- 1 La même évolution a lieu à Talence où un hôtel maternel ouvre en 1968.
1En 1959, un établissement presque unique en France ouvre ses portes au Plessis-Robinson : le Collège d’enseignement technique (CET) du Plessis est un collège public géré par l’Éducation nationale qui accueille en internat des jeunes filles enceintes, jusqu’à leur accouchement. Un seul autre établissement équivalent existe en France, à Talence, depuis 1956. Le CET du Plessis accueille des élèves mineures de 13 à 17 ans, majoritairement originaires de la moitié nord de la France, de Guadeloupe et de Martinique, placées par les services de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) des directions départementales des affaires sanitaires et sociales (DDASS) de leur département d’origine. Elles dépendent alors financièrement et juridiquement des services sociaux et non plus de leurs parents. Une association privée, l’Association pour l’accueil et la formation professionnelle des jeunes mères, composée en grande partie de travailleur·ses de la Caisse d’allocations familiales (Caf), collabore avec l’Éducation nationale en portant dès 1959 un projet d’hôtel maternel sur le même lieu pour permettre aux jeunes filles de continuer leur scolarité au CET après l’accouchement grâce à un système de garde des enfants pendant la journée. Jusqu’en 1972, les jeunes filles sont renvoyées dans leur famille ou transférées dans des hôtels maternels des alentours après leur accouchement, mais l’hôtel maternel de 108 places finit par ouvrir en mai 1972 dans le parc du château1. Celui-ci ouvre après que le CET a été en décembre 1971 le théâtre d’une grève des pensionnaires et d’une occupation par des soutiens extérieurs (notamment des membres du Mouvement de libération des femmes [MLF]) pour réclamer une prise en charge institutionnelle moins répressive et interpeller sur le statut des filles-mères.
2Dans la mesure où la prise en charge des jeunes filles découle directement de la visibilisation par leur grossesse de leur sexualité active, on pourrait s’attendre à ce que la sexualité soit mentionnée dans les archives de ces deux établissements. Cela serait également cohérent au vu de la littérature historique sur les institutions pour filles-mères depuis le xixe siècle et sur l’Éducation surveillée dans l’après-guerre. Les établissements du Plessis héritent en effet de la longue histoire des institutions d’aide sociale pour les filles-mères, visant à éviter les abandons d’enfants grâce à une aide matérielle tout en régulant la sexualité avec des pratiques quasi carcérales (Thébaud, 1986). Ils s’insèrent aussi dans l’histoire des institutions de l’Éducation surveillée qui jouent un rôle disciplinaire pour des jeunes filles aspirant à des pratiques sexuelles non conjugales ou reproductives après 1945 (Blanchard, 2011, 130 ; Blanchard et Révenin, 2011). Gérés par une association et habilités par l’Éducation nationale, l’Éducation surveillée, la DDASS des Hauts-de-Seine et la Caf, le CET et l’hôtel maternel du Plessis sont caractéristiques d’un après-guerre où des initiatives associatives se joignent à l’élan étatique de création d’établissements publics pour l’« enfance inadaptée » (Victorien, 2011). On pourrait donc s’attendre à ce que les analyses de Véronique Blanchard sur l’Éducation surveillée s’appliquent au Plessis et que la sexualité y apparaisse comme une préoccupation cruciale.
3Une partie de la littérature existante souligne toutefois un effacement des enjeux de sexualité dans l’aide sociale à l’enfance et aux jeunes mères au cours du xxe siècle. Dès les années 1920, la moralisation de la sexualité dans les institutions pour filles-mères « s’efface quelque peu des discours et ambitions officiels mais ne disparaît jamais tout à fait » (Rivière, 2015). Dans l’après-guerre, l’aide aux jeunes mères passe d’un objectif de protection des enfants pour des raisons démographiques à un objectif de réinsertion sociale et professionnelle des mères (Luca et Rollet, 1999 ; Donati et al., 1999 ; Luca, 2012), tandis que la prise en charge de la « jeunesse inadaptée » passe d’un objectif de répression à un objectif de prévention, de protection, d’éducation et de réinsertion avec l’ordonnance de février 1945 (Thomazeau, 2007). Dans l’Éducation surveillée naît ainsi une aspiration à ouvrir les établissements par des droits de sortie et des visites des familles accrus. Ces changements s’accentuent dans un troisième moment, autour de 1968, avec une « modification du regard porté par les acteurs sur la question de la sexualité des élèves », la sexualité étant de moins en moins une préoccupation institutionnelle (Thomazeau, 2007). Ces reconfigurations sont néanmoins plus complexes en pratique dans les établissements pour jeunes filles, où l’on remarque la persistance de logiques d’enfermement et de réforme du comportement genré dans les années 1970 (Tournier, 2018, 153-154). Si les références à la sexualité et à la moralité s’effacent progressivement des discours sur l’aide sociale aux jeunes filles, cet effacement ne semble pas linéaire et on peut se demander quelles traces de la surveillance de la sexualité persistent dans les institutions du Plessis et à l’aune de quels processus cette surveillance est remise en cause.
4Le CET et l’hôtel maternel du Plessis constituent une étude de cas précieuse pour analyser les reconfigurations des normes sexuelles dans les établissements d’aide sociale autour du supposé tournant de 1968. Bien que parcellaires, les documents d’archives sur le CET donnent à voir des contestations du fonctionnement institutionnel dès 1967. Ensuite, en décembre 1971, la grève des pensionnaires soutenue par le MLF suscite des discussions particulièrement intéressantes sur le régime de la prise en charge dont on retrouve de nombreuses traces dans les archives. Située au cœur de la courte période étudiée (1967-1974), la grève permet d’étudier l’effet de la mobilisation sur l’organisation de l’établissement et les normes sexuelles et genrées qui la structurent. Se concentrer sur ces établissements permet d’aller au-delà des discours étatiques et experts formulant les intentions officielles de l’aide sociale aux jeunes mères à travers des archives diverses sur le fonctionnement de ces institutions spécifiques. Les archives administratives de la DDASS et de l’académie de Paris donnent accès aux échanges marqués par des tensions entre l’Éducation nationale, la Caf, la DDASS et l’Association, aussi bien par courrier que lors des conseils d’administration. De vives tensions normatives s’y expriment dans une période charnière, où différentes visions de la liberté et de la moralité circulent et où la question du contrôle des corps se pose de manière polémique, particulièrement au moment de la grève de 1971 et de la fermeture épisodique de l’hôtel maternel par arrêté préfectoral en 1973, justifiée par des dysfonctionnements constatés. Les archives institutionnelles sont plus parcellaires pour la période précédant la grève : les sources disponibles sont principalement des échanges de lettres entre des professeures du CET et le recteur, qui semblent avoir été conservées à cause du contexte de la grève. Bien qu’inégalement remplis, des dossiers personnels des pensionnaires de l’hôtel maternel, disponibles à partir de 1972, permettent d’étudier le fonctionnement quotidien de la prise en charge et le regard des responsables et travailleur·ses des établissements sur la sexualité des jeunes filles. Enfin, le soutien extérieur et la médiatisation induits par la grève offrent des sources complémentaires à celles qui documentent le point de vue des autorités étatiques et institutionnelles : articles de presse, tracts (notamment produits par les jeunes filles elles-mêmes) et lettres de témoignage envoyées par des membres de l’équipe éducative au rectorat. La grève permet ainsi d’accéder directement et indirectement à la parole des jeunes filles.
- 2 Sur 54 dossiers épluchés pour les premiers mois de fonctionnement de l’hôtel maternel, un seul cas (...)
5La sexualité n’est pas traitée identiquement dans les différentes sources. Pour la période qui précède la grève, elle est absente des sources émanant des institutions officielles (services départementaux, rectorat) mais évoquée dans un article du Nouvel Observateur et dans le témoignage écrit d’une professeure de l’établissement. Ces sources mêlent des mentions d’expériences sexuelles consenties et subies, faisant état de nombreux cas de viols et d’inceste, au contraire des dossiers personnels constitués et conservés à partir de 1972, qui détaillent très peu de cas de violences sexuelles et ne contiennent souvent pas de mentions explicites des causes de la grossesse2. En se concentrant sur la période 1967-1974 et en analysant ces différents types de sources, l’article explorera la tension entre absence et présence du thème de la sexualité et la place de la sexualité consentie et non consentie.
6En complément de l’analyse des discours, l’article étudiera les règlements et les pratiques des professionnel·les pour identifier le rapide passage d’un régime où la sexualité hétérosexuelle des jeunes filles est dissimulée et contrôlée par l’enfermement à un fonctionnement où la responsabilité sexuelle devient cruciale. Les années 68, entendues comme entourant plus ou moins largement la période de Mai 68, jouent un rôle dans cette transition. La chronologie et la nature des transformations de la sexualité en France font néanmoins débat parmi les historien·nes et sociologues, et cette étude de cas contribue à affiner la compréhension de la reconfiguration des normes sur la sexualité dans les années 1960-1970, à la manière de l’étude de Régis Révenin sur un Centre d’observation de l’éducation surveillée (Révenin, 2015). Si Anne-Claire Rebreyend caractérise les années 1950-1960 comme un moment où l’intime vient à être exhibé (Rebreyend, 2008), et si les étudiant·es politisé·es ont exprimé des revendications d’autonomie sexuelle depuis le milieu des années 1960 (Plaquevent, 2019), les établissements du Plessis donnent à voir une résistance à parler de la sexualité hétérosexuelle des jeunes, et ce jusqu’à la grève de 1971, ainsi qu’une reconfiguration complexe des normes sexuelles. En étudiant successivement la période d’avant-grève au CET, la grève et l’après-grève à l’hôtel maternel, cet article explore le passage d’un régime de répression de la sexualité, caractérisé par la dissimulation et le contrôle, à un régime de responsabilisation.
7Contrairement aux établissements philanthropiques pour filles-mères de l’avant-guerre, au CET, il n’est plus question de justifier la prise en charge par les questions de moralité et de sexualité. L’existence d’un établissement réservé aux jeunes filles enceintes est officiellement justifiée par la volonté d’accueillir des jeunes filles qui ne peuvent plus vivre dans leur milieu familial. C’est ce qu’explique en 1969 l’une des professeures d’enseignement ménager exposant le fonctionnement de ce CET unique au recteur de l’académie de Paris :
- 3 Avis d’une enseignante à propos du roulement de vacances envoyé au rectorat, 14/02/1969, Archives d (...)
Ce sont leurs conditions de vie dans leur milieu d’origine qui justifient leur envoi dans l’établissement :
- enfants rejetés de leur milieu familial
- familles déficientes voire même inexistantes
- ou encore parents qui ne peuvent pas assumer la responsabilité d’une adolescente difficile3.
- 4 Rapport du directeur de la DDASS sur le CET, 30/12/1971, Archives départementales des Hauts-de-Sein (...)
8Deux cas de figure se dessinent dans sa description : un rejet familial à la suite de l’annonce de la grossesse et une intervention des services sociaux quand la famille est jugée inapte à s’occuper des jeunes filles (la grossesse apparaissant comme une conséquence de cette inaptitude). Dans un rapport de décembre 1971, le directeur de la DDASS des Hauts-de-Seine répète la même formulation pour insister lui aussi sur les conditions sociales, faisant de la prise en charge des grossesses un enjeu plus matériel que moral : « Ce sont leurs conditions de vie dans leur milieu d’origine qui justifient leur envoi dans cet établissement4. »
- 5 Catherine Baker, « Lorsque l’enfant paraît », Le Nouvel Observateur, 360, 4/10/1971.
9Un second facteur justifie la prise en charge des jeunes filles : leur renvoi des établissements scolaires classiques. Il ne s’agit pas d’une disposition légale, mais cette pratique semble largement répandue au tournant des années 1970. Elle est néanmoins décrite de manière vague dans l’article du Nouvel Observateur, expliquant que la jeune fille « est immédiatement sanctionnée : on la renvoie de son école5 » lorsque la grossesse est découverte. La justification de l’existence d’un tel établissement est donc sociale et familiale mais le renvoi des établissements scolaires et la nécessité d’une continuité pédagogique semblent également être un facteur crucial, sans être assumé comme tel par l’Éducation nationale ou les DDASS.
- 6 Avis d’une enseignante et lettre à l’inspecteur principal, 14/02/1969, AVP, 3653W6.
10Le fonctionnement même du CET, qui accueille les jeunes filles pendant les derniers mois de leur grossesse, suggère sa fonction de dissimulation du reste de la société. Les jeunes filles cachent leur grossesse en cessant de fréquenter leur collège ou lycée d’origine et leur environnement local et familial, puis elles quittent le CET une fois la grossesse arrivée à son terme. Cette fonction semble d’ailleurs prendre le pas sur la fonction éducative car les cours y sont très basiques dans les années qui précèdent la grève. L’enseignement général est intégralement supprimé à la rentrée 1968 au profit d’un enseignement ménager. Cette mesure est critiquée en 1969 par deux professeures d’enseignement ménager dans des courriers au recteur où elles affirment que ni les membres du conseil d’administration ni les déléguées des élèves n’approuvent ce changement pédagogique6.
- 7 Lettre d’une ex-enseignante d’enseignement ménager au rectorat, 20/01/1972, AVP, 3653W6. Il a été c (...)
11La logique de dissimulation se double d’une logique de contrôle des corps à travers une surveillance étroite de la circulation des pensionnaires et de leurs visites, jusqu’à la grève de 1971. Ces règles s’appliquent à toutes les pensionnaires, qu’elles aient été victimes de violences sexuelles ou non, ce qui signifie qu’elles ne sont pas simplement une forme de protection des victimes. Les visites ne sont permises que le week-end, exclusivement par des personnes approuvées par la famille et l’ASE dont dépendent les jeunes filles. Les « fiancés » doivent obtenir l’autorisation de leurs parents et de ceux de la jeune fille, être déclarés à l’administration du foyer, et les visites se font exclusivement dans les espaces communs. Ce strict contrôle est justifié par le statut de minorité des pensionnaires dont la DDASS est juridiquement responsable. Permises uniquement le week-end et les jours fériés, les sorties doivent être accompagnées par les visiteurs ou en petits groupes de jeunes filles dans les environs du foyer. Bien que le maintien des liens familiaux soit un objectif crucial de l’ASE dans l’après-guerre, les mineures ne sont pas autorisées à passer une nuit hors du foyer jusqu’en 1971. C’est cette disposition qui crée de premières tensions durant la période de Noël 1967, dont l’ancienne professeure d’enseignement ménager fait le récit au recteur en janvier 1972 dans le contexte de la grève. Les droits de sortie se limitent alors à la journée : « Dimanche 24 Déc. 9h – 18h30. Retour obligatoire au CET. Lundi 25 Déc. 9h – 18h30. (id. pour dimanche 31 Déc. et lundi 1er Janvier 1968)7. » Quand elle prend le parti des jeunes filles réclamant un droit étendu, la professeure se voit opposer une ligne dure de la directrice :
J’ai demandé que les élèves (contraintes de choisir entre Noël ou Jour de l’an, et dont certaines habitaient loin) soient dispensées du retour au C.E.T. le dimanche soir, ne serait-ce qu’en raison de la fatigue des trajets. [La directrice] me répondit que c’était impossible, car la nuit favoriserait des rapports sexuels aux conséquences gynécologiques peu souhaitables…
12Ce témoignage fait apparaître explicitement l’enjeu de la sexualité, alors qu’il n’était pas mentionné dans les dispositions officielles sur les sorties et les visites. Les vagues justifications gynécologiques de la directrice ne renvoient pas à une volonté de protéger les jeunes filles d’éventuelles violences sexuelles, mais plutôt à une suspicion de promiscuité sexuelle qui les exposerait par exemple à des infections sexuellement transmissibles.
Le règlement intérieur institue néanmoins de manière assumée un plus large contrôle des corps et des plaisirs. La direction filtre ce qui pénètre au sein du château et induit un isolement. Le règlement stipule que la nourriture est contrôlée :
- 8 Règlement intérieur, c. 1971, AVP, 3653W6.
Il est interdit d’introduire des friandises, du sel et quelque nourriture que ce soit, et ce sur prescription médicale. […] Cependant, les élèves non-soumises au régime peuvent laisser à la salle à manger des biscottes sans sel et un pot de confiture destinés au petit-déjeuner. Il est également déconseillé de manger entre les repas, la santé et l’esthétique s’en ressentent fâcheusement8.
13Les lectures sont également soumises au contrôle de l’équipe éducative :
[La] bibliothèque comprend un assez grand nombre de volumes et dispose de plusieurs abonnements à des revues. C’est pourquoi il est demandé aux correspondants d’éviter l’introduction au Collège des romans-photos et des bandes-dessinées pour adultes (ex : Intimité, Diabolic, Tarzan, etc…).
Ces bandes dessinées, notamment Diabolik, incarnent à l’époque une forme de culture populaire sexualisée, suggérant un contrôle implicite de la sexualité.
14L’absence de discours direct sur la sexualité au CET passe notamment par le manque d’une véritable éducation sexuelle. Il n’existe pas de politique nationale d’éducation à la sexualité en milieu scolaire jusqu’en 1973 et aucune mention de cours d’éducation sexuelle n’apparaît dans le règlement intérieur du CET. Des séances d’éducation sexuelle du Planning familial sont néanmoins organisées, si on en croit un article du Nouvel Observateur sur la situation des pensionnaires du Plessis-Robinson publié quelques mois avant la grève de 1971 (probablement à la suite d’une prise de contact par la maîtresse d’internat Claude Jourde). Toutefois, les interventions sont irrégulières et abordent peu la contraception ; l’article rapporte qu’elles s’avèrent inefficaces :
Marie Claude, quatorze ans, préfère « demander aux autres, parce qu’aux conférences du Planning on ne comprend rien. La contraception c’est des trucs. On n’avait pas besoin du Planning pour savoir que ça existe ; mais on ne nous dit jamais comment placer les appareils ! ».
L’enjeu de la sexualité des jeunes filles et de la maîtrise de la reproduction n’est pas directement abordé par les institutions, à une époque où l’avortement est illégal et où les mineures requièrent une autorisation parentale pour avoir accès à la contraception orale.
15Si on ne trouve pas de mention officielle directe de la sexualité avant 1971, l’article du Nouvel Observateur et le témoignage de l’ancienne professeure écrivant au recteur en 1971 y font plus directement référence. Ces deux sources distinguent deux causes de grossesse : les relations amoureuses et les agressions sexuelles. L’article du Nouvel Observateur d’octobre 1971 explique :
Elles lisent « Intimité », « Nous Deux », font croire qu’elles ont un « petit ami sérieux », bluffent, et ces adolescentes malheureuses, aigries, ne sont pas plus tendres avec leurs consœurs que « les autres » ne le sont avec elles : « Moi, au moins, je ne me suis pas laissée avoir par un négro ! » Monique, qui a été violée par son père, grimace un sourire quand elle entend la directrice de la maison maternelle dire à une visiteuse : « On n’a pas à avoir de rapports sexuels à cet âge-là. »
- 9 Lettre 20/01/1972, AVP, 3653W6.
16Dans sa lettre de janvier 1972, l’ancienne professeure mentionne à la suite des fiancés, des « géniteurs […] entre 14 et 86 ans9 » et un « beau-père hostile ou trop entreprenant », des familles décrites comme dysfonctionnelles et des jeunes filles indépendantes. Elle évoque les « circonstances parfois dramatiques qui les ont amenées là […] : viol – inceste (père, frère, oncle) – mère vieillissante qui les pousse dans le lit d’un beau-père (ou concubin) plus jeune pour le retenir à la maison – etc. », mais explique aussi que certaines jeunes filles sont tombées enceintes alors qu’elles ne dépendaient plus de leur milieu familial (ce qui n’exclut néanmoins pas forcément les violences sexuelles) :
D’autres travaillaient et ont déjà connu une totale indépendance, sortant avec la plus grande liberté ou vivant en concubinage. Leurs occupations étaient diverses : ouvrières d’usine – vendeuses – employées de maison – sténodactylos – manutentionnaires – sans oublier prostituées – et même charmeuse de serpent à la foire du Trône !
Deux types de situations très différentes cohabitent donc dans le même établissement.
17Le témoignage de l’ancienne enseignante se concentre néanmoins davantage sur la sexualité subie, qui prend une place importante dans sa lettre rédigée quelques semaines après la grève. Elle y partage son expérience d’enseignante dans cet établissement spécial auquel elle a consacré plus de dix ans de sa carrière en essayant, selon ses dires, d’offrir une écoute et une aide sans jugement ni moralisation. Décrire les jeunes filles comme victimes permet de dénoncer un fonctionnement patriarcal et de soutenir la grève. On peut aussi penser que ces cas de violences ont été particulièrement marquants et l’ancienne professeure raconte qu’il faut « savoir accueillir les confidences spontanées (elles sont parfois terribles !) avec compréhension, même si le cas est choquant ». Lorsqu’elle décrit des cas précis de violences sexuelles dans l’appendice à sa lettre, elle les traite néanmoins avec un mélange de sérieux et de légèreté, d’un ton parfois blagueur, d’autant plus surprenant que la lettre s’adresse à sa hiérarchie. L’enseignante décrit par exemple le cas d’une jeune fille de 16 ans vivant avec toute sa famille en expliquant que : « Toute la famille vivait comme des lapins. Tous les hommes couchaient avec la mère et la gamine (l’enquête prouvera par la suite que la sœur de 12 ans y a eu droit aussi). Habitent ensemble : le père, l’oncle, le frère, le grand-père, et un ami. Tout cela mélangé n’importe comment », avant d’ajouter : « mais le plus drôle, c’est que chacun des hommes a avoué la paternité en question : père, frère, oncle, ami, grand-père… ». Elle évoque ceci sans utiliser les mots inceste ou viol, qu’elle utilise pourtant à d’autres occasions dans la lettre.
18Par ailleurs, l’appendice entremêle récits d’inceste et de relations amoureuses, tous ramenés sous le titre du document, qui les définit comme « quelques cas sociaux ». Elle associe en effet dans le reste de sa lettre les jeunes filles ayant eu des relations amoureuses à des figures déviantes, notamment d’usagères de drogue et de délinquantes :
En pleine crise d’adolescence, elles subissent le choc causé par l’aveu d’un état dissimulé le plus longtemps possible – la rupture orageuse des parents furieux – la dérobade du « fiancé » […] – la contrainte de l’internat après une indépendance absolue (certaines sont des délinquantes légères, des fugueuses, des intoxiquées brusquement privées de leur drogue).
19Les termes « indépendance absolue » et « intoxiquées » suggèrent un jugement négatif, tout comme la description du mode de vie d’une jeune fille enceinte à la suite de relations sexuelles avec son petit ami : « enceinte d’un hippie dont elle partageait la vie bohème, se droguant avec lui (séjours à l’hôpital dans le coma) », menant une « vie errante ». Le témoignage sur la situation des jeunes filles ne prend donc pas seulement la forme d’une dénonciation des violences subies, il critique aussi un mode de vie jugé trop libéral. De la légèreté de certaines mentions de violence et de la critique d’une forme de liberté découlent une euphémisation des violences sexuelles et une pathologisation des jeunes filles ayant vécu indépendamment à travers un discours sur la déviance, notamment sexuelle. Cela produit une certaine confusion entre sexualité subie et consentie. Malgré son soutien aux jeunes filles, le témoignage de la professeure reste façonné par l’ambiguïté entre enfance dangereuse et en danger qui se fait jour dans l’après-guerre (Bantigny, 2007, 149 ; Révenin, 2015, 13). Il fait écho à l’invisibilisation des violences sexuelles subies par les jeunes filles de l’Éducation surveillée au profit d’un discours les présentant comme sexuellement déviantes (Blanchard, 2019, 300-301). Le CET du Plessis-Robinson incarne l’ambiguïté de la prise en charge institutionnelle des jeunes mise en place par l’ordonnance de 1958 sur la protection de l’enfance, qui ne différencie pas clairement les mineur·es délinquant·es et les mineur·s victimes de violence, les deux groupes relevant des mêmes services sociaux (Bourquin, 2007).
20La représentation sexualisée des pensionnaires provient également de l’environnement extérieur immédiat de l’établissement. L’ex-enseignante rapporte qu’en 1959, à l’ouverture du CET, le mot « BORDEL » est inscrit à la craie sur le parvis. Lorsqu’elles circulent en groupes dans les rues de la ville, elles sont identifiées comme « les filles du Plessis » – sans doute à cause de leurs ventres et de leurs blouses. Le contexte de la grève, où la parole se libère et où le fonctionnement du CET est dénoncé, permet aux jeunes filles de s’opposer directement à cette sexualisation. Des jeunes filles participant à la grève évoquent l’humiliation qu’elles subissent dans un tract destiné aux habitants :
- 10 Tract « Le Plessis a-t-il honte de ses filles mères ? », c. décembre 1971, AVP, 3653W6.
À l’extérieur nous nous faisons traiter de voleuses, de salopes, de putains (au MULTI [foyer de jeunes] en particulier) ; notre arrivée dans les Cafés est immédiatement signalée par les patrons à la directrice, nous devons supporter les remarques dédaigneuses des gens « bien », nous nous faisons suivre dans la rue par des espèces de vieux cons, nous ne pouvons pas aller à la maison des Jeunes quand notre grossesse est trop visible10…
- 11 La même représentation circule dans d’autres institutions comme le foyer d’Issy-les-Moulineaux géré (...)
21La société entière leur renvoie une représentation déviante où la sexualité tient une large place, avec, en filigrane, le spectre de la prostitution11. Avant la grève de 1971, on repère un net contraste entre, d’un côté, la stigmatisation explicite de la sexualité des « filles du Plessis », les mentions de la sexualité dans le témoignage de l’ex-enseignante et le fonctionnement pratique dénotant un contrôle des corps et une dissimulation de la sexualité, et, de l’autre côté, l’absence de discours clairs sur la sexualité dans les sources officielles de l’établissement.
- 12 « Violées puis méprisées : surveillante au “Plessis”, j’ai aidé ces jeunes mères avec le MLF », Le (...)
- 13 Lettre du Regroupement des mères célibataires au recteur Mallet, 15/12/1971, AVP, 3653W6.
- 14 Rapport de l’inspecteur sur la situation au CET, 22/12/1971, AVP, 3653W6.
- 15 Voir aussi « Le CET du Plessis-Robinson occupé par Mme de Beauvoir et plusieurs autres personnalité (...)
22Le collège du Plessis fonctionne sur le même modèle jusqu’à la grève qui débute en décembre 1971. La détermination de la maîtresse d’internat Claude Jourde est décisive pour comprendre cette mobilisation car elle a contribué à alerter sur la situation au CET, avant de réaliser en 1974 un documentaire sur ces jeunes mères célibataires, Les enfants du gouvernement. En 1971, elle a 21 ans et découvre la situation des jeunes filles enceintes lorsqu’elle est nommée au CET du Plessis. Elle entre alors en contact avec le rectorat pour discuter des conditions de prise en charge des jeunes filles, mais devant son inaction, elle se tourne vers des associations et groupes militants, notamment le Planning familial, puis, à travers Delphine Seyrig, le MLF12. Simone de Beauvoir raconte dans son autobiographie être au courant de la situation au CET dès 1970 (Beauvoir, 1972, 610). Le Regroupement des mères célibataires est alors créé et demande un rendez-vous rapide avec le recteur « afin de régler le problème que posent le renvoi et la non-réintégration des collégiennes et lycéennes enceintes et mères célibataires »13. Le Regroupement déclenche une campagne de presse sur le sujet et des articles sont publiés pendant la première quinzaine de décembre 1971 dans Tribune socialiste, Charlie Hebdo et Le Monde. Informées par la maîtresse d’internat, les jeunes filles demandent alors l’autorisation de participer à la délégation au rectorat mais se heurtent au refus de la directrice le 14 décembre 1971. Comme l’écrit l’inspecteur Rieu dans son rapport : « [Claude Jourde] avait fait connaître aux élèves et commenté un tract signé par un organisme appelé “Regroupement des mères célibataires” ; elle avait prétendu organiser une délégation d’élèves au rectorat pour y soulever l’ensemble de ce problème social14. » La déclaration de grève des jeunes filles intervient le 17 décembre, après quelques jours de discussions : elles refusent alors de manger la nourriture de l’établissement et d’assister aux cours. La directrice demande aux parents de venir chercher leurs filles, des tensions fortes entre la direction, les filles et les parents émergent, ainsi que des pressions médicales concernant l’alimentation des jeunes filles. Le 19 décembre commence une occupation : une soixantaine de soutiens, accompagnés de journalistes de RTL, pénètrent dans l’établissement, parmi elles Beauvoir, Seyrig, Agnès Varda, Claudine Monteil et Nadja Ringart (Monteil, 1996 ; Ringart, 202015). Pendant la grève, une parole plus directe sur la sexualité des jeunes filles émerge sous la forme d’une critique de l’hypocrisie institutionnelle concernant les questions sexuelles, mais ce discours semble émaner davantage des groupes politiques qui soutiennent le mouvement que des jeunes filles elles-mêmes.
23Les revendications des jeunes filles sont principalement d’ordre matériel et visent la modification du règlement intérieur. Le « Compte-rendu de la grève » écrit par elles présente des revendications concrètes et circonstanciées :
- 16 Compte rendu de la grève par les jeunes filles, La Contemporaine, Fonds Françoise Picq, Mfc 0198.
- Sortie plus longue sans autorisation des parents : (14 à 19 h). 4 week-ends autorisés par mois et non 1 comme il était autorisé. Vacances complètes (15 jours et non 6 comme il était dit par la directrice).
- Possibilité de recevoir un groupe de jeunes gens de l’extérieur.
- Visites autorisées pour tout le monde sans autorisation spéciale.
- Droit de monter dans les chambres et non de rester au parloir, comme avant.
- 1 sortie par semaine le soir jusqu’à minuit, 1 heure.
- Plus d’étude le dimanche matin.
- Le coucher tous les soirs à 22 h. Télévision facultative tous les soirs pour celles qui le veulent.
- Plus de vaisselle à faire le samedi soir et dimanche matin16.
24Ces demandes remettent en cause le régime de contrôle des corps en réclamant plus de liberté de circulation et de visite, mais rien n’ayant directement à voir avec la sexualité n’est mentionné. Ce n’est pas non plus le cas parmi les revendications finales du compte-rendu où se glissent des demandes plus générales :
- Changement du règlement intérieur.
- Droits de la mère célibataire mineure (émancipation, allocation, non-renvoi des filles enceintes de leur collège).
- Nouveau règlement de l’hôtel maternel.
- Demande à aller à la délégation.
- Non-renvoi des filles et de la surveillante d’internat.
Ces revendications plus structurelles à la fin du tract suggèrent une hybridation avec l’approche plus militante de leurs luttes mais il demeure que les revendications des jeunes filles prennent davantage la forme d’une remise en cause du régime de contrôle et d’enfermement que d’une revendication de liberté sexuelle.
25Au contraire, les soutiens extérieurs mettent l’oppression sexuelle et patriarcale au cœur de leurs discours et les articles de journaux et tracts des groupes militants traitent ouvertement de sexualité. En janvier 1972, le groupe MLF Monet du 13e arrondissement articule la grève à son agenda féministe sur la contraception et l’avortement :
- 17 Tract du groupe MLF Monet « La grève des filles du Plessis : il faut les soutenir !!! », janvier 19 (...)
Une des causes principales de cette situation : C’EST L’OPPRESSION SEXUELLE !
- Information massive (entreprise, école, etc.) sur tous les moyens contraceptifs
- avortement, contraception libres et gratuits pour toutes17.
26Les articles de presse liés à la médiatisation de décembre 1971 traitent de sexualité, de pilule, d’avortement, d’hypocrisie, de patriarcat dans un registre explicite, et insistent aussi sur le renvoi scolaire (alors que les discours officiels insistaient sur l’enjeu d’aide sociale). Le journal du Parti socialiste unifié, Tribune socialiste, publie un article analysant la signification du mouvement de soutien aux jeunes filles mères en termes militants :
- 18 Femmes en lutte, « Déclaration des mères célibataires », Tribune socialiste, 23/12/1971.
Que signifie ce mouvement ? Que la bourgeoisie doit faire face à une contradiction interne au niveau de son idéologie. Elle glorifie la maternité mais elle cache comme des pestiférées les jeunes mères célibataires ; Elle interdit l’avortement, mais elle pousse les jeunes mères à abandonner leur enfant, seule solution économiquement possible dans sa société […] Elle regrette très sincèrement que de telles choses soient possibles mais ne donne aucun cours d’éducation sexuelle, pas même de morphologie et de contraception dans ses établissements scolaires18.
Signé par des « femmes en lutte », l’article saisit la cause des jeunes filles enceintes sous un angle féministe, affirmant : « le patriarcat n’est pas mort ». Les discours sur la grève diffèrent donc en fonction des acteur·rices, la sexualité prenant une place plus importante dans les discours des soutiens que dans ceux des jeunes filles.
- 19 Liliane Sichler, « Les petites filles maudites », L’Express, 27/12/1971.
27Dans les discours de soutien, la cause des grossesses est par ailleurs un enjeu secondaire par rapport à l’enjeu principal qu’est l’hypocrisie de la société. Dans les articles de presse, et notamment un article de L’Express de décembre 1971, les jeunes filles sont pareillement présentées comme victimes, qu’elles aient subi un viol ou qu’elles soient tombées enceintes accidentellement : « La plupart parlent de viol et de “coup de pas de chance”. À l’heure où l’on prône l’égalité des sexes, la liberté sexuelle et la reconnaissance des bâtards. À l’heure où l’on envisage la possibilité de l’avortement légal, va-t-on condamner des petites filles à vie parce qu’elles ont eu un mauvais départ19 ? » Toutes sont victimes car aucune n’avait de projet de grossesse. Dans les archives municipales du Plessis-Robinson, des notes rédigées deux ans après la grève par une ancienne surveillante retranscrivant une discussion avec un éducateur du foyer d’Issy-les-Moulineaux (où de nombreuses pensionnaires du CET ont séjourné après leur accouchement) offrent une analyse similaire. I·elles discutent de quatre pensionnaires qu’i·elles ont tous·tes deux connues, et commencent par aborder le cas d’A., violée par une bande de garçons à l’âge de 14 ans. Les parents ont porté plainte, mais A. a été jugée consentante par le juge, ce qui mène l’ancienne surveillante à dénoncer une confusion : « qu’entendons-nous par consentante, par consciente, par violée ! » Pourtant, la conclusion de ces notes – abordant également le cas de jeunes filles tombées enceintes dans le cadre d’une relation amoureuse et finalement mariées – ramène le problème des grossesses adolescentes à un problème social unique :
- 20 Notes manuscrites, c. 1973-1974, Archives municipales du Plessis-Robinson.
Pour toutes ces jeunes mères célibataires dont la maternité est accidentelle, l’enfant aura été (à de maigres exceptions) l’enfant entrave. […] C’est l’enfant entrave parce qu’il les a coupées net dans leur développement et leur rythme de vie quotidienne20.
Avant 1974, l’avortement est d’ailleurs aussi bien interdit dans les cas de viols que de grossesse résultant de relations sexuelles consenties. L’approche générale et politique des sexualités adolescentes est donc à comprendre dans un contexte d’expansion du MLF autour de la défense de la maternité volontaire (Fortino, 1997 ; Knibiehler, 2007 ; Pavard, 2012).
- 21 Tract « Le Plessis a-t-il honte de ses filles mères ? », c. décembre 1971, AVP, 3653W6.
28Dans un tract signé par « Les élèves du CET du Plessis-Robinson, après un vote à l’unanimité », certaines jeunes filles s’opposent au cadrage général de leurs problèmes et à l’insistance des soutiens sur la sexualité : « Les mères célibataires du CET du Plessis-Robinson sont indignées de voir comment leurs revendications sont interprétées par les gens de l’extérieur. » Elles sont en désaccord avec un tract du PSU distribué sur le marché, qui leur semble dramatiser leur situation : « Nous n’étions pas en prison, comme peuvent l’affirmer certaines personnes, mais effectivement, nous voulions un changement de règlement intérieur. » Elles réagissent contre les discours politiques généralisants sur leur marginalisation : « Quant à nous traiter de pestiférées, nous pensons que la société n’en est pas encore à ce point et c’est certainement en lisant des tracts comme celui-ci qu’on nous traitera de la sorte. » Elles font aussi plus spécifiquement référence aux revendications concernant la sexualité – dans un langage qui évite néanmoins de s’y référer explicitement – en contestant se battre pour un droit à leur « vie privée » : « C’est absolument faux ; on a fait la grève pour aller à une délégation au rectorat. »21 Les pensionnaires écrivant ce tract ne prétendent pas lutter contre un système structurel et politique, et encore moins un système qui réprime leur sexualité. Cette position découle peut-être d’une résistance à voir leur situation sexualisée et, conséquemment, stigmatisée par leur environnement immédiat et par la société française plus généralement, dans la mesure où elles font l’expérience quotidienne de cette stigmatisation. Les discours mentionnant la sexualité ne sont donc pas forcément perçus par les jeunes filles comme émancipateurs et celles-ci se concentrent davantage sur le contrôle des corps et de leur mobilité. Articulant contrôle des corps et contrôle de la sexualité – au contraire des pensionnaires –, les discours du MLF, de la presse et des groupes militants de gauche témoignent d’une libération du discours sur la sexualité pendant la grève.
- 22 Rapport, 30/12/1971, ADHdS, 2252W251.
29Dans la pratique, la grève ouvre une brèche de liberté dans le quotidien codifié des jeunes filles, et celle-ci ne se referme pas immédiatement. Comme le rapporte la DDASS le 30 décembre 1971, « par la suite, les allées et venues continueront dans l’établissement de la part d’éléments étrangers qui circulent dans toutes les parties de la maison22 ». Le rapport mentionne aussi des jeunes filles qui « découchent », « partent avec des jeunes gens dont on ne connaît pas l’identité » et conclut que « l’établissement n’est pas en mesure d’assurer le contrôle, l’encadrement et la sécurité des mineures ». Si ces pratiques plus libres ne sont pas approuvées par les administrations chargées du CET, celles-ci concèdent néanmoins certaines revendications. Le régime de contrôle est assoupli dans le nouveau règlement intérieur adopté au CA de 1972 : les dispositions du règlement portant sur le contrôle des corps disparaissent (nourriture, habillement, contrôle des objets que les jeunes filles sont autorisées à apporter) et les droits de visite et de sorties sont étendus. Par ailleurs, les termes employés par les autorités officielles deviennent plus explicites : dans le rapport du 30 décembre 1971, l’objectif de contrôle est assumé, la sécurité renvoie aux fréquentations et le terme « découcher » fait référence à la potentialité d’une sexualité. La libération du discours sur la sexualité par les soutiens extérieurs pendant la grève semble créer un nouveau régime de discours plus explicite, même pour les responsables des institutions.
- 23 Compte-rendu du CA, 17/01/1972, AVP, 3653W6.
30En mai 1972, l’hôtel maternel qui était en construction dans le parc du château ouvre ses portes, dans un contexte encore marqué par les fraîches revendications et l’attention médiatique suscitée par la grève. À la réunion du CA de janvier 1972, un membre de l’association à l’initiative de l’hôtel maternel qualifiait le CET de « réalisation conçue pour la génération précédente » et insistait sur le besoin de créer un climat différent à l’hôtel maternel en faisant preuve « de tact et de psychologie23 ». Si le CET dissimulait les jeunes filles et les protégeait de leur famille pendant les derniers mois de la grossesse, l’hôtel maternel les accueille à plus long terme pour qu’elles construisent un lien solide avec leur enfant et terminent une formation professionnelle – souvent un BEP ou un CAP –, remplissant ainsi l’objectif de réinsertion professionnelle caractéristique des institutions maternelles des années 1970 (Luca et Rollet, 1999).
- 24 Compte-rendu réunion DDASS, 17/11/1972, ADHdS, 2252W251.
- 25 Rapport de la visite du 23/01/1973 de la médecin-cheffe de la PMI à la DDASS, 24/01/1973, ADHdS 225 (...)
31La vie quotidienne à l’hôtel maternel se veut également « un climat le plus proche possible du climat familial », et les sorties, visites et fréquentations y sont donc plus libres, même si les restrictions physiques continuent à être débattues lors des réunions du CA en 1972-1973. Ces réunions sont empreintes de tensions entre les membres de la DDASS, de la Caf, de l’Éducation nationale et de l’Association car ils n’envisagent pas tous la prise en charge institutionnelle de la même manière. La première équipe de l’hôtel maternel est particulièrement libérale. Composée d’un travailleur détaché de la Caf et d’une puéricultrice-chef, la direction perpétue le régime de liberté qui s’est imposé au CET à la suite de la grève. Dans les premiers mois de fonctionnement, il n’y a pas de règlement intérieur clair, comme le suggère le compte-rendu d’une réunion rassemblant le personnel de la DDASS, de la Caf et de l’Association en novembre 1972 : « Il a été rappelé qu’il est indispensable qu’un règlement intérieur, fixant les jours et les heures de visites et les autorisations de sorties, soit soumis au Conseil d’administration24. » L’attitude libérale de la direction est soulignée par la DDASS des Hauts-de-Seine qui s’en inquiète lors de deux inspections menées au début de l’année 1973. Ces enquêtes donnent lieu à des rapports – dont un rapport confidentiel alarmiste de la médecin de la PMI de janvier 1973 faisant, notamment, état de sorties très libres, d’hommes circulant dans l’établissement et de cas d’avortements25. Ces rapports sont discutés au sein de réunions du CA convoquées alors très régulièrement, notamment à quelques semaines d’écart en février et en mars. En résulte la fermeture provisoire de l’hôtel maternel par arrêté préfectoral le 24 juillet 1973, qui suspend le conventionnement de l’établissement :
- 26 Arrêté préfectoral, 24/07/1973, ADHdS, 2252W257.
Considérant que malgré les mises en garde formulées depuis le mois de novembre 1972, les conditions de fonctionnement continuent à compromettre la santé, la sécurité, les bonnes mœurs et l’éducation des pensionnaires et de leurs enfants26.
À travers les enjeux de santé et de moralité, la question de la sexualité émerge de plus en plus explicitement.
- 27 Compte-rendu du CA, 22/02/1973, ADHdS, 2252W251.
32Au début de l’année 1973, la sexualité finit par devenir l’enjeu central des réunions du CA. Celle de février commence par aborder des questions administratives (constitution des dossiers, composition de l’équipe de direction et financement des séjours) avant d’en arriver aux problèmes de discipline, de liberté et de sexualité. La sexualité est d’abord abordée par certain·es acteur·rices à travers des allusions moralisantes, notamment la directrice du CET qui commente avec ironie les absences des jeunes filles : « Il faudrait savoir pourquoi elles ne se lèvent pas le matin. Il faudrait faire une enquête pour savoir pourquoi elles ne se lèvent pas. Il faudrait peut-être savoir ce qu’elles ont fait la nuit27. » Les autres approuvent son insinuation, révélant qu’i·elles ont tous·tes à l’esprit le problème de la sexualité, mais personne ne l’aborde explicitement. Un représentant de l’Éducation nationale s’impatiente alors de l’imprécision de ces remarques, identifiant une difficulté à parler ouvertement des problèmes de sexualité et de mœurs :
J’essaie de comprendre, je ne comprends rien ! J’écoute mais enfin… Il y a des drames ici, je vous crois, je crois tout le monde ! Mais je voudrais quand même qu’on me donne des cas concrets, précis. […] Je croyais qu’on allait étaler ces cas. On n’a rien étalé du tout ! Cela m’ennuie. Je voudrais bien rendre compte à mon ministère de quelque chose.
33Il incite ainsi les autres membres du CA à aborder clairement le sujet des fréquentations des jeunes filles et quelqu’un finit par intervenir :
Je pourrais vous donner un compte rendu de quelques faits précis, de façon à éclairer un peu le Conseil. […] Samedi 27 janvier, plusieurs garçons ont passé la nuit dans l’établissement. L’éducateur canadien Mr B. en a vidé 18. Les filles ont reconnu avoir des rapports sexuels dans leur chambre.
Est aussi mentionné qu’une personne atteinte de gonoxie [sic] a refusé de nouveaux prélèvements de contrôle. Ayant obtenu le niveau de détail espéré, la personne de l’Éducation nationale répond : « Je vous remercie. Voilà enfin des cas précis. Il fallait bien qu’on y arrive. » Le sujet de la sexualité apparaît bien comme un secret à révéler, un tabou à briser par le récit détaillé des fréquentations et des pratiques sexuelles des pensionnaires.
34La sexualité est abordée à travers un nouveau régime de discours plus explicite qui prend deux directions différentes : une réaction répressive et une nouvelle insistance sur la responsabilité sexuelle. Le discours de réaction répond au fonctionnement jugé trop libéral de l’hôtel maternel. Lorsque sont évoquées, lors du premier CA de 1973, des relations sexuelles qui auraient eu lieu dans des voitures en contrebas du foyer, un responsable de la Caf propose des mesures répressives :
Effectivement, il y a eu des rencontres intempestives de garçons qui n’avaient rien à faire dans l’établissement. On a fait faire des rondes ! Mais dans un établissement comme celui-ci, il faudrait avoir un chien policier ou des gendarmes aux quatre coins de la propriété.
- 28 Note du service social sur le foyer maternel, 31/10/1972, ADHdS, 2252W251.
35Il propose un contrôle direct qu’on peut interpréter comme une réaction aux discours progressistes qui ont émergé avec la grève, mais qui aborde néanmoins explicitement les questions de fréquentations et de sexualité. En effet, certains membres du CA empruntent le discours plus direct des soutiens de la grève en évoquant eux aussi la contraception et l’avortement, mais en dramatisant les enjeux liés à la sexualité pour s’opposer aux attitudes libérales. La DDASS utilise un ton particulièrement inquiet : « Il y a quand même des choses extrêmement graves qui se passent dans cet établissement », répète à plusieurs reprises une responsable de la DDASS. Dès octobre 1972, une note du service social de la DDASS insiste sur le fait que la direction laisse trop de liberté sexuelle aux jeunes mineures : « Les moyens de contraceptions sont donnés à la demande des jeunes mères qui peuvent ainsi avoir des rapports sexuels libres et variables. La Direction confond contraception et licence28. » Ces enjeux sont exagérés puisque aucun programme d’éducation sexuelle n’est proposé dans l’établissement dans les premiers mois de fonctionnement et, bien que les jeunes filles soient invitées à consulter des médecins et experts à l’extérieur, elles le font peu selon le médecin responsable de la consultation :
- 29 Compte-rendu du CA, 07/03/1973, ADHdS, 2252W249.
Quand je suis arrivé, j’ai dit : « j’ai une consultation de contraception libre ouverte », pour que les jeunes femmes apprennent que la contraception ça fait partie de la vie quotidienne et qu’elles ont un service à aller chercher ailleurs. […] Mais je n’ai pas eu de contrôle de la contraception ici. Je l’ai offert à l’hôpital. Mais je pense qu’il y a un problème grave parce que très peu sont venues29.
- 30 PV réunion CPDE, 23/08/1973.
36Dans son rapport de janvier 1973, la médecin de la PMI dépeint la sexualité des pensionnaires comme une menace morale et physique pour la société, considérant qu’il est inadmissible que des jeunes filles contractent des maladies vénériennes ou soient à nouveau enceintes : « Le plus grave pour la population du département, c’est que ces filles malades continuent à sortir et à avoir des rapports sexuels, donc vont contaminer d’autres garçons qui à leur tour… Il est urgent qu’une mesure soit prise. » Leur sexualité devient un enjeu de santé départementale. Par ailleurs, il est rapporté que la médecin de la PMI a identifié « que plusieurs avortements clandestins ont été pratiqués, dans de très mauvaises conditions, et ont nécessité des hospitalisations d’urgence30 », ce qui est contesté par d’autres, comme nous le verrons. La DDASS et la PMI ne sont pas les seules à dramatiser la situation. Le maire communiste du Plessis-Robinson, Robert Gelly, joue également ce rôle au sein du CA, s’inquiétant de la situation dans l’établissement et s’agaçant face aux témoignages moins alarmistes : « Je ne m’excuserai plus d’être franc, comme je dois l’être, mais je trouve cela inacceptable. On a posé ici des faits graves, on doit répondre oui ou non est-ce qu’ils sont vrais. » Le terme « grave » est ainsi utilisé à de nombreuses reprises, pour faire notamment référence aux avortements, illégaux à cette époque.
37Le ton alarmiste de la DDASS et du maire contraste avec les analyses des équipes de l’établissement et de certains travailleurs de la Caf. À la suite du rapport de la médecin de la PMI et du premier CA, un administrateur de la Caf mène sa propre enquête auprès de seize personnes de l’établissement en recueillant leurs témoignages, et il offre un long récit nuancé lors du CA de mars 1973. Concernant les visites, il raconte que
- 31 Compte-rendu du CA, 07/03/1973.
M. H. qui est l’ouvrier d’entretien et qui circule dans l’établissement à toute heure du jour et très tard le soir pour faire des réparations et notamment dans les chambres, affirme qu’il n’a jamais rien vu de scandaleux dans les chambres, qu’il n’a jamais vu de garçons et de filles dans des attitudes équivoques31.
Il rapporte aussi les propos d’un éducateur algérien :
M. T., lui, estime qu’il y a certains éléments masculins qui sont pernicieux et d’autres ont une influence heureuse. […] Par ailleurs, il m’a cité le cas de garçons qui participaient au nettoyage des salles de détente, lui s’étonnant et le garçon répondant : « Nous participons à la salissure de ces locaux, il n’y a pas de raison que nous n’aidions pas nos amies pensionnaires à faire le nettoyage. »
- 32 Compte-rendu du CA, 22/02/1973, p. 124.
38Le récit d’une domesticité harmonieuse avec des garçons qui viennent dîner et jouer avec les enfants dans les chambres contraste avec les discours catastrophistes. Sur la question des avortements, ce travailleur de la Caf explique également qu’un avortement a bien eu lieu lors d’un week-end de permission où une jeune fille a voyagé en Angleterre avec sa mère, mais sans que l’équipe de l’établissement ne soit au courant au préalable. Lors du CA précédent, le cas d’une autre jeune fille s’étant fait poser une sonde à l’extérieur et ayant dû être transférée à l’hôpital avait été mentionné, mais il semble que la mise en garde des autorités sanitaires sur de multiples cas d’avortement dans l’établissement soit une exagération, ou en tout cas que leurs discours jouent sur l’ambiguïté autour du lieu où ces avortements ont été réalisés. Un administrateur de la Caf cherche également à nuancer les accusations autour des maladies vénériennes : « Quant à dire aussi que les gosses étaient contaminées, d’après le service médical il n’y en avait qu’une, qui a refusé les soins32. » On voit ainsi se dessiner plusieurs camps au sein du conseil d’administration : la DDASS et le maire cadrent leurs préoccupations sous un angle moral, sanitaire et légal, et les équipes de la Caf semblent plus prêtes à insister sur les succès de cet établissement pilote pour lequel la Caf et l’Association se sont battues.
39Dans leurs discours alarmistes, les équipes médicales de la DDASS insistent néanmoins sur l’importance de la discussion médicale des enjeux sexuels en diagnostiquant fin janvier 1973 la chose suivante :
- 33 Fiche technique médicale DDASS, 30/01/73, 2252W251.
On s’aperçoit que l’information médicale ne parvient pas aux membres de l’équipe concernés par les problèmes sanitaires […]. Il est d’autre part indispensable que les jeunes femmes connaissent l’équipe médico-sociale, soient avec elle dans un climat de confiance qui leur permette d’aborder avec elle leurs problèmes sexuels33.
Se fait ici jour le deuxième mode de discours explicite sur la sexualité, particulièrement mis en avant par les médecins, qui insistent de manière pragmatique sur la responsabilité sexuelle des jeunes filles et sur l’éducation sexuelle. Au premier CA de 1973, le médecin de l’établissement refuse l’approche disciplinaire, malgré les difficultés posées par la grande liberté laissée aux jeunes filles :
Nous ne pouvons pas, nous, faire office de surveillants, nous demandons simplement que les traitements qu’on prescrit soient suivis. Or il s’avère que ce n’est pas toujours très facile, pour des tas de raisons, et dont la principale est qu’elles jouissent d’une liberté extrêmement grande, qui est peut-être même trop importante car ce sont quand même des filles mineures, qu’on est obligé de les surveiller un peu du point de vue administratif.
- 34 Compte-rendu du CA, 22/02/1973.
- 35 Compte rendu du CA, 07/03/1973, p. 24.
40Le sujet de l’éducation sexuelle est encore évoqué timidement et la contraception n’est pas vraiment envisagée comme moyen d’éviter de nouvelles grossesses. Un membre de l’Éducation nationale affirme par exemple que la survenue de grossesses montre que l’établissement faillit à sa mission : « Si elles viennent ici parce qu’elles ont un enfant et si dans six mois elles sont de nouveau enceintes, qu’est-ce qui va se passer alors ? Nous tombons dans un cercle vicieux etc.34 » Le problème est l’existence même d’une sexualité active. Mais au deuxième CA, sous l’influence d’un médecin de l’hôpital de Clamart qui voit de nombreuses jeunes filles en consultation, l’éducation sexuelle devient le sujet principal, discuté de manière médicale et pragmatique. Le médecin insiste sur la nécessité de la contraception et personne ne s’y oppose clairement à ce moment-là, alors même que la contraception n’est autorisée pour les mineures qu’avec autorisation du représentant légal, ce qui signifie que la DDASS qui est responsable des jeunes filles est prête à leur donner cette autorisation. Plutôt que d’empêcher les adolescentes de sortir, elles sont encouragées à recourir à la contraception pour contrôler leur fertilité. Toutefois, constatant que les jeunes filles ne sont pas forcément réceptives à l’éducation sexuelle proposée, les membres du CA s’interrogent sur le moyen d’inciter les jeunes filles à prendre la pilule. Certains poussent pour une obligation mais le médecin rappelle que cela est impossible. Un administrateur de la Caf réfléchit tout haut : « il faut trouver la manière, sans obliger, tout en obligeant35… » Cette phrase révèle une tension entre obligation et autonomie et suggère un nouvel idéal d’intériorisation des normes qui viendrait supplanter le contrôle disciplinaire. Les grossesses adolescentes deviennent le marqueur d’une incapacité présumée à être un sujet autonome, les jeunes filles manquant à l’attente de contrôle de soi d’une ère où la pilule et l’éducation sexuelle sont de plus en plus disponibles. Les discussions du CA s’inscrivent dans un contexte de reconfiguration des normes sexuelles et genrées traditionnelles vers un idéal de responsabilité individuelle (Bozon, 2009 ; Fishman, 2017) et de médicalisation des enjeux sexuels (Giami, 2007). L’idéal d’autonomie engendre ainsi de nouvelles normes plus incitatives que répressives, matérialisées au Plessis-Robinson par les interrogations du CA sur la manière d’inciter les jeunes filles à prendre la pilule.
41La situation spécifique des jeunes filles issues de milieux défavorisés prises en charge au Plessis-Robinson contraste avec les discours triomphalistes sur la liberté sexuelle des jeunes dans les années 68. D’abord parce qu’il y persiste une régulation disciplinaire des corps et de la sexualité jusqu’en 1971, et ensuite parce que, lorsqu’elle est remise en cause à la faveur de la grève de 1971, cette répression fait néanmoins place à un nouveau type de régulation de la sexualité. Les transformations au Plessis-Robinson font écho à une littérature critique sur la révolution sexuelle car elles ne correspondent pas à une simple libération de la sexualité (Foucault, 1976 ; Bozon, 2002 ; Herzog, 2005). À la suite de la mobilisation des jeunes filles enceintes et de leurs soutiens émerge un régime de contrôle qui s’appuie sur la mise en discours plus explicite de la sexualité, sa médicalisation et une attente d’autonomie sexuelle et d’internalisation des normes sexuelles. Le passage d’une logique de contrôle physique à une logique de responsabilité participe de la crise de la domination rapprochée, que Dominique Memmi associe particulièrement aux résistances à l’enfermement dans les années 1960 (Memmi, 2008). Il s’agit en effet d’une remise en cause de l’autorité physique que les institutions ont sur les corps des jeunes filles – en limitant leurs déplacements, en contrôlant leur nourriture.
- 36 Directeur DDASS Hauts-de-Seine, Lettre sur la réouverture de l’hôtel maternel, 17/10/1974, ADHdS, 2 (...)
42Après la fermeture de 1973, motivée par les inquiétudes concernant les fréquentations des jeunes filles, l’hôtel maternel du Plessis-Robinson rouvre ses portes avec un modèle éducatif différent en août 1974 : « La scolarité sera effectuée dans les différents établissements scolaires proches du foyer puisque le C.E.T. n’a pas été réouvert, pour l’instant, par l’Éducation nationale », explique le directeur de la DDASS des Hauts-de-Seine36. Le CET pour jeunes filles enceintes ne reprendra pas son activité, et les jeunes filles continueront à être scolarisées dans les institutions classiques des alentours. De ce point de vue, l’hôtel maternel se met alors à fonctionner comme les actuelles institutions accueillant les mères en difficulté et leurs enfants. La nouvelle équipe prenant la direction de l’hôtel maternel rétablit un contrôle plus strict des fréquentations, mais met aussi en place un suivi psychologique, médical et social plus précis. Les dossiers personnels s’étoffent de rapports insistant sur le lien mère-enfant et l’aide psychologique aux mères. Dans cette transition se joue le passage à un idéal de réinsertion sociale et de soutien psychologique (Dupont-Fauville, 1973 ; Luca et Rollet, 1999) mais avec une chronologie spécifique. Tandis que la littérature sur les institutions d’aide sociale aux jeunes mères et sur l’Éducation surveillée laissait penser que la normativité genrée et sexuelle de la prise en charge s’effaçait progressivement dans les années 1960, l’étude du Plessis donne à voir un changement tardif qui se joue autour d’une lutte locale, soutenue au niveau national. C’est le mouvement social de 1971 qui reconfigure le régime de discours sur la sexualité des jeunes filles et leur prise en charge. Alors qu’avant les mobilisations, la sexualité apparaissait en filigrane, régulée dans la pratique sans être clairement nommée, les revendications des jeunes filles et la crise qu’elles entraînent rendent visible cette régulation de la sexualité, forçant les différents acteurs à la reconfigurer.
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