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2023

Natacha Chetcuti-Osorovitz, Femmes en prison et violences de genre. Résistances à perpétuité

Héloïse Russel-Holland
Référence(s) :

Natacha Chetcuti-Osorovitz, Femmes en prison et violences de genre. Résistances à perpétuité, Paris, La Dispute, coll. « Le genre du monde », 2021

Texte intégral

1Femmes en prison et violences de genre. Résistance à perpétuité livre une analyse des expériences et trajectoires carcérales des femmes incarcérées. Natacha Chetcuti-Osorovitz étudie le processus de mise en récit de l’expérience pénitentiaire par les détenues de moyennes et longues peines aujourd’hui en France. L’ouvrage s’inscrit dans la continuité des recherches de Natacha Chetcuti-Osorovitz sur les conditions matérielles de vie des femmes détenues pour de longues peines et sur les usages de la violence dans la reconfiguration des normes de genre générée par la prison. La démarche de Natacha Chetcuti-Osorovitz s’organise autour de deux niveaux de questionnements : celui du constat empirique et celui des outils méthodologiques et théoriques à mobiliser pour le faire.

2Que fait la prison aux individus incarcérés ? Que soulignent les régimes de détention, tels qu’ils sont appréhendés par des femmes condamnées, qu’elles se définissent comme prisonnières politiques ou de droit commun ?

Comment comprendre la manière dont s’exerce la punition carcérale au prisme de la pluralité des trajectoires carcérales de ces prisonnières, de manière à restituer le réel et ses mises en récit par l’institution judiciaire et par ces femmes à travers leurs expériences ? Comment mettre en lumière et questionner les logiques carcérales telles qu’elles sont façonnées par les rapports sociaux de sexe, alors que ces catégories sont naturalisées et invisibilisées ?

3En faisant dialoguer la sociologie carcérale avec celle des rapports sociaux de sexe dans l’analyse du traitement pénal, Natacha Chetcuti-Osorovitz décrypte comment les condamnées peuvent mettre à distance les dispositifs de pouvoir par lesquels elles sont coconstruites. L’ouverture de son analyse à celle du traitement des violences politiques permet de comprendre les différences de marges de manœuvre entre celles qui sont socialisées dans des trajectoires politisées et celles qui ne le sont pas.

  • 1 Le nombre de prisonnier·e·s pour 100 000 habitants, soit 92.9 pour la France en 2021. Voir Marcela (...)

4L’attention porte sur l’expérience carcérale et son déroulement dans le cadre du parcours d’exécution de peine (PEP) qui invite les détenues concernées par ce dispositif à mettre en récit leur expérience carcérale auprès de l’administration pénitentiaire. L’enquête s’inscrit dans un contexte de surcarcéralisation en France, soit d’augmentation continue du taux d’incarcération1. Cette logique de surcarcéralisation, caractérisée par un allongement continu de la durée des peines et une multiplication des périodes de sûreté, s’accompagne de l’expansion de la délégation en gestion privée dans le domaine pénitentiaire, non sans conséquences sur les conditions de vie matérielles des détenues. Natacha Chetcuti-Osorovitz a passé 18 mois entre 2017 et 2018 dans un centre pénitentiaire auprès de femmes prisonnières.

  • 2 La réception par les acteur·ice·s de l’expertise pénale de ces récits a des implications sur l’obte (...)

5Elle a réalisé 96 entretiens auprès de 42 détenues, dont 22 entretiens longitudinaux qui ont permis aux femmes détenues de revenir réflexivement sur leur parcours et leurs expériences de détention. 36 entretiens ont aussi été effectués auprès des personnels évoluant dans l’espace carcéral. En parallèle des « focus groups » mensuels ont été organisés, lors d’une rencontre autour d’un film ou de la présentation d’une artiste. Dans cette enquête, Natacha Chetcuti-Osorovitz mobilise le récit de soi comme méthode d’analyse des trajectoires individuelles. Le recueil des récits de vie des détenues permet de comprendre l’articulation entre les subjectivités individuelles et les rapports sociaux, ici observés dans l’espace carcéral. Le dispositif de recherche répond aux attentes du PEP. En effet, le PEP amène les détenues à construire un récit de leur détention auprès des acteur·ice·s de l’expertise de la logique du parcours pénal. Ce dispositif, central dans la trajectoire carcérale des femmes détenues2, les invite à mettre l’accent sur la reconnaissance de leur statut d’auteure de violences, ayant abouti à l’incarcération. Le passage à l’acte, ayant conduit les détenues à l’incarcération, constitue une rupture biographique dans leurs trajectoires individuelles. Dès lors, la méthode de recueil des récits de vie permet à la sociologue d’appréhender dans leurs trajectoires carcérales des moments de continuité mais aussi de rupture dans le rapport de confrontation ou de normalisation avec les institutions dominantes, ici carcérales, par l’analyse des contradictions entre représentations et pratiques. Le moment carcéral, vu comme un virage biographique questionnant le passage d’un statut de victimes de violences à auteures de violences, constitue l’objet de l’ouvrage.

  • 3 Gwenola RICORDEAU, Pour elles toutes. Femmes contre la prison, Montréal, Lux éditeur, 2019.

6Femmes en prison et violences de genre. Résistances à perpétuité poursuit les réflexions sur la prison, appréhendée comme organisation sociale, en interrogeant ce que les femmes condamnées donnent à voir des régimes de détention. Inscrivant ses travaux dans les questionnements autour des fonctions de la peine et des réflexions féministes sur la justice pénale3, Natacha Chetcuti-Osorovitz étudie les formes de contrôle social appliquées aux femmes condamnées, au sein de l’institution carcérale. Elle invite à penser les apports d’une lecture en termes de rapports sociaux de sexe pour appréhender les expériences des détenues et repenser la dualité auteure/victime dans l’ordre carcéral. Natacha Chetcuti-Osorovitz renoue avec la sociologie héritée de Nicole-Claude Matthieu et Colette Guillaumin, en mettant au centre de l’analyse les apports féministes matérialistes pour l’étude biographique des femmes incarcérées. Les femmes constituent un groupe dans le rapport social de sexe, et ce groupe est structuré par un lien : la domination masculine. Plus encore, les trajectoires sociales des femmes incarcérées sont marquées par leur expérience commune des violences de genre.

  • 4 Liz KELLY, Surviving Sexual Violence, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1988.

7Afin de mettre en avant la centralité de l’expérience des violences de genre dans les trajectoires de ces femmes, Natacha Chetcuti-Osorovitz mobilise et retravaille le cadre conceptuel du continuum de violences de genre proposé par Liz Kelly4. Ce cadre conceptuel permet de décrire l’étendue et la variété des violences de genre, ainsi que la confrontation systématique aux violences auxquelles les détenues sont exposées tout au long de leurs trajectoires sociales, d’abord dans l’espace intrafamilial, puis conjugal, cumulées à d’autres formes d’oppression et d’inégalités : précarité sociale, prostitution contrainte, racisme. Comment analyser les effets de la domination masculine en l’absence d’une analyse politique des violences faites aux femmes ? Resituer l’expérience des condamnées dans le continuum des violences de genre souligne la question du régime de la preuve et de la non-reconnaissance du statut de victime des femmes incarcérées. Natacha Chetcuti-Osorovitz met aussi en avant la division sexuelle du travail dans les trajectoires biographiques des enquêtées, en intégrant aux côtés des responsabilités familiales et domestiques les positions occupées dans l’organisation criminelle.

  • 5 Voir Danièle KERGOAT, Se battre, disent-elles…, Paris, La Dispute, 2012 sur la construction sociale (...)

8Le premier chapitre offre un éclairage géographique et ethnographique sur l’expérience des détenues d’un centre de détention réservé aux femmes à l’intérieur d’une prison mixte. L’autrice observe une obsession séparatrice de l’institution pénitentiaire, démarquant le dedans du dehors et séparant les hommes des femmes, mais surtout les femmes entre elles5. Cette séparation illustre le regard disciplinaire porté par l’institution judiciaire sur les femmes déviantes. En creux, Natacha Chetcuti-Osorovitz soulève la question de l’incidence de la délégation croissante de la gestion publique au privé sur les conditions matérielles de vie en détention et sur la fonction du travail comme « un moyen d’insertion à la prison » (p. 77) plutôt qu’un « mode d’accomplissement central d’insertion sociale » (p. 77) en mettant en avant les logiques de gestion du complexe carcéral et l’évolution des activités professionnelles proposées aux détenues, davantage centrées autour du fonctionnement interne de la prison et d’une logique de productivité qu’autour du développement de compétences favorisant l’accès au statut de sujet par le travail. Elle parle de « travail à la peine » pour décrire la dureté et la précarisation du travail réalisé par les femmes incarcérées. Autre facteur venant altérer les conditions matérielles de vie en détention : le turn-over des agent·e·s pénitentiaires, provoquant une instabilité et une variabilité des règles carcérales, qui ne dépendent plus d’un règlement mais de la connaissance et de l’application de ce dernier par les agent·e·s. Cette variabilité conjuguée à l’influence des subjectivités a un fort impact dans le quotidien des détenues, marquant une instabilité dans leurs conditions d’incarcération.

9Le deuxième chapitre analyse la mise en récit de soi par les détenues, au regard du dispositif carcéral du PEP. Natacha Chetcuti-Osorovitz met en avant les injonctions contradictoires que ce dispositif impose aux détenues. Le PEP conduit les détenues auteures de violences ayant entrainé la condamnation à donner du sens à leur peine et à formuler leur statut de victime de violences de genre. À travers les entretiens, Natacha Chetcuti-Osorovitz fait apparaître un rapport contradictoire entre l’usage juridique et l’usage par les détenues des notions de victime et d’auteure de violences. Le PEP, se concentrant sur la formulation par les détenues des causes de leur passage à l’acte, invite celles-ci à adopter deux postures contradictoires : d’un côté, l’expertise d’évaluation de la peine repose sur l’injonction à se reconnaître coupable du délit – à laquelle s’ajoute la capacité à expliquer la manière dont les condamnées auraient pu agir autrement. De l’autre, l’ouverture vers une parole clinique rendue possible par le dispositif apparaît comme une manière de se construire une parole à soi. L’ambiguïté soulevée est la suivante : comment construire un récit de l’aveu et donner un sens à la peine, sans passer par la reconnaissance du statut de victime de violences de genre quand le passage à l’acte s’inscrit dans une histoire de violences cumulées et pour laquelle la personne n’a pas été jugée crédible auprès des institutions familiales, sociales et judiciaires ? Ainsi, le PEP est un processus paradoxal : il rend à la fois possible la reconnaissance du statut de victime de violences de genre, alors que ce statut n’a pas pu s’énoncer comme tel avant le moment carcéral, mais il reste en même temps inscrit dans un critère d’évaluation de la reconnaissance du statut d’auteure de violence.

10À partir des récits et trajectoires biographiques étudiés, Natacha Chetcuti-Osorovitz propose 4 parcours idéal-typiques :

  1. « “Un lieu à soi” maudit », où l’expérience carcérale permet aux détenues une reconnaissance du statut de victime de violences de genre ;

  2. « Injustement condamnées », où la posture défensive amène les détenues à observer deux manières de se définir durant l’incarcération : ne pas se reconnaître dans la catégorisation de détenue, ou se définir comme une détenue distincte des autres dans leur rapport au PEP ;

  3. « Une peine inévitable », illustre la place inférieure donnée aux femmes dans la « division sexuelle du travail criminel » qui occupent les fonctions les moins lucratives – en particulier la revente – et les plus exposées aux arrestations et au harcèlement par la clientèle ;

  4. Le quatrième parcours concerne les prisonnières autodéfinies comme politiques et fait l’objet d’un chapitre spécifique.

  • 6 Vanessa CODACCIONI, Justice d’exception. L’État face aux crimes politiques et terroristes, Paris, C (...)
  • 7 Isabelle LACROIX, « L’invisibilisation de la subjectivité et de l’agentivité des femmes engagées da (...)

11Le chapitre 3 s’intéresse aux prisonnières politiques basques et dialogue directement avec les travaux de Vanessa Codaccioni6. En recueillant les récits des trajectoires pénales de militantes basques, Natacha Chetcuti-Osorovitz poursuit les réflexions sur « la justice d’exception » en questionnant la manière dont l’État fait face aux crimes politiques. Elle met en avant une volonté étatique d’effacement de la visibilité des opposantes politiques dans un contexte marqué par la fin de la reconnaissance de la singularité des infractions politiques. La dépolitisation des activités militantes, qui entraine la qualification de leur « illégalisme politique » (p. 222) de terrorisme, soulève l’enjeu de l’autonomisation et de la reconnaissance du statut de prisonnière politique dans les trajectoires des enquêtées. Les entretiens mettent en avant une spécificité des trajectoires biographiques militantes dans l’expérience carcérale, en raison de leur conscience de l’oppression en tant que femmes et de l’instauration d’un cadre réflexif quant aux conduites à tenir face au régime carcéral disciplinaire. Ce cas limite permet à la sociologue de questionner la répression punitive des prisonnières dites politiques pour montrer le processus de déqualification des femmes militantes, notamment lors du procès. À ce processus de déqualification qui tend à dépolitiser l’acte condamné, il apparaît une spécificité propre à ces détenues, dans la sanction de genre qui s’applique lors du jugement. Natacha Chetcuti-Osorovitz poursuit ici les travaux d’Isabelle Lacroix7 sur la violence politique des femmes basques et la politisation de leurs actes. En fond, les récits recueillis participent à penser la division sexuelle du travail dans les organisations politiques, les violences de genre subies en leur sein, mais aussi la reconnaissance et la politisation des actions menées.

12Natacha Chetcuti-Osorovitz invite à re-sociologiser les trajectoires des détenues et à intégrer une approche en termes de rapports sociaux de sexe dans l’étude des parcours d’exécution de peines. Par cet ouvrage, elle adopte une posture critique à l’égard des modes d’enfermement et de disciplinarisation des groupes minoritaires. Natacha Chetcuti-Osorovitz propose une sociologie de l’émancipation et affirme la volonté de comprendre comment les dominé·e·s font face au pouvoir normatif de la prison.

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Notes

1 Le nombre de prisonnier·e·s pour 100 000 habitants, soit 92.9 pour la France en 2021. Voir Marcela F. AEBI, Edoardo COCCO, Lorena MOLNAR et Mélanie M. TIAGO, Prisons and Prisoners in Europe 2021: Key Findings of the SPACE I report, Series UNILCRIM 2022/3, Council of Europe and University of Lausanne, 2022.

2 La réception par les acteur·ice·s de l’expertise pénale de ces récits a des implications sur l’obtention d’aménagements de peine.

3 Gwenola RICORDEAU, Pour elles toutes. Femmes contre la prison, Montréal, Lux éditeur, 2019.

4 Liz KELLY, Surviving Sexual Violence, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1988.

5 Voir Danièle KERGOAT, Se battre, disent-elles…, Paris, La Dispute, 2012 sur la construction sociale du groupe des femmes comme « atomisé » ; ou encore Corinne ROSTAING, « La non-mixité des établissement pénitentiaires et ses effets sur les conceptions de genre : une approche sociologique », dans Isabelle HEULLANT-DONAT (dir.) Enfermements. Volume III : Le genre enfermé. Hommes et femmes en milieux clos (XVIIIe-XXe siècle), Paris, Éditions de La Sorbonne, 2017, pp. 33-52 sur la non-mixité de l’enfermement carcéral appliquée plus strictement chez les femmes.

6 Vanessa CODACCIONI, Justice d’exception. L’État face aux crimes politiques et terroristes, Paris, CNRS éditions, 2015.

7 Isabelle LACROIX, « L’invisibilisation de la subjectivité et de l’agentivité des femmes engagées dans l’organisation armée basque ETA » dans Le genre carcéral, Gif-sur-Yvette, Éditions des maisons des sciences de l’homme associées, 2022.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Héloïse Russel-Holland, « Natacha Chetcuti-Osorovitz, Femmes en prison et violences de genre. Résistances à perpétuité »Genre, sexualité & société [En ligne], Analyses et comptes-rendus, mis en ligne le 11 avril 2023, consulté le 08 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/gss/7721 ; DOI : https://doi.org/10.4000/gss.7721

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Auteur

Héloïse Russel-Holland

IDHES/ENS Paris-Saclay et Département de sociologie, UQÀM
heloise.russelholland@gmail.com

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0

https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/

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