• 1 JOUËT Josiane, Genre, sexualité & société, « Technologies de communication et genre. Des relations (...)
• 2 PAVARD Bibia, ROCHEFORT Florence et ZANCARINI-FOURNEL Michèle, Ne nous libérez pas, on s’en charge. (...)

1Le livre Numérique, féminisme et société de Josiane Jouët constitue une somme passionnante, tout à la fois érudite et accessible, sur les liens entre rapports de genre, essor du féminisme et pratiques du numérique. Le livre présente en effet l’avantage de synthétiser dans une première partie les recherches récentes sur #MeToo, puis, dans une deuxième partie, d’apporter des éléments de réflexion méthodologiques sur les ethnographies en ligne pour saisir les publics du numérique dans le contexte du mouvement féministe international. Enfin, la dernière partie reprend et enrichit les travaux de l’autrice sur les usages genrés des nouvelles technologies de l’information et de la communication, à partir des évolutions constatées par elle et d’autres autrices depuis un article qu’elle a publié en 20031. En référence au savoir-faire des femmes dans les arts de la confection aussi bien qu’en clin d’œil à la désignation du web par « la toile », le livre déploie la métaphore du fil dans les deux premières parties centrées sur le mouvement féministe contemporain – on trouve des titres de chapitres tels que « un entrelacs de cris », « un patchwork de formats », « un tissage populaire ». Car il s’agit bien de déployer la multiplicité des reconfigurations qui se jouent autour des réappropriations du numérique dans le contexte du « moment #MeToo »2. J. Jouët, tout en livrant une foule de données intéressantes et rarement réunies, précise toujours sa position de chercheuse avec clarté. D’emblée dans le prologue, elle préconise ainsi de « se prémunir de tout déterminisme technique car la résurgence du féminisme, en tant que forte présence dans l’espace public en ligne ou hors ligne, ne saurait être réduite à “un effet Internet” » (p. 18).

• 3 CEFAÏ Daniel, « Publics, problèmes publics, arènes publiques… », Questions de communication, n° 30, (...)
• 4 BOLTANSKI Luc, La Souffrance à distance, Paris, Métailié, 1993.
• 5 MENDES Kaitlynn, RINGROSE Jessica, « Digital Feminist Activism: #MeToo and the Everyday Experiences (...)
• 6 MENDES Kaitlynn, « #MeToo, selfies et mèmes : une exploration des récits numérisés des violences se (...)

4Un des apports originaux de l’analyse proposée dans cette partie est la mise en discussion de « la déferlante MeToo » avec les approches sociologiques analysant la politisation d’une parole privée. L’autrice met tout d’abord en regard ce phénomène avec ce que Daniel Cefaï3 identifie comme la constitution d’une arène publique : « la déferlante MeToo s’apparente bien à la constitution d’une scène publique qui a été construite par l’accumulation de paroles privées devenues le ferment d’une indignation collective transmuée en parole publique » (p. 60). Josiane Jouët met en parallèle le fait qu’avec #MeToo, « le regard porté sur les violences s’est déplacé de la figure de l’agresseur vers celle de la victime », avec les mécanismes observés dans La Souffrance à distance (1993)4 de Luc Boltanski en ce que « ces victimes proches partagent du commun avec l’expérience de vie de chacun·e ». Elle revient sur une des enquêtes qui a ciblé au plus proche les participantes à #MeToo, celle de Mendes et Ringrose auprès de 117 participantes anglaises et néerlandaises « ordinaires » (2019)5, qui insiste sur la puissance du nombre de dénonciations davantage que sur l’effet de la dénonciation individuelle quant à l’émancipation des participantes. Selon elles, la grande majorité des participantes qui ont témoigné de violences sont des femmes « ordinaires », et non pas des militantes ni des personnalités publiques ; ces dernières attestent des coûts de la dénonciation en ligne, qui ne saurait être considéré comme un engagement de faible intensité et qui nécessite un soutien actif de l’entourage. Cet échantillon ne serait cependant pas représentatif du fait de la plus faible présence des femmes de classes populaires. Cette enquête souligne un élément repris dans le texte de Kaitlynn Mendes publié en français dans l’ouvrage Les violences sexistes après #MeToo6, paru juste après celui de Josiane Jouët : la faible représentation des femmes de classes populaires dans le mouvement de dénonciation en ligne des violences sexuelles sur Twitter. Par ailleurs, J. Jouët revient sur les pratiques des militantes féministes qui ont quant à elles fait appel à un vaste ensemble d’actions reprenant les répertoires classiques des mouvements sociaux (pétitions, lobbying politique et médiatique, manifestations de rue).

• 7 DA SILVA Jaércio, « L’empowerment féminin noir sur YouTube en France », Terminal [en ligne], 2019, (...)

6Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Josiane Jouët problématise la question du numérique comme « fil d’émancipation ». Elle présente une série de travaux qui permettent d’apporter une réponse nécessairement contrastée puisque le numérique est à la fois un espace de violences et un support d’activisme et de soutien sur les questions de violences et de discriminations fondées sur le genre. L’un des éléments importants à souligner réside dans l’existence des ressources en ligne pour la sexualité. Les travaux de Natacha Chetcuti-Osorovitz sur les lesbiennes et de Karine Espineira sur les personnes trans ont souligné combien le web avait permis aux minorités sexuelles et de genre de trouver une représentation de soi qui fait cruellement défaut dans les discours sociaux. Par exemple, les sites de rencontre en ligne ont ouvert une opportunité à des lesbiennes pour expérimenter leur entrée dans la sexualité lesbienne. J. Jouët présente une cartographie des comptes trans nécessaire pour donner une idée précise et une visibilité à ces supports qui touchent les personnes concernées bien au-delà des cercles militants. Cependant, en retour, des conflits très durs opposent désormais partisan·es et opposant·es de la cause trans, y compris au sein des minorités LGBTQI : on peut mentionner à ce titre la controverse violente autour de « la loi trans » en Espagne, qui permet l’autodétermination de genre à partir de 16 ans sans transition juridique et médicale, et en France, autour des publications de Dora Moutot, l’autrice du compte sur la sexualité féminine « T’as joui » qui prend publiquement position contre la reconnaissance des femmes trans. L’autrice soulève ainsi le fait que les réseaux sociaux numériques sont un espace où la conflictualité entre féministes peut s’attiser publiquement. En-dehors de quelques travaux sur les féminismes « ordinaires », Josiane Jouët relève qu’il y a peu d’études de réceptions, hormis ceux de Jaercio da Silva7 sur les publics afro-féministes face au gain de visibilité de l’afro-féminisme en ligne.

• 8 MAUGER Gérard, POLIAK Claude, PUDAL Bernard, Histoires de lecteurs, Paris, Nathan, 1999.
• 9 DELIAS Lucie, « Les facteurs de l’autonomie face à l’informatique connectée chez les retraités fran (...)

8Dans la troisième partie, J. Jouët part d’un texte qu’elle a publié en 2003 sur « technologies et genre » pour le réactualiser. Si le point de départ de l’article visait à montrer que « les chercheuses féministes ont non seulement levé l’invisibilité des femmes dans la pratique des technologies mais aussi sur la petite minorité d’entre elles qui a effectivement participé à la conception des innovations » (p. 213), les travaux qu’elle recense désormais mettent en évidence une évolution : le numérique est aujourd’hui approprié par une grande majorité de femmes mais les usages sont différenciés selon le genre et au sein même des femmes. De même que pour d’autres pratiques culturelles, à l’instar de la lecture comme l’ont montré Mauger, Poliak et Pudal dans Histoires de lecteurs8 l’exercice ou non d’un métier trace une ligne de différenciation entre les femmes dans leurs usages du numérique. L’âge n’est pas tant le facteur clivant selon Lucie Delias9 car les femmes sont d’autant plus autonomes et développent des usages étendus quand elles ont été formées professionnellement à l’informatique, et ont connu des situations conjugales susceptibles de stimuler leur autonomie (périodes de célibat, séparation) dès lors qu’elles travaillaient également à côté. J. Jouët rappelle enfin avec justesse qu’à l’encontre de la déconstruction du genre annoncée par les cyberféministes, la majorité des sites et réseaux reconduisent les féminité et masculinité traditionnelles, en particulier dans les images porteuses de normes corporelles genrées.