1Le livre Sociologie de l’avortement de Marie Mathieu et Laurine Thizy s’impose comme une nouvelle référence scientifique sur l’avortement, un objet d’étude qui a été au cœur de nombreux travaux empiriques, notamment dans les dix dernières années. Pour rédiger cette balise sociologique, les deux autrices ont pu tirer profit de leurs propres recherches dans ce domaine. Marie Mathieu a travaillé sur les cadres sociaux modelant l’expérience de l’avortement, les déplacements transfrontaliers liés aux interruptions volontaires de grossesse (IVG) et la prise en charge des avortantes par l’institution sanitaire. Pour ce dernier projet, elle a abondamment collaboré avec la sociologue Lucile Ruault, avec laquelle elle a problématisé la notion de « travail procréatif » (Mathieu & Ruault, 2017), concept qui permet de rendre saillant l’ensemble des tâches que représentent la production d’enfants et son évitement. Laurine Thizy, quant à elle, a réalisé une thèse sur les processus de stigmatisation de la pratique abortive (Thizy, 2023). L’intention de l’ouvrage est donc bien de fournir un panorama des connaissances produites en sciences sociales sur l’avortement en France, mais également de déconstruire un certain nombre d’idées reçues qui circulent sur l’interruption de grossesse : par exemple, le lien entre recours à l’IVG et comportement contraceptif irresponsable, ou l’association systématique entre avortement et mal-être psychologique. En ce sens, ce livre s’adresse aussi bien à un public académique averti qu’à un lectorat profane désireux d’acquérir un regard critique sur l’avortement. Bien que ce choix ne soit pas explicité, la focale de l’analyse est placée sur l’IVG : tout en relevant la distinction légale entre IVG et interruption médicale de grossesse (IMG), les autrices n’approfondissent pas les spécificités de la prise en charge de l’avortement pour motif thérapeutique.

2S’inscrivant dans la filiation de travaux féministes matérialistes, Mathieu et Thizy entendent restituer la « matérialité des enjeux liés à l’avortement » (p. 7), souvent occultée au profit de considérations morales ou idéologiques. Elles resituent l’avortement, en tant que pratique de santé et expérience de vie, à l’intérieur des rapports sociaux, de sexe en particulier, qui le conditionnent. Elles montrent ainsi que la construction sociale de l’avortement comme comportement problématique, immoral et nocif est étroitement liée à l’organisation du monde en deux groupes de sexe hiérarchisés, au sein de laquelle le groupe des femmes est assigné à la sphère procréative ; et que, en retour, cette qualification de l’avortement comme déviance contribue à renforcer la supériorité d’un groupe sur l’autre, en reconduisant les femmes à leur rôle social et en limitant leur autonomie. Ce cadre d’analyse les amène à recourir au terme « femmes » pour désigner les avortantes, privilégiant « un vocabulaire issu d’une appréhension matérialiste des rapports de genre » (p. 3), bien qu’elles précisent être conscientes que les femmes ne sont pas les seules personnes à avorter.

3Les autrices commencent par retracer les parcours parallèles des mobilisations autour de la contraception et de l’avortement en France. Cette démarche socio-historique leur permet de pointer le caractère socialement et historiquement construit de l’antagonisme entre contraception et avortement, la première étant définie comme le juste moyen de régulation des naissances et le second comme son pendant illégitime. Cette division ne va pas de soi, les méthodes de contrôle de la fertilité pouvant tout à fait être envisagées dans un continuum. Le premier chapitre explicite ainsi la manière dont, en France, la contraception a été légalisée dans le but de « prévenir » le recours à l’avortement, contribuant dès lors à envisager l’avortement comme une pratique repoussoir. Il met également au jour les préoccupations natalistes qui se cachent derrière la criminalisation de la contraception et de l’avortement, révélant le poids des enjeux démographiques et des intérêts nationaux dans le débat.

4Ce cheminement nous amène jusqu’en 1975, année de la promulgation de la loi Veil. Fruit d’un compromis, le texte de loi dépénalise la pratique tout en la bornant de nombreuses restrictions : devant faire preuve de son « état de détresse », la femme qui demande à avorter a l’obligation de se soumettre à une consultation médicale et une consultation sociale, ayant pour fonction de la dissuader, et de laisser passer une semaine de « réflexion » avant l’intervention. La loi vise ainsi à résoudre le scandale de santé publique que posent les avortements clandestins, tout en évitant la pleine reconnaissance du droit des femmes à disposer librement de leur corps. En dépit des évolutions législatives qui tendent à attribuer une plus grande autonomie aux femmes, les autrices rappellent les limites qui conditionnent encore aujourd’hui l’accès à l’avortement. Parmi celles-ci se trouvent notamment le délai légal, fixé à 14 semaines de grossesse, et des oppositions qui subsistent au sein du personnel médical et qui s’expriment, dans leur manifestation la plus catégorique, à travers le recours à la clause de conscience.

5Ce développement amène les deux sociologues à prendre à bras-le-corps l’apparent paradoxe que constitue la stabilité du nombre d’avortements : pourquoi, alors que la couverture contraceptive augmente (notamment du fait d’une certaine injonction à la contraception), les avortements ne diminuent-ils pas ? En se référant aux travaux de Bajos et Ferrand (2006), les autrices expliquent que la baisse du nombre de grossesses non prévues est compensée par l’augmentation du recours à l’avortement en cas de grossesses inattendues. La notion de « norme procréative », désignant les conditions socialement acceptées pour mettre au monde un enfant, éclaire ce phénomène : aujourd’hui, ces conditions sont plus restrictives et les femmes ont davantage tendance à opter pour une interruption de grossesse si leur situation (professionnelle, conjugale, ou autre) n’est pas jugée suffisamment bonne. Ces considérations révèlent la complémentarité des pratiques contraceptives et abortives dans la régulation des naissances.

6Ensuite, Mathieu et Thizy s’attachent à rendre compte de l’exécution concrète du travail abortif. Envisagé comme l’un des postes du travail procréatif, le travail d’avortement est réalisé aussi bien par les femmes qui avortent que par les professionnelles de santé, dans un entre-soi féminin reflétant l’assignation des femmes au travail procréatif. En effet, dans les centres d’IVG, la grande majorité des professionnelles sont des femmes, qui choisissent cette spécialisation pour des exigences de conciliation entre vie professionnelle et vie familiale. Les autrices s’efforcent de caractériser l’avortement en tant que tâche professionnelle, en donnant à voir l’organisation des services abortifs, les groupes professionnels impliqués et les connotations associées à cet acte de travail. En prenant le point de vue des avortantes, elles soulignent également les « inégalités abortives », inhérentes au travail abortif, et qui sont liées, notamment, aux disparités territoriales de l’offre sanitaire et aux différences de ressources permettant de se repérer dans le parcours d’avortement. L’accès à l’information en matière de santé reproductive ainsi que la capacité de jongler avec ses propres obligations, professionnelles ou familiales, sont en effet inégalement distribuées parmi la population féminine.

7En se référant à une littérature internationale qui a conceptualisé le « stigmate de l’avortement » (Kumar & al., 2009), les sociologues mettent alors en lumière les normes de genre au fondement du jugement négatif apposé à l’avortement. Ainsi, le « devoir d’enfant » (Debest & Hertzog, 2017) et la réassignation des femmes à la sphère domestique, la restriction de la sexualité féminine dans un cadre conjugalo-procréatif et le devoir contraceptif féminin qui dédouane les hommes de toute responsabilité en la matière, contribuent à faire de l’avortement une pratique stigmatisée. En retour, cette stigmatisation, en rappelant les femmes aux normes de leur sexe et en sanctionnant les comportements déviants, constitue un réel « mode de contrôle genré de l’autonomie des femmes » (p. 80) qui alimente la domination d’un groupe de sexe sur l’autre.

8Afin de restituer une juste part d’agentivité aux femmes, les autrices s’interrogent sur les stratégies que celles-ci peuvent déployer pour « contester le stigmate » (p. 81). À cet égard, certaines techniques, telles que la dissimulation de sa propre expérience d’IVG ou sa révélation dans des cercles exclusivement féminins, permettent de contourner le stigmate sans pour autant réussir à le questionner frontalement ; elles constituent dès lors plutôt un instrument de sa reproduction. En revanche, la prise de parole publique sur l’avortement représenterait un outil de critique sociale beaucoup plus fort. En ce qui concerne la place occupée par l’IVG dans les mobilisations féministes contemporaines, Mathieu et Thizy constatent un certain désintérêt et invitent ces mouvements à se (ré)emparer de cette question, en la liant notamment à d’autres enjeux beaucoup plus présents dans les revendications actuelles, telle que la dénonciation des violences gynécologiques et obstétricales.

9Finalement, Sociologie de l’avortement constitue bien plus qu’un ouvrage de référence d’un champ d’étude donné. L’originalité de la démarche des deux chercheuses tient à leur posture théorique. À cet égard, leur lecture de l’avortement se distingue de celle de Luc Boltanski (2004), pour qui le caractère transgressif et embarassant de l’avortement constitue un invariant anthropologique, qui serait intrinsèquement lié à la tension issue de la différence de traitement entre les fœtus avortés (« fœtus tumoraux ») et les fœtus destinés à naître (« fœtus authentiques »), des êtres pourtant similaires en nature. Il s’agit donc pour Boltanski d’une interprétation à prétention universelle, qui définit l’avortement comme une pratique contradictoire par essence. Au contraire, Mathieu et Thizy mettent au jour les dynamiques socio-historiques qui contribuent à forger l’illégitimité de l’avortement : la division sexuée du travail qui relègue les femmes au travail procréatif, la construction historique d’un antagonisme entre contraception et avortement, les stéréotypes de genre sur la sexualité féminine et la place des femmes dans la société, la psychologisation des rapports sociaux, etc.

10L’on peut regretter, cependant, que la volonté de laisser de côté les considérations morales qui lestent ordinairement l’avortement ne fasse perdre une partie importante de la construction de ce fait social. Les normes éthiques s’entremêlent en effet aux normes de genre dans la production sociale de l’avortement, que ce soit, par exemple, au niveau des pratiques de soin ou de l’élaboration de la bioéthique. À cet égard, il aurait semblé important de relever l’influence de l’Eglise catholique sur la construction d’une certaine morale procréative, même si elle se présente aujourd’hui sous la forme d’une rhétorique laïcisée. Dans leur conclusion, Mathieu et Thizy définissent l’avortement comme un « mode de contrôle des naissances au cœur de luttes sociales permanentes » (p. 95), sans pour autant se pencher sur les formes contemporaines que prennent ces luttes. Or, on assiste aujourd’hui à un renouveau des mouvements qui s’opposent au droit à l’avortement, dans une logique générale de remise en question de la déconstruction des identités genrées. Une série de travaux récents en sciences sociales étudie les stratégies et les discours qui caractérisent ces nouvelles mobilisations (Avanza & Della Sudda 2017), et ces références auraient pu être mobilisées. Aussi, on aurait pu s’attendre à davantage de considération pour les différentes manières dont les mouvements féministes s’approprient la question de l’avortement aujourd’hui ; par exemple, en rendant compte des initiatives d’autogestion de l’avortement. Il est à noter que l’ouvrage est centré sur la France, focus qui limite quelque peu la mise en perspective des considérations développées avec d’autres réalités nationales : à quel point les différentes facettes de la construction sociale de l’avortement en France sont-elles extrapolables ou, au contraire, spécifiques au contexte français ? Ce choix est d’autant plus surprenant que la thèse de Mathieu s’attachait justement à qualifier l’encadrement social de l’avortement en France en le comparant avec la situation au Québec.

11Ces quelques angles morts ne remettent toutefois pas en cause le fait que l’ouvrage de Mathieu et Thizy constitue un livre incontournable, aussi bien pour se rendre compte de l’état des connaissances scientifiques sur le sujet que pour s’approcher de manière critique à l’avortement ; il met finalement en évidence les enjeux fondamentaux qui subsistent derrière cette question, en dépit du fait que l’avortement soit communément considéré comme un droit acquis en France.