Soyez (plus) gentils

• Un site Web consacré à la campagne, sur lequel défilent des portraits d’utilisateurs parlant des discriminations qu’ils ont subies parce qu’ils étaient « différents ».

• Une refonte de la publicité de la plateforme, y compris une modification du slogan de l’application, devenu « la plus importante application de réseau social au monde pour les personnes gay, bi, trans et queer ». Cette refonte de la marque s’est accompagnée d’images promotionnelles montrant des types de corps plus divers – quoique cette diversité ait eu ses limites et que les corps ronds n’aient été que rarement représentés.

• Une mise à jour des lignes directrices de la communauté et des conditions d’utilisation de la plateforme : les propos haineux et la discrimination constituent désormais des infractions qui peuvent entraîner un bannissement à vie.

• Une mise à jour (supposée) de ses lignes directrices de modération qui comprenait la suppression des propos discriminatoires dans les profils des utilisateurs.

• Une invitation renouvelée aux utilisateurs et la demande qu’ils indiquent et signalent tout contenu offensant.

2La campagne n’a suscité que peu d’intérêt dans la presse et sur les réseaux sociaux. Bien que certains utilisateurs aient tweeté, publié sur leur blog ou écrit des commentaires sur la campagne, il semble que la majorité des utilisateurs de Grindr ait à peine remarqué la mise en place de cette nouvelle stratégie. En effet, bien que Kindr ait fait l’objet de publicité au moment de son lancement, il y a peu de preuves aujourd’hui que Grindr soit devenu « plus gentil », à part le nouveau slogan dans la boîte de chat : « Dites quelque chose de gentil » (et encore, même ceci est redevenu « Dites quelque chose » quelques mois après le lancement). À partir d’une étude de cas de la campagne de communication Kindr, cet article traite des politiques du design et de la modération des applications de rencontres. Il s’intéresse en particulier à la manière dont ces politiques sont envisagées, cadrées et investies par les entreprises qui développent et gèrent ces applications.

3Je commencerai par analyser brièvement certaines des critiques dont Grindr a fait l’objet au moment du lancement de Kindr, avant de me pencher sur deux problèmes clés posés par l’approche des discriminations et des préjugés adoptée par la plateforme, à savoir le travail caché de la modération de contenus et la politique du design de la plateforme. Pris ensemble, ces deux problèmes désignent les limites de Kindr, en ce qu’ils révèlent une stratégie de positionnement par rapport aux politiques antidiscrimination des plateformes numériques que je qualifie d’« incivilité polie ». Examinant la campagne Kindr et tout ce qu’elle a entraîné, le présent article a pour but d’illustrer ce qui se passe lorsque les politiques promouvant la politesse se heurtent à la logique de ce que Tanya Kant (2020) désigne comme la « personnalisation algorithmique ».

Merci de nous avoir donné raison : la résistance aux politiques antidiscrimination

5Les commentaires tels que celui-ci remettaient en question la notion même de « racisme sexuel » et se fondaient sur un essentialisme biologique pour argumenter que les « préférences personnelles » en matière de choix de partenaires sexuels ne pouvaient, et ne devraient, pas être transformées en sujet politique. D’autres exemples de cette approche essentialiste envers le désir et la race ont été publiés sur des sites tels que Queerty et Twitter, parmi lesquels :

C’est complètement stupide. On ne peut pas forcer quelqu’un à avoir des rapports sexuels ou à sortir avec quelqu’un par qui on n’est pas attiré. C’est impossible, purement et simplement. (Commentaire d’utilisateur sur Queerty, 30 juillet 2018).

Il ne s’agit pas d’un débat sur les préjugés. C’est un débat sur l’hypocrisie sociale. La libido est remarquablement peu influencée par le politiquement correct. Si on n’est pas attiré par X, on pourra vous hurler dessus tant qu’on voudra, ça ne vous rendra pas plus attiré par X. (Commentaire d’utilisateur sur Queerty, 30 juillet 2018)

6Ces points de vue étaient tellement ancrés que, même lorsque les utilisateurs reconnaissaient que les désirs sexuels pourraient bien être déterminés par des facteurs sociaux, ils continuaient à déclarer que Kindr constituait une forme de « lavage de cerveau ». Comme l’exprimait un commentateur sur le site Web de Queerty, « quelle sera la conséquence non souhaitée du fait de manipuler les gens pour qu’ils aient des relations “vertueuses” et politiquement correctes dont ils ne voulaient pas vraiment à la base ? » Même le plus bref survol des commentaires suscités par la campagne Kindr révèle un investissement continu dans ce que l’historien Andrew Shield appelle l’« entitlement racism » (2018). Dans un article dans lequel il détaille les différentes formes de racisme qui ont cours sur les applications de rencontres sexuelles, Shield utilise ce terme, inventé à l’origine par l’universitaire spécialiste des études critiques sur la race Philomena Essed (2013), pour indiquer la manière dont les utilisateurs (blancs) des applications de rencontres défendent leurs propres attitudes de discrimination en se basant sur le désir et la liberté sexuelle personnelle : le cœur (ainsi que d’autres organes) a ses raisons que la raison ignore. L’entitlement racism permet de reconfigurer la discrimination raciale comme étant un problème d’attirance sexuelle, puis de considérer cette attirance comme non politique, existant en dehors des enjeux de représentation culturelle et de justice sociale.

7D’une manière plutôt perverse, l’entitlement racism affiché dans la réponse reçue par Kindr a, en fait, permis aux hommes cis blancs gays de classe moyenne de se positionner eux-mêmes comme victimes d’oppression et de discrimination. « Comment osez-vous me dire avec qui je devrais et ne devrais pas coucher ! » ; « On ne s’est pas battus pour les droits des homosexuels pour qu’on nous dise maintenant par qui nous devrions être attirés ! » ; « La question, ce n’est pas la race, le genre ou les corps – c’est l’attirance sexuelle ! » La critique des efforts de régulation de Grindr s’aligne si bien sur la définition que donne Shield de l’entitlement racism que c’en est inquiétant, mais elle entre également dans le concept plus large de ce que les sociologues Patricia Hill Collins (2004) et Brandon Andrew Robinson (2015) dénomment le « nouveau racisme ». Ce terme se rapporte aux manières dont les formes de discrimination raciale trouvent prise dans les contextes néolibéraux, en étant recodées par les discours de « préférence personnelle » et de choix individuel. L’entitlement racism est un exemple de la manière dont le « nouveau racisme » dévie l’attention, portée habituellement aux discriminations dont font ouvertement l’objet les personnes non blanches, vers des formes de discrimination plus discrètes, voire inconscientes.

8Un aspect principal du nouveau racisme est la manière dont il fonctionne, sous couvert d’égalité et de subjectivité universelle, adhérant à des principes tels que « nous sommes tous pareils » et « je ne vois pas la couleur ». En même temps qu’il repose sur de tels arguments, il (r)établit une méthode par laquelle les actions et les désirs du sujet (blanc) lui-même ne sont jamais remis en question, justement parce qu’ils sont considérés comme des libertés individuelles. Cette forme de racisme se fonde sur le centrage actuel de l’individualisme, fourni par le néolibéralisme, tout en reléguant à la marge les problèmes de discrimination institutionnelle, de représentation, ainsi que la discrimination psychologique. Le nouveau racisme crée le contexte dans lequel un individu peut soutenir #BlackLivesMatter sur son compte Twitter, tout en affirmant sa préférence pour les « gars blancs » sur son profil – et dans ses interactions – sur Grindr ; selon la logique du nouveau racisme, on ne peut plus qualifier quelqu’un de raciste « juste » parce qu’il a affirmé une préférence individuelle, surtout si dans d’autres aspects de sa vie, il soutient l’égalité raciale. Aussi, le nouveau racisme reconfigure la question de la discrimination, qui n’est plus centrée sur le vécu de la personne racisée mais sur le « choix personnel » de la personne racisante.

9Si le nouveau racisme se concentre sur l’importance première de l’individu, qui est au cœur du néolibéralisme, le « colorblind racism » donne forme au mythe persistant qui veut que l’individualisme néolibéral se fonde sur le mythe de l’équité. Le sociologue Eduardo Bonilla-Silva (2006, 28) définit le colorblind racism comme une forme de « libéralisme abstrait » qui considère chacun comme un individu ayant les mêmes choix, les mêmes droits et les mêmes responsabilités que tous les autres. Bonilla-Silva utilise l’exemple de la ségrégation raciale pour expliquer la manière dont fonctionne le colorblind racism. Alors que des formes plus anciennes de racisme institutionnel (par exemple, le système d’apartheid en Afrique du Sud) séparaient de manière active les personnes blanches des personnes non blanches à coups de législations et de brutalités, le colorblind racism permet la ségrégation – et combat les plaintes pour ségrégation – grâce à son adhésion à une forme de libéralisme de type « laissez-faire ». Ce dernier a commencé à prendre forme à la suite des mouvements pour les droits civiques des années 1960 et du début des années 1970 et a pris un essor particulier dans les années 1990 sous les gouvernements néolibéraux du Premier ministre Tony Blair (au Royaume-Uni) et du président Bill Clinton (aux États-Unis). Cette position politique s’oppose à toute forme manifeste de ségrégation structurelle, tout en affirmant que (par exemple) les personnes blanches devraient rester libres de vivre dans des quartiers à majorité blanche ou de scolariser leurs enfants dans des écoles à majorité blanche, justement parce que tout le monde est libre de choisir où vivre, travailler et étudier – y compris les personnes de couleur. Dans le contexte de Grindr, on voit le colorblind racism à l’œuvre, dans le fait que les critiques de la campagne Kindr défendaient l’universalité de la préférence raciale : comment le fait de déclarer une préférence raciale sur son profil pouvait-il être vu comme raciste, puisque tout le monde pouvait déclarer cette préférence ? Les politiques derrière ce type d’argument sont rendues visibles par la spécialiste de théorie littéraire Sharon Patricia Holland dans son travail sur The Erotic Life of Racism :

Ce désir de nous voir comme exempts de toute violence raciste, aussi minime soit-elle, se rattache à la même logique qui tente d’extirper les choix de vie, les choix érotiques, de ces grands systèmes. Ce qu’on aurait appelé racisme relève maintenant du « choix personnel » ou est rétrogradé au rang de préjugé véniel. Ainsi, l’érotique a trait à cet aspect de la pratique raciste qu’on ne peut considérer comme une pratique raciste, mais qu’on doit comprendre comme quelque chose de complètement différent. (2012, 27)

10Des articles récents sur la discrimination nous ont fourni une batterie de nouveaux termes. L’entitlement racism renvoie à la manière dont les préférences fondées sur la race peuvent être invoquées comme un droit. Ces droits sont protégés parce que le nouveau racisme met en avant la suprématie de l’individu. Enfin, l’individu bénéficie d’une telle position justement parce que le colorblind racism s’engage dans une forme de libéralisme qui traduit le langage de l’égalité en mythe de l’équité. Collectivement, ces nouvelles approches du racisme nous aident à déconstruire le type de réactions que Kindr a suscitées sur des sites comme The Advocate, Queerty et Slate, et ces réponses pointent à la fois le problème à traiter et l’urgente nécessité d’étudier ces questions.

11C’est bien sûr précisément ce pour quoi la campagne Kindr a été conçue, et je veux examiner la manière dont celle-ci s’est déployée, et ce que cette approche de la discrimination révèle des politiques de Grindr. Il est probable qu’il existe des différences entre les plateformes, mais mon sentiment est que les résultats de mes recherches s’appliquent à un ensemble plus varié de réseaux sociaux numériques, au-delà de Grindr, et même au-delà des applications de rencontres sexuelles. Une telle analyse peut permettre de comprendre comment ces plateformes numériques conceptualisent la discrimination, comment elles pensent résoudre ce problème, et comment elles continuent à tirer profit de pratiques de ségrégation et d’exclusion.

Le travail caché de la modération de contenu

12En 2018, au cours d’une réflexion sur la réglementation des contenus en ligne, l’universitaire spécialiste des communications Tarleton Gillespie (2018) en arriva au fait, simple, mais trop souvent ignoré que : « la modération de contenu, c’est difficile ». La tâche de surveiller les environnements des réseaux sociaux, et d’assurer qu’ils ne sont pas envahis de contenus inappropriés ou dérangeants n’a pas de fin, elle n’est jamais terminée, et n’est jamais totalement juste. Elle nécessite une multitude d’acteurs, humains et non humains, agissant de concert pour élaborer un environnement représentatif des normes idéologiques de cet espace – des normes qui sont constamment contestées par ces mêmes acteurs. La relation entre ces acteurs est souvent tendue, fébrile, et cette tension met en évidence les politiques de modération de contenu qui jettent une ombre sur les environnements numériques actuels.

13En 2003, le spécialiste des médias Hector Postigo fut l’un des premiers universitaires à étudier ces politiques. Il écrivait alors : « le post-industrialisme et Internet se sont ligués pour tirer de la valeur du travail culturel produit sur Internet » (2003, 208). Une décennie et demie après cette analyse, cette extraction de valeur est devenue quotidienne grâce aux principes du Web 2.0 et au chant des sirènes des plateformes numériques. Mais alors que toutes les personnes qui utilisent ces plateformes prennent part, à divers degrés, à certaines formes de travail culturel à l’ère du capitalisme de l’information, la tâche de nettoyage de l’Internet, équivalent virtuel de la suppression des graffitis et chewing-gums dans les couloirs d’un lycée, incombe de manière disproportionnée aux personnes racisées, aux femmes, aux minorités de genre et de sexualité, aux personnes en situation de handicap et aux pauvres. Cela renvoie à la division sociale du travail domestique, où le travail de « rangement » n’est que rarement effectué par ceux qui appartiennent aux groupes sociaux dominants. Ce travail de « gardiennage » (pour reprendre le titre du livre publié en 2018 par Gillespie) est au cœur du fonctionnement de l’application Grindr. La campagne Kindr promeut quant à elle la mise à jour des lignes directrices utilisées par les modérateurs du site et porte l’attention du public sur les conséquences possibles des discours de haine. La modération continue d’intervenir à deux niveaux : dans un premier temps, la personne qui utilise l’application est invitée à signaler les contenus qui lui semblent inappropriés, et dans un second temps, ce contenu est évalué et traité par l’entreprise.

14Commençons par les signalements des usagers. Lisa Nakamura (2017) attire l’attention sur le « travail indésirable » que les femmes racisées et les personnes trans et queer sont souvent obligées d’effectuer lorsqu’elles sont sur les réseaux sociaux. Ce travail consiste à signaler, à contester et à intervenir par tous les moyens possibles sur la myriade de propos haineux qui envahissent l’environnement numérique. Nakamura propose d’envisager ce travail dans sa dimension genrée, comme relevant du travail reproductif, dont les travaux féministes de Shulamith Firestone (1970), Leopoldina Fortunati (1981 [2022]), Tiziana Terranova (2000) et Kylie Jarrett (2017) ont montré l’importance dans le développement du capitalisme, malgré sa dévalorisation par ce dernier (ainsi que par ses critiques masculines). Nakamura précise aussi que « le contre-discours des femmes racisées ne se réduit pas au capital. Certes, le travail émotionnel qui consiste à modérer des écosystèmes toxiques profite autant aux propriétaires qu’aux usagèr·es des plateformes. Toutefois, ce travail compte aussi parce que c’est un travail militant d’animation de communauté mené par des femmes racisées, qui réduit les inégalités numériques et dénoue l’opposition entre travail et non-travail » (2017, 103).

15Alors que tous les utilisateurs d’une plateforme comme Grindr sont invités à participer à ces tâches de nettoyage en signalant des contenus haineux, il est inévitable que cette activité retombe sur les épaules de ceux qui sont le plus touchés par ces propos et ces comportements offensants, voire en sont la cible. Ceci est d’abord dû au fait que la socialisation racialisée génère des différences de sociabilité ; par rapport à mon mari blanc, je tends par exemple à remarquer beaucoup plus rapidement une remarque raciste – et je ressens aussi ses effets bien plus profondément. Cela est ensuite et surtout dû au fait que la simple présence d’un corps « marginal » peut suffire à créer ce genre de toxicité. Pour le dire autrement, la simple visibilité d’une personne racisée sur Grindr, d’autant plus si elle a l’audace d’envoyer un message à un autre utilisateur, peut suffire à produire une réponse qui va à l’encontre des lignes directrices de la communauté. Autrement dit, les personnes qui sont la cible des propos haineux deviennent immanquablement celles qui sont chargées de faire le ménage.

16Grindr a utilisé la campagne Kindr pour réitérer sa demande de signalement par les utilisateurs des contenus contraires aux lignes directrices de la communauté de la plateforme. Ce faisant, la plateforme a incité les utilisateurs à adhérer à un projet de « surveillance », les encourageant d’abord à repérer puis à rapporter les contenus toxiques qui peuvent s’y trouver. Dans ses lignes directrices, Grindr déclare : « Si vous voyez quelqu’un enfreindre les règles, veuillez le signaler en utilisant l’icône de blocage dans le coin supérieur droit de son profil. Nous nous occuperons du reste ».

17Comme sur les autres plateformes de réseaux sociaux, ce qui constitue un délit n’est jamais complètement défini dans les lignes directrices de la communauté Grindr. Si la campagne Kindr dénonce le racisme, la transphobie, la follephobie, la grossophobie et la sérophobie, nulle part dans les lignes directrices de Grindr n’apparaît la définition exacte de ces termes. La plateforme invite plutôt les utilisateurs à lui faire confiance, à ne pas douter que les bonnes décisions seront prises – l’utilisateur est invité à signaler, puis, assurent les lignes directrices, « nous nous occuperons du reste ».

18Comme Kate Crawford et Tarleton Gillespie le suggèrent, « ces formes de signalement sont des formes limitées de communication, qui se distinguent davantage par ce qu’elles ne peuvent pas exprimer que par ce qu’elles peuvent dire » (2016, 413). Autrement dit, ces outils donnent la possibilité de signaler un contenu problématique, tout en ne disant pas grand-chose qui permettrait de qualifier ce contenu. Bien que la fonction de signalement de Grindr permette aux utilisateurs d’expliquer la raison de leur signalement, la justification de la plainte reste à la charge de l’utilisateur, ce qui met la responsabilité de la preuve sur les épaules de la victime. De plus, si les utilisateurs sont invités à signaler des contenus et ainsi à nettoyer la plateforme, ce sont les modérateurs qui traitent ces demandes et prennent la décision finale lorsqu’il faut déterminer ce qui constitue une violation des lignes directrices. Crawford et Gillespie suggèrent que la possibilité de signaler un contenu offensant ou dérangeant « n’est pas seulement une fonction technique » des plateformes de sociabilité numérique, mais constitue « une interrelation complexe entre les plateformes et les personnes qui les utilisent, entre humains et algorithmes, et entre les normes sociales et les structures de régulation des médias sociaux » (2016, 411). De ce fait, le signalement de contenu sur Grindr consiste en une demande de confrontation, ou de mesure, de ce contenu avec ou par rapport à… Pour être honnête, on ne sait pas vraiment. Comme c’est le cas pour la plupart des autres plateformes, Grindr garde dans une boîte noire le procédé par lequel il détermine si une demande de suppression d’un contenu ou de sanction contre un utilisateur sera suivie d’effet ou refusée. Dans le même temps, tandis que les corps racisés ont une plus grande probabilité de prendre en charge la plus grande part de ces signalements par les utilisateurs, il est également probable que ce soient ces mêmes personnes racisées qui déposent ces signalements et qui prennent les décisions à leur sujet, sous la stricte direction du livret de modération de Grindr.

19Nous ne pouvons pas être absolument sûrs de qui (ou de quoi) est chargé de la modération chez Grindr. Lors de travaux de recherche précédents, j’ai visité le siège d’autres plateformes de rencontres implantées aux États-Unis et, très souvent, le service qui employait le plus de personnes non blanches était celui de l’équipe de modération de contenu. Dans ces cas, le travail de modération a lieu en interne, mais d’innombrables rapports confirment que la plus grande part du travail de modération est réalisée par des sous-traitants, souvent implantés dans des pays en développement (Breslow, 2018 ; Parks, 2019). La localisation de ces entreprises permet de maintenir les coûts d’exploitation au plus bas. Non seulement les salaires sont bien moins élevés à Bangalore qu’à Baltimore, mais le droit du travail y est bien moins développé, permettant à ces entreprises d’éviter de devoir fournir à leurs salariés le type de soutien et d’aide psychologique auquel les modérateurs auraient probablement droit en Occident.

20Ainsi, alors que Grindr a utilisé la campagne Kindr pour mettre en avant la mise à jour de ses fonctions de modération et de signalement, la vitrine comme les coulisses de ce processus font généralement appel aux mêmes personnes pour faire de Grindr un espace plus propre. Kindr n’a pas offert de nouveaux outils pour combattre la discrimination sur la plateforme et, tandis que les lignes directrices de la communauté ont été mises à jour afin d’inclure une section sur les propos haineux, cette révision n’a apporté aucune précision sur la manière dont la plateforme définissait ces propos haineux. De même, au-delà de la menace générale de bannissement à vie en cas de diffusion de ce genre de propos, on ne trouvait aucune information concrète sur la manière dont la plateforme mettrait les coupables devant leurs responsabilités ni sur la manière dont elle soutiendrait les victimes de ces violences. En résumé, la dimension « modération » de la campagne Kindr était faite de platitudes, mais n’avait aucune (réelle) substance.

La politique du design des plateformes

21Bien sûr, l’aspect le plus ironique – et le plus inquiétant – de la campagne Kindr a été la contradiction étonnante entre le discours d’inclusivité qu’elle mettait en avant et l’architecture de la plateforme Grindr. Cette contradiction trouve sa plus parfaite illustration dans la page d’aide (Foire aux questions) que Grindr propose à ses utilisateurs depuis plusieurs années. La liste des questions les plus souvent posées comprend : « J’ai un type particulier, comment puis-je faire ma recherche en utilisant les filtres ? » Après avoir donné des instructions qui détaillent comment régler les paramètres d’un filtre, l’article se termine par la phrase suivante : « Une fois que vous avez choisi vos filtres, tapez sur Terminé, et amusez-vous bien avec votre sélection de résultats ! » (Centre d’aide de Grindr, 2019).

22Dans la plupart des zones géographiques dans lesquelles Grindr est disponible, la version gratuite de l’application ne donne aux utilisateurs qu’une sélection limitée de profils et ne leur permet d’utiliser que trois filtres : « âge », « je recherche » et « tribus ». Grindr Xtra, la version payante de l’application, donne accès à toute une gamme de filtres ainsi qu’à une partie plus importante de sa base de données. Non seulement les utilisateurs peuvent voir plus de profils, mais ils peuvent également choisir ceux qui apparaissent dans leur sélection de résultats, en fonction de leur morphologie, leur statut relationnel et (jusqu’en juin 2020) leur ethnie.

23La contradiction entre le discours d’inclusivité de Kindr et le design de la plateforme est évidente : tandis que le premier nous invite à « être aimable, avec tout le monde », le second permet à l’entreprise de profiter des pratiques d’exclusion permises par sa fonction de recherche, qui invite les clients premium à créer non pas tant un « public en réseau » (boyd, 2010) que des réseaux d’exclusion. Ceci fait écho aux propos récents du sociologue Christopher Conner (2018, 7) qui affirme que « la fonction de filtre permet aux utilisateurs de se livrer à une discrimination silencieuse contre ceux qui ne se conforment pas à une image hyper masculine, ce qui tend à valider les préjugés et à invisibiliser certains utilisateurs ».

24Ce filtrage n’est ni surprenant ni propre à Grindr ou aux environnements numériques (concernant la drague gay hors ligne : Bérubé, 2014). Grindr, base de données numériques, a besoin d’outils pour être navigable, lisible et intelligible. Ce que l’application fournit dans son service « gratuit » est son outil de géolocalisation. Dans sa version gratuite de base, Grindr se limite à effectuer une interrogation continue de sa base de données selon un filtre unique : la proximité géographique. Bien sûr, même ce filtre par défaut est excluant, puisqu’il reproduit des formes de discrimination et de ségrégation fondées sur la race et la classe – mais aussi, potentiellement, sur l’âge, le genre et la nationalité. En s’abonnant à la version supérieure (ce qui, en soi, est un marqueur de classe), l’utilisateur obtient davantage de contrôle en accédant à la possibilité d’affiner sa perspective, de « nettoyer » les données selon des critères qui correspondent à ses préférences sexuelles. Comme cela a été démontré plus haut, ces préférences sont des constructions culturelles. La technologie de filtrage de Grindr est donc, de fait, un exemple numérique de ce que le sociologue Jason Orne (2017, 16) appelle « racisme sexuel interactif », que les sociologues Han Chong-Suk et Choi Kyung-Hee (2018, 15) décrivent comme des « actions subtiles » qui promulguent des formes d’exclusion. Ces actions subtiles ont d’importantes ramifications, à commencer par la concrétisation de formes de discrimination qui ont cours depuis longtemps (Hutson et al., 2018 ; Winder et Lea, 2019).

25Dans la conclusion de leurs travaux de recherche sur la négociation des espaces numériques par les personnes trans, les spécialistes de l’informatique Morgan Klaus Scheuerman, Stacey Branham et Foad Hamidi avancent que les concepteurs doivent « examiner les structures mêmes de leurs créations technologiques et la manière dont elles permettent de nuire aux individus marginalisés » (2018, 23). La compagne de communication de Grindr oublie ainsi les discriminations rendues possibles par le design de sa propre plateforme. En effet, les suprémacistes blancs, les misogynes et les grossophobes ne sont pas les seuls à souhaiter marginaliser, bâillonner et exclure certaines identités et communautés spécifiques sur Grindr : la structure même de l’application fonctionne de manière à séparer, à exclure, voire à renier ceux et celles qu’elle prétend défendre dans sa campagne Kindr. En permettant de filtrer la base de données selon la race, mais également le poids, le type morphologique et la taille des individus, la structure technologique de Grindr permet, valide et reproduit les inégalités que la plateforme est censée combattre avec Kindr.

Le blocage

26Les formes de filtrage évoquées ci-dessus, que Grindr non seulement permet mais met en avant de manière active, n’étaient pas du tout mentionnées dans la campagne Kindr. Une telle omission suggère que Grindr continue à ne pas reconnaître son rôle dans la production de discriminations sur sa propre plateforme, bien qu’elles aient été maintes fois signalées par le passé. À la place, les discriminations ont été présentées comme un problème interpersonnel, qui se situerait uniquement du côté de l’usage : quelque chose qui se produit sur Grindr, mais dont l’application n’est pas responsable. Cette présentation des discriminations comme un problème de mésusage de la plateforme s’est exprimée lors de la mise à jour des lignes directrices de la communauté qui a accompagné le lancement de la campagne Kindr. Ainsi, alors qu’une discussion sur la conception des filtres était absente, l’attention était attirée vers une autre fonction de la plateforme :

Vous pouvez aussi rencontrer sur l’application des personnes qui vous dérangent ou vous offensent sans forcément aller à l’encontre de nos lignes directrices. Dans ce cas, nous vous recommandons d’utiliser la fonction de blocage, qui empêchera que vous et l’autre utilisateur vous voyiez ou ayez des contacts ultérieurs. (Lignes directrices de la communauté Grindr, 30 juillet 2018)

27Au premier abord, le blocage semble être une excellente idée. Des personnes racisées ont indiqué avoir utilisé la fonction de blocage pour débarrasser leur écran des utilisateurs racistes (Winder et Lea, 2019). Dans le même temps, les victimes d’autres formes de violence ont pu bloquer leurs agresseurs, ce qui a permis que cette « e-colère » (Jane, 2014) ne les atteigne pas. Bloquer semble être une chose positive, et Grindr suggérait d’utiliser la fonction de blocage en cas de confrontation avec des utilisateurs impolis, racistes, sectaires, mais que la plateforme ne rejetterait pas. Toutefois, tout en fournissant une méthode pour éviter les violences et les propos haineux, on peut arguer que la plateforme contribue à renforcer la ségrégation des utilisateurs. La fonction de blocage signifie que non seulement la cible de violences ne voit plus son auteur, mais que l’inverse est également vrai : l’agresseur n’a plus à voir ou à entendre la victime.

28Ceci est problématique, à deux titres. Tout d’abord, et c’est assez évident, avec la fonction de blocage, l’utilisateur raciste n’encourt aucune sanction pour ses actions et même il en bénéficie puisqu’elle « nettoie » sa sélection de profils en éliminant les utilisateurs « indésirables ». Si cet utilisateur apprend quelque chose de ces interactions, c’est qu’en ayant des préjugés – toutefois insuffisants pour qu’il soit exclu de la plateforme –, il peut débarrasser son écran des différences raciales et morphologiques. Deuxièmement, le discours sur le blocage infantilise la discrimination, ce qui en diminue sa portée : c’est l’équivalent de la situation dans laquelle un élève en traite un autre de « pédale », et le professeur règle le problème en leur disant de jouer dans des parties différentes de la cour de récréation.

29Sur le plan individuel, bloquer un utilisateur maltraitant peut être la meilleure tactique pour se préserver, mais lorsque cela devient un élément constitutif de la stratégie d’une plateforme concernant la régulation de l’intolérance, cela donne à croire que cette plateforme accepte implicitement le statu quo, qui ne sert qu’à marginaliser et isoler davantage, tout en conservant une image de bienséance et de « gentillesse ». Enfin, de manière collective, ces pratiques de modération de la haine, de filtrage des corps, et de blocage des violences suggèrent que Kindr est une initiative fondée essentiellement sur l’étiquette, promouvant des moyens de maintenir les inégalités d’une manière qui soit socialement acceptable. C’est pour cette raison que je la qualifie de forme d’« incivilité polie ».

Incivilité polie

30En adoptant le terme « incivilité polie », je m’inspire des travaux de l’universitaire spécialiste de la communication Zizi Papacharissi, et plus particulièrement de son article (2004) qui explore les pratiques de discussion publique en ligne et leur potentiel en tant que lieu d’une délibération politique. Pour Papacharissi, la « politesse » et la « civilité » sont deux faces distinctes du discours public qui sont trop souvent considérées à tort comme une seule et même chose. Elle affirme que si la civilité concerne les questions de respect des différences d’opinions et d’idées, la politesse se limite aux problèmes d’étiquette, de convention et de normes sociales. L’amalgame de ces deux termes a pour conséquence d’aligner le style de la communication sur le contenu du message. Cet alignement peut avoir des ramifications négatives pour le type de délibération démocratique qui intéresse Papacharissi : « Les messages polis, mais incivils, particulièrement lorsqu’ils nient les droits d’autrui, menacent la démocratie ou utilisent des stéréotypes antagonistes, devraient nous préoccuper davantage » (2004, 279).

31En raison de son association avec les puissants, la politesse a longtemps été regardée avec suspicion par les universitaires et les militants investis dans la justice sociale. La politesse a été utilisée pour justifier les incivilités (Ross, 2013), pour excuser le racisme (Golash-Boza, 2010), comme méthode pour critiquer l’action directe (King, 1968 [2008] ; Dowd, 2018) et comme outil pour entretenir les idées du suprémacisme blanc (Brown, 2015).

33J’utilise le terme « incivilité polie » pour mettre l’accent sur les méthodes de modération et de résolution de conflits qui se préoccupent moins du respect des différences que du maintien des comportements normatifs. L’incivilité polie consiste moins à parler de la différence (qu’elle soit de race, de genre, de morphologie ou de classe), à s’y confronter, à s’y opposer ou à l’appréhender autrement qu’à se conformer à des attendus sociaux qui aident à gérer cette différence de manière appropriée. Être poli, c’est se comporter d’une manière prescrite par la norme, être civil, c’est reconnaître que l’autre est notre égal et qu’il a le même droit que nous d’être dans cet espace, que nous le souhaitions ou non. Ainsi, d’une manière tout à fait polie, les filtres et les fonctions de blocage œuvrent contre la civilité, en fonctionnant comme des techniques discrètes d’incivilité. Ils occultent, obscurcissent, excluent ou cachent les autres (sexuellement différents). Ils rendent invisibles les personnes que nous pensons ne pas aimer – un acte poli de ségrégation et d’eugénisme des données – afin de présenter une vision modifiée, incomplète et artificielle des communs sexuels.

34Bien sûr, si l’on nous donnait le choix entre subir une tirade raciste ou être bloqué·e par un raciste, nous pourrions bien choisir cette dernière solution, mais cela ne contribue pas à faire de Grindr un espace plus civil – ça ne fait que donner aux utilisateurs une solution plus « gentille » pour se livrer à la discrimination. Pour reprendre les termes du critique culturel Samuel R. Delany (1999), alors que Kindr affichait un discours de « contact » entre classes – c’est-à-dire la création d’une intimité entre individus issus de milieux différents –, Grindr continue de fonctionner comme un site en réseau endogène qui fonctionne par exclusion de classe, qui érige en règle la ségrégation des différences dans le but de générer une consommation sans frictions. Mon raisonnement rejoint ici la lecture que la sociologue Jody Ahlm fait de Grindr comme site de « promiscuité sexuelle respectable » sur lequel les utilisateurs « perçoivent l’application comme un espace (semi-) public conçu pour la recherche d’interactions sexuelles privées » (2017, 365). Le cadre posé par Ahlm met en avant la tension entre le public et le privé qui est au cœur de l’expérience Grindr, et qui souligne la contradiction entre le discours de Kindr et les possibilités technologiques offertes par Grindr.

35On peut ainsi voir la campagne Kindr comme une réponse polie, mais intrinsèquement incivile aux diverses formes de discrimination qui ont lieu sur Grindr. Cette réponse s’inscrit dans une politique de respectabilité, tout en maintenant l’attention sous-jacente sur les individus et la privatisation du sexe – des tropes clés d’une idéologie ancrée dans la pensée néolibérale. Cette attitude est incivile en soi, car la civilité ne peut être réalisée dans un espace conçu pour ségréguer et exclure les autres. Cela se résume à vivre sa vie en suivant ses propres préférences sexuelles, plutôt que comme un citoyen sexué accompli.

Conclusion

36En préparant le plan de ce travail, j’ai ressenti une certaine anxiété : n’allais-je pas précisément dans le sens des critiques de Kindr que j’ai citées au début de ce chapitre ? Toutefois, il s’agirait là d’une lecture simpliste de mon argumentation. Je ne suggère pas qu’il faudrait que Grindr nous force à avoir des interactions sexuelles interclasses. La civilité, ce n’est pas forcer l’interaction, c’est se lancer dans un projet continu de reconnaissance – de soi-même et de l’autre –, même lorsque cela génère une tension entre ce que je veux et ce qui est bon pour la société. Citons de nouveau Papacharissi :

Les normes de civilité devraient mettre en avant le respect de l’autre, améliorer la démocratie, mais également permettre l’unicité et l’imprévisibilité de l’être humain. Cette contradiction entre le respect pour la collectivité et la tolérance pour l’individualité indique un retour à une définition de la civilité qui se concentre sur les tensions créées entre les vies publique et privée par la civilité. (2004, 266)

37La reconnaissance de cette contradiction peut sembler un idéal utopique. Elle s’ancre en réalité dans l’histoire des communs sexuels gays. Même l’écrivain Samuel Delany (1999), qui a pourtant été accusé de décrire avec nostalgie l’âge d’or de la drague gay dans le quartier de Times Square à New York, admet que dans les années 1970, les propositions d’activité sexuelle dans les cinémas pornographiques de la 42^e rue étaient souvent refusées. Évidemment, je ne suggère pas qu’on devrait avoir des relations sexuelles avec quelqu’un qui ne nous attire pas. Mais l’intimité est, et restera toujours, à la fois individuelle et collective, motivée par des désirs privés qui sont façonnés par les publics au sein desquels nous évoluons Il est de la plus grande importance que ces expériences publiques de la sexualité conservent ce caractère public. Les chercheurs en interaction personne-machine Jevan Hutson et al. le reconnaissent lorsqu’ils proposent une modification de la conception des « plateformes intimes » :

Détourner les individus de leurs liens les plus proches et de leurs réseaux personnels a le potentiel de perturber les modèles existants d’appariement sélectif, en encourageant les interactions entre des membres de groupes sociaux qui auraient eu peu de contacts auparavant. (2018, 73)

38Tout comme les individus peuvent tirer bénéfice d’une perturbation de la manière dont ils sont orientés, Grindr – en tant qu’entreprise, en tant que plateforme et en tant qu’institution de la culture gay – gagnerait d’une telle perturbation. Cela pourrait promouvoir des manières de s’orienter qui s’éloignent de l’esprit d’incivilité polie, pour atteindre une compréhension plus civique des publics sexuels : une compréhension qui reconnaîtrait la tension entre sphères publiques et privées et même pourrait la maintenir, sans chercher à résoudre cette tension au moyen de solutions technologiques et de mots gentils.