1Quels sont les modes d’affirmation de la masculinité dans l’Inde contemporaine ? Et quelles sont les conséquences sociales des pratiques et des habitudes des jeunes hommes de la classe moyenne de New Delhi ? Ces deux questions guident la réflexion de Shannon Philip, chercheur postdoctoral au département de sociologie de l’université de Cambridge, dans son ouvrage Becoming Young Men in India, tiré de sa thèse. Tout au long du livre, l’auteur nous introduit au processus de construction de la masculinité d’un groupe de jeunes travailleurs dans un contexte où la néo-libéralisation de l’économie et le conséquent bouleversement des habitudes quotidiennes qui en découle, est au centre des transformations culturelles. En effet, Philip met en relation, à partir d’une enquête ethnographique, le parcours socio-économique d’une nation en ascension et la manière dont ces changements sociaux créent une nouvelle identité masculine en contexte sud-asiatique.

2Dans son introduction, l’auteur souligne que la libéralisation de l’économie indienne a bouleversé la structure socio-économique du pays. En moins de deux décennies, l’Inde passe d’une politique développementiste à l’adoption d’une idée de nation définie par sa capacité de consommation. Ce que Philip appelle une « nouvelle Inde » résonne avec un nouvel ordre mondial demandant aux citoyen.ne.s de consommer afin de faire des biens de consommation un élément crucial pour le façonnement d’une identité personnelle. Pour Philip, la modernité néolibérale a fini par créer des sujets « modernes », autrement dit des sujets capables de consommer pour ainsi définir leur propre identité. Les jeunes adultes sont donc considérés comme de potentiels agents rendant possible la croissance économique du pays par le biais de la consommation aussi bien que de la propagation de valeurs néolibérales. Dans cette perspective, le terme mobilisé dans son titre, la « postcolonie » désigne cette reconstruction de valeurs dans la vie de ses interlocuteurs. Il s’agit donc d’un terme analytique qui permet de rendre compte de l’intersection entre modernité et nationalisme dont l’Inde est un exemple. Par ailleurs, Philip apporte au débat la question du genre en tant que vecteur de ségrégation territoriale et culturelle. L’homosocialité étant au cœur de la sociabilité des jeunes, elle est essentielle pour déclencher le processus de construction d’une masculinité moderne et néolibérale. L’auteur nomme ainsi le groupe de jeunes hommes avec qui il s’est entretenu pendant plusieurs mois (tous dans la vingtaine et récemment insérés dans le marché du travail), les « Urban Smart Strivers » (les « combattants urbains perspicaces », p. 08, traduit librement) en faisant référence aux catégories explorées par le National Council of Applied Economic Research (NCAER) dans un rapport de 2004 à propos des différents groupes de classe moyenne en Inde. Le but de cet ouvrage est donc de questionner la manière dont les subjectivités genrées sont bâties et performées par les jeunes hommes de classe moyenne urbaine dans cette « nouvelle Inde ». Quelles sont ainsi les conséquences de cette masculinité néolibérale dans l’espace public d’une métropole telle que Delhi, la capitale du pays ?

3Le premier chapitre est consacré au processus de construction de la masculinité des hommes issus des classes plus aisées comme une manière de développer un savoir particulier qui correspond aux standards globaux de consommation. En d’autres termes, ce savoir mobilisé pour devenir un homme fait référence au répertoire des marques, à la capacité de posséder des biens de consommation montrant leur statut social (un nouveau portable, une voiture, des vêtements non traditionnels), de même que la capacité à renier le système des castes. En effet, l’auteur perçoit un rejet de la part de ses enquêtés du système traditionnel d’organisation sociale du pays, celui des castes. Tous ses enquêtés affirment que les castes ne traduisent plus la réalité indienne. Toutefois, selon Philip, le rejet de cette structure millénaire, aussi bien que de la place du religieux dans la société indienne, est également un marqueur de classe lié à la capacité à consommer. Car, pour être capable de désavouer la hiérarchie des castes, il faut appartenir à une caste élevée. Ce fait permet ainsi à ceux qui se trouvent en haut de la hiérarchie de ce système d’invisibiliser les violences et discriminations que ceux qui se trouvent en bas subissent quotidiennement. En tout état de cause, le rejet des valeurs traditionnelles de la société indienne – dont la caste et l’endogamie en sont des exemples les plus notoires – se font pourtant toujours présents (et puissants) au sein du foyer familial. Cela les motive à chercher un moyen d’échapper à la surveillance de la famille. Pour les enquêtés, se servir de l’espace public pour naviguer dans la ville et, donc, être capable de posséder u savoir particulier, est une pratique d’éloignement du territoire du foyer familial, où un écart générationnel à l’égard des valeurs se pose comme un défi important en termes d’indépendance.

4Le deuxième chapitre invite ainsi les lecteur.e.s à réfléchir à la construction du corps comme un moyen d’extériorisation de la masculinité. En effet, construire un corps masculin revient à adopter certaines valeurs issues des dogmes néolibéraux, telles que le travail sérieux, l’appropriation des connaissances, la consommation et l’accès à des espaces privés comme la salle de sport. Il s’agit alors d’un « modern masculine self » (« Moi masculin moderne », p. 59, traduit librement). Ce corps moderne et masculin est la preuve du savoir évoqué dans le chapitre précédent et signe d’une distinction sociale par rapport aux hommes désignés comme « locaux ». En effet, un clivage s’est creusé entre les hommes « globaux » – y compris cette jeunesse de la classe moyenne – et les hommes « locaux », qui s’habillent en vêtements traditionnels et mènent une vie au sein de laquelle la religion, le mariage et la famille prennent une place importante. Shannon Philip constate une invisibilisation des corps masculins considérés comme « locaux », ne suivant pas les standards globaux de beauté et de virilité. À titre d’exemples, l’auteur cite surtout les migrants, ceux appartenant à la classe ouvrière, les hommes de peau plus foncée et les hommes jugés comme « efféminés ». Cet écart entre ses enquêtés et les « locaux » est également visible à travers le rapport entre père et fils. Plusieurs de ses interlocuteurs avouent que leur père trouvait étranges leurs efforts corporels : aller à la salle de sport, le fait de se préparer longtemps avant de sortir de la maison, d’enlever les poils du corps, etc. Cette rupture entre les valeurs et les pratiques d’une génération à l’autre exemplifie une performance de la masculinité ancrée dans une dynamique valorisant les standards de beauté propagés par le cinéma local. Dans plusieurs films de Bollywood, les hommes montrent leur poitrine musclée et huileuse afin d’affirmer leur virilité devant les femmes.

5Cette implication corporelle a ainsi des conséquences sur la sexualisation des corps, qui constitue le pilier de la discussion menée dans le troisième chapitre. Si autrefois le mariage arrangé était – et dans quelques milieux sociaux demeure – la règle, le fait d’avoir des rencontres amoureuses dans l’espace public montre une certaine « modernité » et, en conséquence, signale un privilège de classe. À cet effet, quelques régions de Delhi se gentrifient de sorte à devenir de nouveaux espaces de loisir où ces jeunes hommes peuvent circuler loin de la surveillance familiale. Connaught Place, le quartier où se situe le centre financier de New Delhi, en est un modèle. Cette dynamique spatiale se traduit également dans les rapports entre les sexes. L’homosocialité étant la règle de la sociabilisation entre les sexes en Inde, les corps masculins se désexualisent lorsqu’ils s’adressent les uns aux autres tandis que les corps féminins sont hypersexualisés. Cela représente donc une lecture exclusive de la différence sexuelle forgée dans la matérialité corporelle, autrement dit dans les représentations du corps sexué. Philip raconte une anecdote intéressante qu’il a vécue lors de son séjour sur le terrain. Quand l’auteur et un de ses interlocuteurs se rendent dans une toilette publique pour uriner, ce dernier lui dit qu’il n’a rien à cacher, dans le but précis de souligner l’absence de différence sexuelle entre eux deux. Selon Philip, le regard hétérosexuel entre leurs deux corps est prenant puisqu’il s’agit de deux amis qui partagent un moment intime en homosocialité. Or, cette désexualisation avérée du corps masculin de l’autrui ne se confirme pas dans tous les contextes observés. Par exemple, les corps masculins reprennent leur connotation sexualisée lorsqu’il est question d’avoir un contact sexuel, entre deux corps masculins, entre les arbres d’un parc de la ville ; or, cette pratique reste un évènement que l’auteur ne développe pas en profondeur dans ses analyses. Ce rapport de sexualisation et désexualisation des corps poursuit un ordre social hétéronormatif d’après lequel la possibilité de troubler l’hétéronormativité est possible. Pourtant, cela ne se réduit le plus souvent qu’à des rapports sexuels éphémères.

6Au-delà du corps, Shannon Philip analyse, dans le chapitre quatre, l’espace urbain de Delhi depuis une perspective genrée. L’auteur montre que le métro est un symbole d’urbanité et de jeunesse. La maîtrise des codes sociaux impliquant l’utilisation du métro fait ainsi référence à une mobilité économique double ; d’une part, de la nation indienne, de l’autre, des passagers. Malgré le statut de « nation moderne » évoqué par les enquêtés, l’Inde reste, à leurs yeux, un pays inégalitaire où la pauvreté devrait être éradiquée. Ces jeunes hommes déclarent que s’apprivoiser de ladite « modernité » doit être une règle dans le pays. Aussi, les enquêtés affirment que les violences faites aux femmes, notamment celles ayant lieu dans l’espace public, sont toujours pratiquées par des hommes non éduqués et en situation de vulnérabilité économique. Ce discours discriminatoire n’est cependant pas exclusif aux enquêtés. Philip nous montre que l’actuel Premier ministre, Narendra Modi, avait déjà déclaré que l’Inde actuelle est une nation appartenant à la classe moyenne urbanisée (alors qu’une grande partie du pays vit dans de zones rurales et agricoles), comme si le reste de la population était invisible et non légitime de bénéficier de leur citoyenneté.

7Dans la foulée de ce débat concernant les violences de classe et de genre, le chapitre cinq est consacré à la question suivante : la responsabilité des Urban Smart Strivers dans la sécurité des femmes dans l’espace public. Ces hommes se positionnent comme ceux qui doivent assurer la sécurité des femmes. Cette idée de sécurité à être apportée par la présence de l’homme urbanisé appartenant à une classe sociale aisée vise à produire une dichotomie entre deux groupes de femmes : il y a celles qui se laissent guider par leur protection et celles qui ne doivent pas sortir. Une jeune femme non accompagnée dans un parc, par exemple, serait résolument une « femme inappropriée » (p. 135). En Inde, les femmes ne doivent impérativement pas partir d’un endroit sans avoir une destination au préalable. Leur déplacement doit être forcément restreint à deux points auparavant planifiés. L’auteur exemplifie cette constatation par des exemples où, dans une voiture, des hommes commencent à draguer une jeune fille qui marche un soir dans la rue, en lui demandant – tout en se servant des normes discursives de politesse – si elle voulait « être baisée ». Cette idée selon laquelle les femmes doivent servir à leurs désirs corporels tout en étant protégées par les hommes s’insère, selon Philip, dans un discours ambivalent. D’un côté, les femmes doivent recevoir la protection des hommes (en particulier, de leurs pères, frères et maris). De l’autre, l’autonomisation des femmes fait preuve de la modernisation et de l’insertion de l’Inde dans les valeurs « modernes » globales. La notion de responsabilisation masculine de la sécurité des femmes représente, de ce fait, une normalisation de la domination patriarcale dans ce contexte. D’ailleurs, cette inégalité des rapports entre les sexes engendre la notion même de respectabilité des femmes ainsi que de contrôle des hommes sur les femmes. Cette dichotomie genrée repose sur une opposition : d’un côté se trouve la virilité masculine et de l’autre, la douceur féminine. Cela correspond, pour l’auteur, à une corporification du pouvoir. De fait, les corps masculins sont fabriqués à partir de travail dur et de l’acquisition d’un certain savoir, tandis que les corps des femmes ne sont pas libres de circuler librement dans la ville et dépendent de la surveillance masculine. La corporéité féminine expérimente ainsi la contrainte d’être questionnée si celle-ci doit être pénétrée par un homme en plus d’être censée appartenir à un homme qui lui fournira le soin et la protection.

8Pour conclure, l’ouvrage de Shannon Philip documente de manière fine la construction de la masculinité urbaine en Inde. Ayant conduit un long travail de terrain, l’auteur laisse de côté une problématisation plus approfondie d’une question importante dans l’approche ethnographique aujourd’hui : la place du chercheur face à ses interlocuteurs. Une discussion épistémologique concernant sa position en tant qu’homme habitant en Europe, quoique issu d’une famille indienne, et homosexuel, aurait mérité d’être problématisée. Cela aurait permis de réfléchir au rapport de négociation entre l’observation participante, l’individualité du chercheur et la performance déployée au cours de son année sur le terrain. Lors de plusieurs passages, l’auteur explique avoir eu besoin d’adapter son corps, ses gestes et son langage pour être accepté dans le groupe de ses enquêtés. Une analyse réflexive aurait enrichi l’ouvrage dans le but de poursuivre la question de la subjectivité du chercheur face à son objet d’étude. Enfin, l’auteur décrit brillamment des scènes sociologiques de son terrain, sans pour autant consacrer la même importance aux discussions théoriques, en lien avec les études sur le(s) genre(s) et les sexualités. En dépit de ces critiques, ce livre reste une référence majeure pour les études sur la masculinité dans des sociétés non occidentales. Les connexions explorées entre la réalité politique actuelle en Inde et l’influence de celle-ci sur la construction des identités sont des articulations nécessaires pour l’actualisation des études sur les sexualités dans l’aire culturelle de l’Asie du Sud.