Afficher l’image

1L’ouvrage De la presse à Internet, la parité en questions étudie la construction et la circulation médiatiques d’une revendication féministe à travers le cas de la parité. Partant de l’hypothèse que les débats sur la parité ont été reconfigurés à la faveur de leur médiatisation, il s’agit d’étudier la structuration des débats dans ce que, d’après les travaux de Bastien François et Erik Neveu (1999), Virginie Julliard appelle « l’arène médiatique », et particulièrement la presse écrite.

2Inscrit dans les sciences de l’information et de la communication (SIC), le travail de Virginie Julliard souligne la pertinence d’une approche interdisciplinaire pour penser les grandes questions contemporaines en articulant perspectives communicationnelle, historique, politique et sociologique. La réflexion se concentre sur la médiatisation des problèmes publics et sur la fabrique médiatique du genre en étudiant le « troisième degré » du débat sur la parité, moment où ce dernier gagne l’arène médiatique selon la typologie forgée par les sociologues Pierre-Benoît Joly, Claire Marris et Olivier Marcant (2001). Le corpus est ambitieux et double : d’abord des articles traitant de la parité dans la presse d’information générale entre février 1993 et avril 2004, ainsi que des autobiographies - ouvrages où les débats se prolongent -, et des articles de presse féminine (chapitre 1 à 5) ; puis des articles traitant de la campagne des candidates de 2007 dans la presse d’information nationale ainsi que les sites et blogs de campagne (chapitre 6). Etudiant une controverse, et même des controverses, l’auteure ne se limite pas à une analyse de contenus et considère, dans l’analyse sémio-discursive du corpus, aussi bien les arguments que les axiologies à l’œuvre et porte une attention particulière aux phénomènes d’énonciation et aux systèmes sémiotiques auxquels la presse a recours.

3La parité apparaît comme un cas très intéressant dans la mesure où, comme l’auteure le démontre, cette dernière s’inscrit dans la généalogie d’autres revendications féministes mais, construite comme un problème public, problème de la « sous-représentation des femmes dans les instances de représentation nationales » (p. 9), elle suscite de nombreux débats et impulse des actions politiques depuis deux décennies.

4Si l’introduction annonce l’étude du lien entre la médiatisation des débats sur la parité et l’évolution des représentations du genre en politique, cette étude ne se déploie explicitement que dans un deuxième temps, à travers l’analyse des campagnes ultérieures à l’adoption de la loi sur la parité du 6 juin 2000 (municipales de 2001, législatives de 2002, européennes, régionales et sénatoriales de 2004) et en particulier la campagne présidentielle de 2007.

5L’auteure expose le rôle de l’arène médiatique et l’influence des dispositifs de communication dans la construction du problème public de la parité, dans l’orchestration du débat public que ce dernier suscite et dans la sanction de l’action politique qu’il impulse.

6L’ouvrage s’attache d’abord à montrer comment l’égalité numérique s’est progressivement imposée comme équivalente à l’égalité réelle et alternative souhaitable pour pallier la sous-représentation des femmes en politique. Le premier chapitre retrace ainsi l’histoire de la construction médiatique du problème public de « l’inégalité des sexes en politique » entre 1993 et 1997. En reprenant les analyses de Daniel Céfaï (1996), pour qui l’histoire d’un problème public se définit en quatre temps (thématisations, controverse, action publique, sanction), Virginie Julliard propose d’étudier les premières thématisations du problème et les trois controverses des années 1990. Elle identifie quatre thématisations articulant chacune un diagnostic, une alternative souhaitable et au moins une solution modulée en fonction de l’urgence du problème. La première thématisation déplore la mauvaise application du principe d’égalité et fixe l’objectif de l’égalité numérique des hommes et des femmes dans les instances représentatives nationales à travers l’adoption d’une loi organique et d’une réforme des scrutins. Une deuxième thématisation du problème de la sous-représentation des femmes en politique affirme la nécessité de réviser l’article 3 de la Constitution relatif à la souveraineté et à l’universalité de la représentation, cette dernière ne produisant pas l’égalité. La troisième vise davantage à rééquilibrer la proportion d’hommes et de femmes qu’à imposer la stricte égalité numérique (quotas). Enfin, la dernière déplore la lenteur de l’évolution des mentalités et affirme qu’il faut laisser le politique se féminiser progressivement en mettant en place des mesures incitatives. Des perspectives plus polémiques refusent de considérer la sous-représentation des femmes en politique comme un problème ; aucune alternative ou mesure correctrice n’est donc envisagée. L’institutionnalisation de la revendication paritaire conduit à une action politique : le 17 juin 1998 le conseil des ministres adopte un projet de loi constitutionnelle.

7Le deuxième chapitre analyse les schémas argumentatifs qui sous-tendent les discours politiques visant à légitimer la réforme entre l’adoption du projet de loi en juin et sa présentation à l’Assemblée nationale en décembre 1998. Le gouvernement Jospin emprunte aux thématisations paritaristes en justifiant la réforme constitutionnelle d’abord au nom de la justice et du pragmatisme. L’auteure identifie trois ordres d’arguments : celui de la réalisation de l’égalité des sexes, celui de la modernisation de la vie politique et enfin celui du soutien de l’opinion publique. Elle montre comment le « mécanisme de l’opinion » est fondé sur la vraisemblance en répondant à des attentes morales et à des représentations historiquement situées et, reprenant le travail de Patrick Champagne (1995), comment la notion d’opinion publique est modifiée par le recours systématique aux sondages. La polarisation du débat par les sondages masque en effet la complexité de la question paritaire mais les « réponses » recueillies influent sur la structure du débat public. L’étude des débats médiatisés met en exergue l’intrication des arènes féministe, politique et médiatique.

8L’auteure met ensuite au jour les enjeux stratégiques, politiques et juridiques du deuxième débat sur la nécessité de la réforme constitutionnelle qui a eu lieu entre décembre 1998 et l’adoption du projet de loi par le Congrès le 28 juin 1999 (chapitre 3). Le débat, tel qu’il est discuté dans la presse, dépasse largement l’arène politique et l’ampleur prise par le mouvement lorsque le Sénat s’oppose au projet de réforme constitutionnelle approuvé par l’Assemblée nationale et conduit des acteurs issus d’arènes diverses – notamment féministe – à intervenir.

9Ce tournant dans l’histoire de la parité constitue également le cœur de l’argumentation de l’ouvrage, aussi bien en ce qui concerne la construction médiatique du genre que le processus de médiatisation d’un problème public. L’auteure met au jour la manière dont la presse orchestre la controverse médiatico-politique et la « dispute » féministe sur la parité (chapitre 4). Elle souligne l’imbrication des arènes politique et féministe en montrant comment le Sénat reprend les arguments d’Elisabeth Badinter, chef de file des antiparitaristes, pour refuser le projet de loi tandis que Sylviane Agacinsky trouve de nombreux appuis parmi les femmes politiques paritaristes. Ce faisant, elle dévoile également les stratégies médiatiques à l’œuvre dans l’orchestration des controverses en montrant comment les médias choisissent de restituer l’intensité des interactions à travers de longues « citations qui se répondent ». La neutralisation apparente des opinions, l’équilibre des voix en surface, institue le journaliste dans une position d’arbitre, entre au moins deux systèmes de valeurs (Barthes, 2002) tout en véhiculant globalement une image négative du féminisme français traditionnel. Pour le dire autrement, la délégation de parole permet aux médias de restituer la dynamique du débat en se plaçant au second plan tout en sélectionnant, organisant et agençant les interactions selon leur propre logique. Ainsi, Libération et Le Monde, dont les positions en faveur de la parité sont affichées, permettent essentiellement aux féministes différentialistes de s’exprimer, co-construisant ainsi l’opposition entre ces dernières et le courant universaliste. La médiatisation du débat féministe, en le soumettant aux règles de la publicité de l’arène médiatique, lui a donc conféré de la visibilité au-delà des cercles de militants mais au prix d’une inflation de la polémique. La simplification et l’exacerbation de la division du mouvement féministe ont encouragé certaines féministes à penser le clivage et à chercher une « troisième voie ». En outre, ce débat influe sur les représentations médiatiques des femmes politiques qui prennent la parole au nom de leur vécu.

10Le cinquième chapitre interroge alors précisément le rôle que joue la presse dans le débat public. D’un côté, en matière d’action politique en réponse au problème initial : les diverses élections qui ont eu lieu jusqu’en 2004 offrent un agenda idéal à la presse pour évaluer l’action politique. L’auteure souligne alors l’articulation entre l’interprétation de la loi par les formations politiques et la ligne éditoriale des titres de presse. Les médias commentent l’effectivité des mesures paritaires en mettant en avant les difficultés pour les partis de recruter des femmes ou en décrivant les pénalités financières imposées aux partis ne respectant pas la loi. Puis, notamment lors des élections régionales de 2004, ils semblent contourner la question de la parité. D’un autre côté, en matière de fixation du sens des notions qui se déploient dans l’espace public depuis 1999, l’auteure étudie le devenir de l’argument des « qualités féminines » avancé lors des débats pour soutenir la parité et qui inspire les discours des femmes politiques en campagne, ainsi que celui de la notion de « parité ». À l’issue de l’adoption de la loi, cette dernière semble désormais permettre d’envisager concrètement l’égalité des sexes. Dans ce sens, l’inscription durable de la thématique dans l’espace public depuis 2001 donne lieu, dans les médias, à un rapprochement entre le partage des tâches politiques et professionnelles et le partage des tâches domestiques.

11La constitution de la parité comme un enjeu de ces élections se traduit également par la construction d’identités stratégiques des candidates qui « citent, travaillent ou confortent les normes de genre pour répondre aux attentes des médias, de la classe politique et des électeurs » (p. 186). L’auteure insiste sur la co-construction de l’usage politique du genre, au regard du contexte, de la personnalité et du dispositif énonciatif (type de presse, ligne éditoriale, genre journalistique). Elle repère des phénomènes d’appropriation et d’interprétation des normes de genre par les femmes politiques, ainsi que les stéréotypes qui en découlent. À l’origine, et suite au premier débat sur la parité (1993-1997), les deux arènes, politique et médiatique, considèrent que l’arène politique est masculine. Les femmes politiques sont contraintes de s’identifier à deux stéréotypes à connotations négatives : les « femmes politiques masculines » et les « femmes politiques féminines ». Suite aux débats sur la parité et aux élections municipales de 2001, les qualités dites féminines sont utilisées comme une plus-value par les femmes politiques et les médias qui mobilisent « l’argument par le genre », celui-ci jouant sur la confusion entre sexe et genre : les femmes sont montrées comme plus proches, tant géographiquement que socialement, des citoyens et seraient également moins « politiciennes », qualités qui seraient valorisées par les électeurs. La couverture médiatique de ces élections tend à montrer, souvent par le recours à la délégation de parole, que les femmes bénéficiant de la parité, forme de « discrimination positive », seraient moins légitimes que les hommes, voire « illégitimes ». Par exemple, Jacques Julliard parle de « promotion chabadabada » (Le Nouvel Observateur) et Le Figaro titre : « Au secours ! Les femmes arrivent ».

12Pourtant, à travers son analyse de corpus, l’auteure considère que les médias donnent un large écho à la thèse selon laquelle l’arrivée massive des femmes dans les instances de représentation nationale se traduirait par un renversement des pratiques participant de la modernisation de la vie politique. Si la campagne des candidates à l’élection présidentielle de 2007 s’inscrit dans la filiation des débats sur la nécessité d’une plus grande participation des femmes à la politique, son traitement médiatique relève d’un registre symbolique différent de celui de la parité puisqu’il s’agit de « définir une figure positive de la gouvernance et non de sexuer la figure du représentant » (p. 267). L’analyse de la campagne dans les médias informatisés révèle cependant la permanence de traits caractéristiques de la représentation médiatique des femmes en politique (chapitre 6). La comparaison permet d’insister sur les rapports entre le dispositif d’énonciation et le discours, ici la construction discursive du genre dans le discours politique. L’analyse rend compte de la différence de régime discursif et de la lecture relationnelle des rapports de genre au prisme du couple tactique/stratégique de Michel de Certeau (1980). Dans la presse, le genre est co-construit par divers acteurs aux visées différentes (énonciation tactique), alors qu’il est utilisé de manière plus subtile et mieux maîtrisée sur les sites Internet dans le cadre de stratégies communicationnelles (énonciation stratégique). Si les stéréotypes ne sont pas déconstruits, déjà ils sont dérangés. Reste cependant le présupposé de la division binaire du monde entre « les hommes » et « les femmes » dans un rapport hiérarchisé.

13Cette fine analyse de la médiatisation de la parité, de ses débuts en 1993 à ses prolongements en 2007, aboutit à une autre hypothèse selon laquelle les différents formats d’écriture numériques auraient chacun une expression et un usage spécifiques du genre. Elle prend l’exemple du blog qui, centré sur un auteur, privilégie le récit personnel et reste ainsi, historiquement et culturellement, un espace investi par des femmes, contrairement aux forums.

14Dans cet ouvrage, Virginie Julliard retrace l’histoire de la parité dans sa dimension communicationnelle, ce qui permet d’en embrasser la complexité et d’en comprendre les multiples facettes. La richesse du contenu est le fruit d’une articulation habile de différentes perspectives théoriques et méthodologiques qui participe de tout travail sur le genre, aussi bien en tant que concept pour penser la complexité des rapports de pouvoir, qu’en tant que méthodologie interdisciplinaire pour penser le monde dans sa globalité.