1À la suite de sa thèse parue en 2012 sous le titre Les homosexuels sont un danger absolu. Homosexualité masculine en Suisse durant la Seconde Guerre mondiale, Thierry Delessert analyse dans Sortons du ghetto l’évolution du droit pénal et des discours politiques sur les homosexualités en Suisse entre les années 1950 et 1990. Il porte une attention particulière aux phases de débat sur la réforme du code pénal suisse (CPS) et du code pénal militaire (CPM), et au rôle qu’y jouèrent les organisations militantes. Il y défend l’idée que l’ensemble de la période, dans la continuité de la réforme de 1942, aurait été traversé par un libéralisme conservateur suisse déterminant une « égalité différentielle » (p. 21) entre homosexualité et hétérosexualité, dont la forme évolua au fil des décennies. Pour cette étude, l’auteur s’appuie principalement sur les procès-verbaux et la documentation de la Commission Schultz chargée dans les années 1970 de préparer la révision du code pénal, auxquels il adjoint entre autres des sources écrites issues des mouvements homosexuels et de quelques institutions publiques et des articles de presse.

2Dans un premier chapitre, consacré aux années 1950 et 1960, qu’il désigne comme « les années du placard » (p. 23), l’auteur décrit un durcissement policier et sociétal vis-à-vis des homosexualités en dépit d’un contexte juridique relativement favorable qui permet sous conditions aux homosexuel·le·s de vivre leur sexualité. Cette contradiction apparente s’inscrirait dans une « logique “libérale conservatrice” » (p. 31) en partie héritée de la réforme pénale de 1942. Depuis lors, les actes homosexuels entre adultes consentant·e·s dans un cadre privé n’étaient certes plus pénalisés, mais la « débauche contre nature » restait spécifiquement illégale pour les militaires en général (art. 157 CPM) et pour les civil·e·s en cas d’implication d’un·e mineur·e de moins de 20 ans, d’abus de détresse ou d’autorité et de prostitution (art. 194 CPS). De plus, il existait des pratiques de surveillance policière, une injonction générale à l’invisibilisation et les homosexuel·le·s étaient perçu·e·s comme corruptrices et corrupteurs de la jeunesse. Après la guerre, la répression se renforça. Si les condamnations judiciaires furent minimes avec une moyenne annuelle de 89 condamnations entre 1948 et 1973, dont 60 % à une peine avec sursis, l’auteur souligne une tendance à l’augmentation et au renforcement des condamnations à l’encontre des hommes homosexuels au cours de la période. Les fichages et rafles policières dans les locaux de l’association Der Kreis et dans les lieux publics à Zurich et Bâle augmentèrent à la fin des années 1950 au nom de la lutte contre la criminalité, la prostitution et les maladies sexuellement transmissibles, telles que la syphilis. Les appels au renforcement de la législation anti-homosexuelle se multiplièrent dans la presse, au sein de partis politiques et jusqu’au Parlement. Cette tendance répressive fut encouragée par deux meurtres commis en 1957 par des prostitués dans le milieu homosexuel zurichois, ainsi que par le contexte international. D’une part, le climat de la guerre froide poussa, comme dans les années 1930 et 1940, à la construction de la figure de « l’homosexuel comme ennemi interne à la nation helvétique » (p. 58). D’autre part, les organisations internationales comme Interpol et l’OMS légitimèrent le contrôle et la répression policière des hommes homosexuels dans une visée prophylactique, tandis que les pratiques policières françaises et judiciaires allemandes à leur encontre servirent de modèle. Les lesbiennes, considérées comme moins dangereuses, furent pour leur part toujours plus invisibilisées.

3L’étude des documents de travail et des procès-verbaux de la Commission Schultz, chargée dès 1971 par les autorités fédérales de préparer la révision du code pénal suisse, permet ensuite à l’auteur de saisir, à partir des multiples auditions réalisées par le groupe d’expert·e·s, le renouvellement des conceptions des homosexualités dans les années 1970, marqué à la fois par le morcellement et par une tendance générale à plus de « compréhension […] du phénomène “homosexualité” » (p. 106). Contrairement aux processus ayant mené aux réformes pénales suisse de 1942 et ouest-allemande de 1969, les homosexuel·le·s suisses furent alors entendu·e·s par la commission à travers la voix de la Schweizerische Organisation der Homophilen/Organisation suisse des homophiles (SOH), fondée en 1970/71 dans la continuité de Der Kreis, et des Homosexuelle Arbeitsgruppen Zürich (HAZ), fondées en 1971 dans la mouvance du Gay Liberation Front (GLF), tous deux reconnus comme interlocuteurs valables. Malgré leurs divergences (assimilation/libération, discrétion/coming-out, etc.), les deux formations militantes se retrouvèrent dans une double revendication commune : une réforme du droit pénal instaurant l’égalité de traitements des actes homosexuels et hétérosexuels, ainsi que l’intégration des personnes homosexuelles dans la société. De même, si l’audition des expert·e·s du corps médical témoigna des « éclatements théoriques survenus après la Seconde Guerre mondiale » (p. 75), notamment entre les partisan·e·s de la « psychonévrose » (p. 75), celles et ceux de la « perturbation biologique » au stade fœtal (p. 80) et celles et ceux contestant toute pathologie, elle révéla également une tendance commune, renforcée par la suppression des homosexualités de la liste des maladies mentales de l’Association américaine de psychiatrie en 1974, à reconnaitre le non-choix de l’orientation sexuelle, l’absence de « séduction homosexuelle » et les souffrances des personnes homosexuelles. Enfin, en dépit des débats internes qui agitèrent les Églises catholique et protestante suisses, l’intervention de deux professeurs de théologie montra une même tendance à la reconnaissance des homosexualités : les deux Églises continuèrent certes de refuser de bénir les couples homosexuels, mais elles transformèrent leurs interprétations de la Bible et convergèrent « sur l’idée d’une pastorale adaptée aux homosexuel·les en reconnaissant la naturalité de leurs orientations. » (p. 87)

4Poursuivant l’étude du fonds documentaire de la Commission Schultz, l’auteur analyse dans un troisième chapitre les débats internes au groupe d’expert·e·s et leurs prises de position finales sur le traitement pénal des homosexualités, qu’il décrit certes comme considérablement libérales pour l’époque, mais toujours empreintes d’une « logique différentialiste » (p. 109). La commission proposa en effet de maintenir les actes homosexuels entre adultes consentant·e·s en privé légaux dans le code pénal, mais aussi de continuer à les proscrire à l’armée au nom de l’ordre hiérarchique au sein d’un groupe exclusivement masculin. Par ailleurs, abandonnant la notion de « séduction homosexuelle », elle soutint une égalisation de l’âge de la majorité sexuelle à 14 ans pour les actes homosexuels comme hétérosexuels et une formulation neutre des articles sur l’abus de dépendance à l’encontre de jeunes de 14 à 18 ans et l’abus de détresse pour pouvoir réprimer indifféremment les cas homosexuels et hétérosexuels, mais tout en prévoyant que la poursuite de ces abus puisse être levée « si l’auteur a contracté mariage avec la victime » (p. 137). Malgré l’opposition de la plupart des services de police suisses arguant du caractère particulièrement criminogène de la prostitution homosexuelle, elle proposa également de légaliser celle-ci au même titre que la prostitution hétérosexuelle, mais tout en approuvant le maintien d’une surveillance policière spécifique. Enfin, elle suggéra un article unique consacré aux contraintes sexuelles aussi bien homosexuelles qu’hétérosexuelles, mais tout en maintenant un article spécifique au viol pénovaginal avec une peine minimale supérieure. Autant d’exemples qui témoigneraient, selon l’auteur, que la Commission Schultz prônait entre 1973 et 1975 une « égalité différentielle » (p. 21) entre homosexualité et hétérosexualité.

5Dans un quatrième chapitre, consacré aux « politisations homosexuelles » (p. 147) des années 1970, l’auteur s’appuie principalement sur les fonds des Archives gaies suisses pour décrire la multiplicité des organisations militantes homosexuelles d’alors. En complément d’un précédent ouvrage publié en 2012 avec Michaël Voegtli sous le titre Homosexualités masculines en Suisse. De l’invisibilité aux mobilisations, il en souligne les nombreux clivages politiques, notamment générationnels, mais aussi genrés, géographiques, linguistiques et partisans, tout en mettant en lumière leurs imbrications (continuités, rapprochements, etc.), ce qui lui permet de nuancer l’idée « de phases militantes se succédant de manière précise » (p. 194). Pour commencer, sont présentées les politisations différentes de trois groupes zurichois : la Schweizerische Organisation der Homophilen/Organisation suisse des homophiles (SOH), fondée en 1970/71 dans le prolongement de Der Kreis, qui constitua un groupe de pression en faveur d’une réforme des politiques publiques discriminantes et prôna la reconnaissance d’une nature différente des homosexuel·le·s, la tolérance à leurs égards et leur intégration dans la société ; Les Homosexuellen Arbeitsgruppen der Schweiz/Coordination homosexuelle suisse (HACH/CHOSE), ayant fédéré à partir de 1974 différentes groupes de villes alémaniques à visées révolutionnaires initiés par les émeutes de Stonewall de 1969 et le film de Rosa Praunheim Nicht der Homosexuelle ist pervers, sondern die Situation, in der er lebt, qui appella à la « sortie du ghetto » et à l’affirmation publique de son homosexualité ; L’Homosexuelle Frauengruppe (HFG), née en 1974 de la scission de lesbiennes des Homosexuellen Arbeitsgruppen Zürich (HAZ) et possiblement rejointe par quelques femmes de la SOH, qui développa un « lesboradicalisme identitaire » en dehors des mouvements homosexuels masculins et du Mouvement de libération des femmes (MLF). Puis, sont analysées les différentes évolutions militantes en fonction des zones linguistiques. Dans les cantons alémaniques, la SOH et les HAZ parvinrent progressivement à surmonter leurs oppositions, affichées publiquement en 1978 lors de l’émission télévisée Telearena, et convergèrent sur des stratégies politiques réformatrices : elles revendiquèrent la réforme du code pénal, dénoncèrent les registres de police homosexuels et organisèrent des manifestations publiques sur un mode unitaire, profitant de formes de soutien des autorités municipales et cantonales. Dans les cantons latins en revanche, les organisations militantes homosexuelles, homophiles, révolutionnaires et lesboradicalistes, se développèrent tardivement et pâtirent de leur position provinciale, du « conservatisme ambiant » (p. 184) et de la fermeture des autorités politiques à leurs revendications.

6L’étude s’achève par une analyse de l’interaction entre les processus militants et politiques à l’échelle fédérale, entre la consultation lancée en 1981 par le Département fédéral de justice et police auprès des cantons, partis politiques et associations, et le référendum de 1992 ayant conduit à la dépénalisation des homosexualités, en passant par la phase de débat parlementaire. L’auteur analyse le travail de lobbyisme des organisations homosexuelles, en particulier de la SOH, des HACH/CHOSE, de l’Arbeitsgruppe Bundespolitik/Groupe politique fédéral (GPF), formée en 1987 au sein des HAZ avec des membres de la SOH, plus tardivement de la Lesbenorganisation Schweiz/Organisation suisse des lesbiennes (LOS) et finalement des Schwule und Lesben für das neue Sexualstrafrecht (SLS) créés en 1991 comme un front uni. Il montre notamment leurs oppositions et convergences, ainsi que l’adaptation de leur discours aux attentes de la droite libérale et leur stratégie de relation publique durant la phase parlementaire, qui s’avérèrent décisifs, puis leur choix final du silence durant la campagne référendaire pour ne pas attiser les tendances homophobes. Si les mouvements homosexuels furent reconnus comme interlocuteurs légitimes par les autorités fédérales et obtinrent gain de cause avec l’instauration d’une égalité de traitement des actes homosexuels et hétérosexuels dans le code pénal et le code pénal militaire, approuvée par 73,1 % des participants au référendum, l’auteur nuance quelque peu la rupture en mettant en avant l’absence persistante d’« égalité paritaire » (p. 234) et d’équivalence entre homosexualité et hétérosexualité. Il en veut pour preuve le refus de la majorité des forces politiques de s’attaquer aux discriminations au sens large des homosexuel·le·s et la manifestation d’une « homophobie libérale » (p. 234) dans laquelle la tolérance envers les homosexuel·le·s irait de pair avec une injonction au silence et une absence de remise en cause de la norme hétérosexuelle. Même les acteurs·trices militant·e·s auraient intériorisé l’idée d’une « reconnaissance différentielle » comme « référentiel politique » en revendiquant par exemple une « solution alternative entre le mariage et le concubinage » (p. 214). Listant les « reconnaissances différentielles » (p. 237) obtenues depuis 1992, l’auteur finit par conclure que « l’égalité citoyenne pour les LGBT+ demeure un horizon plus ou moins lointain, un combat à renouveler sans cesse. » (p. 238)

7L’ouvrage de Thierry Delessert a tout d’abord l’intérêt d’introduire la lectrice ou le lecteur dans la complexité de la sociologie des mouvements sociaux et des coulisses de la fabrication législative suisse à travers l’exemple des homosexualités, et de donner à voir l’évolution des conceptions des homosexualités dans les milieux juridique, policier, médical, religieux, militant et politique suisses. S’il s’abstient de traiter directement certains aspects pourtant importants, comme la question des effets du sida sur la politisation des homosexualités, certes déjà étudiée notamment par Marta Roca i Escoda et Michael Voegtli, l’auteur contribue à renouveler nombre de connaissances, en particulier sur la Commission Schultz, la surveillance et les registres policiers des hommes homosexuels ou les politisations du lesbianisme, grâce au recours à des fonds d’archives inédits. Par ailleurs, il ne restreint pas son sujet aux homosexualités, mais intègre cette question dans une histoire plus large de la « libération sexuelle » en analysant également les débats autour de la pénalisation du viol et de la pédophilie ou autour du consentement à la sexualité et la peur des potentielles déviances sexuelles en général. Plus encore, une grande valeur de Sortons du ghetto, comme de Les homosexuels sont un danger absolu, réside dans son jeu d’échelles avec une analyse du niveau fédéral suisse, des différences et interactions entre les zones linguistiques intra-helvétiques et des influences transnationales, en particulier venues d’Allemagne et de France, mais aussi désormais de Grande-Bretagne, des États-Unis et des organisations internationales. Cette histoire politique des homosexualités appelle sans doute à poursuivre la recherche sur les homosexualités suisses en direction notamment d’une histoire plus sociale fondée par exemple sur l’analyse des jugements rendus au titre des articles 194 CPS et 157 CPM, ainsi que des témoignages oraux et des ego-documents des personnes concernées pour pouvoir rendre compte de la vie quotidienne des homosexuel·le·s dans le contexte libéral-conservateur suisse décrit par l’auteur.