1Les espaces publics urbains réunissent des inconnu∙es. Dans ces lieux, les jardinier∙es municipaux∙ales ont la charge de l’entretien des aménagements végétaux et du mobilier urbain (jeux, bancs…). Elles et ils sont des observateur∙trices spécifiques des publics des espaces publics urbains par leur présence quotidienne, en journée, ainsi que par leur rôle de représentation et d’exécution de la politique municipale. Quelles représentations se font les jardinier∙es municipaux∙ales des usager∙es de ces lieux ? Sur quels signes, quelles marques et quelles « preuves » se fondent-ils et elles pour former leur lecture des interactions et des pratiques ? Et pour tenir quel type d’argumentaire ? En répondant à ces questions, cet article analyse les hiérarchisations sociospatiales dans le discours des jardinier∙es municipaux∙ales.
2Je propose ici de revisiter une partie du matériau de ma thèse en sociologie (Koerner, 2023). La recherche doctorale portait sur l’intégration de la dimension de genre dans les politiques de réaménagement d’espaces publics urbains, dans le contexte de programmes de végétalisation et de désimperméabilisation des sols dans trois villes françaises (Rennes, Strasbourg, Le Mans). La thèse retrace la négociation de la pertinence de la perspective de genre dans la production de la ville, par les agent∙es chargé∙es de la politique d’égalité entre les femmes et les hommes et les agent∙es des services d’urbanisme et des espaces verts. La pertinence est discutée à la fois sur le plan des idées (définition de l’égalité entre les femmes et les hommes recherchée ainsi que du rôle des espaces publics et de nature en milieu urbain) et sur le plan opérationnel (mise en œuvre de ces objectifs, transcription dans des outils d’aménagement, plus-value reconnue ou non à cette approche dans la recherche de la qualité des aménagements). Le débat ainsi occasionné ouvre un moment d’explicitation des normes et des représentations gouvernant la production urbaine ordinaire.
- 1 Entretien du 24 août 2020, Le Mans.
3La problématisation de mon objet de recherche était initialement centrée sur les seules dimensions du genre et de la hiérarchie institutionnelle pour interroger les rapports à l’espace public et à l’environnement. Or, si l’on adopte une démarche intersectionnelle, c’est-à-dire que l’on interroge conjointement les « relations évidentes et non évidentes de la domination » (Matsuda, 1991, 1189, ma traduction) à l’œuvre sur le terrain d’enquête, l’entrée par le genre met au jour un ensemble entremêlé d’euphémismes, de silences et d’implicites qui rendent compte de ce « qu’aucune forme de subordination n’agit jamais seule » (ibid.). Au cours de l’enquête, j’ai régulièrement été confrontée à des moments de malaise ou à l’inverse d’intercompréhension implicite que je ne parvenais pas à analyser. Prenons un exemple avec un entretien réalisé avec un adjoint au maire du Mans. Alors qu’il m’indique avoir très peu songé à la place des femmes dans la ville, il réfléchit et suggère : « Moi je pense à certains quartiers où les femmes sont complètement absentes parce que les hommes ont pris complètement possession de l’espace public de différentes façons1. »
4Dans le non-dit de « certains quartiers », je compris spontanément qu’il parlait de quartiers populaires, car j’avais en tête un reportage tourné en caméra cachée devant un café à Sevran, en Seine-Saint-Denis, diffusé sur France 2 en 2016, qui avait relayé l’idée que les femmes n’avaient pas droit de cité dans les quartiers populaires. Ces images ayant imprimé l’agenda médiatique et politique, avec un discours stigmatisant raciste, je croyais alors qu’il y faisait référence. Mal à l’aise, je ne le relançais pas pour lui demander de préciser ce dont il parlait. Je lui répondis seulement que les hommes occupent davantage les espaces publics que les femmes. Cet essai de généralisation témoigne de ma gêne face à un impensé de la construction de mon objet de recherche. Craignant de commettre un impair en lui demandant d’expliciter car je risquais alors de le confronter à un présupposé teinté de racisme ou de mépris de classe, j’adhérais à l’idée selon laquelle « nommer, catégoriser, c’est racialiser » (Brun, 2021, 80). Dans cet article, je souhaite alors revisiter mon matériau d’enquête pour faire état des normes à l’œuvre dans la localisation des inégalités entre les femmes et les hommes en élargissant la focale aux autres dimensions du social.
5La conceptualisation des dynamiques de minorisation sociale proposée par Colette Guillaumin offre une structuration théorique pertinente pour analyser les dimensions matérielles et discursives des imbrications des rapports sociaux (Guillaumin, 1985). En effet, la théorie de la minorisation sociale explique la hiérarchisation sociale en tant que processus visant à maintenir un rapport de pouvoir exercé par le groupe majoritaire sur le groupe minorisé, c’est-à-dire construit en tant que minoritaire (par exemple le Blanc sur le racisé, l’homme sur la femme). À l’image des rapports sociaux de classe entre la bourgeoisie et le prolétariat dans les théories marxistes, cette conceptualisation est relationnelle, à savoir que les deux termes du rapport majoritaire/minoritaire sont interdépendants. Dans la relation de minorisation sociale, cette relation d’interdépendance n’est pas symétrique : le référent de cette relation est le groupe majoritaire. Colette Guillaumin ne définit pas le groupe majoritaire par un ensemble de critères stables avec des frontières au groupe car ses traits varient selon la relation sociale étudiée : « la majorité se pourrait désigner par la prétention à, et une proximité plus grande aussi bien : à l’universalité (en ce qui concerne les formes idéologiques), à la disposition meilleure des moyens d’intervention sur le réel, à la liberté d’action comme à la multiplicité des choix possibles pour les individus impliqués. La majorité ne peut se définir que par la relation, non par l’être » (Guillaumin, 1985, 106).
6À l’inverse, là où le majoritaire est assimilé à l’universel, la minorisation sociale est un processus d’altérisation du groupe minorisé. Colette Guillaumin étudie les ressorts de cette altérisation. L’un d’entre eux est la naturalisation du groupe minoritaire, c’est-à-dire son association à des formes « sauvages », non civilisées (cela fonctionne pour les femmes, pour l’animalisation des personnes racisées, pour les enfants, les personnes en situation de handicap…) (Guillaumin, 1978). Le discours de la Nature est alors un moteur puissant de la spoliation et du contrôle des minoritaires par les majoritaires, par un procédé d’essentialisation (ibid.). Un ensemble de traits sont attribués à tous les membres du groupe : c’est la fonction sociale des stéréotypes, d’après Colette Guillaumin (1980). Là où le Blanc est le majoritaire, il est perçu comme neutre et universel en tant que référent dans la relation de racisation, il n’est pas déterminé, les personnes non blanches sont racisées et, en tant que telles, dépossédées de leur liberté à se définir individuellement (Guillaumin, 1984). Elle identifie le même processus pour les femmes, auxquelles est opposé le « masculin banal » ou « général » (Guillaumin, 1979). Par cette démonstration, elle prouve que le référentiel du neutre est en réalité masculin et blanc, quand les minoritaires sont altérisés comme « particuliers » (Guillaumin, 1979).
7La conceptualisation des dynamiques de minorisation sociale par Colette Guillaumin est une contribution précieuse à la démarche intersectionnelle car elle est éminemment relationnelle et permet de prendre en compte les contradictions liées à la multipositionnalité des individus dans leur situation concrète. Elle envisage en effet les cas où, « dans certaines relations sociales, des individus appartenant à des groupes minoritaires ont un statut majoritaire. Même si non pleinement exercé parce que limité par l’appartenance minoritaire. Face aux américains noirs, l’ensemble des blancs qu’ils soient juifs, femmes, ouvriers, étrangers, sont dans une relation majoritaire » (Guillaumin, 1985, 105). Ainsi, l’objectif n’est pas de déterminer les « caractères intrinsèques » qui définissent les groupes majoritaires et minoritaires (ibid.), mais de rendre compte des dynamiques de pouvoir que l’analyse révèle.
- 2 Pour aller plus loin, les Cahiers du genre ont consacré un dossier à l’actualité de la pensée de Co (...)
- 3 À partir d’ici, je retiens le masculin général pour caractériser le groupe des jardiniers municipau (...)
8Pour cet article centré sur les représentations sociales qu’ont les jardinier∙es municipaux∙ales des usager∙es des espaces publics urbains, l’œuvre de Colette Guillaumin est d’autant plus pertinente qu’elle consacre une part conséquente de son travail à l’analyse de la production discursive des catégories minorisées2. J’ai choisi de me concentrer sur le point de vue du jardinier municipal3 pour deux raisons. D’abord, ils se présentent à l’interface des usages locaux par leur observation quotidienne et leur position concrète sur le terrain. Leurs discours racontent les contradictions ordinaires que l’approche intersectionnelle propose de démêler. Ensuite, par leur position basse dans la hiérarchie institutionnelle, ils sont dans une contradiction entre d’une part leur statut de représentants de l’institution et de l’intérêt général envers l’extérieur (les jardiniers sont majoritaires) et d’autre part leur position sociale d’ouvriers municipaux et leur cohabitation dans l’espace public en journée avec d’autres publics minorisés socialement (les jardiniers sont minoritaires). En effet, dans les rapports de production, les ouvrier∙es et les employé∙es sont situé∙es à l’échelon de l’exécution : ils et elles sont les plus éloigné∙es des cadres légitimes de décision sur l’orientation de la production et de la répartition des bénéfices. Dans le cas du secteur public en France, on peut appliquer à la hiérarchisation institutionnelle cette même lecture des rapports de pouvoir au travail pour caractériser la position sociale des jardiniers municipaux en tant qu’ouvriers.
- 4 Cette proposition fait écho aux travaux d’Henri Lefebvre sur l’opposition entre l’espace conçu et l (...)
- 5 Pour une analyse historique de la production de « l’ordre du végétal », lire Mathis et Pépy, 2017.
9L’article s’intéresse à des terrains d’espaces populaires : les espaces publics de quartiers populaires et les parcs et jardins publics urbains. J’analyse la dimension spatiale de la minorisation sociale au travers des effets de centralité et d’altérisation des espaces périphériques. Les quartiers populaires considérés sont des espaces périphériques d’extension des villes du Mans, de Strasbourg et de Rennes, par la construction de quartiers de grands ensembles pour loger les populations ouvrières. La notion de centralité, à la fois sociale et symbolique (Monnet, 2000), détermine une hiérarchisation spatiale au bas de laquelle les quartiers populaires sont souvent relégués (Collectif Rosa Bonheur, 2016). La théorie de la minorisation sociale est utile pour saisir les rapports de pouvoir entre espaces : face au centre-ville, qui symbolise la ville tout entière, les quartiers populaires sont des lieux de la quotidienneté, dans lesquels l’altérité est spécifiée et les corps sont visibles4. Les centres-villes sont à la fois un territoire qu’il n’est « pas nécessaire d’habiter pour se sentir chez soi », car ils reprennent la codification générale des rapports sociaux, et un « lieu de la mise en scène de ce qui est garant de l’ordre social » (Rémy, 2016, 51). Cette hiérarchisation est reproduite s’agissant des parcs et jardins publics. Les parcs publics qui acquièrent un statut central mettent en scène le pouvoir et l’identité de la ville, tandis qu’en périphérie, ce sont des espaces interstitiels ou bien plus champêtres5. Cela transparaît dans la cartographie de la gestion différenciée des espaces verts : les niveaux d’entretien intensif concernent les espaces centraux, tandis que la gestion dite extensive se situe davantage en périphérie et donc dans les quartiers populaires (Direction des jardins et de la biodiversité, 2008, 5). Cette hiérarchisation de l’intensité du travail convoquée pour l’entretien du végétal urbain est intéressante dans une lecture marxiste de la production de la nature en ville et fait écho à la naturalisation du minoritaire dans la théorisation du discours de la Nature chez Colette Guillaumin (1978).
10Cet article est donc le résultat d’une nouvelle analyse du matériau d’enquête par le croisement systématique de la perspective de genre, de la racisation, des rapports sociaux de classe et de leur dimension spatiale dans le discours des jardiniers municipaux. Cette démarche a mis en évidence la centralité d’un registre moral sur les usages valorisés ou réprouvés dans les jardins publics. Cela contribue à la minorisation sociale des femmes en tant que public vulnérable et incapable de déviance. L’euphémisation procédant par généralisation ou individualisation des comportements neutralise les dimensions de pouvoir à l’œuvre dans les espaces publics. Cela reflète l’adhésion aux règles du jeu construites par les majoritaires et l’importance de la respectabilité pour les jardiniers municipaux. Enfin, les jardiniers municipaux cohabitent avec les usager∙es desquels ils se perçoivent différents, pour des raisons de disparité d’insertion dans le salariat et par une inscription géographique différente entre des citadin∙es rattaché∙es à la diversité culturelle de l’urbain dense, et des jardiniers aux modes de vie périurbains voire ruraux.
- 6 Les données démographiques citées pour les trois villes sont issues de l’exploitation statistique d (...)
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Méthodologie
L’unité urbaine de Strasbourg compte 484 217 habitant∙es en 20206, pour sa partie française, précision utile s’agissant d’une ville frontalière avec l’Allemagne, située au bord du Rhin. Son emplacement géographique sur une voie commerciale nord-sud importante à l’échelle européenne en a fait un carrefour et une métropole régionale historique. L’unité urbaine de Rennes, capitale de la Bretagne, compte 367 622 habitant∙es et celle du Mans, préfecture de la Sarthe, située à 180 km à l’ouest de Paris, en compte 217 299 en 2020. Rennes est désormais une métropole attractive et jeune, en raison de sa population étudiante, et de sa spécialisation dans les technologies de pointe. Le Mans a connu un essor industriel avec le développement de l’automobile et est moins dense que Strasbourg et Rennes. Ces trois terrains ont été retenus dans une sélection de collectivités ayant développé une politique de genre ou reconnues pour leur politique de végétalisation de l’espace urbain, puis en raison de leur intérêt pour la participation à la recherche-action proposée.
L’approche qualitative de ce terrain articule principalement la méthode du parcours commenté et de l’observation participante. Le parcours commenté est une technique d’entretien en marchant mobilisée en sociologie urbaine et en géographie (Augoyard et al., 2010 ; Lenel, 2019 ; Thibaud, 2001). L’espace entretenu par les équipes de jardiniers constitue alors le support discursif d’entretiens menés auprès des agents de maîtrise responsables d’une équipe de cinq à douze jardiniers, dont le périmètre allait de deux îlots à plusieurs quartiers de la ville (cf. annexe 1). L’analyse de ces données est similaire à celle d’un entretien libre, en y ajoutant une cartographie et des photographies du cheminement emprunté au cours de l’entretien. Ces entretiens ont préparé une phase d’observation participante dans deux à trois équipes de chaque ville, sur une durée totale de six semaines (deux à cinq jours par équipe). Les équipes ont été sélectionnées de façon à comparer, pour chaque ville, l’espace de centre-ville et un espace en quartier populaire.
Pour les besoins de cet article, la comparaison des terrains de l’enquête a procédé par analogie, c’est-à-dire par la recherche de points de similarité plutôt que de la spécificité de chaque ville. Le statut de chaque terrain est alors relativement indifférencié car l’homogénéité globale de la population enquêtée est au cœur de l’analyse.
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11L’article se structure en deux parties. La première partie prend comme point de départ l’entrée sur le terrain par la perspective de genre et montre comment le discours des jardiniers municipaux contribue à la perpétuation des catégories de genre. La deuxième partie s’intéresse plus généralement à ce que le discours des jardiniers municipaux sur la cohabitation dans les jardins publics populaires dit de leur propre perception de majoritaires au milieu des minoritaires.
12L’un des résultats de la recherche doctorale tient à la dichotomie entre des discours systématiquement positifs sur les femmes et à l’inverse l’attribution constante des usages réprouvés des espaces verts à des hommes. Or, l’analyse de ce résultat fait apparaître des ressorts de classe et des effets de racisation dans les motifs de production de ces discours. Cette première partie envisagera d’abord les croisements entre genre et classe dans la valorisation du féminin dans les subjectivités ouvrières des jardiniers municipaux. Ensuite, je montrerai comment l’emploi positif de stéréotypes féminins sur les usagères des parcs et jardins participe d’une homogénéisation des femmes en tant que communauté vulnérable et respectable. La dimension morale du discours sur la déviance révèle les conditions de dicibilité des rapports sociaux pour les jardiniers municipaux.
13Dans les trois villes, les agents indiquaient être favorables au développement de la mixité de leur métier (ou a minima l’accepter, en soulignant que c’était une politique conduite par la Ville, que c’était normal). Plus encore, l’ensemble des responsables d’équipe interrogés affirment d’emblée qu’il faut un traitement égal et indifférencié entre les femmes et les hommes dans les équipes :
- 7 L’organisation hiérarchique des services des espaces verts est pyramidale : le grade d’agent∙e de m (...)
Allant chercher du matériel chez une autre équipe, Thibault, l’adjoint à l’agente de maîtrise, me fait rencontrer Franck, l’agent de maîtrise7, qui a le même âge que lui (38 ans) et avec qui il travaillait dans le privé avant. Je mentionne rapidement mon sujet d’enquête et la raison de ma présence. Franck considère qu’il n’y a pas de raison de faire de différence entre les femmes et les hommes à la Ville. D’ailleurs il y a de plus en plus de femmes, contrairement à ce que c’était il y a dix ou quinze ans. Thibault acquiesce, mais précise que c’est plus difficile dans le privé, parce que la charge de travail n’est pas la même que dans le public. Franck lui rétorque qu’en réalité ça dépend surtout de la carrure et mentionne le cas d’une certaine Sandra qui « envoyait » dans leur ancienne entreprise. (Carnet de terrain, août 2021, Strasbourg)
14Je retrouve cette analyse chez une majorité de participants qui reconnaissent une différence physique entre les femmes et les hommes, mais la tempèrent en insistant sur la diversité de corpulence et de force qui peut exister d’un individu à l’autre, peu importe le genre. Toutes les femmes peuvent-elles faire ce métier ? Non. Mais tous les hommes non plus. Il faut répondre aux normes de ce métier physique et exigeant. Pour les jardinières rencontrées, certaines « qualités féminines » constitueraient d’ailleurs un avantage :
Sylvie me félicite également pour la rapidité avec laquelle je « chope » le geste pour ratisser de façon égale le gravier : « Tu vois, c’est ce que je dis. Les gars sont plus forts, mais au final on finit le boulot en même temps, parce qu’on fait les choses intelligemment, et eux s’y reprennent à plusieurs fois ! (Carnet d’entretien, mars 2021, Rennes)
15La minutie, la réflexion et l’anticipation sont des stéréotypes associés au féminin dans la division du travail ouvrier. La créativité et le goût esthétique supposé des femmes sont d’autres arguments qui m’ont été avancés pour décrire l’apport des femmes dans le métier de jardinier∙e municipal∙e. Ces femmes, minoritaires dans un métier masculin, réaffirment leur différence par rapport aux hommes. En mobilisant ces arguments, même à titre mélioratif, elles perpétuent la dichotomie de genre pour justifier de leur place. Cela constitue un bon exemple de ce que décrit Colette Guillaumin au sujet de l’emploi des stéréotypes (1980) et de la valorisation de la différence par les groupes minorisés (1979).
16Les remarques sur la supériorité intellectuelle des femmes sur les hommes, comme ces échanges, construisent une complicité essentiellement féminine, que je notais déjà dans mes observations :
Dans le vestiaire, je mentionne mon entraînement de foot dimanche. Sylvie s’exclame : « C’est bien ! ça veut dire que tu as de l’endurance ! » Je réponds que c’est exactement ce que m’avait dit le chef d’atelier lors de mon recrutement à l’usine. En repensant à cet échange, le parallèle fait entre ces deux expériences ne m’apparaît pas anodin. Je crois qu’en tant que travailleuse intellectuelle, je mobilise spontanément ma pratique sportive comme preuve de ce que je peux trouver ma place dans un métier physique. En tout cas, Sylvie poursuit : « Non mais c’est bien ça, le foot c’est… malheureusement encore un sport masculin. Mais c’est bien de le mettre sur le CV, comme les patrons sont souvent des hommes, c’est un truc qu’ils aiment bien. Mais même les sports collectifs en général ! On ne se rend pas compte à 16-17 ans mais c’est très bien sur un CV, c’est aussi ce que j’ai dit à ma fille. » Sa fille a 14 ans, elle la prépare en quelque sorte déjà à son insertion dans le monde du travail. (Carnet d’entretien, mars 2021, Rennes)
17Ces extraits montrent que les femmes font leurs preuves et se conforment aux règles du jeu. Les règles du jeu sont produites par les majoritaires : les hommes et les patrons, les patrons qui sont souvent des hommes. Elles mettent en œuvre et en scène une féminité respectable, qui sera validée par les majoritaires.
Ce mécanisme de reproduction des catégories de genre par la valorisation des qualités supposées spécifiquement féminines se retrouve également dans la description des usager∙es par les jardiniers.
- 8 Entretien du 26 août 2019, Rennes.
18À Rennes, dans le parc de Bréquigny, parc champêtre situé dans un quartier résidentiel d’habitat collectif social et privé, à proximité d’un quartier de grands ensembles et d’un grand lycée, un recoin proche de la MJC a été transformé par la taille des arbres et par un nouvel aménagement composé d’un massif de rosiers et d’un muret à l’aspect de ruine. Au cours du parcours commenté réalisé avec l’agente de maîtrise de l’équipe qui entretient le parc et qui a piloté cette opération, celle-ci la présente comme une réussite car le public qui occupe cet espace est désormais composé de personnes qui lisent et de « mamans avec des bébés », à la place de la délinquance qui avait cours dans ce lieu auparavant « peu attrayant8 ». Il s’agit d’un cas concret de confrontation des pratiques valorisées et réprouvées. En présentant ce réaménagement, l’agente de maîtrise évoque le rôle de régulation sociale du jardinier municipal qui cherche à attirer une population dont les pratiques sont conformes aux attentes.
19Cet exemple est représentatif de la série de données relevées au cours de la recherche doctorale dans un volume conséquent de matériau d’enquête. Les pratiques féminines rapportées par les participants à l’enquête sont toujours décrites de façon méliorative. D’après les agents rencontrés, les femmes occupent l’espace public de façon calme et respectueuse des autres usager∙es. Elles s’y investissent par la pratique du jardinage, notamment dans les jardins partagés, ou encore à l’occasion d’initiatives de nettoyage bénévole, ou d’amélioration esthétique du quartier, organisées par la municipalité. Beaucoup des activités mentionnées ont pour point commun le soin apporté à autrui, notamment aux enfants ou aux personnes âgées. Les jardiniers des espaces verts désignent les lieux où se réunissent les assistantes maternelles, les mères ou les grand-mères près des aires de jeux des squares. Le caractère positif reconnu aux pratiques féminines des espaces publics tient donc au fait qu’elles correspondent aux rôles sociaux maternels.
20À l’inverse, et de façon complémentaire, les pratiques réprouvées par les agents ont systématiquement pour auteurs des hommes. Qu’il s’agisse des activités sportives à travers bois en dépit du besoin de régénération de la végétation ou en coupant le chemin aux autres usager∙es, de la dégradation du mobilier urbain, des barbecues et fêtes arrosées d’alcool et de leurs déchets, du deal ou de la consommation de drogues, des nuisances sonores ou encore des agressions : la description est toujours faite au masculin. Je constate que la réprobation de ces pratiques tient surtout aux nuisances qu’elles produisent pour autrui. Les jardiniers expliquent que cela contrevient au partage équitable et serein de ces espaces, voire occasionne des conflits. La perception des modalités genrées d’occupation de l’espace public construit une dichotomie entre, d’une part, la figure des femmes altruistes qui œuvreraient en faveur du bien commun, et, d’autre part, l’égoïsme et la dégradation des espaces verts essentiellement associée aux hommes.
- 9 Sur cette notion, l’analyse de Louise Carlier d’une place publique bruxelloise suivant une perspect (...)
21Cet exemple aussi montre comment l’emploi positif des stéréotypes de genre contribue à des argumentaires perpétuant les oppositions et les régimes d’aversion dans les espaces publics9. En l’occurrence, la mention de « mamans avec des bébés » fait appel à une image de féminité respectable dans son rôle de soin maternel. La convocation de la figure de la mère peut contribuer au maintien des hiérarchies sociospatiales et des logiques d’exclusion fondées sur un discours moral. Des résultats similaires conduisent Marguerite van den Berg à parler de « genderfication » pour caractériser le recours aux figures féminines et familiales pour justifier la gentrification dans des projets de rénovation urbaine à Rotterdam (van den Berg, 2013).
22Au cours de l’enquête, les jardiniers municipaux n’ont jamais fait de distinction entre des femmes blanches ou des femmes racisées pour décrire les pratiques féminines de l’espace public. Dans l’observation participante au sein des équipes, les femmes étaient caractérisées par leur rapport à la maternité ou leur âge, peu importe leur couleur de peau ou leur tenue vestimentaire. L’ensemble de mes résultats me fait dire que si les femmes racisées sont encore moins attendues dans l’espace public que les femmes en général (donc les femmes non racisées), toutes les femmes sont bienvenues dans l’espace public, puisqu’elles sont des usagères respectueuses et respectables, et des figures de la vulnérabilité à valoriser. On peut en conclure que la féminisation de l’espace public participe à l’homogénéisation du groupe social des femmes dans une forme de continuum de la vulnérabilité, selon un gradient déterminé par les stéréotypes liés aux autres sources de la minorisation sociale.
23Afin d’interroger l’absence de pratiques réprouvées féminines dans le discours des participants à l’enquête, j’ai abordé le sujet de la prostitution avec les agents des services des espaces verts, en particulier les jardiniers et leurs responsables d’équipe, qui ont une connaissance fine de la géographie des pratiques urbaines. En effet, hormis pour une équipe strasbourgeoise (Esplanade/Citadelle, à proximité de l’université et de l’Allemagne) qui est confrontée directement à une activité prostitutionnelle aux abords du parc dont elle est chargée de l’entretien, le sujet n’a pas été mentionné spontanément par les participants à l’enquête.
24À Rennes, j’ai fini par poser la question au cours d’un entretien avec deux techniciens, le 25 novembre 2021, c’est-à-dire après le traitement des données de l’observation dans les équipes de jardiniers. Le technicien du secteur sud, dans lequel j’ai conduit plusieurs parcours commentés et une semaine d’observation, indique un premier site entre deux immeubles de bureaux, à proximité d’une entrée de la ville. Il cite un second site où « tout un réseau de prostitution a été démantelé », moins d’un mois avant l’entretien, en bordure du parc de Bréquigny, dans une zone pavillonnaire située à trois minutes de voiture d’une autre entrée dans la ville. Dans les deux cas, l’activité de prostitution n’y a donc plus cours.
Technicien de secteur : On a eu ça aussi près du stade X. Et encore on ne sait pas si c’était de la prostitution ou… juste un lieu de rencontre. Je sais que plusieurs fois les agents ont retrouvé des préservatifs.
25Les sites de prostitution extérieure semblent changer régulièrement de localisation dans le secteur sud de Rennes, contrairement au cas strasbourgeois historiquement implanté. Cet extrait d’entretien montre bien que les jardiniers municipaux prennent connaissance des traces de la prostitution, par les déchets laissés sur le site, et ne sont pas témoins directs de cette activité.
26Au-delà de l’invisibilité relative de la prostitution, il est étonnant de constater l’absence des femmes dans les discours de ces agents sur la prostitution comme activité déviante. En effet, même lorsque la prostitution marque l’espace, les agents ne font référence qu’aux hommes, qu’ils soient clients, prostitués ou proxénètes. Ils convoquent des figures masculines pour décrire les nuisances de la prostitution qui affectent leur travail, en particulier les déchets et l’insécurité. La gestion de l’indésirable (Froment-Meurice, 2016), c’est-à-dire ici des déchets et des dégradations, est largement décrite par les jardiniers comme une part désagréable et dévalorisante de leur travail. De plus, dans le cas évoqué de l’équipe Esplanade/Citadelle à Strasbourg, la prostitution homosexuelle masculine fait l’objet des remarques affichant le plus de dégoût.
Deux jardiniers me montrent une photo d’une de leurs trouvailles récentes : c’est un godemichet avec un tube de lubrifiant. Ils ont un regard amusé et guettent ma réaction. À la pause, Edison parle avec un agent de la prévention sécurité qui fait un tour du parc de l’organisation des activités illicites. Il lui explique qu’ils savent où sont les spots exacts, qu’ils voient les couples échangistes qui se baladent. Parfois, ils trouvent un billet dans le parc : ils pensent que ça vient justement de la prostitution. Dans la zone près de l’entrée où se réunissent les homosexuels, « il y a souvent un vieux dans un fourré, je l’ai vu en sortir avec un jeune. Bah je peux comprendre, si c’est un étudiant qui n’a pas d’argent… mais bon ça me dégoûte ». (Carnet de terrain, août 2021, Strasbourg)
27L’activité prostitutionnelle est donc perçue de façon négative mais n’introduit pas de figures de femmes déviantes. Au contraire, elle s’insère dans le discours général de la vulnérabilité féminine face à des transgressions masculines de la norme (dont la norme hétérosexuelle, s’agissant de la prostitution masculine). Or, la « vulnérabilité sociale » des femmes (Lieber, 2008, 57) a pour corollaire leur besoin de protection. L’incapacité constatée à penser la déviance féminine participe au renforcement des stéréotypes de genre sur le mode laudatif (Guillaumin, 1980). À l’inverse, leur réprobation des usages non respectueux des espaces verts définissent des « bonnes manières » d’occuper l’espace public (van den Berg et Chevalier, 2018).
28La dimension morale de ces représentations rend difficile l’identification de croisements des rapports sociaux dans l’analyse du matériau. En ce qui concerne les comportements sexistes, par exemple, les commentaires formulés par les jardiniers municipaux mobilisent toute la phraséologie du « retard de mentalités ». L’extrait suivant de mon carnet de terrain strasbourgeois en donne un bon exemple :
Le jardinier avec qui je suis à désherber, qui a environ 30 ans, parle librement du sexisme qu’il a pu observer au cours de sa carrière professionnelle. Concernant son équipe actuelle, il mentionne le fait qu’un de ses collègues a tendance à faire des remarques sexistes mais selon lui, « il est dans un autre monde », c’est-à-dire qu’il est un peu déconnecté des réalités et qu’il parle sans réfléchir. Sa collègue, Laure, ne réagit même pas. Je raconte que dans l’équipe précédente dans laquelle j’étais, une jardinière n’avait jamais l’occasion de conduire, alors qu’elle a les certifications. Il est choqué. « Non mais ils sont au Moyen Âge ces gars ! » Il embraye sur un autre collègue qui a eu des problèmes avec une ancienne collègue qui était homo. Il lui avait dit un truc contre les homos, elle l’a allumé et du coup c’était fini ! Il me raconte avoir assisté à une formation sur le sexisme au travail, qui était très intéressante : « Je dirais pas que c’était bien parce que c’est terrible tout ça… C’est pour ça que je suis associable : il y a trop de gens mauvais partout ! » (Carnet de terrain, août 2021, Strasbourg)
29L’incompréhension et l’outrage de ce jardinier face aux comportements sexistes sont formulés au moyen d’un registre moral qui neutralise le discours. Les problèmes sont soit individualisés : ils tiennent à des individus marginaux (« dans son monde », cas particulier) et l’important est que la victime ne laisse rien passer et réagisse fortement contre l’agression. Ou bien l’euphémisation passe par la généralisation. Les phrases soulignées correspondent bien à la critique que Colette Guillaumin fait de la moralisation des actes sexistes. Elle y voit un procédé par lequel « chacun des traits de la relation est isolé et réduit à l’état d’exception ou de bavure » (Guillaumin, 1981, 26). La logique de réforme des mentalités ne permet pas de concevoir la dimension de pouvoir et d’exploitation qui sous-tend la misogynie et les violences sexistes et sexuelles.
30Ainsi, étudier les discours des jardiniers municipaux suivant une perspective de genre rend compte de la perpétuation ordinaire des stéréotypes, par l’emploi d’un registre moral, l’altérisation des comportements sexistes et l’acceptation des règles du jeu par les jardinières municipales. La présence centrale du discours moral permet de creuser les autres dimensions sociales du discours sur les usager∙es et, en creux, la façon dont les jardiniers municipaux définissent leur propre position sociale.
- 10 Les termes et expressions placées entre guillemets sont des citations ou des catégories profanes, s (...)
31Il a été particulièrement difficile de mettre en évidence les dynamiques de racisation dans les discours des jardiniers municipaux pour deux raisons. D’abord, ce n’était pas ce que je cherchais sur mes terrains puisque ma question de recherche a été construite autour d’une perspective de genre et de hiérarchisation institutionnelle. Ensuite, les effets de racisation ont un caractère implicite et parfois tabou dans les échanges avec les participants à l’enquête. La relecture du matériau a demandé un travail patient pour éviter les généralisations issues de mes propres présupposés (chercher la racisation a posteriori peut conduire à faire soi-même des associations stéréotypées, en plaquant une couleur de peau sur des catégories mobilisées telles que celle des jeunes de quartiers populaires). Il fallait distinguer ce qui relevait de procédés effectifs de racisation dans un discours moral sur les bons usages des espaces publics verts. Là encore, le cadre théorique de la minorisation sociale a été utile pour analyser la position ambiguë du jardinier municipal au travers de ses représentations sociales. Cette partie montre alors que les jardins publics populaires sont vécus par les jardiniers municipaux dans un rapport de cohabitation avec des usager∙es dont ils disent se sentir étrangers « culturellement10 ».
32Dans les équipes qui ont en gestion un secteur de quartier populaire, les jardiniers municipaux décrivent une grande variété d’usages, qu’ils attribuent à la diversité culturelle des habitant∙es. Par exemple, lorsque j’interroge deux techniciens de secteur à Rennes sur les usages des femmes et des hommes, ceux-ci relativisent en mobilisant la dimension culturelle et religieuse.
Enquêtrice : Est-ce que ce sont les mêmes usages, entre les femmes et les hommes, que vous observez ?
Michel (technicien, 58 ans) : Ça, ça va dépendre après des cultures j’pense. Parce qu’on voit bien avec les équipes, sur certains terrains c’est les femmes qui s’approprient le terrain, sur d’autres c’est les hommes… ça dépend des cultures quoi.
Aurélien (technicien, 57 ans) : J’ai… (léger rire) J’allais dire, ça me fait penser à un endroit, t’avais les hommes en rang d’un côté et puis les femmes de l’autre côté, alors je sais pas si c’étaient des musulmanes ou quoi, à effilocher la laine. (Entretien du 23 juillet 2019, Rennes)
33Ces deux techniciens, à l’instar des autres jardiniers, mobilisent la notion de « culture » pour rendre compte de la non-mixité entre les femmes et les hommes qu’ils perçoivent dans les espaces verts de quartiers populaires. L’hésitation d’Aurélien à déterminer de façon certaine les femmes désignées comme musulmanes est à noter. C’est un exemple des précautions oratoires qu’il prend systématiquement pour qualifier « l’autre ». À d’autres occurrences, il cherchait à caractériser précisément l’origine des populations immigrées qu’ils décrivaient (par exemple, les Comorien∙nes). La caractérisation par l’origine plutôt que par la couleur de peau s’inscrit ici dans un discours sur la bonne connaissance de ces usager∙es et la facilité d’échanger avec eux.
34Lors d’un parcours commenté dans le quartier populaire du Blosne, au sud de Rennes, avec Aurélien et Alain (agent de maîtrise, 55 ans), l’opposition entre les modes de vie du groupe majoritaire (blanc) et des groupes minoritaires (racisés) est explicitée, s’agissant d’un espace conflictuel d’un square où se retrouve un groupe d’hommes tard le soir, qui jouxte une allée pavillonnaire où vivent des retraité∙es. Aurélien rit et dit : « le Français à 19 heures, on dort ». Là encore, les conflits entre riverain∙es et usager∙es sont relativisés sur le ton de la blague : ils sont expliqués comme une incompréhension d’ordre culturel qui peut se régler par des compromis de part et d’autre dans le partage de l’espace et par des aménagements. Ces occupations de l’espace public ne font pas l’objet de réprobations, tant que les déchets sont ramassés et que les nuisances au voisinage sont limitées. Les effets de racisation sont restreints dans le discours. Dans l’entretien cité, Aurélien indique qu’il n’aime « pas parler de Blancs et d’étrangers ». Ce faisant, il rattache la nationalité française à la peau blanche et l’extranéité aux personnes non blanches. Toutefois, puisqu’il rejette ce vocabulaire, on constate qu’il cherche à ne pas reproduire les catégorisations qu’il a intériorisées. Ultérieurement, il précisera que ce qui est vrai pour les Bretons diffère pour les Français « du sud », faisant référence à une culture supposément commune de l’espace public dans le pourtour méditerranéen. Lui-même est originaire du sud-ouest de la France : par cette précision, on peut comprendre qu’il insiste sur la dimension culturelle plutôt que sur les critères de nationalité ou de couleur de peau.
35Les cas où j’ai assisté à un propos de racialisation sont rares. Dans une équipe strasbourgeoise, le responsable d’équipe a mentionné une dégradation d’un grillage et le dépôt de déchets et d’excréments en suggérant que c’était lié à la présence voisine de gens du voyage :
S’ensuit une discussion au cours de laquelle les gens du voyage sont caractérisés comme « irrespectueux, toujours violents ». Ils ironisent : c’est parce qu’ils sont opprimés. L’un deux dit qu’il ne comprend pas pourquoi ils font « chier » le monde comme ça. L’autre répond que, surtout, c’est pas normal qu’on ne fasse rien. « Alors que si nous, on fait le quart de ce qu’ils font, on est direct verbalisés ! » Le responsable d’équipe conclut qu’il faut faire attention aux potelets quand on déplace les véhicules, pour éviter que les gens du voyage ne rentrent dans le parc. (Carnet de terrain, août 2021, Strasbourg)
36Là encore, le registre moral est le ressort de la réprobation à l’encontre des gens du voyage et de la distinction entre « eux » et « nous ». L’oppression dont cette population se dit victime est tournée en dérision : à l’inverse, les jardiniers ont l’impression qu’ils bénéficient d’un traitement de faveur qui tiendrait de la lâcheté et qui serait injuste. Quel est donc ce « nous » qui est rappelé au moyen de ces procédés ? La mobilisation conséquente d’un registre discursif moral m’invite à considérer que les jardiniers municipaux présentent leur identité de travailleurs respectables.
37Les jardiniers municipaux sont des ouvriers du secteur public qui travaillent en milieu populaire, dans les jardins publics, où ils cohabitent, en journée, avec des catégories de population minorisées socialement, en particulier dans leur rapport à l’emploi. En effet, les usager∙es des parcs et jardins publics en journée sont des jeunes, des retraité∙es, des femmes dans leur rôle maternel ou bien des assistantes maternelles, des personnes sans emploi voire sans abri, des personnes qui participent à l’économie informelle, majoritairement de la drogue, et des personnes en situation de handicap ou toxicomanes. Cela vaut pour les espaces situés en quartier populaire mais aussi pour des parcs historiques de centre-ville tels que le Thabor à Rennes. En effet, dans ce parc également, des personnes sans abri trouvent un refuge pour s’installer en journée. Lors de mon observation participante, au mois de mars 2021, un campement est installé derrière le presbytère de l’église Notre-Dame-en-Saint-Melaine, à l’entrée du parc, qui lui est fermé le soir. Un jardinier m’explique que les sans-abris qui y dorment passent la journée sur la place Sainte-Anne, non loin de là, pour faire la manche à la sortie du métro. Les jardins publics sont donc généralement des lieux de milieux populaires, y compris des fractions paupérisées du salariat qui sont reléguées en dehors du cadre de l’économie formelle. Les jardiniers municipaux se distinguent donc socialement d’une large partie des usager∙es qu’ils croisent au cours de leur journée de travail par leur inscription dans l’emploi salarié, en tant qu’agents de la fonction publique.
38L’altérisation des usager∙es tient aussi à l’ancrage spatial des jardiniers municipaux rencontrés dans les sept équipes étudiées. En effet, il est exceptionnel qu’un jardinier municipal réside sur le secteur dont son équipe est chargée de l’entretien. C’est uniquement le cas d’un jardinier en fin de carrière et handicapé, dans une équipe strasbourgeoise. La majorité des jardiniers municipaux rencontrés ne résident d’ailleurs pas en milieu urbain. Par exemple, les jardiniers du parc du Thabor à Rennes parlent de la « bulle du Thabor ». Alors que le travail très soigné attendu dans ce parc est particulièrement valorisant, tous estiment que peu de monde souhaite rejoindre leur équipe, en priorité parce que ce lieu de centre-ville est « peu accessible ». Tous habitent en dehors de Rennes, voire dans des communes situées à 25-30 kilomètres du parc. C’est la même chose dans les autres équipes observées, à Rennes, Strasbourg et Le Mans. Les conversations sur les temps de pause portent régulièrement sur des activités telles que le potager, la pêche, les problèmes de voiture : certains ont des poules, des ruches ou pratiquent la chasse… La majorité des jardiniers rencontrés ont des modes de vie liés à la ruralité. Les seuls qui habitent en ville sont soit des jeunes ou des contractuels qui viennent de la reconversion professionnelle, soit des agents en fin de carrière qui ont rencontré des difficultés professionnelles, liées à des problèmes familiaux ou de santé.
39La dimension spatiale joue donc un rôle conséquent dans la perception des usages qu’ont les citadin∙es des espaces publics pour ces jardiniers municipaux qui ne viennent en ville que pour travailler. Ce point est important pour comprendre les modalités d’altérisation des usager∙es des parcs et jardins publics sous l’angle des différences culturelles. Le jardinier municipal se perçoit donc globalement comme étranger « culturellement » au lieu où il travaille, même s’il s’y investit au sens de l’appropriation et qu’il est dans un rapport de cohabitation avec les usager∙es citadin∙es.
40Les jardiniers sont des agents de l’exécution qui présentent un intérêt profond pour leur métier et qui se perçoivent également comme des agents de proximité. Lors d’un parcours commenté dans le quartier du Blosne, à Rennes, les deux agents qui me guident sont interpelés deux fois de suite par des habitants : un homme qui se plaint du nombre de rats et une femme qui les salue et prend des nouvelles. Cela inspire ce commentaire à Aurélien, le technicien de secteur :
Aurélien (technicien, 57 ans) : Donc c’est ça qui est sympa à voir aussi là, les jardiniers ça fait vraiment un lien au sein du quartier. Et le jour où y’a plus de jardiniers, enfin y’en a plus, c’est pas prévu comme ça mais ! Mais voilà si nous on quitte le quartier, y’en a qui en seraient malades ! (Parcours commenté du 21 août 2019, Rennes)
41En particulier dans les quartiers populaires, il m’a été dit dans les trois villes qu’ils sont souvent les seuls agents de la Ville présents quotidiennement auprès des habitant∙es, et accessibles, contrairement aux agent∙es de police, par exemple. Leur disponibilité tient aussi aux tâches qu’ils réalisent puisque leur travail nécessite d’être présents longuement sur un espace, par rapport à d’autres métiers d’entretien de l’espace public comme le nettoyage urbain ou les travaux publics.
42Lors du parcours commenté cité ci-avant, nous avons traversé un îlot concerné par une occupation exclusive de l’espace public par des dealeurs, à quelques mètres seulement du local de l’équipe des jardiniers municipaux. L’appropriation de cette zone est telle que le square au bas des tours n’était plus entretenu et qu’on m’a demandé de ne pas prendre de photo ni regarder vers les halls d’immeuble, un agent ayant été passé à tabac l’année passée. Les deux agents pensent que, malgré le volontarisme de la collectivité, ces zones vont devenir « comme dans les grandes villes, des ghettos ». Ils estiment que les violences et les dégradations nuisent à l’attractivité du quartier, dont les habitant∙es partent dès que possible et qui sont remplacé∙es par « les gens qui posent problème [dans les banlieues franciliennes] : ils déplacent le problème » (parcours commenté du 21 août 2019, Rennes). Plus que des effets de racisation, ils ont une forme de lecture déterministe des effets de concentration de ce qu’ils appellent des populations « qui posent problème », c’est-à-dire qui participent à l’économie informelle, qui ont des comportements déviants et violents. On peut considérer cet argumentaire comme un corollaire de la croyance en l’idéal de mixité sociale qui permettrait le progrès social et l’émancipation par la confrontation à d’autres horizons et modes de vie.
43Ils craignent la dégradation des quartiers populaires en « ghettos » et y voient un lien avec le déclin de l’attractivité des équipes de jardiniers :
Aurélien : Tu sais tous les ans on fait des mutations et tout. Quand tu regardes les demandes des gens qui veulent venir, moi j’prends l’exemple, ne serait-ce qu’à [l’équipe A] et moi j’étais à [l’équipe B] qui est le quartier euh, j’allais dire euh, comme ça avec dealers, avec les mêmes problématiques. Bah j’pense que ça doit être des équipes les moins demandées. (ibid.)
Les jardiniers subissent donc également la mauvaise image des quartiers qu’ils ont en entretien, puisqu’ils rencontrent des difficultés à recruter sur leur secteur. Pourtant, dans la foulée et d’une même voix, ils expliquent qu’ils ne voudraient pas en partir :
Alain (agent de maîtrise, 55 ans) : Les collègues qui sont dans l’équipe, personne ne veut partir.
Aurélien : Voilà ! Et c’est ça le paradoxe. Ceux qui sont ici ne veulent pas en partir. Parce que question environnement et tout, bon bah d’accord, c’est sale, y’a… par contre en espaces verts c’est super quoi.
Alain : Oui puis y’a beaucoup de gens sympathiques quand même quoi. C’est vrai, on discute beaucoup avec des personnes du quartier, beaucoup de gens, et heureusement d’ailleurs. (ibid.)
44Il y a donc un véritable attachement au secteur de travail, en milieu populaire, malgré les incivilités qui rendent le travail plus complexe et qui entachent la réputation du quartier. C’est un résultat que j’ai obtenu particulièrement à Rennes, mais aussi au Mans, dans l’équipe qui intervient aux Sablons, un quartier populaire qui souffre également de sa réputation. À Strasbourg, j’ai observé des quartiers populaires dont l’image n’est pas la plus négative dans la région : il faudrait vérifier si ce résultat se retrouve en étudiant d’autres équipes, afin de creuser la tension entre attachement et altérisation.
45Les jardiniers rencontrés dans les trois villes, en particulier les agents de maîtrise, cherchent à comprendre les modes d’appropriation et de désappropriation des espaces publics selon des critères liés aux formes urbaines. À Rennes par exemple, les deux parcours commentés réalisés en l’espace d’une semaine au mois d’août 2021 ont eu lieu dans deux secteurs voisins, en compagnie du technicien de secteur qui a notamment la charge de ces deux équipes. Cela l’encourage à faire des comparaisons. Or, le premier secteur comprend des grands ensembles d’habitat social tandis que le second est moins dense, avec davantage de petits collectifs en copropriété. Il se trouve que le premier secteur rencontre plus de problèmes de propreté que le second. L’explication que suggèrent les agents ne relève pas de l’assignation sociale ou de la racisation. Ils expliquent que les habitant∙es du second secteur bénéficieraient davantage d’espaces récréatifs privés et occuperaient moins l’espace public, tout en étant plus exigeants vis-à-vis des services municipaux en tant que propriétaires qui « paient des impôts », quand les locataires du parc social se sentiraient « moins concerné∙es » par leur environnement. Ils auraient moins de prise pour se l’approprier, étant généralement dans des situations plus précaires. La situation d’emploi est un autre facteur :
Agente de maîtrise, 60 ans : Là c’est pareil on a aussi une population ancienne avec de plus en plus de gens en retraite avec donc des demandes nouvelles. Parce qu’au départ les gens ils travaillent dans l’secteur donc ils partent le matin, ils rentrent le soir donc des fois les espaces verts… Le week-end ils s’barrent : ils en ont un peu rien à cirer. Et puis euh « ouais maintenant j’suis en retraite », eh bah ils ont des demandes du coup. (Parcours commenté du 26 août 2019, Rennes)
- 11 Entretien du 23 juillet 2019, Rennes.
De même, l’investissement associatif des femmes est présenté par une technicienne comme lié à leur situation d’emploi, marquée par les temps partiels ou l’inactivité, et donc par du temps libre à consacrer au collectif11.
46Les jardiniers municipaux caractérisent donc les habitant∙es dans leur position sociale vis-à-vis du salariat et de la propriété de leur logement, en la croisant avec la dimension spatiale de cette inscription dans la hiérarchie sociale. Les interactions qu’ils ont avec les habitant∙es motivent leurs perceptions : les fractions supérieures des classes populaires qui sont propriétaires de leur logement formulent davantage d’exigences, ce qui les agace ; il y a du respect mutuel pour les habitant∙es qu’ils croisent quotidiennement, qui sont inséré∙es dans le salariat ou qui reproduisent les bonnes normes de l’habiter ; et enfin il y a de l’aversion pour les fractions paupérisées des classes populaires, qui ont des pratiques déviantes et sont marginalisées.
47Les jardiniers municipaux constituent un groupe à la fois minorisé dans la hiérarchie institutionnelle et majoritaire en tant que représentants de la légitimité administrative dans l’espace public urbain. Leurs pratiques de prévention ou de sensibilisation des déchets, leur action sur les aménagements concrets et la vérification des permis de végétaliser témoignent de leur habilitation à agir sur l’espace public. À l’inverse, le droit d’agir des usager∙es est encadré et régulé, y compris par les jardiniers. Dans cet article, j’ai caractérisé la complexité de cette relation d’identification au quartier populaire et à ses habitant∙es, à leur service en tant qu’agents de proximité, comme une relation de cohabitation pour signifier les négociations réciproques du cadre et des règles.
48Finalement, les jardiniers municipaux parlent beaucoup d’eux-mêmes à travers la description de ces rapports de cohabitation. Au moment de l’enquête, en particulier de l’observation participante en 2021, les trois collectivités étudiées font face à des difficultés de recrutement et de sous-effectifs. Dans l’ensemble des équipes, les jardiniers municipaux m’ont fait part de leurs inquiétudes sur l’avenir du métier et leur sentiment d’être « invisibles ». En tant qu’agents de l’exécution, ils sont « en bout de chaîne » et leur expertise n’est pas assez reconnue selon eux, parce qu’ils n’ont « qu’un CAP ». Leur position minoritaire dans les rapports de classe transparaît dans ce discours que j’ai analysé avec Sabine El Moualy comme une peur du déclassement face aux politiques austéritaires dans un autre article (Koerner et El Moualy, 2023). Cette dynamique de dépossession peut expliquer une bonne part de la centralité du discours moral étudiée ici. Je suppose aussi que l’enquête constituait une occasion de démontrer leur expertise et leur respectabilité auprès d’une personne plus diplômée et ayant accès aux strates supérieures de la hiérarchie.
49L’emploi du registre moral fait également office de rappel de l’appartenance des participants à l’enquête au groupe des majoritaires, qui, malgré leur position d’agents de l’exécution, demeurent des représentants de l’institution et pour la plupart des hommes blancs hétérosexuels. Il s’agit d’une question en suspens qu’une enquête ethnographique de plus long court pourrait creuser. Cette réflexion fait écho aux travaux sur la revendication de l’appartenance au groupe des Blancs dans un contexte de déclassement (Pied, 2019) et des effets de relégation dans l’institution sur la perception des publics et le rôle de l’agent∙e des guichets (Spire, 2007).
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