Introduction

1La piscine municipale est un espace public chargé de sens. Présente et remarquée dans la culture populaire, la piscine s’invite par exemple au cinéma ou dans la publicité, où elle vient parler de performance sportive, mais aussi de corporalités, d’intimité et de questions sociales, historiques ou psychologiques (Gomez, 2021). Objet de recherche pluridisciplinaire, la piscine publique retient l’attention scientifique. À titre d’exemple, la rencontre d’usager-es dénudé-es et la proximité spatiale des corps produisent des interactions sociales inédites qui en font un laboratoire prolifique pour la sociologie interactionniste et la psychologie sociale (voir par exemple Hachet, Fely et Bonjour, 2023 ou Vignac, Lebihain et Soulé, 2017). La tension matérielle sur l’équipement, couplée à des enjeux de sécurité, de santé et d’ordre public, en fait un objet d’étude parlant dans des disciplines aussi variées que le management (Lebihain, 2003), les STAPS (Richet et Soulé, 2008), la médecine (Gallè et al., 2016), l’histoire urbaine (Le Bas, 2000) ou la science politique (Richet, Durand et Bourhis, 2010).

2En France, une triple tension renforce l’intérêt inhérent à cet équipement public : d’abord, une tension numérique sur le bassin qui accueille parfois de très nombreux usager-es, ce qui, outre le confort d’usage, pose la question de la capacité de surveillance ; ensuite, une tension due aux dimensions sanitaire et sociale de l’accès à l’eau en ville ; enfin, une certaine tension médiatique sur la gestion des corps des femmes, amplifiée ces dernières années par les polémiques à propos de la place des athlètes voilées ou trans dans le sport féminin. C’est dans ce contexte que les piscines municipales françaises sont devenues progressivement l’arène territoriale et symbolique d’un débat de société dont les enjeux philosophiques et politiques dépassent leurs frontières géographiques. À Paris et à Rennes, des associations trans ont demandé l’ouverture de créneaux réservés aux personnes trans, destinés à offrir un accès à la baignade à un public pour qui le contexte de nudité est rédhibitoire. À Rennes, Grenoble, Tours, Autrans-Méaudre en Vercors, des femmes musulmanes ont demandé l’autorisation de porter un maillot couvrant (parfois dit « burkini »). Ces demandes ont fait l’objet de vifs débats, entre associations, collectivités locales et gestionnaires d’équipements, mais souvent aussi dans la presse, internationale.

3À partir de trois études de cas portant sur des demandes adressées par des associations de personnes trans et de femmes musulmanes aux municipalités de Paris, Rennes et Grenoble, cet article propose d’analyser les rapports de pouvoir à l’œuvre dans ces négociations. La notion d’espace public est mobilisée en tant qu’objet géographique défini, de manière paradoxale, par une tension entre un idéal d’accessibilité généralisée et la réalité d’une accessibilité contrastée pour les minorités. En explorant cette tension, cet article propose de prêter attention à la forte dimension symbolique des débats qui entourent le sujet de l’accessibilité des espaces publics. Bien au-delà des questions d’accessibilité matérielle, se joue, dans ces négociations de l’accès aux piscines entre populations minorisées et pouvoirs publics locaux, une renégociation, qui ne dit pas son nom, de la place de ces minorités dans notre société.

4Cet article se fonde sur une dizaine d’entretiens semi-directifs menés avec les acteurs-rices des négociations de l’accès aux piscines municipales sur trois terrains : les créneaux piscine réservés aux personnes trans et à leurs proches de l’association parisienne Acceptess-Transgenres, qui ont lieu dans le nord de Paris depuis 2014 ; la tentative échouée d’obtention d’un créneau réservé aux personnes trans par l’association rennaise Ouest-Trans en 2018 ; et l’obtention en 2022 de la modification définitive du règlement des piscines de Grenoble en faveur de l’autorisation du port du maillot couvrant, demandé par un collectif de femmes musulmanes issu de l’association Alliance Citoyenne (voir le tableau récapitulatif des entretiens ci-dessous). De manière secondaire, j’ai également réalisé quelques observations dans des créneaux piscine gérés par des associations trans, à Paris et à Londres, au cours des années 2018-2019.

Tableau 1. Liste des enquêté-es

Fonction de l’enquêté-e	Date de l’entretien
Porte-parole de l’association Acceptess-Transgenres, Paris	2019
Membres du bureau de l’association Ouest-Trans, Rennes	2019
Conseillère municipale déléguée aux droits des femmes et à la lutte contre les discriminations, PS, Rennes	2019
Adjointe à la maire de Paris chargée de l’égalité femmes-hommes, de la jeunesse et de l’éducation populaire, PCF	2018
Responsable du « SEII », service Égalité, Intégration, Inclusion, Ville de Paris	2018
Membres fondatrices du « TAGS », Trans and Gender-non-conforming Swimming Group, qui occupe un créneau réservé dans une piscine du sud de Londres (discussion à la volée lors de l’observation d’un créneau)	2019
Élu de la majorité, conseil municipal de Grenoble (EELV)	2023
Élu d’opposition, conseil municipal de Grenoble (groupe d’opposition : Société civile, divers droite et centre)	2023
Responsable du service Activités sportives, Ville de Grenoble	2023

5Les matériaux mobilisés dans cet article sont ainsi issus de deux enquêtes menées dans des temporalités et des contextes différents. Les matériaux sur les personnes trans ont été récoltés dans le cadre de ma thèse de géographie sur l’accessibilité des espaces publics aux personnes trans à Paris, Rennes et Londres. C’est dans ce contexte que j’ai saisi l’occasion de réaliser une étude de cas sur la négociation des créneaux piscine réservés aux personnes trans, sujet présent sur les trois terrains étudiés. La piscine n’était pas le sujet principal des entretiens menés : certains ne sont donc pas mobilisés dans l’article car mes questions à ce sujet n’ont amené aucune réponse. Toutefois, la question des créneaux a été abordée sur chacun des terrains et prenait une place importante dans le travail des associations : c’est ce qui m’a poussé à approfondir cette enquête. Les entretiens réalisés sur les femmes musulmanes ont été récoltés de manière complémentaire, à l’issue de ma thèse, à l’occasion d’une année d’ATER passée à Grenoble. La mobilisation avait déjà eu lieu, ce qui n’a pas permis une immersion comparable à l’enquête sur les personnes trans : aucune observation n’a pu être réalisée, et l’association de femmes musulmanes, avec qui j’ai été en contact et qui avait accepté ma demande d’entretien, n’a finalement pas donné suite à nos échanges. La consultation de documents produits à l’époque de la polémique (communiqués de presse, comptes-rendus de réunions, communication sur les réseaux sociaux, articles de presse) a ainsi constitué une source d’information importante. J’ai enfin porté attention, tout au long de mon année passée à Grenoble, aux traces de cette mobilisation dans l’espace public grenoblois : affiches, tags, etc. Dans cet article, je mobilise ces éléments grâce à des photographies. L’ensemble de ces matériaux tendent à documenter les négociations qui ont mené, ou non, les gestionnaires des piscines à prendre des dispositions visant à améliorer l’accessibilité de leur équipement à une population minoritaire.

6La comparaison de la manière dont est mobilisée la notion d’« espace public » pour désigner les piscines par les protagonistes des polémiques permet, dans un premier temps, de mettre en lumière la dimension excluante de cet idéal républicain : si les minorités s’y réfèrent pour réclamer un droit d’accès aux piscines, cette notion est aussi utilisée pour justifier les refus des élu-es. La piscine devient l’arène d’un débat politique, aux enjeux présentés par les pouvoirs publics comme rationnels, qui s’écarte des problèmes matériels soulevés par les associations. L’attention portée à la dimension politique du débat permet, dans un deuxième temps, de comprendre qu’au-delà de l’accessibilité effective, se joue pour les personnes trans comme musulmanes la résolution d’un enjeu de reconnaissance : obtenir l’accès à la piscine, c’est faire reconnaître par les représentant-es de l’État la situation de discrimination. C’est, enfin, en mettant en lumière les effets du croisement des discriminations dans les rapports de pouvoir que les enjeux spécifiques aux personnes trans et aux femmes musulmanes apparaissent. Leur comparaison permet de dévoiler comment, malgré des régimes de désirabilité différents, la conquête de l’accessibilité d’un espace public se fait outil des populations pluridiscriminées pour négocier leur place au sein de la société.

L’« espace public » : un idéal d’accessibilité… au service de l’exclusion des minorités ?

7La notion d’espace public est souvent étudiée et définie, dans les travaux des géographes et urbanistes contemporains, pour sa portée heuristique : à une définition idéale-typique de l’espace public de tradition habermassienne, comme d’un « espace vertueux de la citoyenneté, porteur intrinsèquement des vertus de l’échange interpersonnel » (Lussault, 2001, cité par exemple par Fleury et Froment-Meurice, 2014, ou Faure, Hernández-González et Luxembourg, 2017), les recherches critiques contemporaines opposent les réalités contrastées d’espaces finalement peu accessibles. La confrontation entre cet idéal et une accessibilité réelle inégale en fait un instrument privilégié pour mettre en lumière les rapports de pouvoir des sociétés contemporaines (Flyvbjerg, 1998 ; Fraser, 1990). Dans la lignée de ces travaux, cet article propose une approche inductive de la notion d’espace public, qui s’intéresse aux espaces que l’on pratique ou se représente comme tels (Fleury, 2014). Il ne s’agit ni d’un statut juridique, un espace ouvert au public pouvant être de droit privé, ni d’une catégorie d’action publique, bien qu’elle existe. Cet article s’intéresse au caractère public de la piscine municipale comme « construction sociale » (Fleury, 2018 citant Korosec-Serfaty, 1988), issue de pratiques – la piscine est a priori accessible au public – et de représentations – elle est perçue comme devant être accessible. Ainsi, l’article vient interroger a posteriori, une fois le terrain mené, la mobilisation de la notion d’espace public par des acteurs-rices qui s’y réfèrent abondamment pour catégoriser la piscine municipale.

8Dans le cadre des négociations entre pouvoirs publics locaux et associations d’usager-es pour l’accès aux piscines municipales, les différentes parties – élu-es, services techniques, associations – se sont emparées de la notion d’« espace public » et des vertus socialisatrices qui lui sont prêtées pour défendre des intérêts contradictoires. Pour les élu-es opposé-es aux dispositions visant spécifiquement les personnes trans ou les femmes musulmanes dans les piscines publiques, l’espace public doit être un lieu de « vivre-ensemble », ce qui en ce sens ne justifie pas de mesure dérogatoire visant à l’inclusion d’un public particulier. Pour les associations, au contraire, cette accessibilité idéalisée de l’espace public justifie, afin d’inclure les publics minoritaires, de mettre en œuvre ces mesures dérogatoires. Un débat politique prend alors le pas sur les considérations techniques et matérielles des demandes des associations : progressivement, la question n’est plus de savoir comment permettre l’accès aux piscines aux personnes trans et aux femmes musulmanes, mais de débattre sur la légitimité de cette demande. En outre, lorsque les contraintes matérielles sont débattues, le contexte budgétaire défavorable aux minorités démographiques rendrait leurs demandes irrationnelles.

« La piscine, c’est un espace public ! » : un argument mobilisé pour et contre l’inclusion des publics minoritaires

9Dans le cas des personnes trans comme dans celui des femmes musulmanes, une vision habermassienne de l’espace public est mobilisée par les différentes parties des négociations, pour justifier la demande de dispositions particulières visant l’accès de la population aux piscines, mais aussi, pour justifier les refus. Quelques semaines après avoir rencontré l’association rennaise Ouest-Trans pour discuter de la potentielle ouverture d’un créneau réservé aux personnes trans dans l’une des piscines municipales de Rennes, l’élue chargée de la lutte contre les discriminations oppose la demande de l’association à une vision universaliste des espaces publics, présentés comme ouverts et accessibles au plus grand nombre, ancrée dans des principes républicains.

Ils sont porteurs d’une solution qui serait d’avoir un créneau exclusivement réservé, ce qui n’est pas rien, puisque la piscine c’est un espace public, et les espaces publics exclusivement réservés, c’est problématique ! Car nous on est garants dans l’espace public de la possibilité du croisement, de la possibilité de la diversité, du pluralisme, et non pas le compartimentage. (Conseillère municipale déléguée aux droits des femmes et à la lutte contre les discriminations, Rennes, 2019)

10La « possibilité du croisement », la « possibilité de la diversité, du pluralisme » sont opposés à ce que l’élue interprète comme un « compartimentage » : les revendications de l’association se heurtent ainsi aux principes républicains de mixité et d’universalisme tels qu’ils sont présentés par l’élue. Cette dernière le rappelle : la piscine est un espace public, et cela vient, dans ce cas, justifier sa réticence à réserver un créneau à l’association.

11La demande d’un créneau réservé et celle d’une modification du règlement vestimentaire divergent d’un point de vue politique et technique : la première a pour enjeu politique celui de la non-mixité de genre, tandis que la deuxième soulève la question du port de signes religieux dans l’espace public. Pourtant, les deux demandes se rejoignent en matière de difficultés techniques posées aux collectivités, en particulier en raison de la capacité de surveillance limitée de la baignade, qui rend difficile l’extension des créneaux et le contrôle des vêtements. Pourtant, la notion d’espace public est ici mobilisée de manière similaire pour justifier le refus de ces mesures dérogatoires. C’est un même argument lié au caractère public de l’équipement qui est mobilisé par les opposants au port du maillot couvrant dans les piscines de Grenoble.

Tout ce qui est de l’ordre du particularisme, de la différence, fait partie d’une sphère privée qui doit rester à l’extérieur de l’espace public. Les piscines à l’inverse, c’est des espaces publics, dans lesquels on doit se conformer à une forme d’apaisement, voilà, et ce n’est pas le lieu… […] À un moment donné où il y a une vie collective, cela nécessite un certain nombre de règles d’approche, d’organisation, pour qu’il y ait une sorte de bien commun qui fasse qu’on puisse vivre ensemble. (Conseiller municipal de l’opposition, Grenoble, 2023)

12Dans le discours de l’élu, dont les prises de position virulentes contre le maillot couvrant ont été fortement médiatisées, le fait que la piscine soit un espace public justifie la promotion d’une uniformisation des pratiques. À l’inverse de l’élue rennaise, l’espace public n’est ici pas le lieu de l’expression d’une « diversité » ou d’un « pluralisme », mais d’un « commun » dans lequel « particularisme » et « différence » n’ont pas droit de cité. La divergence politique des deux élu-es, l’une membre du Parti socialiste et l’autre soutenu par les Républicains, ne semble pas jouer de rôle dans leur positionnement contre les dispositions spécifiques demandées par les associations. Deux visions politiques universalistes divergentes de l’espace public sont mobilisées, mais elles aboutissent au même résultat : dans les deux cas, la référence aux vertus de vivre-ensemble, que cela passe par l’expression ou l’exclusion des différences, justifie le refus de prendre en considération les demandes, avant même d’aborder la question de la faisabilité technique. Les deux populations sont renvoyées à une position de « folk devil » (Cohen, 2011), c’est-à-dire, d’instruments d’une panique morale présentés comme des menaces à l’ordre social. La piscine publique devient ainsi le lieu de « corporéité » de la panique morale, sa translation topographique : cela a déjà été démontré pour les plages, toujours à propos du burkini (Leconte, 2022).

13Dans les deux cas d’étude, les partisan-es des dispositions spécifiques mobilisent aussi la portée idéale-typique de la notion d’espace public pour justifier leur demande. L’argument principal de l’association Acceptess-T, qui tient un créneau ouvert aux personnes trans et à leurs proches dans le nord de Paris depuis dix ans, a reposé sur le constat que les participant-es n’allaient plus à la piscine. C’était également l’argument de l’association Ouest-Trans : « On est partis d’un constat simple : parmi nous, personne ne va à la piscine » (entretien collectif des membres du bureau de Ouest-Trans, 2019). La porte-parole de l’association parisienne Acceptess-T explique :

Quand on a ouvert [le créneau], on a mis en place une enquête. Un certain nombre de personnes nous ont dit que ça faisait 40 ans qu’elles ne venaient plus à la piscine, 30 ans, 20 ans. C’est cet argument qui est devenu le joker majeur de ce travail. (Porte-parole d’Acceptess-T, 2019)

14Pour ces deux associations, le fait que les personnes trans ne fréquentent pas les piscines est un argument suffisant pour demander des mesures spécifiques d’inclusion : même si cela n’est pas explicitement formulé par les responsables associatifs-ves, cela repose sur l’idée que les piscines devraient être librement accessible à tou-tes. À Grenoble, c’est sur des dispositions règlementaires que se fonde l’élu de la majorité pour justifier son soutien aux demandes de l’association de femmes musulmanes, toujours en se référant à la libre accessibilité de cet espace à ses usager-es, quelle que soit, ici, leur conviction religieuse :

Le burkini c’est jamais que le voile à la piscine. […] La piscine et la rue, d’un point de vue règlementaire, c’est pareil. L’espace public, c’est un espace séparé, dans la loi il y a votre espace privé, où vous faites ce que vous voulez, l’espace de culte, où s’appliquent les règles qui sont définies par votre culte, et l’espace public. […] Donc quand vous venez à la mairie, quand vous vous promenez dans la rue, quand vous allez à la piscine, quand vous allez au centre commercial, tous ces espaces-là sont réglementés par la même chose, vous pouvez montrer vos convictions religieuses. (Élu de la majorité municipale, Grenoble, 2023)

15Pour les associations comme pour l’élu grenoblois, c’est bien le caractère public de la piscine municipale qui justifie d’en réclamer l’accès. Les associations insistent d’ailleurs sur le fait que leurs combats « concernent tout le monde » (porte-parole d’Acceptess-T) et pas seulement leur public initial : le créneau d’Acceptess-T est explicitement ouvert aux personnes cisgenres alliées des luttes trans et la communication du collectif de femmes musulmanes de Grenoble s’adresse à toutes les femmes, musulmanes ou non, en demandant l’autorisation conjointe du port du maillot couvrant et de la baignade « topless », comme l’illustre la photographie d’une affiche collée dans les rues de Grenoble (figure 1). Tout en adressant les problématiques de publics spécifiques, les deux populations étudiées entendent travailler « pour rendre ce service public [la piscine] vraiment ouvert à tout le monde » (porte-parole d’Acceptess-T).

16Ainsi, cet idéal d’espace public ouvert, caractérisé par la liberté qui lui est associée – liberté d’accès, liberté de culte –, est mobilisé pour justifier deux positions opposées : les acteurs favorables aux demandes des associations considèrent qu’un espace public devrait être accessible au public qu’elles représentent, ce qui vient justifier les mesures dérogatoires, tandis que les acteurs opposés à ces mesures considèrent qu’elles représentent, au bénéfice d’une minorité, une entrave à l’accessibilité du plus grand nombre. Marion Tillous montre, à propos des débats qui ont eu lieu sur le harcèlement sexuel dans les transports en commun à São Paulo, que le recours à cette vision idéale-typique des espaces publics peut contribuer à détourner le débat du problème initial – en l’occurrence, le harcèlement sexuel – vers des questionnements philosophiques sur la nature de l’espace public, au détriment des intérêts des groupes minorisés (Tillous, 2020). Mobilisée par les classes dominantes dans le cadre de l’exercice d’un pouvoir, l’idéalisation de l’espace public produit une impression d’universalité, qui estompe les rapports de force des processus de négociation (Clair et Varikas, 2012, citées par Tillous, 2017). Pourtant, dans les deux études de cas sur lesquelles porte cet article, les associations s’approprient cet idéal et le mobilisent dans leurs arguments. La piscine municipale devient alors l’arène d’un débat public qui porte, en filigrane, sur la place des publics minorisés au sein de notre société.

Haute tension sur les piscines : une rationalité qui joue en défaveur des minorités

17Les piscines municipales sont des équipements sous tension. Sur l’ensemble des terrains enquêtés en France, les pouvoirs publics locaux ont fait part de difficultés liées à la rareté de la ressource. La porte-parole d’Acceptess-T, afin de m’expliquer la chronologie de l’obtention du créneau par l’association, contextualise : « Obtenir un créneau de piscine à Paris c’est une folie totale, c’est limite impossible, il y a des clubs qui s’arrachent la gueule entre eux parce que c’est impossible. » L’information m’est confirmée par les services techniques : le nombre de demandes formulées par les clubs est largement supérieur à l’offre disponible. À Rennes, l’élue chargée de la lutte contre les discriminations affirme que la demande de l’association de réserver un bassin entier est exceptionnelle en comparaison avec la disponibilité réelle des équipements :

Toute association est légitime à formuler une demande, mais normalement, on n’a jamais de demande comme ça. Ici les assos ont des lignes, elles n’ont pas l’équipement à part entière, ça c’est très très exceptionnel. […] Il faut trouver le créneau, et s’il faut le créer, il faut trouver le personnel pour surveiller. (Conseillère municipale déléguée à la lutte contre les discriminations, Rennes)

À Grenoble, la tension porte également sur la capacité de surveillance et la charge de travail du personnel, au sein de piscines qui répondent, dans un territoire fortement touché par les canicules estivales, à un besoin important des populations :

En 2019, il y a les maîtres-nageurs qui ont exercé un droit de retrait. Ça concernait surtout la répétition très forte d’incivilités. […] Ça peut être tout manquement au règlement. […] On ne peut plus faire son travail de maître-nageur, parce qu’il y a tellement de choses qui se passent autour que c’est compliqué. (Responsable du service Activités sportives, Ville de Grenoble, 2023)

18Dans ce cadre, l’arrivée de l’association de femmes musulmanes pour ses actions militantes, qui visaient à médiatiser la venue ponctuelle de femmes voilées à la piscine, puis la modification du règlement en faveur du port de maillots couvrants ont accru la tension portant sur les maîtres-nageurs, chargés d’assurer la sécurité des usager-es et le respect du règlement intérieur. En outre, la médiatisation de la polémique a participé à renforcer la tension sur le personnel :

C’est très politique. On voit bien que les médias… vous avez commencé par ça d’ailleurs, les médias sont friands de ça, en France, vraiment, le sujet du voile, […] c’est du pain béni pour les médias. […] On leur [les employé-es des piscines] dit de faire attention [aux médias], on leur conseille de pas répondre, de les renvoyer vers nous, parce qu’après ils se retrouvent en difficulté, ils peuvent être dans les journaux… […] On a eu des trucs assez loufoques, des gens qui nous appelaient dans les piscines, des sortes de canulars […]. C’est comme de la petite crise, à la longue, c’est de la gestion de crise super longue. Et c’est… c’est long. Il faut tenir. (Responsable du service Activités sportives, Ville de Grenoble, 2023)

19L’appétence des médias pour le sujet du voile renforce la tension sur les gestionnaires, qui se voient progressivement chargés d’un rôle de représentation dans un débat politique qui dépasse le cadre de leurs missions et fragilise leurs conditions de travail. Les luttes trans n’étant que peu médiatisées en France, la tension est moindre. Toutefois, la dimension politique – et non technique – du débat semble avoir été saisie par les gestionnaires des piscines de Rennes : ces dernier-es ont directement renvoyé l’association Ouest-Trans vers le service de lutte contre les discriminations lorsque ses membres les ont contacté-es pour demander la création d’un créneau. En somme, dans ce contexte de tension matérielle et médiatique, les gestionnaires des piscines, poussé-es à se positionner pour ou contre les demandes des associations tout en gérant de fortes contraintes matérielles, se trouvent gardien-nes d’un ordre moral qui dépasse leurs missions.

20Ce contexte de tension sur les équipements pousse les représentant-es des pouvoirs publics à présenter les décisions allant à l’encontre des demandes des associations comme rationnelles. Au cœur des arguments réside le petit nombre de personnes concernées par ces mesures qui auraient pourtant des effets positifs sur le plus grand nombre. À Rennes, l’élue chargée de la lutte contre les discriminations conjure ainsi l’association trans de « garder les pieds sur terre » et insiste notamment sur le fait qu’il lui semble « impensable » de prendre une décision aussi lourde pour « quelques personnes » (conseillère municipale déléguée à la lutte contre les discriminations, Rennes). À Grenoble, bien que la municipalité ait travaillé à la modification du règlement, les membres des services techniques se questionnent sur la pertinence d’un tel changement compte tenu du faible nombre d’usagères concernées :

Ce qui m’a frappée durant l’été 2022, c’est qu’on n’a pas vu beaucoup de personnes venir se baigner avec le burkini autorisé. […] Nous on travaille pour les Grenoblois, les Grenobloises, en leur totalité, plus de 150 000 personnes, et là ça fait un changement pour peut-être 50, voire 30 personnes. Je me questionne sur ça. […] Si je devais travailler sur tous les changements pour… moi j’appelle ça des minorités, je ne sais pas si j’y arriverais. Burkini ou pas, le sujet n’est pas le burkini. […] Je me questionne […] sur l’ampleur du changement, entre le poids du changement pour nous et le nombre de personnes que ça implique. (Responsable du service Activités sportives, Ville de Grenoble, 2023)

21Ici, les choix politiques opérés en faveur des femmes musulmanes sont interrogés à la lumière des conditions de travail au sein des services techniques municipaux : la mise en balance des conséquences de la modification du règlement sur le quotidien des équipes avec le faible nombre de personnes concernées remet en question la rationalité des décisions.

Les gens qui travaillent à la piscine considèrent qu’ils ne sont pas en mesure de vérifier si les gens ne portaient pas un short quand ils sont arrivés. Donc on interdit le short, sauf qu’autoriser la jupette et interdire le short, c’est totalement discriminatoire. […] Or c’était une demande très forte du personnel des piscines, […] car il y a de vrais enjeux sanitaires, à cause du chlore, ils développent des allergies, des difficultés respiratoires. […] Donc pour ne pas créer de dérogation religieuse, puisqu’on nous avait retoqués pour cette raison, on interdit tout ce qui descend sur les jambes et qui n’est pas moulant. (Élu de la majorité municipale, Grenoble)

23On comprend dans le discours de l’élu que le choix rationnel – rationalité que la décision du Conseil d’État contribue à renforcer – est celui qui permet d’accéder au plus proche de la demande de l’association dans la mesure des moyens préexistants. Pour les personnes trans comme pour les femmes musulmanes, la solution d’une augmentation des moyens techniques et matériels – par exemple, la construction d’un bassin ou l’augmentation des effectifs de maîtres-nageurs – n’est pas envisagée. Les créneaux de l’association Acceptess-T sont d’ailleurs surveillés par des maîtres-nageurs bénévoles. La comparaison des différents cas d’étude tend à montrer que la rationalité, mobilisée en priorité par les gestionnaires des équipements, tend à privilégier les groupes dominants dans les processus décisionnels.

24Ainsi, dans un contexte de tension, les luttes pour l’accès aux piscines municipales menées par les personnes trans à Paris et à Rennes, et par les femmes musulmanes à Grenoble, mettent en lumière deux mécanismes qui contribuent à la minorisation de ces populations. D’abord, le détournement de l’objet du débat des contraintes matérielles et techniques des populations vers un débat politique joue en défaveur des populations concernées, qui se trouvent dépossédées de leur capacité d’agir pour la résolution de leurs problèmes matériels. Ensuite, lorsque le débat porte sur ces contraintes matérielles, la rationalité de la prise de décision joue en leur défaveur, en raison d’une politique budgétaire peu adaptée à la prise en compte des contraintes de populations numériquement minoritaires. Ainsi, que le débat porte sur les aspects techniques ou politiques du problème, la négociation se joue en défaveur des minorités. Pourtant, les études de cas montrent que les associations se saisissent tour à tour des aspects techniques et symboliques des débats, mettant sur la piste d’une certaine agentivité de ces minorités dans la négociation de leur place dans ces espaces publics sous haute tension. La lutte pour l’accès aux piscines, bien au-delà de la possibilité pour quelques-un-es de se baigner, est un enjeu hautement symbolique pour les personnes concernées.

Des piscines hautement symboliques : les personnes trans et les femmes musulmanes, citoyennes comme les autres ?

25Les recherches menées sur les négociations entre minorités et pouvoirs publics locaux pour des questions d’accessibilité ont pu montrer que la politisation comme la rationalisation du débat pouvaient se faire au détriment des populations minoritaires. Pourtant, à Paris et à Grenoble, il apparaît que les associations engagées dans ces luttes se saisissent de la dimension symbolique et politique des négociations. L’obtention de mesures dérogatoires de la part des pouvoirs publics locaux semble être un moyen de faire reconnaître la situation de discrimination, voire la citoyenneté de ces populations marginalisées. Cette dimension symbolique est d’autant plus importante que le nombre de personnes concernées par les créneaux réservés ou par le port du maillot couvrant est particulièrement faible.

Accéder aux piscines : un enjeu de reconnaissance au-delà de la baignade

26Les services techniques des municipalités, dans le cas des personnes trans comme des femmes musulmanes, expriment une forme d’inquiétude à l’idée que travailler à la réalisation des demandes des associations implique une forte charge de travail en comparaison à un très faible nombre de personnes effectivement concernées. Lors de son entretien, la porte-parole de l’association parisienne chargée du créneau piscine insiste sérieusement et à plusieurs reprises sur la forte fréquentation du créneau : elle dit par exemple que soixante-dix personnes étaient présentes lors des premiers créneaux ouverts – ce qui, à l’échelle de la population trans, est effectivement très important. Elle présente en outre cette fréquentation comme l’élément qui a finalement fait pencher la négociation en faveur de l’association et a permis la pérennisation du créneau :

L’unique chose qui nous a été proposée à ce moment-là, c’était un créneau expérimental, puisque la piscine allait fermer en 2014, pendant trois ans, pour travaux. Il y avait déjà des clubs qui avaient trouvé ailleurs, donc il y avait une petite période de six mois vide. Ils nous ont donné ça. Ça nous a permis de démontrer qu’il y avait un besoin urgent. […] [L’enquête mise en place] nous a permis de développer cette capacité de plaidoyer, ça a été un argument vraiment important pour collaborer avec les pouvoirs publics. (Porte-parole d’Acceptess-T).

27À Paris, la forte fréquentation du créneau a rassuré la municipalité sur le besoin exprimé par l’association. La valorisation de cet argument par la militante retient d’autant plus mon attention que sur l’ensemble des créneaux que j’ai pu observer, le nombre de participant-es a rarement dépassé les dix personnes. Dans le même sens, à Grenoble, le faible nombre de femmes venues nager en maillot couvrant depuis la modification du règlement inquiète certain-es membres des services techniques.

Après l’été 2022 et là en saison hivernale, on a compté cinq personnes qui sont venues en burkini durant toute la saison, c’est le max. Je ne questionne pas du tout sur l’image que ça donne de permettre à ces personnes-là de venir se baigner, mais plutôt l’ampleur du changement fait, entre le poids du changement pour nous et le nombre de personnes que ça implique. (Responsable du service Activités sportives, Ville de Grenoble, 2023)

28Malgré ses inquiétudes, qui concernent l’influence négative de la polémique sur ses conditions de travail et celles de ses collègues, la responsable du service exprime l’enjeu de « l’image » publique donnée par la municipalité au cours du travail de modification du règlement. Cette mise en balance de l’image renvoyée par la municipalité avec le bilan numéraire modeste de la mesure met en lumière la portée symbolique de la lutte pour l’accès aux piscines municipales : pour les femmes musulmanes comme pour les personnes trans, le fait d’obtenir des pouvoirs publics locaux la réparation d’une discrimination systémique à l’accès à un équipement public comporte un enjeu de reconnaissance.

Négocier sa place dans les piscines… et dans la société ?

29La technicienne exprime d’entrée l’importance de la valeur symbolique de cette modification de règlement, en indiquant que si elle évalue sa mission d’un point de vue « quantitatif » (entendre ici : en nombre d’usagères concernées par la modification du règlement), elle a conscience d’un effet social et politique positif de la mesure, qu’elle qualifie de « qualitatif ». Pour cette dernière, la modification du règlement est à la fois inefficace administrativement, car elle ne concerne finalement qu’un nombre très limité d’usagères, et importante, car elle représente selon elle une « avancée » à « l’impact social et politique important ». L’élu de la majorité municipale de Grenoble, qui s’est publiquement affiché en faveur du maillot couvrant, reconnaît également que cet enjeu symbolique a été plus moteur qu’un réel besoin des femmes musulmanes grenobloises, qu’il tend à minimiser :

Évidemment, ceux qui supportent l’islam radical, ils ne vont pas à la piscine du tout. […] Donc finalement, plein de gens n’en ont rien à faire, vraiment, pour 99 % des musulmans pratiquants, le burkini ça ne parle pas. […] À Rennes, où c’est autorisé depuis 2018, ça concerne 10 personnes. Dans le Vercors, où c’était autorisé avant qu’il y ait les polémiques, c’est 5 ou 6 familles dans l’année. En fait ça ne concerne personne, seulement une poignée de gens à l’échelle de la France. Mais les gens étaient quand même contents de notre soutien. Tous ceux qui sont assignés, à tort ou à raison, à la religion musulmane, à cause de leur culture, de leur couleur de peau ou de leur nom, pour eux, ce soutien était vraiment incroyable, alors qu’ils s’en fichent du burkini. Mais ils disaient juste : « que quelqu’un affirme que la loi s’applique à tous et toutes pareil, y compris pour nous ! » (Élu de la majorité municipale, Grenoble)

30Les idéaux d’égalité et de démocratie auxquels se réfère l’élu semblent comporter une dimension symbolique suffisante pour que cela justifie de se lancer dans la modification du règlement malgré le faible nombre de Grenobloises concernées. De fait, cette dimension symbolique est fortement présente dans les discours des protagonistes favorables aux mesures dérogatoires. La porte-parole de l’association trans parisienne interroge les pratiques d’évitement des usager-es trans dans les espaces et services publics, malgré leur statut de citoyen-nes : un-e citoyen-ne « comme les autres » devrait pouvoir accéder aux espaces communs.

C’est comme ça [grâce à l’enquête] qu’on a pu démontrer comment la transphobie se cristallise dans les services publics et dans la vie des personnes, qui pourtant a priori sont des citoyennes comme les autres, qui devraient pouvoir venir, mais qui en réalité sont absentes. On a montré comment la transphobie s’intériorise, s’installe dans la vie des gens, devient normale et comment dans les services publics, dans les institutions, personne ne se soucie de savoir pourquoi on ne voit pas vraiment les personnes trans, pourquoi elles sont mises à l’écart de la société. (Porte-parole d’Acceptess-T)

31Il apparaît clairement pour l’activiste que l’autocensure des personnes trans lors de l’accès aux piscines, et plus généralement, aux équipements et services publics, représente une « mise à l’écart de la société ». On comprend ainsi l’importance de l’enjeu : obtenir de la municipalité la possibilité d’accéder à la piscine pour les personnes trans, c’est en faire des « citoyen-nes comme les autres », c’est leur donner une place dans notre société.

32Si cette question se pose pour les personnes trans, on peut supposer qu’elle est d’autant plus présente pour les femmes musulmanes, dont la citoyenneté est régulièrement remise en cause. Les soupçons d’incompatibilité de l’islam avec les valeurs républicaines sont un instrument de maintien des musulman-es dans une position sociale subordonnée (Bentouhami, 2018 ; Karimi, 2021). Dans le cadre de la polémique grenobloise sur les maillots couvrants, c’est même par ce biais que le conseiller d’opposition opposé à l’autorisation du maillot couvrant débute son entretien : aller à la piscine voilée ne lui paraît pas en accord avec les principes républicains, un-e citoyen-ne français-e devant selon lui se conformer à une certaine norme chrétienne et occidentale pour être légitime à occuper l’espace public.

L’affirmation d’un islamisme prépondérant, y compris dans l’espace public, ça ne me paraît pas compatible avec notre conception de la République. […] Pour moi, la République, ce n’est pas la subdivision infinie des particularités qui s’expriment dans l’espace public, c’est le contraire. La République des citoyens, telle qu’on l’a voulue en 1789, c’est justement celle des citoyens, et le citoyen c’est tout sauf une appartenance communautaire, religieuse, ou de préférence sexuelle, tout sauf ça. Le citoyen c’est quelqu’un qui dépasse ça. […] La République ne vous reconnaît pas comme telle ou tel, la République vous reconnaît comme citoyen ou citoyenne. (Conseiller municipal de l’opposition, Grenoble)

34Certaines recherches ont déjà montré l’importance pour les gays et lesbiennes de l’accès à certains espaces et services publics à haute portée symbolique, comme les services municipaux d’état civil qui permettent l’accès à l’union civile et participent d’une « conquête du statut d’humain » (Blidon, 2011 citant Chetcuti, 2009). Ici, la question de l’accès à des équipements particulièrement ordinaires semble presque augmenter cette portée symbolique pour les personnes trans et musulmanes. Pouvoir aller à la piscine, c’est être « un citoyen comme un autre » (porte-parole d’Acceptess-T). Et faire accepter cela par les pouvoirs publics locaux, c’est une manière intelligible et compatible avec une grammaire politique universaliste et républicaine de faire reconnaître la citoyenneté de ces publics minorisés. Ces luttes pour l’accès à la piscine font ainsi partie d’une stratégie, pour les populations minoritaires, visant à renforcer une « existence sociale » (Ajbli, 2016, citant Gaulejac, Blondel et Taboada-Leonetti, 2015). En faisant admettre leur droit d’exister dans ces espaces publics ordinaires, les associations trans et musulmanes font reconnaître leur place au sein de la société.

Comprendre les spatialités de l’intersectionnalité : personnes trans et femmes musulmanes en lutte pour l’accès aux piscines

35Les géographes se sont abondamment saisis du cadre d’analyse offert par l’intersectionnalité, au point de dévoyer parfois le concept en le réduisant à un simple synonyme de cumul de discriminations (Hopkins, 2019). Surtout, il semble peu mobilisé par les géographes et urbanistes qui se préoccupent des questions de politiques locales. La portée juridique et politique du concept, tel qu’il a été initialement théorisé par Kimberlé Crenshaw (2005), ouvre pourtant des perspectives enrichissantes pour les recherches portant sur les dimensions juridique et politique de l’espace, en permettant de mettre en lumière « les stratégies de légitimation de[s] causes [minoritaires] dans les espaces politiques, juridiques et médiatiques » (Jaunait et Chauvin, 2013).

36Je propose ici de pousser plus loin la comparaison des stratégies de négociation des personnes trans et des femmes musulmanes pour l’accès aux piscines municipales en portant attention aux effets différenciés des discriminations cumulées par ces publics, positionnés chacun à leur façon à l’interface de positions minoritaires dans les rapports sociaux de genre, classe et race. En effet, l’usage et les contraintes de l’intersectionnalité politique par les deux groupes débouchent sur des dynamiques d’exclusion différenciées. Ces dernières sont à l’origine de subalternités plus ou moins respectables, et ainsi plus ou moins désirables dans les espaces publics. La question de l’accessibilité à l’espace public est ainsi interrogée comme stratégie de populations multiplement minorisées pour négocier leur place dans la société.

L’intersectionnalité pour comprendre des dynamiques d’exclusion différenciées

37La comparaison des conséquences spatiales de la position sociale au croisement des discriminations des personnes trans et des femmes musulmanes permet de mettre au jour deux mécanismes de gestion de ces populations dans les espaces publics : tandis que les personnes trans sont sommées de se comporter « comme tout le monde » (conseillère municipale déléguée à la lutte contre les discriminations, Rennes) et d’user de leur droit de venir à la piscine comme n’importe quel-le autre citoyen-ne, les femmes musulmanes se retrouvent exclues et cantonnées à leur sphère domestique. Ces deux mécanismes de gestion produisent, malgré des dimensions spatiales contradictoires, des formes d’exclusion similaires. Ils sont en outre issus d’une lecture universaliste de l’espace public qui s’exprime, dans les politiques locales, par le recours à un idéal de « mixité » (Tissot, 2005), et qui se traduit, dans ces deux lectures politiques opposées, par le résultat commun de l’exclusion de minorités.

38Lorsque les pouvoirs publics sont confrontés aux demandes des associations trans, une première difficulté provient du fait qu’aucun service municipal ne se sent en mesure de gérer cette demande : elle ne s’intègre ni réellement dans les questions d’égalité femmes-hommes, ni de lutte contre l’homophobie, et ne concerne, a priori, pas directement les questions de lutte contre le racisme, le handicap ou la pauvreté. Il est ainsi souvent reproché aux personnes trans de ne représenter qu’une infime minorité de la population, au croisement de nombreuses discriminations, qui s’intègrent peu dans les catégories d’action des collectivités locales. À Rennes comme à Paris, les différents pôles des services de lutte contre les discriminations (égalité femmes-hommes, personnes LGBT) se renvoient la balle et ne coopèrent pas toujours. La spécificité des discriminations rencontrées par les trans et leur très faible nombre ne justifient pas aux yeux de l’action publique de réserver un bassin entier. De manière moins technique et plus politique, leur « communautarisme » (terme cité par plusieurs agent-es des villes de Paris et Rennes) décourage ou inquiète l’action publique, dont les agent-es et élu-es se sentent particulièrement investi-es d’un devoir d’agir pour une forme de vivre-ensemble. Ainsi dépourvus, les pouvoirs publics demandent aux personnes trans de dépasser leurs craintes et de venir se baigner quand même, sans proposer en retour de solution pour lutter contre la transphobie dans les piscines municipales.

On est confrontés à la fois à une demande légitime, entendable, avec un discours qui dit : « l’accès à la piscine nous est refusé ou nous est interdit du fait de l’exposition des corps dans ce cadre-là », mais du coup, il y a une petite nuance, car il n’y a pas d’interdit mais de fait il y a un renoncement. (Conseillère municipale déléguée à la lutte contre les discriminations, Rennes)

39En niant la part de responsabilité des gestionnaires des piscines publiques par un argument relativement légaliste (« il n’y a pas d’interdit »), l’élue rend les personnes trans partiellement responsables de l’exclusion qu’elles subissent (« il y a un renoncement »), et qu’elle ne comprend pas, laissant entendre qu’une solution pour accéder aux piscines serait, pour les personnes trans, de ne pas y renoncer. On peut toutefois deviner que cette injonction à dépasser les difficultés produit une exclusion, car cela empêche toute recherche de solution qui impliquerait une remise en question de l’action publique locale. Cette injonction à l’inclusion condamne paradoxalement les personnes trans à l’exclusion, en fermant la porte à toute solution.

40Les femmes musulmanes semblent subir davantage leur double minorisation dans les rapports sociaux de sexe et de race au sein d’une sphère médiatique et de discours politiques qui tendent à les présenter comme insuffisamment indépendantes pour se saisir de mesures favorisant leur indépendance. Leur religion est utilisée pour nier leur agentivité : les femmes musulmanes porteraient le voile forcées par leurs conjoints. Ainsi, autoriser le port du maillot couvrant ne serait pas une manière d’augmenter leur liberté, mais reviendrait plutôt à autoriser leurs proches à les contraindre à se voiler.

Moi, je suis hostile au fait qu’on leur permette [de porter un maillot couvrant], à ces femmes… si j’étais maire, je ne le permettrais pas. […] C’est une tentative d’affirmation, c’est d’imposer… on commence comme ça, et ensuite il peut y avoir des islamistes qui obligent les femmes à y aller [avec un maillot couvrant], puisque c’est possible. (Conseiller municipal de l’opposition, Grenoble)

41Dans son discours, l’élu transforme des femmes « présupposées victimes », ou même parce que victimes, en « prosélytes » ou en « agents ». Ce retournement de l’agentivité des femmes musulmanes, caractéristique du traitement de la « laïcité à la française » (Bentouhami, 2018), substitue ainsi à la logique féministe « d’extension des droits et des possibles » une logique de répression visant spécifiquement un groupe de femmes (Nordmann et Vidal, 2004). L’ensemble des acteurs-rices interrogé-es à Grenoble présentent chacun-e dans de plus ou moins grandes proportions l’islam et la lutte contre le sexisme comme deux horizons incompatibles. On comprend toutefois dans les propos de l’élu le plus opposé au maillot couvrant que cela sert un discours que l’on peut qualifier de « fémonationaliste » (Farris, 2013), c’est-à-dire une tentative « d’intégrer les idéaux féministes dans des campagnes anti-immigrés et anti-Islam », au-delà de la question du maillot.

Renforcer ces particularismes n’aide pas les personnes concernées à s’insérer dans la République. […] Quand on est dans une société française d’origine chrétienne, on s’adapte à la société, on conserve tous ces particularismes dans une partie la plus intime, la plus privée possible. (Conseiller municipal de l’opposition, Grenoble)

42Les propos de l’élu, qui sortent du registre de la laïcité pour promouvoir l’expression de valeurs religieuses (chrétiennes) dans l’espace public français, sont représentatifs des conséquences spatiales excluantes et enfermantes de la négation de l’agentivité des femmes musulmanes. Celles qui ont lutté pour la modification du règlement des piscines de Grenoble s’en défendent d’ailleurs de manière très symbolique, en qualifiant elles-mêmes leur groupe de « syndicat » (figure 2), sémantique habituellement liée au milieu du travail et à l’autodéfense des salarié-es, excluant de fait leur action militante de la sphère du privé ou de toute tentation de victimisation et insistant sur leur agentivité.

43À la lumière des recherches sur le port du voile dans d’autres espaces publics en France, comme celui de l’école et des sorties scolaires (Karimi, 2021), de la rue et des espaces ouverts (Najib et Hopkins, 2019), des espaces de pratique de sport amateur (Pantaléon, 2013) ou encore de la plage (Leconte, 2022), il apparaît que l’interdiction du voile dans l’espace public, qui repose notamment sur la construction du port du voile en problème public alimenté par des scénarios de panique morale, a d’importantes conséquences spatiales dans les pratiques des femmes musulmanes. D’abord, les espaces publics visés par ces polémiques deviennent des « espaces-enjeux contestés », qui participent à construire l’image des femmes voilées comme problème public (Leconte, 2022). Ensuite, ces controverses conduisent à des interdictions règlementaires qui contribuent à effacer le voile, mais aussi à exclure les femmes qui le portent, de nombreux espaces publics pourtant rendus hautement symboliques de l’intégration sociale (Najib et Hopkins, 2019). Ainsi, inciter les femmes musulmanes à garder le voile, comme le suggère l’élu d’opposition grenoblois, dans une part « la plus intime, la plus privée possible » de leur espace de vie, est assimilé par Fatima Khemilat (2018) à une forme de légitimation de « l’exclusion légale des femmes voilées de la scène et sphère publique française ». Cette « ségrégation respectable » (Khemilat, 2018) contribue à une réassignation de ces femmes à leur « sphère domestico-communautaire » (Ajbli, 2016). Cela soulève un paradoxe particulièrement spatial, au cœur du traitement politique et médiatique du voile en France : il s’agit, pour protéger les femmes d’une sphère culturelle et familiale enfermante, de contraindre leur accès aux espaces publics. Comme les géographies féministes l’ont largement démontré à la suite de Jacqueline Coutras (1996), cela ne peut que participer à une ségrégation socio-spatiale genrée caractérisée par un enfermement géographique des femmes dans la sphère domestique. La remise en question du droit du port du voile dans l’espace public contribue à un processus de marginalisation sociale mais surtout spatiale, qui réassigne les femmes musulmanes à un espace privé, domestique et communautaire.‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬

44Il semble, en somme, que les personnes trans, par une injonction à rejoindre la majorité, à se normaliser, vivent une exclusion de la piscine publique dans un mouvement contraire à celui des femmes portant le voile, qui en sont explicitement exclues. Ces deux mouvements d’injonction à l’inclusion et d’exclusion sont hautement symboliques : ils déterminent des citoyennetés plus ou moins respectables et plus ou moins admises, dans les piscines municipales comme dans la société française.

Des subalternités plus ou moins respectables

45Le cumul de discriminations du public de l’association Acceptess-T se cristallise en fait dans les questions de santé : les membres sont principalement des femmes, trans, migrantes, ce qui contribue à les exposer fortement au VIH. L’association a développé un plaidoyer voué à transformer la multiplicité des stigmates de ce public en moyen d’inscrire leur démarche dans un mouvement collectif pour une meilleure accessibilité des espaces publics. Un élément retient l’attention : en comprenant mieux les réseaux politiques locaux au sein desquels se sont nouées les négociations, il s’avère que les interlocuteurs-rices privilégié-es de l’association, les arguments de plaidoyer mobilisés, ainsi que les budgets alloués pour la réalisation des actions, proviennent en majorité de la lutte contre le VIH. Or, la triple minorisation du public majoritaire de l’association Acceptess-T – des femmes, trans, migrantes – n’est pas un argument mobilisé auprès de l’action publique locale : pour échapper aux soupçons de communautarisme, l’association se réclame d’une lutte « englobante », qui concerne tout le monde. En revanche, les questions de santé semblent constituer une porte d’entrée solide vers les négociations, qui se jouent finalement en dehors, ou au-delà du cumul de discriminations. La porte-parole de l’association s’en défend d’ailleurs, mais laisse par là entendre que la séropositivité du public le place facilement dans une position de victime :

C’est une réaction au cumul de stigmates, on ne veut pas être considérées comme des trans séropos. On a eu besoin de redéfinir cette stratégie d’activité physique, pour sortir de ce milieu un peu trop, comment dire… avec un côté victime, et mettre l’activité à disposition sans aucune étiquette. (Porte-parole d’Acceptess-T)

46Il semble que le cumul de discriminations des personnes trans à qui est initialement destiné le créneau piscine parisien les place malgré elles dans une position de victime. Le caractère impérieux de l’enjeu de santé publique ne peut pas être ignoré lorsque l’on tente de comprendre les rapports de force qui ont joué lors de ces longues négociations. Bien que le terrain de ma thèse se soit déroulé plusieurs années après la pérennisation du créneau, les négociations de l’association trans avec les pouvoirs publics locaux sur d’autres sujets de politique locale se tiennent encore dans un cadre politique et financier permis par la lutte contre le VIH : à titre d’exemple, c’est dans le cadre d’activités menées par l’association Paris sans sida, financée et gouvernée en majorité par la Ville de Paris, que se sont déroulées les négociations liées à la formation à l’accueil des personnes trans dans les centres municipaux d’accès aux droits (observations menées dans l’hiver 2019). La discrétion des usagères et des porte-parole de l’association, issue de la volonté d’échapper au stigmate de la séropositivité, participe aussi certainement à la respectabilité de ce public dans le contexte universaliste français (Tissot, 2022). On peut supposer que la maladie a fait des personnes trans une subalternité respectable, en les positionnant malgré elles en victimes.

47À l’inverse, les femmes musulmanes, nous l’avons vu, sont présentées comme victimes de leurs conjoints et de leur communauté, ce qui les rend émissaires de convictions religieuses prétendument antirépublicaines qui ne sont pas souhaitées dans la sphère publique. Le racisme, qui s’exprime plutôt envers les hommes musulmans – soupçonnés de forcer les femmes à porter un voile –, est retourné contre elles : cela ne leur permet pas d’adopter une position victimaire dans les négociations, puisque cela les rendrait porteuses d’une idéologie hostile. Le cumul du sexisme et du racisme conduit à confisquer l’agentivité des femmes musulmanes, qui sont trop femmes pour se défendre de l’influence des hommes, trop musulmans pour être compatibles avec les valeurs républicaines. Victimes de leurs proches, soupçonnées d’entrisme, le cumul du sexisme et du racisme fait des femmes musulmanes une subalternité indésirable, souhaitée « invisible » dans les espaces publics (Ajbli, 2016).

La conquête de l’espace public : une stratégie de lutte pour la reconnaissance des populations pluridiscriminées ?

48De ces deux régimes de subalternité et de respectabilité découlent deux manières d’accueillir la parole des associations par les pouvoirs publics. Comme l’ont compris les militant-es d’Acceptess-T, la position de victime comporte le risque de constituer une stigmatisation supplémentaire. À Rennes, l’élue chargée de la lutte contre les discriminations semble même regretter que les personnes trans ne sortent pas d’elles-mêmes de cette position :

C’est ça la politique, c’est de trouver […] comment désamorcer les situations de discrimination, d’agression, de micro-agression, car ça peut être des choses très diffuses, comment travailler ça sans sacrifier cette idée que l’espace public c’est un espace qui doit accueillir des gens différents. Mais d’un côté on est tous différents. Ils sont très… je pèse mes mots… il y a une hypersensibilité, il y a un sentiment, une sensibilité très forte à dire : « Vous ne vous rendez pas compte de ce que nous vivons. » (Conseillère municipale déléguée à la lutte contre les discriminations, Rennes)

49L’élue relativise la responsabilité de la société dans la transphobie : elle opère un glissement sémantique progressif de la « discrimination » à « l’agression », jusqu’à la « micro-agression » qui se transforme ensuite en « choses très diffuses ». L’élue minimise la violence rencontrée par les personnes trans et conclut sur « l’hypersensibilité » de ses interlocuteurs-rices, les rendant responsables, par une posture victimaire que l’on devine même si elle n’est pas nommée, de ce qu’elle désignait plus tôt comme un « renoncement » à accéder aux piscines. La responsabilité de la discrimination repose donc sur les personnes trans elles-mêmes. Ce régime de subalternité victimaire semble ainsi pouvoir se retourner contre la population pluridiscriminée dans les rapports de force sous-jacents aux négociations.

50À l’inverse, la subalternité indésirable des femmes musulmanes semble les pousser à l’action : une stratégie de la lutte par la visibilité, déjà décrite dans d’autres recherches sur la question du voile dans l’espace public (Ajbli, 2016), est adoptée par le groupe de femmes de Grenoble. La lutte de ces femmes pour l’accès aux piscines ne se joue pas, comme les groupes trans, dans le dialogue avec les pouvoirs publics locaux, ni dans un bureau de la mairie. Au contraire, les femmes musulmanes de Grenoble fonctionnent davantage par actions médiatiques, qualifiées par les agent-es rencontré-es d’actions « coup de poing ». Lorsque je lui demande sur quels points ont porté les négociations lors de la modification du règlement intérieur, l’élu de la majorité, fortement favorable à l’autorisation du maillot couvrant, me répond, interloqué : « Quelles négociations ? » Dans ce contexte où le rapport de force se joue moins dans le dialogue que pour les personnes trans, les actions du collectif de femmes musulmanes sont perçues comme violentes par les agent-es de la collectivité :

On ne peut pas nier […] que les actions d’Alliance citoyenne nous ont désorganisés, elles nous ont mis aussi en difficulté. […] Quand j’ai dû gérer l’épisode en 2021, […] j’ai géré sur le moment, ça soulageait les équipes, parce que j’ai pris le relais. Mais moi ça m’a vraiment rendue mal après, a posteriori, j’ai eu une sorte de petit choc. […] Je me suis dit : « ah en fait il y a eu un petit traumatisme », donc je suis allée voir une sorte de psychologue du travail, […] parce que ça fait partie de mon travail et donc c’est un petit peu violent quand même par rapport à moi seulement. […] L’association, d’un côté, ça doit les desservir parce que la presse n’est pas forcément au point sur l’islam. En même temps, je pense que ça leur a servi parce que ça a provoqué…
– On parlait d’elles ?
– Oui exactement. (Responsable du service Activités sportives, Grenoble)

51Il ne s’agit évidemment pas de reprocher à l’agente d’avoir ressenti des difficultés dans la gestion de la polémique, qui dépassait de fait l’éventail de ses missions. On peut toutefois constater que l’agentivité des femmes musulmanes entre, dans le rapport de force avec les pouvoirs publics, en contradiction avec les conditions de travail des agent-es. Cela contribue à transformer des situations a priori peu dangereuses (selon l’agente, le groupe entrait dans l’eau, chantait quelques chansons, se prenait en photo puis ressortait) en situations stressantes pour le personnel. Pour sortir de leur position de victime et faire « parler d’elles », les femmes musulmanes, privées d’espace de négociation, sont contraintes de faire usage de modes d’action perçus comme violents. Quitter la posture de victime – des hommes de leur entourage proche – semble renforcer leur indésirabilité. La stratégie de quête de visibilité, caractéristique des luttes des femmes musulmanes pour l’accès aux espaces publics (Ajbli, 2016), contribue à les enfermer dans une subalternité indésirable. En somme, non combattue, la position de victime rend la communauté inoffensive. Combattue, au contraire, elle condamne à la violence. Les deux régimes de subalternité provoquent des modes de négociation opposés, qui semblent chacun déboucher sur des situations inextricables. Tous, pourtant, émergent d’une stratégie de se rendre visibles dans l’espace public, malgré un cumul de discriminations qui les réduit au silence et les invisibilise.

Conclusion

52Ainsi, les piscines municipales se font les arènes de luttes qui dépassent leurs strictes frontières géographiques. Pour une population minoritaire, dans la lutte pour l’accès à un équipement public ordinaire, se joue la possibilité de la reconnaissance de la part des pouvoirs publics locaux d’une situation de discrimination, ainsi que de la légitimité du groupe au sein de la société. Les négociations se jouent sur deux plans : un débat d’idées, parfois fortement médiatisé, et des enjeux techniques, traités sous le prisme de la rationalité. Dans un contexte d’universalisme républicain français, la mobilisation de l’espace public comme un concept idéalisé d’ouverture et d’accessibilité permet aux groupes dominants d’occulter les obstacles concrets rencontrés par les populations qui n’y ont pas accès, quel que soit leur bord politique. Les choix présentés comme rationnels se font au détriment des populations pluridiscriminées, minoritaires sur le plan démographique. Pourtant, les associations se saisissent de la part symbolique et technique du débat pour faire entendre leurs droits : il s’agit d’un moyen de faire reconnaître la situation de discrimination. L’objet commun à ces luttes semble être celui d’une déségrégation des identités minoritaires, de la sphère privée vers des espaces publics dont la prétention d’accessibilité généralisée sert la portée symbolique des luttes. Négocier l’accès à la piscine, c’est négocier sa place dans la société.