Introduction

2Cependant, derrière ce caractère consensuel, cet article vise à comprendre ce qui s’articule plus concrètement à cette notion, notamment en posant « l’autre question » (Matsuda, 1991) : Bruxelles, une « ville inclusive », mais pour qui ? Poser « l’autre question », selon les termes de Matsuda, revient ainsi à mener une analyse plus complexe des rapports de pouvoir se situant derrière cette construction. Car si une action publique peut participer à la construction de nouveaux ordres, elle est aussi un choix de « clientèle », et par contrecoup, de victimes (Laswell, 1936). À Marseille, Cesare Mattina utilise la notion de « communauté gagnante » pour désigner la façon dont les discours pacificateurs autour du cosmopolitisme cachent en fait le traitement préférentiel de certaines communautés par les politiques locales (2016). Il montre que des groupes ethniques et religieux – dont les personnes d’origines magrébine et comorienne – sont moins bien traités que d’autres dans le cadre des politiques de reconnaissance (par exemple mémorielles ou symboliques) ou de redistribution des ressources (entre autres en matière d’emplois et de logement publics). Toute communauté n’est donc pas égale dans la mise en œuvre de la ville « inclusive ».

3En prenant Bruxelles comme cas d’étude, cet article se demande ainsi ce que signifie la notion de « ville inclusive » pour les minorités sexuelles. Il interroge d’une part les conditions de sa mise en œuvre par les politiques publiques : comment et selon quels critères – économiques, sociaux, politiques, symboliques – se réalise-t-elle ? D’autre part, il interroge les logiques de son opérationnalisation. Quels sont les publics et les espaces concernés, et par contrecoup, quelles sont les logiques d’inclusion et d’exclusion (notamment en matière de genre, de classe et de race) que cette construction renforce ? L’article prend comme point de départ la transformation de la gestion urbaine dont Bruxelles a fait l’objet depuis sa construction comme région fédérale en 1989, apportant de nouveaux paradigmes d’action, comme ceux de son attractivité, de son peuplement, de son image et de sa « mise en tourisme ». Il montre que les conditions de mise en œuvre de la « ville inclusive » trouvent un écho particulier dans ces nouveaux paradigmes, en s’intégrant dans l’économie urbaine libérale. Cette mise en œuvre décline une cohabitation entre des logiques de reconnaissance et d’instrumentalisation des enjeux portés par les minorités sexuelles, répondant en partie à des jeux de concurrence à la fois internationale, intranationale et microlocale. De plus, l’approche intersectionnelle nous permet de dévoiler les angles morts de telles politiques puisque, selon qui est désigné comme producteur de valeur matérielle et immatérielle, la construction d’une « ville inclusive » produit des communautés « gagnantes » et « perdantes » inscrites dans des rapports de classe, de genre et de race.

La « ville inclusive » entre reconnaissance et instrumentalisation

5La volonté de construire une « ville inclusive » pour les minorités sexuelles est un phénomène récent. À Bruxelles, au moins jusque tard dans les années 1980, les lieux de rencontre et de sociabilité gaies ont fait l’objet d’attaques policières, sociales et juridiques (Deligne et Gabiam, 2004 ; Thirion, 2004), alors que la Pride devait éviter jusqu’en 2001, sous injonction politique, de traverser les quartiers fréquentés du centre-ville, au risque de heurter la « morale publique ». Cette volonté de construire une « ville inclusive » indique donc un basculement, interpellant sur au moins deux changements. D’une part, un changement de regard sociopolitique sur les minorités sexuelles. Comme objet d’une « problématisation morale » (Foucault, 1984), la « question homosexuelle » a été sujette à une inversion (Fassin, 2005a), dans la mesure où c’est l’homophobie qui pose désormais problème, plutôt que l’homosexualité. Alors que ce n’était pas le cas avant, aujourd’hui les LGBTQphobies doivent être politiquement combattues. Et d’autre part, un changement de regard sur la gestion de la ville : qu’est-ce qu’une « bonne ville » et selon quels enjeux doit-elle être gérée ? À cet égard, dans les contextes occidentaux, une « bonne ville » est aujourd’hui généralement une ville qui se veut « inclusive ». En outre, en particulier depuis les années 1980, les villes doivent également répondre aux changements socio-économiques des sociétés contemporaines, se transformant notamment en « villes mondiales » (Sassen, 1991) concurrentes et interconnectées. Ainsi, comme le montrent les parties qui suivent, les modalités de mise en œuvre de la « ville inclusive » trouvent un écho à la fois dans la linéarité de cette « inversion » et dans les nouveaux enjeux posés par la transformation des villes.

Des droits au mainstreaming des questions d’inclusion : l’inversion de la « question homosexuelle » et les modalités de mise en œuvre de la « ville inclusive » à Bruxelles et en Belgique

8Ces enjeux ne sont bien sûr pas nouveaux : le harcèlement, la violence, l’insécurité et le manque de visibilité dont font l’objet les minorités sexuelles existent depuis longtemps, et en l’occurrence avant 2013. À cet égard, la ville a même longtemps contribué à ces formes d’oppression. Mais l’ordre des choses change : les personnes et les espaces queer ne sont plus considérés comme des indésirables pour la ville. Au contraire, le mainstreaming des politiques d’inclusion marque un changement de regard : la ville doit désormais devenir actrice de la construction d’un cadre urbain « inclusif ». Apparaissent alors à Bruxelles, au sein des plans d’action et des discours publics, toutes ces notions liées à la nécessité d’établir une ville « inclusive », « diverse », « friendly », etc.

9Cependant, Bruxelles doit en parallèle répondre à de nouveaux enjeux posés par le contexte de la transformation de sa gestion urbaine. Les conditions de mise en œuvre de la « ville inclusive » déclinent ainsi une cohabitation entre des logiques de reconnaissance et d’instrumentalisation des enjeux d’inclusion en vue d’intérêts économiques, touristiques, symboliques et géopolitiques.

La « ville inclusive » dans la transformation urbaine : enjeux économiques, touristiques et symboliques

10Dans un contexte de mondialisation accrue, la transition « post-fordiste » depuis une économie tournée vers l’industrie à une économie de service tournée vers le secteur tertiaire a participé à organiser les villes en grands pôles économiques interdépendants. C’est notamment ce que montre Saskia Sassen au travers du concept de « ville mondiale » (1991), qui renvoie à l’idée d’une division des villes selon leur capacité à devenir d’importants lieux d’échanges et de concentration du pouvoir économique, politique et culturel. La principale conséquence de cette transformation a été la mise en compétition des villes afin qu’elles s’érigent en entités attractives et concurrentielles (Harvey, 1989). Les villes qui parviennent à attirer les flux – de capitaux, de nouveaux ménages solvables, de touristes, d’entreprises, de congressistes, etc. – sont celles qui « gagnent » le jeu de la « compétition interurbaine ». Pour ce faire, les pouvoirs locaux ont été poussés à adopter une gouvernance basée davantage sur des pratiques entrepreneuriales. Sans que les villes deviennent à proprement parler des « entreprises » uniquement dirigées par le profit, leur capacité à assumer leurs responsabilités, notamment sur le plan social, dépend désormais de l’ampleur des ressources financières qu’elles arrivent à générer (Haëntjens, 2008), et donc de leur capacité à se rendre attractives.

11À Bruxelles, ce passage s’est en particulier marqué lors de sa construction comme ville-région en 1989 (Van Criekingen, 2013). Devenue plus autonome, elle doit depuis produire ses propres ressources afin de développer ses stratégies et assurer sa survie budgétaire. Elle est ainsi entrée dans un régime de concurrence internationale accrue. De plus, dans le contexte d’un mouvement de périurbanisation des classes moyennes amorcé dès les années 1960 et d’un déclin démographique en raison de cet exode en dehors de la Région, elle s’est placée dans un régime de concurrence intranationale avec ses aires périphériques situées en Régions flamande et wallonne, en particulier pour la captation des taxes sur les revenus des habitant·es et des entreprises. Nous verrons que, notamment en raison de hiérarchies sociospatiales construites historiquement entre les différents quartiers de la ville, des formes de concurrence microlocale se jouent également à l’intérieur même du territoire bruxellois.

12Ce contexte a conduit à la mise en place d’un nouveau référentiel de la « revitalisation urbaine » se structurant autour de divers programmes posant comme paradigme central celui de la construction d’une ville désirable pour les classes moyennes (Berns et al., 2022). Contrairement aux « villes revanchistes » telles que décrites par Neil Smith (1996), le nouveau référentiel de la « revitalisation urbaine » qui émerge à Bruxelles décline plutôt des objectifs de « mixité sociale » (Lenel, 2013) devant conjuguer le maintien des classes populaires dans les quartiers centraux au « retour en ville » des classes moyennes. La mixité tient alors surtout à l’incitation au transfert de populations favorisées – vues comme plus « lucratives » – vers des quartiers caractérisés par une concentration forte de populations défavorisées, et non l’inverse.

13Dans ce contexte, les programmes de « revitalisation urbaine » ont en un sens intégré la mise en œuvre de la « ville inclusive ». Plus soucieuse de son développement économique, Bruxelles a par exemple fait interagir les enjeux d’inclusion avec ses intérêts commerciaux. Dès la mise en place des instruments de mainstreaming des politiques sexuelles, la portée commerciale de la construction d’une ville « accueillante » pour les personnes LGBTIQ est ainsi soulignée, en atteste notamment le premier Plan d’action bruxellois :

Bruxelles a développé un profil LGBTIQ particulièrement fort au cours des dernières années. Le caractère accueillant […] est primordial pour l’image diversifiée de la ville, tout comme pour ses intérêts commerciaux. (Plan d’action bruxellois d’orientation sexuelle et d’identité et expression de genre, 2017, 21)

15Afin d’assurer le développement économique de Bruxelles, à partir du début des années 2010, le tourisme a été pensé comme un élément central de la création de nouvelles ressources. En 2014, cette impulsion a d’ailleurs été soutenue par la régionalisation des compétences touristiques, jusqu’ici exercées par les pouvoirs communautaires. Encouragée par les pouvoirs locaux, car vue comme une aubaine économique, elle a mené à la création d’un nouvel organisme d’intérêt public, visit.brussels. Les dynamiques de « mise en tourisme » de la ville, c’est-à-dire de transformation spatiale, symbolique, culturelle et économique du cadre urbain à des fins touristiques (Kadri et al., 2019), se sont depuis largement intensifiées. Le budget consacré a été multiplié par six et articulé à des investissements spécifiques dans la rénovation urbaine, la culture, l’attraction d’artistes ou la revalorisation des institutions muséales. Des outils spécifiques ont également été développés afin de favoriser le soutien et la mise en place d’événements importants, comme des festivals techno, des marchés urbains, ou encore la Pride.

16À cet égard, les perspectives économiques de la construction d’une ville « inclusive » se sont très vite inscrites dans des objectifs touristiques : en écho au concept de « mise en tourisme », j’utilise la notion de « mise en tourisme des homosexualités » pour décrire la construction d’une ville « inclusive » pour une partie sélective des minorités sexuelles à des fins touristiques. Vue comme une nouvelle niche de marché, l’attraction des touristes LGBT a été institutionnalisée à Bruxelles à partir de la régionalisation des compétences touristiques au travers de la création d’un département entièrement consacré chez visit.brussels. Concrètement, cette démarche doit marquer le soutien de la Région vis-à-vis des espaces et événements LGBT, tout en permettant à Bruxelles de développer son offre et son marketing ainsi que d’améliorer son image à l’étranger. Ce soutien a d’ailleurs été renforcé à la suite du déficit touristique résultant des attentats terroristes de la seconde moitié des années 2010 :

Après les attentats en 2015, on s’est aperçu que la résilience chez les gais était plus forte que chez les autres, et ce sont d’ailleurs les premiers touristes à être revenus. C’est logique, puisque quand t’es pédé, tu prends déjà un risque. Donc la peur, tu connais. (Entretien avec un·e agent·e du tourisme régional, 2021)

17Perçu comme un indicateur de fiabilité, cet argumentaire est depuis mobilisé par la Région pour réaffirmer la convocation des LGBT comme « cible qui reste plus que jamais prioritaire » (Plan d’action de visit.brussels [2020], 34). Cette vision de la ville « inclusive » répond à un besoin, pour les touristes, de se sentir accueilli·es et en sécurité, mais construit parallèlement les publics LGBT comme nouvelle ressource économique. C’est notamment dans cette perspective que la Région bruxelloise s’est donné comme objectif de « Faire de Bruxelles la capitale la plus LGBT-friendly d’Europe » (Plan stratégique de visit.brussels [2016], 12).

Construire l’image d’une « ville inclusive » pour se construire comme attractive

18La European LGBTQ Study (2019), une étude quantitative réalisée en partenariat entre les organes de promotion touristique et la presse LGBTQ internationale, montre que Bruxelles n’arrive cependant qu’au second plan des destinations prisées par les touristes LGBTQ, après des villes comme Berlin, Londres ou Barcelone. « Ville perdante » (Rousseau, 2008) sur le plan de l’attraction LGBTQ, Bruxelles a donc « un retard à rattraper » et doit investiguer des stratégies pour construire une contre-image présentant la ville comme attractive et se démarquer au sein d’une concurrence où la plupart des villes se revendiquent « Capitale LGBTQ-friendly ». Là où Berlin se distingue par exemple sur la promotion d’une ville liée au desserrement des normes sexuelles (Chossière, 2019), il s’agit à Bruxelles de la construction d’une image centrée sur la fête et l’ouverture. Pour ce faire, elle a orienté dès 2014 sa promotion vers une rhétorique de la « tolérance » pour se distinguer comme terre d’accueil historique par la mise en avant d’une culture humaniste et d’une législation moderne et précurseure. Les acquis en matière de droits, ses bonnes positions dans les Rainbow Index ou encore son taux important de diversité nationale sont ainsi arborés haut et fort dans les éléments de promotion de la ville.

19Plus qu’un objectif d’attraction des touristes, Bruxelles a fait de cette image un socle de ses mesures d’attractivité auprès des entreprises, investisseurs et potentiels nouveaux ménages nationaux et étrangers. Cette image doit montrer Bruxelles comme une ville ouverte et dynamique, notamment auprès des classes moyennes parties habiter en périphérie. « Perfectly Imperfect », la dernière campagne de city marketing visant explicitement ces catégories, fait par exemple la promotion de la ville à l’étranger en mettant en avant ses « imperfections » et ses propensions particulières à la tolérance et l’ouverture : « soyez vous-mêmes et venez comme vous êtes », métaphorise la campagne en mettant en lumière des personnes « transgressant » les normes de genre et de sexualité.

20Comme l’indique le gouvernement bruxellois actuel, le tourisme, s’il constitue un apport économique évident, doit aussi servir aux politiques de peuplement de la ville en la promouvant, non seulement comme une destination touristique, mais également comme une destination de vie :

La politique d’attractivité régionale sera étendue en vue de promouvoir Bruxelles comme une destination de vie et non seulement de court-séjour. (Déclaration de politique générale du Gouvernement bruxellois – législature 2019-2024, 123)

Richard Florida et la théorie de la « ville créative »
En 1979, Phillip Clay écrivait : « smart money will follow homosexuals in cities » (31). À partir de ce même présupposé, Florida a développé sa théorie de la « ville créative » (2002). Selon lui, les villes postindustrielles qui ont su retrouver de la croissance économique sont celles qui ont poursuivi la construction d’un environnement encourageant les « 3T » : technologie, talent, tolérance. Selon cette théorie, la tolérance pour la communauté gaie serait un marqueur clé du cosmopolitanisme, et donc essentielle pour la « ville créative ». La « classe créative » et l’industrie de la haute technologie seraient en effet statistiquement attirées par des villes caractérisées par une grande diversité sexuelle. Ce caractère alimenterait un climat d’ouverture et de tolérance favorisant, selon lui, la créativité entrepreneuriale. Il mesure alors la « créativité » d’une ville par un indice évaluant l’importance de sa communauté gaie. Cependant, comme le soulignent David Bell et Jon Binnie, cet « indice gai » est avant tout « un indice de respectabilité, de quartiers agréablement gentrifiés » (2004, 1817) : loin de s’étendre à l’ensemble des minorités sexuelles, il cible principalement les personnes en couple et « bien installées ». Bien que largement contestées par les productions scientifiques, ces thèses obtiennent malgré tout du succès chez les acteurs publics de la ville, car elles offrent un cadre programmatique « prêt à l’emploi » aux stratégies politiques de peuplement et de mise en attractivité de la ville.

21Pour nourrir l’image d’une ville « inclusive », les acteurs publics n’hésitent d’ailleurs pas à reconstruire l’histoire de Bruxelles comme terre de diversité et d’accueil :

C’est assez naturel [de s’intéresser aux LGBT] pour Bruxelles car c’est une terre d’accueil. Depuis la nuit des temps, elle a toujours eu un passé vraiment humaniste. On le voit au xix^e siècle, […] de Hugo à Rimbaud et Verlaine qui s’étaient exilés ici parce qu’ils ne pouvaient plus parler ou écrire chez eux. On sent bien qu’il y a […] un terrain propice à ça. Bruxelles étant la seconde ville la plus diverse au monde, elle se doit d’accepter l’ensemble des diversités, y compris les diversités sexuelles. C’est vraiment dans l’ADN de la ville. (Entretien avec un·e agent·e du tourisme régional, 2021)

22La mobilisation de figures emblématiques s’étant réfugiées à Bruxelles pour pouvoir « être ce qu’elles sont » alimente un imaginaire fantasmé de la ville comme terre d’accueil historique. Ce caractère s’inscrirait dans un ADN bruxellois de la tolérance qui impliquerait une « obligation naturelle » pour la ville d’accueillir les « diversités », y compris sexuelles. Cette image s’enracine toutefois dans une vision idéalisée et sélective du passé bruxellois : le xix^e siècle référencé étant par exemple une période importante de l’histoire coloniale belge, durant laquelle Bruxelles a joué un rôle central. Somme toute, ce retour offre un cadre identitaire forgeant une image de ville ouverte et tolérante, ainsi qu’un argumentaire naturalisant pour légitimer la construction des publics LGBT comme ressource – touristique, économique, symbolique, d’attractivité – valable et exploitable.

Urbanité « moderne » et nationalisme

23Puisqu’elle est vue comme favorable au développement économique, la reconnaissance est aussi convoitée par les villes comme instrument permettant de se placer au sein de la concurrence interurbaine. En outre, au-delà des aspects directement économico-touristiques, la construction d’une image de ville « inclusive » est également utilisée comme un moyen pour les villes de se présenter comme des territoires associés à la « modernité » ou à la « démocratie sexuelle » (Fassin, 2005b). En Belgique, dès les premiers Plans d’inclusion, la lutte contre les discriminations a été vue comme un enjeu concurrentiel à l’échelle internationale :

Nous entendons […] demeurer dans le peloton de tête des pays européens en matière de lutte contre les discriminations. Après le grand pas en avant réalisé il y a dix ans en termes d’égalité des droits, la Belgique entend rester l’un des pionniers dans la lutte contre l’homophobie. (Plan d’action interfédéral de lutte contre les discriminations homophobes et transphobes, 2013, 4)

26La mise en œuvre des politiques visant à construire une « ville inclusive » répond donc aussi à des intérêts issus des enjeux – notamment de concurrence internationale et intranationale – auxquels les pouvoirs locaux sont confrontés : le développement économique et touristique, l’image de marque, le peuplement et la géopolitique locale et internationale. Cette mise en œuvre révèle la dimension des ressources que la construction d’une « ville inclusive » produit pour la ville, et la production parallèle de formes désirables et non désirables de diversité. La partie qui suit s’attache plus concrètement à certaines modalités spatiales et sociales de la construction d’une « ville inclusive », et sur les logiques d’inclusion et d’exclusion qu’elle renforce.

Logiques d’exclusions sociales et spatiales de la mise en œuvre de la « ville inclusive » : des « communautés perdantes » ?

27La mise en œuvre de la construction d’une « ville inclusive » s’est associée à des intérêts d’ordre économique, touristique, symbolique et géopolitique. Un des résultats de la cooptation de ces intérêts dans cette construction se trouve dans l’établissement de logiques d’exclusion sociale et spatiale. Un regard sur l’intersectionnalité des rapports de pouvoir (Crenshaw, 1989) inscrits dans la mise en pratique de ces politiques montre ainsi certains angles morts de telles politiques. La « ville inclusive » ? Oui, mais tous les publics et tous les espaces ne sont pas traités de la même manière.

Toute diversité n’est pas égale

28Bien que Bruxelles fasse la promotion de sa diversité et qu’elle mobilise la diversité à des fins promotionnelles, toute diversité n’est pas égale. La notion cache en fait les inégalités dans les rapports entre pouvoirs publics et communautés dans la réception des avantages et des légitimations. Des rapports de pouvoir construisent les différentes communautés regroupées sous les termes « diversité » ou « LGBTQI », qui ne sont pas toutes traitées de la même manière. Comme l’indique Marianne Blidon (2011), la reconnaissance des gais et des lesbiennes s’est en grande partie formée par le modèle néolibéral, régi par la consommation, la normalisation et l’exclusion. En ce qui concerne les politiques touristiques, ces inégalités se situent en relation à la rationalité économique que ces politiques imposent : les investissements publics doivent rapporter (sur le plan de l’affluence, de la consommation, des nuitées d’hôtel, etc.). Dans le même registre, la « mise en tourisme des homosexualités » devrait prioriser la logique économique sur celle de l’inclusivité. Comme le souligne le bourgmestre de Bruxelles, l’intérêt pour le tourisme LGBT provient d’ailleurs d’un geste explicitement commercial :

Quand j’ai créé visit.brussels, […] j’ai dit aux équipes « je pense qu’il y a un vrai truc. Je vais l’avouer, complètement commercial, parce que je savais que la communauté LGBT était faiseuse de tendance ». (Entretien avec le bourgmestre de Bruxelles, 2023)

29Puisqu’elle constitue un geste commercial, la « mise en tourisme des homosexualités » implique un regard attentif sur qui et quoi rapporte le plus. À Bruxelles, bien que l’acronyme du poste consacré au tourisme LGBT contienne les lettres « LGBT » et que des tentatives soient effectivement entreprises afin de développer un tourisme lesbien, des conflits s’esquissent entre la logique d’inclusivité et la logique économique qui dicte les politiques touristiques. Girls Heart Brussels est une initiative coorganisée par le service touristique et l’Égalité des chances visant à organiser des week-ends pour des touristes lesbiennes désireuses d’en apprendre davantage sur l’histoire et les initiatives féministes et lesbiennes à Bruxelles. Cet événement est par exemple considéré par certain·es agent·es de visit.brussels comme une « pompe à subsides » n’ayant pas de retombées touristiques suffisantes :

Girls Heart Brussels, on a mis de l’argent pendant 4 ans mais il n’y a pas d’impact. Soit les filles ne s’autorisent pas à voyager ou elles ne voient pas la communication, soit elles n’ont pas envie. […] Peut-être qu’elles ont envie d’aller faire du vélo dans la montagne, comme disait une enquête américaine. Là où le gai est plus urbain, la fille est peut-être plus vélo ou campagne. [La personne chargée de Girls Heart Brussels] est assez sympa parce qu’elle a des idées mais c’est une pompe à subsides, il faut tout le temps lui donner du fric et quand tu vois le résultat. Je lui donne 2 000 € pour faire des sacs et il y a quinze gugus qui viennent de l’étranger, à un moment c’est bon quoi ! On a donné le même budget pour les sites de Ket et Girls Heart Brussels. Quand tu vois le site de Girls Heart Brussels qui n’a toujours pas changé depuis un an, tu te dis qu’elles se foutent de la gueule du monde. (Entretien avec un·e agent·e du tourisme régional, 2021)

30La personne chargée de Girls Heart Brussels, qui indique n’avoir qu’un budget limité pour développer le tourisme lesbien, indique par ailleurs que cet événement a été pensé dans un contexte où l’investissement des pouvoirs touristiques se concentrait majoritairement sur des initiatives pour les hommes gais :

• 12 Colin David Clapson, « Brussels is cool for Lesbians », vrt, 18 octobre 2017, traduit de l’anglais (...)

Visit.brussels fait beaucoup pour promouvoir Bruxelles en tant que destination pour les visiteurs gais. Compte tenu du dynamisme de la scène masculine des clubs gais, les initiatives se concentraient initialement principalement sur les hommes gais, mais on s’est ensuite rendu compte qu’il fallait faire davantage pour encourager […] à découvrir la richesse que Bruxelles a à offrir aux femmes lesbiennes. […] Nous n’avons pas la chance d’avoir un budget énorme et utilisons les réseaux sociaux et le bouche-à-oreille pour promouvoir notre initiative12.

31Comme le montrent Gordon Waitt et Kevin Markwell (2006), le modèle de l’industrie du tourisme a d’abord été construit dans l’objectif d’attirer un public gai. Ses tentatives de reproduction avec des publics lesbiens se heurtent donc à des pratiques touristiques différentes, qui s’inscrivent notamment dans l’imbrication de rapports de domination dont les lesbiennes font l’objet (voir notamment Podmore, 2006). Au vu du « manque » d’affluence que génèrent les événements lesbiens, ces derniers sont donc considérés comme des freins aux logiques de rentabilité des politiques touristiques. Dans la même rationalité, rien n’est à proprement parler mis en place en vue du développement d’un tourisme destiné aux personnes trans :

[Pour les trans], c’est compliqué […]. Une partie des trans, un peu plus branché·es drogues et prostitution, va plus être dans les soirées gaies. Et des trans « trans » vont plutôt dans les soirées queer. Mais voilà, c’est compliqué parce qu’aujourd’hui on mélange trans avec une question de sexualité alors que c’est plutôt un problème de genre. Il n’y a pas de médias trans, il n’y a pas de touristes trans officiellement. Quand ils voyagent en tant que trans, ils voyagent comme femmes, ou avec des attentes spécifiques de femmes. C’est plutôt une question de genre. C’est pour ça que moi je trouve qu’au niveau du tourisme, on devrait parler surtout de gais et de lesbiennes. (Entretien avec un·e agent·e du tourisme régional, 2021)

32Comme l’indique cet extrait d’entretien, la « mise en tourisme des homosexualités » repose en outre sur un imaginaire stéréotypé des lesbiennes et des personnes trans (le stéréotype de la « lesbienne quechua » ou l’utilisation du terme « trans » comme synonyme de femme trans). Elle garde à l’écart d’autres catégories qui pourtant sont en première ligne des expériences d’exclusion face au tourisme, comme les hommes trans (Monterrubio et al., 2023, qui ne semblent pas faire partie de l’imaginaire de la personne interviewée. La « mise en tourisme des homosexualités » se définit donc de manière sélective : pour la logique touristique, les désirés pour la ville sont avant tout des hommes gais qui voyagent et qui dépensent, et il en va ainsi de construire une ville qui puisse les accueillir dignement. Dans cette perspective, les pouvoirs publics semblent privilégier leur soutien dans la promotion et le développement d’éléments spatioévénementiels initialement masculins, comme le quartier gai ou, dans une moindre mesure, la Pride.

Le quartier gai et la Pride comme objets centraux de la promotion de la « ville inclusive »

33Dans la logique de construction d’une « ville inclusive », alors qu’elles ont longtemps été construites comme des indésirables pour la ville, les spatialités queer constituent aujourd’hui des ressources largement soutenues et valorisées. Cependant, puisque toute diversité n’est pas également rentable, tout espace n’est pas également investi par les pouvoirs publics. Le quartier gai et la Pride constituent les spatialités majoritairement, et en premier lieu, investies par les pouvoirs locaux. Elles répondent en particulier aux enjeux – économiques, symboliques, d’image – du développement urbain.

34Premièrement, comme symbole d’une diversité désormais valorisable sur le plan international, la figure typique du quartier gai fait maintenant partie de l’arsenal de la gouvernance entrepreneuriale des villes mondialisées et se voit généralement promue comme spatialité associée à une « altérité sexuelle désirable » (Bell et Binnie, 2004) : toute ville qui veut être compétitive devrait avoir un quartier gai et le seul type d’espace queer qu’une ville puisse avoir devrait être un quartier gai. À Bruxelles comme ailleurs, un quartier gai s’est développé autour d’une agglomération de commerces, de monuments et d’associations à partir des années 1970 dans le quartier Saint-Jacques (Deligne et al., 2006), cœur historique de la ville. Dans la logique de promotion de Bruxelles comme « ville inclusive » et de la « mise en tourisme des homosexualités », les pouvoirs publics ont adopté, depuis une dizaine d’années, une politique de soutien au quartier gai. Ce soutien passe par le biais d’aides financières (au syndicat des commerces gais, à certains grands événements s’y déroulant ou au développement de nouveaux espaces, par exemple), communicationnelles et logistiques. En partie grâce à ce soutien, et contrairement à d’autres villes marquées par le rétrécissement progressif de leur quartier gai (Mattson, 2019), Bruxelles est jusqu’ici « parvenue » à le conserver, voire l’agrandir. Caractérisé par une rotation importante de ses commerces, il a pu compter sur le maintien de bars gais « historiques », une mixification commerciale et l’arrivée de lieux proposant des offres nouvelles et dont les ouvertures sont désormais soutenues par les pouvoirs locaux.

35Ce soutien n’est toutefois pas dénué d’intérêt. Disposer d’un quartier gai dynamique renforce d’une part l’image de « ville inclusive » que Bruxelles produit sur elle-même. Il constitue une figure spatiale symbolique forte qui participe à corroborer cette idée de ville « moderne », « accueillante », « dynamique », etc. Sa promotion fait donc partie intégrante de la mise en œuvre politique de la « ville inclusive ».

• 14 « Hotelboom, vooral in Sint-Gillis en Molenbeek », Bruzz, 19 juillet 2015, traduit du néerlandais p (...)

Auparavant, les hôtels étaient pour la plupart vides pendant le week-end et les mois d’été, mais maintenant Bruxelles est de plus en plus sur la carte touristique […]. Ils se sont spécifiquement concentrés sur les jeunes, les familles, la communauté gaie… et cela porte ses fruits14.

37Situé au centre de l’équilibre de cette économie sexuelle par sa centralité géographique et symbolique, le quartier gai fait donc logiquement l’objet d’un soutien privilégié de la part des pouvoirs locaux. Cependant, ce soutien se heurte à la réalité d’un quartier loin de constituer un espace accessible à toutes les minorités sexuelles. Comme cela a été montré pour d’autres quartiers gais (Giraud, 2014 ; Castells, 1983 ; Lauria et Knopp, 1985), il s’inscrit dans un contexte de gentrification (Van Criekingen et Fleury, 2006). De plus, j’avais par exemple montré en 2019 comment le quartier gai, alors érigé en symbole de diversité et d’inclusion, était aussi, et peut-être avant tout, un quartier occupé par une population blanche, masculine et aisée (Donnen, 2019). Situé à proximité directe de quartiers populaires et d’immigration, il a servi des discours sociaux, politiques et médiatiques témoignant d’une opposition supposée entre les populations et espaces qu’il jouxte – entre les habitant·es racisé·es et supposément homophobes des quartiers populaires voisins d’un côté, et les usagers appartenant aux catégories plus favorisées et majoritairement blanches du quartier gai de l’autre (Rosa et al., 2020). Il canalise donc certaines invisibilisations et oppressions, en particulier pour les populations racisées et sexisées (Huysentruyt et al., 2015 ; Boussalem, 2021). Dès lors, le promouvoir de manière privilégiée revient à produire un regard aveugle sur les rapports de pouvoir et les formes de hiérarchies sociospatiales qui le traversent. Dans ce cas, la « communauté gagnante », celle qui est visible et légitimée par l’espace, fait surtout écho à des personnes gaies issues des classes moyennes blanches.

38Deuxièmement, avec le quartier gai, la Pride constitue l’objet le plus investi par les pouvoirs locaux en vue de la mise en œuvre de la « ville inclusive ». Jusqu’en 2001 et l’arrivée d’une nouvelle majorité à la Ville, comprenant notamment un militant gai écolo au Collège communal, elle avait pourtant interdiction de traverser les quartiers fréquentés du centre-ville. Si elle est aujourd’hui autorisée à déambuler en plein cœur de la ville, cette transformation s’est accompagnée d’une élévation de la Pride au rang d’événement touristique majeur. Alors qu’elle était au bord de la faillite au début des années 2010, un partenariat structurel avec la Région et la Ville est réalisé en vue d’intégrer visit.brussels au sein du comité d’organisation (composé entre autres des coupoles associatives régionales). L’intégration des pouvoirs touristiques dans l’organisation de la Pride lui a permis de se structurer et se maintenir en y injectant des investissements financiers, logistiques et communicationnels importants. Elle est depuis entrée dans une nouvelle dimension : en 2024, elle battait son record d’affluence en accueillant plus de 200 000 participant·es, dont une large partie de participant·es étranger·ères. En une dizaine d’années, elle est devenue un des événements nationaux les plus importants, et a revêtu une envergure internationale. Comme le quartier gai, elle constitue une figure symbolique et une source de rentrées financières importantes. Les pouvoirs locaux la soutiennent donc massivement, en particulier à travers leurs organes de l’égalité des chances, de l’image de marque et du tourisme. Ce qui implique que la place des pouvoirs publics dans le cénacle des négociations s’accroît et que la Pride est aujourd’hui tributaire des subsides publics et de sponsors privés. En 2023, la propension à concevoir la Pride comme un événement touristique s’est d’ailleurs accrue, alors que l’ASBL Pride quitte l’organisation de la marche et des activités du samedi, désormais en plus grande partie dans les mains de visit.brussels. Cependant, cette intrusion des domaines touristiques et politiques crée des tensions avec de nombreux collectifs queer locaux, qui rejettent la réduction de sa portée politique au profit d’une propension festive et touristique de plus en plus importante. Les conséquences de ce rejet sont notamment le désinvestissement d’un nombre important de collectifs vis-à-vis de la Pride et des dynamiques d’exclusion du quartier gai, avec l’investissement d’espaces alternatifs situés en dehors de ces centralités.

La décentralisation des espaces queer et la reproduction des logiques d’instrumentalisation

39Les dynamiques d’instrumentalisation de la Pride et d’exclusion du quartier gai sont sujettes à des critiques portées par un nombre important de collectifs queer locaux. Une des réponses apportées à ces critiques se situe dans la décentralisation des lieux et événements queer, au-delà des espaces proposés par le quartier gai et la Pride. Des nouveaux lieux, comme des squats, des associations, des grandes soirées queer ponctuelles, des commerces se voulant plus inclusifs, ou encore des Prides alternatives, se développent dans des zones de la ville historiquement moins centrales et visiblement occupées par les minorités sexuelles. Ils s’établissent souvent sur le mode de la résistance et construisent des espaces mettant en avant des perspectives sociales et politiques différentes. Ces nouveaux lieux permettent ainsi de construire et trouver des ressources (militantes, de rencontre, de culture, de fête, etc.) en dehors des espaces queer « traditionnels », inaccessibles pour une partie des minorités sexuelles.

40Si ces nouveaux lieux sont globalement ignorés par les politiques de promotion (notamment touristiques) régionales, ils sont généralement accueillis par les pouvoirs locaux (notamment communaux), car ils peuvent servir à l’image et au dynamisme culturel d’anciens territoires péricentraux historiquement déclassés. Moins imprégnés que les quartiers centraux par les injonctions au rayonnement international ou à l’attractivité touristique, ces territoires – en particulier les anciennes zones industrielles situées au nord et à l’ouest de Bruxelles –, sont toutefois au cœur des projets de « revitalisation urbaine » visant à résorber des hiérarchies sociospatiales historiquement construites. À l’intérieur même de Bruxelles, les différents pouvoirs communaux doivent donc adopter des stratégies pour se montrer attractifs, indispensables pour capter les potentielles taxes de nouveaux ménages solvables. À l’instar de ce qui se produit à l’échelle plus globale de la ville, certaines communes péricentrales ont ainsi opté à leur tour pour la construction d’un cadre urbain « inclusif » pour les minorités sexuelles comme outil politique – à la fois de reconnaissance et d’attractivité.

41C’est le cas notamment d’Anderlecht, une ancienne commune industrielle comprenant plusieurs quartiers populaires et d’immigration historiquement dévalorisés, inscrite aujourd’hui dans ces projets de « revitalisation ». A priori située loin des imaginaires queer – la commune faisant même partie d’une constellation de territoires bruxellois réputés supposément homophobes (Boussalem, 2021) –, Anderlecht place un effort particulier dans la lutte contre les LGBTQphobies. Elle est notamment la deuxième des 19 communes bruxelloises (juste après Bruxelles-Ville) à avoir adopté, en 2022, un « Plan d’action LGBTQIA+ ». Dans ce cadre, les pouvoirs locaux ont débloqué en 2023 un budget de 15 000 euros afin d’y organiser une Pride : la Proud in Anderlecht. Alors qu’historiquement les Prides se sont développées par les mouvements sociaux, il s’agit donc ici d’une initiative politique.

42Certes récupérée a posteriori par les membres du collège communal situé à gauche de l’échiquier politique, cette initiative provient à l’origine de revendications nationalistes d’un conseiller communal de l’opposition ouvertement gai, issu du parti N-VA. Selon lui, l’organisation de cette « Mini Pride » devait participer à sensibiliser une partie des « migrants » musulmans, supposément moins enclins à l’acceptation des minorités sexuelles. Pour le site Internet du média 7sur7, il expliquait :

• 15 « Gilles Verstraeten, député bruxellois N-VA : “À Molenbeek, je n’ose pas me promener main dans la (...)

Le souci, c’est que dans certains quartiers bruxellois, parce qu’on n’a pas bien géré l’intégration de générations de migrants, certains vivent parallèlement au reste de la société. Je suis un homme homosexuel. On a approuvé le mariage en 2003, l’adoption en 2006. […] Mais, personnellement, dans mon quartier à Cureghem, […] je n’ose pas me promener main dans la main avec un homme15.

43La récupération de cette Pride par la gauche au pouvoir l’a fait sortir d’une logique directement nationaliste, notamment en intégrant pleinement les collectifs queer locaux au sein de l’organisation. Elle a donc constitué une ressource pour les communautés locales, et notamment pour des publics minorisés sur le plan du genre et de la race. Toutefois, du point de vue des pouvoirs communaux, elle s’est aussi inscrite dans les intérêts de la politique locale. Tout en présentant la commune sous un jour festif et culturel, cette Pride a ainsi répondu aux attentes politiques d’améliorer l’image d’un territoire associé à l’homophobie. En créant un coup de communication – l’événement ayant notamment été relayé médiatiquement –, elle a permis aux pouvoirs locaux de montrer Anderlecht comme une commune ouverte et progressiste, et de placer un coup de projecteur sur des quartiers jusqu’ici ignorés par, voire qui effrayent une partie des classes moyennes. Comme l’indique l’extrait d’un entretien avec un·e collaborateur·ice du pouvoir exécutif d’Anderlecht à propos du soutien de la commune vis-à-vis d’un centre culturel queer local, le maintien et le développement de ces lieux constituent aussi un enjeu de concurrence territoriale :

Ils nous ont fait part qu’ils étaient dans un bail d’occupation temporaire […] qui se termine fin mars. Du coup on les aide à trouver un nouveau local, on leur a fait une lettre de soutien. […] Pourquoi c’est important ? Parce que c’est un acteur associatif actif sur un territoire qui n’est pas très gayfriendly, soyons clairs. Donc pour nous c’est quand même important de garder de la diversité dans nos quartiers et d’y conserver une visibilité de tout un chacun. Permettre à ce qu’ils restent déjà dans notre commune c’est important. Enfin l’échevin est attaché à ça quoi. En tout cas on préfère les garder chez nous plutôt qu’ils aillent à Bruxelles-Ville. (Entretien avec un·e collaborateur·ice du pouvoir exécutif d’Anderlecht , 2022).

44Pour les pouvoirs locaux, arriver à développer et préserver ces lieux au sein des territoires péricentraux constitue donc un enjeu de captation de ressources. Ces lieux servent les politiques d’inclusion mises en œuvre, mais améliorent dans le même mouvement l’image et le dynamisme culturel des territoires. Sans doute dans une logique de mimétisme politique et puisque l’événement a été considéré comme un succès, plusieurs autres communes bruxelloises ont déjà indiqué leur souhait d’organiser à leur tour une « Mini Pride ». Ainsi, si la décentralisation des espaces et événements queer permet en partie de répondre aux logiques d’exclusion inscrites dans les dynamiques de la Pride centrale et du quartier gai, elle se pose aujourd’hui également en ressource pour l’attractivité de territoires qui n’ont pas les mêmes positionnements dans les hiérarchies spatiales, et qui s’inscrivent donc dans des enjeux concurrentiels, y compris à l’intérieur d’une même ville. In fine, la décentralisation apporte avec elle certaines logiques d’instrumentalisation de la construction d’une « ville inclusive » observées dans les centralités de la ville.

Conclusion

45Cet article a visé à rendre compte de la cohabitation entre des logiques de reconnaissance et d’instrumentalisation qui s’est imposée dans la construction d’une « ville inclusive » au travers de la transformation de la gestion urbaine à Bruxelles. Cette transformation a généré un contexte de mise en concurrence des territoires se marquant aux échelles internationale, intranationale et microlocale. Dans ce contexte, des politiques de revitalisation rendant centraux l’attractivité, l’image de marque et le peuplement se sont développées. En parallèle, dans un cadre plus général d’« inversion de la question homosexuelle », les pouvoirs publics se sont engagés depuis une dizaine d’années dans des politiques actives visant à construire un cadre urbain plus « inclusif » pour les minorités sexuelles. Cependant, les modalités de mise en œuvre de la construction d’une « ville inclusive » ont mêlé des politiques effectives d’inclusion et de reconnaissance à certains enjeux instrumentaux de la transformation urbaine : développement économique et touristique, image de marque, attractivité territoriale, peuplement, dynamisme culturel, géopolitique internationale, etc. Ainsi, la construction d’une « ville inclusive » est aussi devenue une question d’économie politique : de sujets et d’espaces indésirables pour la ville, les personnes et espaces queer sont devenu·es désirables, car productifs.

46Un des résultats de cette logique se situe dans la production de communautés « gagnantes » et « perdantes ». La diversité constitue aujourd’hui une ressource, mais toutes les diversités ne se valent pas, et certaines diversités posent question. Ainsi, en matière de tourisme, la rationalité économique freine le développement d’initiatives en faveur des personnes trans ou lesbiennes. Il en va surtout de la construction d’une ville qui puisse accueillir un public qui voyage et qui dépense, donc souvent masculin, blanc et fortuné. De plus, les politiques de construction d’une « ville inclusive » ont quelques fois été le lieu de revendications nationalistes posant certaines catégories de population, comme les personnes arabo-musulmanes, comme des obstacles supposés au projet de « ville inclusive ».

47Puisque toute diversité n’est pas également rentable, certains espaces sont plus investis par les pouvoirs publics car ils disposent d’une capacité d’attractivité plus forte. C’est le cas par exemple de la Pride et du quartier gai, qui font l’objet d’un soutien politique important. Cependant, les logiques d’instrumentalisation et d’exclusion qui les traversent impliquent un rejet accru de ces espaces par de nombreux·ses personnes et collectifs queer. Certains de ces collectifs participent ainsi à la construction de nouveaux lieux en dehors des centralités de la ville, proposant des alternatives sociales et politiques à des personnes rejetant, ou accédant plus difficilement aux espaces queer « traditionnels ». Cependant, notamment dans des territoires péricentraux autrefois déclassés, ces nouveaux lieux peuvent à leur tour être réappropriés par des logiques instrumentales en fonction des enjeux territoriaux qui leur sont propres (image des quartiers, lutte contre le stigmate – culturaliste – de territoires associés à l’homophobie, dynamisme culturel, etc.).

48Telle que mise en œuvre aujourd’hui dans le contexte accru de concurrence interurbaine, la « ville inclusive » raconte ainsi des choses sur qui est plus légitime à occuper, utiliser et habiter la ville. Les ressources que les communautés génèrent pour la ville et leur compatibilité avec les visions de la « revitalisation urbaine » dictent certaines directions qui ont été prises jusqu’ici par les pouvoirs publics dans le cadre de cette mise en œuvre. Cette dernière renforce ainsi des inégalités se jouant notamment sur le plan de la classe, du genre et de la race.