitation, du risque permanent de la marginalité et de la pénurie, de la perte de sens et de repères quant aux trajets professionnels et biographiques. Le « refus du travail » change de signification, en devenant le risque perpétuel d’être refusés par le travail.

13Après quelques décennies d’euphorie, le « royaume de la liberté » annoncé par ces discours s’est avéré n’être que le masque d’une intensification vertigineuse de la contrainte, comme le reconnaissent nombre de commentateurs. Ainsi, Daniel Cohen a observé que l’augmentation de la productivité et de la disponibilité de marchandises n’a nullement fait reculer les soucis purement « matériels » qui s’organisaient autrefois autour des nécessités liées à la survie :

• 17 Daniel Cohen, Homo oeconomicus, Paris, Albin Michel, 2012, pp. 203-204.

La promesse d’une société postmatérialiste a été faite depuis bien longtemps, et toujours en vain. Au milieu du XIXe siècle, elle apparaît sous la plume de John Stuart Mill (…). Pour ce dernier, la croissance économique est un feu de paille destiné à s’interrompre. Il qualifie d’« état stationnaire » ce point inéluctable où la croissance matérielle prendra fin. Lorsqu’il aura été atteint, écrit-il, l’humanité pourra consacrer plus de temps à améliorer son « art de vivre » (…). Un autre économiste célèbre, Keynes, promettait aussi qu’un jour les humains deviendraient suffisamment riches pour ne plus avoir à se soucier que des « vrais problèmes » : ceux de la vie, des relations humaines, de la création…17

• 19 Ibid., p. 207.

Jean-François Lyotard faisait explicitement le lien entre la « post-modernité » et l’idée de société post-industrielle théorisée par Daniel Bell et Alain Touraine, qui marque le passage d’une société fondée sur le travail ouvrier à une société où la création l’emporte sur la production. Elle deviendrait une société de connaissance, dont les héros seraient les savants. Au difficile travail à la chaîne viendrait se substituer la douceur du travail tertiaire, dans les services. Qu’il s’agisse pourtant du travail des caissières, des infirmières, des ingénieurs, des traders ou des chercheurs, le monde post-industriel est tout (…) sauf doux et apaisé19.

Les technologies numériques aujourd’hui omniprésentes ne sont rentables et efficaces que dans la mesure où elles permettent de restructurer le travail dans le sens d’une surexploitation :

• 20 Ibid., pp. 209-211.

La « productivité informatique » n’augmente dans une entreprise qu’à partir du moment où elle s’accompagne d’une véritable remise en cause de l’organisation du travail. Elle permet d’obtenir d’un travailleur qu’il réalise plusieurs tâches à la fois, de mener « scientifiquement » la chasse aux temps morts (…). Des gains de productivité émergent donc, mais tiennent à un facteur primordial : l’intensification du travail. La réduction des coûts en est devenue la clé. Un « néostakhanovisme » se met en place qui vise à accroître le nombre de minutes « utiles » par heure travaillée. La charge qui pèse sur le facteur travail n’est nullement réduite par l’informatique, celle-ci apparaît, au contraire, comme un facteur des multi-activité et de stress (…). La nature « néostakhanoviste » de la croissance annoncée explique pourquoi les analyses de Marx concernant l’exploitation ouvrière, la recherche du surtravail, reprennent brutalement des couleurs à l’époque post-industrielle. C’est bien l’intensification du travail qui devient le principal vecteur des gains de productivité… Loin de libérer des contraintes de la production, la société post-industrielle les exacerbe20.

17L’être-au-travail aujourd’hui ne semble plus pouvoir s’exprimer dans les figures historiques de l’élite ouvrière, syndicaliste-révolutionnaire et conseilliste, et de l’ouvrier-masse, gréviste systématique et saboteur, ni peut-être dans celle plus tardive et éphémère du prolétaire « social », qui refuse le travail et vise l’appropriation directe de la richesse et du temps. La « condition précaire », affectant désormais aussi le travailleurs en quelque sorte « stabilisés », semble incarner une figure où se concentrent l’horizon d’une adaptabilité indéfinie, d’une malléabilité illimitée face à toutes les expérimentations in corpore vili que les pouvoirs économiques et politiques, les institutions et les conjonctures, imposent à des populations réduites à des matériaux inertes, et une passivité que l’on pourrait presque qualifier d’extatique à l’égard de toutes les forces et les processus qui traversent une humanité vidée de toute substance.

Une telle condition, liée d’abord aux transformation du travail, n’exprime-t-elle pas quelque chose que l’on retrouve dans les populations exterminées par la guerre, déplacées, déracinées et affamées, ou dans celles dont le milieu de vie est dévasté par les mutations du climat, ou encore dans les vastes masses dont les technologies de l’information réorganisent et sapent inexorablement la capacité d’expérience ? La précarisation imposée aux travailleurs ne devient-elle pas le vecteur de mutations qui touchent tous les aspects de la vie humaine, dès lors que l’impossibilité de s’enraciner dans sa propre activité laborieuse exprime une incapacité plus générale des sociétés contemporaines d’instituer et d’enraciner les conditions de l’existence et l’usage doté de sens des capacités humaines ? Telle était la signification du salariat selon Simone Weil :

• 23 Simone Weil, L’enracinement (1943), Paris, Gallimard, 1949, p. 63.

Quoique demeurés sur place géographiquement, [les salariés] ont été moralement déracinés, exilés et admis de nouveau, comme par tolérance, à titre de chair à travail. Le chômage est, bien entendu, un déracinement à la deuxième puissance. Ils ne sont chez eux ni dans les usines, ni dans leurs logements, ni dans les partis et syndicats soi-disant faits pour eux, ni dans les lieux de plaisir, ni dans la culture intellectuelle s’ils essayent de l’assimiler23.

La précarité n’est-elle pas à la fois l’accomplissement et la généralisation de cette condition d’exil que Simone Weil reconnaît chez les salariés ?

• 25 Giorgio Agamben, « Heidegger et le Nazisme » (1996), in La puissance de la pensée, traduit par J. G (...)

Le Dasein n’a pas de nature propre ni de vocation constituée à l’avance, mais est un être absolument inessentiel, dont l’essence, en étant jetée, gît maintenant intégralement dans l’existence, dans ses multiples manières d’être25.

19L’inessentiel et l’invisible ne sont-ils pas des figures possibles de la condition contemporaine, des avatars de cette humanité en quelque sorte engloutie par des processus écrasants, séparée de toutes les conditions d’inscription et d’institution dans une durée à la fois matérielle et symbolique ? La question reste de savoir de quelle action, de quelle efficacité, de telles figures seraient capables – ou de quelle nouvelle manière d’être qu’il ne faudrait plus tout à fait considérer comme une action ou comme de l’efficacité.

Les concepts d’« aliénation » (Entfremdung) a servi, dans la tradition marxiste, pour généraliser la condition des travailleurs salariés à un ensemble plus vaste de situations d’exploitation et d’oppression en tant qu’elles étaient toutes caractérisables à travers la séparation entre les sujets et (les conditions de) leur puissance d’agir. Par-là, le dépassement de l’aliénation était immédiatement indiqué comme réappropriation/reconquête d’une telle puissance autonome. La précarité pourrait-elle fournir un fil conducteur, ne fût-ce que partiel, pour la construction ou la reconstruction d’un outillage conceptuel ayant une fonction analogue ? Dès lors, comment pourrait-on penser l’équivalent de la réappropriation « classique » de la puissance d’agir et de l’autonomie ? Est-il possible de supposer que, une fois établi un lien entre la condition précaire et l’exposition des êtres à des puissances incontrôlables, une telle réappropriation ne pourrait être conçue autrement que comme une transformation, ou peut-être une déconstruction, de l’idée même de « puissance d’agir » ?

Toutes ces questions restent ouvertes, et apparaissent peut-être implicitement dans les textes qui composent le Dossier de ce Cahier. Toutes ces contributions sont issues, une fois de plus, de l’expérience théorique et pratique italienne, dont la « séquence rouge » des années 1960-1970 a exprimé avec un maximum d’intensité les enjeux et les apories de la centralité ouvrière dans le cadre du capitalisme avancé.

20La première intervention esquisse une « ontologie précaire » à partir de la condition subjective des êtres pris dans les dispositifs du management contemporain ; la deuxième revient sur les tentatives, au sein de la sphère théorique et militante italienne, d’analyser la situation postfordiste du travail et son potentiel d’antagonisme et de libération ; la troisième retrace la précarisation du travail en Italie à partir des années 1980, les espoirs fallacieux qui l’ont accompagnée et les résistances, tout aussi précaires, qu’elle continue de susciter ; la quatrième explore, d’une part, les liens entre l’école et l’exploitation du travail dans le contexte néolibéral, et, d’autre part, la possibilité d’une enseignement centré sur la réappropriation du sens de l’activité laborieuse ; finalement, le dernier texte documente les positions et les stratégies que les courants opéraïstes au sein de la Nuova Sinistra italienne ont esquissées lors des premières mutations du système du salariat et de la grande entreprise fordiste.

21Il serait sans doute naïf de supposer que de ces matériaux des indications univoques et cohérentes se dégagent en vue d’une conduite individuelle et collective adéquate au sein des rapports capitalistes contemporains. Entre l’affirmation de la dignité du travail et le désinvestissement, entre le refus du travail et la valorisation de l’expérience corporelle-affective, entre la lutte pour les droits et le pari sur le potentiel libérateur du travail autonome, il ne faut peut-être pas choisir dans l’immédiat. On peut toutefois suggérer que l’étude et la remémoration des expériences, des conflits et des formes de vie indissociables du devenir de l’activité laborieuse tendent déjà à limiter la destruction du passé et de l’avenir par la précarisation de l’existence :

• 27 S. Weil, L’enracinement, op. cit., p. 61.

L’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine. C’est un des plus difficiles à définir. Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir (…). Chaque être humain a besoin d’avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie27.