• 1 Mike Jackson, membre cofondateur de Lesbians and Gays Support the Miners (LGSM), revient sur ce mom (...)
• 2 Sorti en 2014, réalisé par Matthew Warchus, ce long-métrage retrace l’apparition du groupe LGSM à L (...)
• 3 Elle met ainsi en avant une bibliographie importante, et les travaux de chercheur·ses, au premier r (...)

1La parution en 2023 de l’ouvrage de Marie Cabadi, Lesbiennes et gays au charbon. Solidarités avec les mineurs britanniques en grève, 1984-1985 constitue une contribution riche tant pour l’historiographie des mouvements homosexuels et lesbiens en Europe de l’Ouest que pour la littérature scientifique sur les alliances entre formations contestataires. L’historienne se place dans la suite de la réactivation de la mémoire et de l’intérêt populaires pour ce moment de rapprochements entre mineurs grévistes et militant·es homosexuel·les1, mis à l’honneur dans le film Pride2. Ce film a en partie inspiré une recherche qui ne vise pas à « écrire un contre-récit historien qui dévoilerait la réalité derrière le film » (p. 12). Il s’agit davantage de prendre part à cette entreprise de valorisation de sources produites par les acteur·ices, notamment auprès d’un public francophone3.

• 4 Ces « rencontres improbables » entre acteurs sociaux séparés constituent un fait marquant des « ann (...)

2La socio-histoire qu’elle propose est d’abord celle d’une défaite syndicale suite à la reprise du travail des mineurs des « Vallées des Galles du Sud » en mars 1985, après un an de grève et de mobilisation très forte. Mais c’est aussi celle, bien plus réussie, de rencontres souvent perçues comme « improbables4 » entre mineurs et familles galloises d’une part, et d’autre part des militant·es gays et lesbiennes venu·es de Londres, comme de nombreux membres d’autres groupes politiques.

• 5 Notamment le fonds déposé auprès du Labour History Archive and Study Center de Manchester.
• 6 Une bonne partie de ces sources a été diffusée soit sous forme vidéo sur le site de LGSM (http://lg (...)

3S’appuyant sur des sources écrites largement construites par les militant·es5 et puisant dans la masse de témoignages oraux existants6, Marie Cabadi interroge le caractère surprenant de ces rapprochements, ainsi que la place des femmes et des lesbiennes dans ceux-ci. Cela l’amène à replacer les trajectoires et modalités de lutte dans leur contexte culturel et revendicatif, et à critiquer une lecture qui ferait de ces moments une matrice pour l’émergence d’un mouvement LGBT, appellation non seulement anachronique, mais partiellement fautive. Car l’absence de vécus et de revendications trans dans les luttes n’est à ce titre pas un oubli, mais « ce serait desservir l’histoire des individus et du mouvement trans que de la subsumer par l’acronyme LGBT dans celle de structures qui leur sont au mieux indifférentes et au pire hostiles » (p. 24). À travers cinq chapitres thématiques, l’ouvrage met en avant l’importance de la solidarité et des sociabilités entre mineurs et le groupe Lesbians and Gays Support the Miners (LGSM). Il montre l’intrication des amitiés individuelles et des solidarités collectives, essentielles dans la construction d’un front de lutte coalisé. Il ne tait pourtant pas les tensions et difficultés produites par une mise en réseau centre/périphérie, ainsi que l’influence des rapports sociaux de classe et de genre sur la structuration de l’engagement des militant·es.

• 7 Evan Smith et Daryl Leeworthy, « Before Pride: The Struggle for the Recognition of Gay Rights in th (...)
• 8 Corto Le Perron, « Splendeurs et misères des alliances. La Commission nationale homosexuelle de la (...)
• 9 Christopher Phelps, « The Closet in the Party: The Young Socialist Alliance, the Socialist Workers (...)
• 10 Estelle Fisson, « La diversité est-elle soluble dans la lutte des classes ? Les droits LGBT, un nou (...)

4Dans un premier temps (« D’une marche des fiertés à l’autre »), l’autrice démontre le caractère finalement pas si « improbable » de ces rencontres, à rebours d’une vision positiviste du mouvement homosexuel qui serait apparu séparément des autres mobilisations sociales. Elle montre l’existence de liens antérieurs à la grande grève de 1984-1985, confirmant que l’homosexualité (masculine d’abord) n’est pas « un corps étranger à la gauche socialiste et au mouvement ouvrier » (p. 63). Il y a ici un enjeu scientifique à ne pas faire de ces rencontres une curiosité, et à les replacer dans le temps plus long de la construction d’une cause et de son intégration progressive, quoique compliquée, aux mouvements de gauche. L’ouvrage renvoie ici à une littérature abondante et en cours de renouvellement, sur l’ancienneté de tels liens tant au Royaume-Uni7 qu’en France8, aux États-Unis9 ou encore en Espagne10. Ce chapitre est aussi l’occasion de dresser le tableau des principales actions menées par le collectif LGSM pendant son année d’existence : pratique du « jumelage » avec le collectif de soutien des Trois Vallées galloises, partage de moments conviviaux et de fête avec mineurs et familles, levées de fonds dans des établissements gays londoniens, publication d’articles sur la grève ouvrière dans la presse homosexuelle ou encore organisation d’événements de soutien comme le concert « The Enemy Within… Pits and Perverts » en décembre 1984. Si l’aide apportée par LGSM aux Trois Vallées n’est en rien négligeable, c’est surtout la légitimation d’une telle alliance au sein du mouvement ouvrier qui reste son apport le plus marquant et pérenne.

• 11 Suzanne Staggenborg, « Coalition Work in the Pro-Choice Movement: Organizational and Environmental (...)

5Le chapitre suivant (« Solidarités : pourquoi se rapprocher ? ») revient sur les ressorts de ces liens, qui relèvent d’une politique de la solidarité – à ne pas réduire à la charité – nous montrant les coulisses du travail d’alliance (coalition work)11. La construction de ces liens tient d’abord à l’identification d’ennemis communs (au premier rang desquels, Margaret Thatcher) et le partage d’expériences de répression, notamment par la police. Militer ensemble est un ciment identifié de longue date entre mobilisations et l’autrice appuie particulièrement sur la multipositionnalité des militant·es, partageant souvent leur activité entre syndicats et collectifs plus spécifiques ou communautaires. Cette solidarité s’incarne de manière concrète dans la participation de militant·es homosexuel·les à la vie et l’organisation d’actions de la gauche. Cette participation explique les liens forts entre anciennes organisations nationales (comme le National Union of Miners ou le Labour Party) et LGSM. Ce mouvement apparaît ainsi comme un espace où il est possible d’incarner son double-engagement, comme gay ou lesbienne et comme syndicaliste, ouvrier ou militant de gauche. C’est aussi ce qui permet à Marie Cabadi d’identifier une grande diversité dans les affiliations idéologiques et partisanes des membres du collectif homosexuel, malgré une ligne commune de soutien aux Vallées.

• 12 Littéralement « Lesbiennes contre les fermetures de puits de mines », le nom est clairement inspiré (...)
• 13 Alain Sanzio, « La militance gaie », Masques, n^o 1 (mai 1979) : 99. Au militantisme traditionnel, q (...)

6Le troisième chapitre (« Danser pour Dulais : homosociabilités, scènes gays et pratiques festives ») entend saisir ces rapprochements par une approche spatiale qui met en évidence les leurs conditions de possibilité des circulations entre la capitale britannique et les villes minières de Galles du Sud. Les actions menées par LGSM le sont d’abord dans ou depuis une scène gay londonienne très politisée. Les liens avec le mouvement ouvrier sont facilités par le fait que cette scène s’ancre dans de territoires assez précaires (contrairement à l’Ouest de la ville, qu’habite une population homosexuelle plus aisée et conservatrice), accueillant des milieux libertaires, pacifistes et anarchistes importants. C’est dans King’s Cross et Islington, Soho dans une moindre mesure, que se concentrent les lieux au cœur de l’action du groupe homosexuel, comme le pub The Bell ou encore la librairie Gay’s the Word, où sont organisées des collectes, des événements de soutien ou encore l’accueil des mineurs. La mobilisation prend ainsi racine dans une culture qui se veut alternative, marquée par les courants rock et post-punk. Marie Cabadi propose ici de penser l’engagement de LGSM comme relevant d’une logique de scène plutôt que de communauté (p. 130), en ce qu’il incarne une construction de solidarités à la fois dans et hors de la communauté gay et lesbienne. L’autrice note ici toutefois les limites de cette volonté d’agréger cette scène londonienne blanche et masculine, ce dont témoigne la création d’autres groupes en mixité choisie autour ou issus de LGSM, comme Lesbians Against Pit Closures12 (LAPC) dès l’automne 1984. La scène marque également l’importance apportée par les militant·es aux lieux festifs, dans un contexte où les objets culturels deviennent des outils incontournables de lutte et de commercialisation grandissante des sous-cultures. Les membres de LGSM revendiquent ainsi de « chercher à mettre le plaisir et les sociabilités au service d’une cause politique, y compris en s’appuyant sur des pratiques de consommation » (p. 150-151), proposant une modalité d’engagement dont on pourrait interroger les proximités avec l’apparition au même moment en France d’une « militance » homosexuelle qui met en avant la dimension existentielle de la lutte13.

• 14 Elles s’inscrivent dans un mouvement de retour à la terre qui a été notamment investi par des expér (...)

7Le quatrième chapitre (« Politique de la rencontre ») revient sur le modèle de fonctionnement et la centralité de LGSM dans ces luttes. L’autrice insiste sur le rôle de précurseur du groupe dans la mise en pratique de nouvelles solidarités, faisant des émules à Leicester, Manchester ou encore Cardiff. Cette centralité est expliquée par la place qu’occupe alors Londres, « pensée comme l’épicentre de l’imbrication entre politique lesbienne et gay et soutien à la grève », pour les raisons citées plus haut. L’historienne cherche à nuancer le récit, parfois proche de la glorification, produit par LGSM et le film Pride selon lequel « l’homosexualité est avant tout un phénomène urbain » (p. 161). Si le phénomène de montée à la ville est documenté, il tend à opposer sexualités / identifications de genre minoritaires et ruralité / périphérie, effaçant par là même les histoires et expériences queer des vallées galloises – où existe par exemple une « terre de femmes14 » antérieure à la grève de 1984-85. Porter la focale sur LGSM participe aussi d’une lecture linéaire de la construction de ces liens, qui fait des actions de ses militant·es le point de départ des solidarités entre homosexuel·les et mineurs des Vallées. La possibilité de ces rapprochements est pourtant le résultat d’un travail – syndical en particulier – de longue haleine. Depuis les années 1960, des passeur·ses sensibilisé·es aux questions alors portées par les Londonien·nes ont tissé des liens cruciaux dans la construction de solidarités et leur pérennisation. Le week-end organisé par LGSM dans les Vallées est peut-être la meilleure illustration de ces « moments de loisir, de sociabilités, de plaisir, [qui] débordent la simple construction d’une solidarité politique et financière » (p. 174) et mettent un terme à certains préjugés des deux côtés. Il s’agit sans doute de la réussite la plus patente de cette mobilisation. Ces rencontrent présentent toutefois des difficultés qui prennent la forme de tensions et d’incompréhensions sous-tendues par un fort écart de classe, nourri d’une altérité (économique et culturelle) importante entre Londres et villages gallois.

• 15 Camp de femmes créé en 1981 pour protester contre l’installation de missiles nucléaires sur une bas (...)
• 16 Justine Fourgeaud, « Chapitre 7. L’épreuve de la mixité homosexuelle. Les militantes lesbiennes au (...)

8Le cinquième et dernier chapitre (« Le genre de la solidarité ») revient justement sur la nécessité d’analyser ces mobilisations en prenant en compte non seulement la classe, mais aussi le genre comme dimensions structurantes de ces liens. Cela permet de souligner que le caractère supposément improbable de ces rencontres est en partie dû à une représentation de masculinités intrinsèquement antagonistes qui ne prend pas en compte la place des femmes dans la construction des liens de solidarité. Ces dernières sont pourtant très présentes dans la lutte, comme militantes pour certaines, comme épouses, mères et sœurs de mineurs pour d’autres. Elles prennent part aux actions et partagent avec les autres mobilisé·es une expérience de la répression policière et de la perception de leurs actes. L’acceptation de la proposition de LGSM serait ainsi liée pour partie au fait que « lorsqu’elles prennent part à la grève par des actions traditionnellement réservées aux hommes, [les femmes] perdent aux yeux des policiers leur féminité, ou en tout cas leur respectabilité […] et entrent dans la sphère dégradée et dégradante du lesbianisme et de la prostitution » (p. 228). De là découle une « compréhension mutuelle » (p. 202) entre galloises et londoniennes, qui met à mal les préjugés homophobes/lesbophobes et une plus grande acceptation des membres potentiellement concerné·es des familles de mineurs. De fait, ces éléments de succès dans les rapprochements ne rendent pas moins délicat le positionnement des militantes lesbiennes, très minoritaires et peu visibles, prises entre mobilisations féministes et homosexuelles. Leurs liens avec les femmes galloises sont limités par la non-remise en cause du modèle hétérosexuel par ces dernières, empêchant une véritable « identification » entre ces groupes. LGSM, à l’instar des grèves de mineurs, reste un espace d’abord masculin et très blanc, poussant lesbiennes et personnes racisé·es à s’engager dans des groupes en mixité choisie et auprès de collectifs qui organisent leur combat autour des enjeux de travail et d’antiracisme (comme le défend Wilmette Brown au centre des femmes de King’s Cross), prenant en compte la sexualité sans en faire le cœur de leur engagement. À cet égard, l’apparition de groupes comme LAPC ne renvoie pas à une volonté d’en passer par un séparatisme lesbien, mais bien de revendiquer un espace d’autonomie afin de créer des liens avec les mouvements féministes, comme les luttes antinucléaires de Greenham Common15. Les espaces de non-mixité apparaissent ainsi comme des conditions de possibilité du travail mixte. En cela, l’expérience LGSM montre une nouvelle fois16 qu’« il n’y a pas de base automatique à l’alliance entre les lesbiennes et les hommes gays » (p. 215).

• 17 Laure Bereni et Anne Revillard, « Un mouvement social paradigmatique ? », Societes contemporaines n (...)
• 18 Hugo Bouvard, « Gays et lesbiennes en politique : Sociohistoire de la représentation des minorités (...)

9En reprenant les analyses déjà proposées, en les confrontant à une approche située qui prend au sérieux l’intersectionnalité des rapports sociaux, Marie Cabadi remet efficacement en question la dimension « improbable » de ces rencontres. Elles doivent être saisies, en lien avec l’action syndicale, comme des processus diachroniques, non linéaires, qui se déploient à diverses échelles. Insister sur la place des lesbiennes et des femmes dans ces mobilisations permet également de pointer les limites des nouvelles formes d’engagement homosexuelles qui apparaissent alors. Cela souligne bien la structuration progressive de mouvements à la jonction entre « espace de la cause des femmes17 », « espace de la causse gaie et lesbienne18 » et luttes ouvrières. Les réussites indéniables de LGSM tiennent ainsi bien à la construction de « solidarités localisées », qui sont ensuite remobilisées pour d’autres luttes dans les années qui suivent.

• 19 Par exemple, l’intervention de Marie Cabadi, dans le cadre du festival Allez Savoirs #4 (coorganisé (...)

10En ce sens, l’ouvrage tient sa promesse d’actualisation et de diffusion de l’histoire marquante d’un épisode d’alliance politique qui continue d’être convoqué comme preuve de la possibilité de tels rapprochements, sans pour autant céder à l’esprit hagiographique qui domine la transmission de cette mémoire. Cette ambition est rendue possible par le choix d’approcher ces événements par leurs ancrages spatiaux, la mise en réseau de lieux, de collectifs et d’individus à diverses échelles, ainsi que par ce qui relève de l’imbrication des formes de domination qui traversent les engagements et les interactions des militant·es. Toutefois, cela se traduit par un chapitrage thématique qui peut rendre moins lisibles les actions menées et leur chronologie dans des contextes très différents. Par ailleurs, les limites que Marie Cabadi pointe elle-même – l’effacement des expériences et récits queers gallois ; la blanchité constitutive du groupe ; la survalorisation de LGSM… –, sont autant de pistes à explorer. À ce titre, il s’agit bien d’un ouvrage universitaire, car issu d’un travail de master, repris et augmenté, qui s’insère dans un champ d’études LGBTI en plein essor, animé en particulier par une génération de jeunes chercheur·es dont l’autrice fait partie. Mais il s’agit aussi d’un support potentiel de pratiques d’éducation populaire à travers la valorisation de mémoires et d’archives militantes et communautaires. C’est ainsi qu’on peut comprendre un accueil critique favorable dans l’académie ainsi qu’auprès d’un public militant, ayant circulé dans des espaces – autonomes, queers, transpédégouines – généralement plus rétifs à l’égard des propositions universitaires19.