Je souhaite remercier le Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales (CEDEJ) pour son accueil durant cette recherche, et en particulier mon camarade doctorant Florian Bonnefoi, ainsi que les coordinatrices de ce numéro.
1La forte densité de population ainsi que la foule, les ballets de voitures et les concerts de klaxons invitent davantage au repli dans un intérieur domestique qu’au stationnement sur les places ou à la déambulation dans les rues de la capitale égyptienne. La simple idée de marcher en ville peut apparaître comme relevant de la fantaisie (Battesti, 2003) et celle d’y circuler à vélo de la prise de risque ultime. Je n’y serais d’ailleurs jamais montée en selle si je n’avais pas rencontré des membres des Snakes, le collectif de femmes cyclistes dont l’originalité de la mobilisation m’a convaincue de me joindre à leur projet.
- 1 Les noms des personnes et celui du collectif sont modifiés.
2En 2016, au milieu de la vingtaine, Dalia1 se dit indignée par les restrictions sociales qu’elle subit en tant que jeune femme égyptienne, par les remarques sexistes de ses compatriotes masculins au quotidien, dans la rue comme dans des espaces privés. Elle qui a développé une passion pour la pratique cycliste sur le mode utilitaire du déplacement lors de voyages en Europe souhaite s’y adonner au Caire sans recevoir de commentaires. C’est ainsi la volonté de normaliser cette pratique par les femmes qui motive la création de son initiative cycliste pendant la période particulière de ramadan, mois sacré consacré à l’ascétisme et à la charité. Avec les Snakes, un nom qui renvoie au fait de se faufiler entre les voitures, Dalia propose à des femmes sans critère d’âge de livrer des repas à des habitant.e.s de quartiers défavorisés du Caire, et ce à bicyclette. L’objectif est ainsi, par le truchement d’une action de charité, d’encourager des femmes à monter en selle et de contribuer, par cette « pirouette », à la normalisation de la pratique féminine du vélo. Je situe Dalia comme appartenant aux classes supérieures en raison du niveau et du type d’instruction qu’elle a reçue (un Master dans un parcours anglophone), de l’emploi qu’elle occupe dans le domaine des arts et du design, de ses pratiques de consommation et de ses loisirs (Koning, 2009b), qui comptent plusieurs voyages de tourisme en Europe. Les participantes qu’elle rassemble pour faire acte de charité dans les quartiers populaires sont, selon ces mêmes critères, principalement issues des classes moyennes supérieures. Elles se mettent dans la position de donner à des personnes plus défavorisées qu’elles. C’est aussi le cas du vélociste qui, pour faire acte de charité, a accepté de prêter les engins nécessaires aux sorties cyclistes. Si « faire acte de charité » semble être le moteur principal d’engagement des participantes, ce n’est pas la revendication privilégiée du groupe. Les Snakes insistent plutôt sur la lutte et l’évitement du harcèlement dans l’espace public comme principales raisons de la création de leur collectif. Ce sont aussi ces mots d’ordre qui ont permis au groupe d’accéder à une certaine notoriété et d’assurer la viabilité du projet pendant quelques années. Le cyclisme comme mode de déplacement, par rapport à la marche à pied et à la fréquentation des transports en commun, réduirait les probabilités d’être victime de harcèlement sexuel. Le recours à cette revendication est une illustration de l’appropriation socialement marquée de la locution « harcèlement sexuel » par les femmes des classes moyennes supérieures (Koning, 2009a ; Kreil, 2016) au détriment des hommes des quartiers populaires (Amar, 2011). Or Dalia et ses acolytes souhaitent précisément élargir la pratique cycliste aux femmes toutes classes confondues. Elles avancent d’ailleurs spécifiquement pour les femmes des quartiers populaires l’intérêt de son faible coût.
3Dans ce contexte, cet article vient interroger cette ambition des Snakes à faire adopter la pratique cycliste comme mode de déplacement interclasse. Dans quelle mesure ces sorties pourraient-elles être productrices de normes touchant également les classes populaires en matière de mobilité et de mouvement des corps féminins dans l’espace public ? L’action de charité permet l’entrée en relation de femmes de classes sociales différentes, mais permet-elle pour autant de transcender ces différences de classes au nom de peurs sexuées qui leur seraient communes, de réclamer un droit à la ville à vélo au féminin et à l’unisson (Lefebvre, 1968 ; Mitchell, 2003) ?
4L’objectif de ce travail est de montrer que si les normes attachées à la circulation à vélo dans l’espace public peuvent être défiées et sont, de fait, en pleine (r)évolution, ce privilège de défiance et de déviance comme l’intérêt à voir se concrétiser cette norme nouvelle ne sont pas uniformes. Par ailleurs, il entend exposer comment la négociation de la pratique cycliste comme mode de circulation dans l’espace public ouvre à des rencontres interclasses au vu des critères préalablement énoncés (Koning, 2009b), tout en mettant au jour des fractures sociales que révèlent et créent des ressentis d’appartenance et d’exclusion, des auto-identifications à des catégories sociales et des processus d’altérisation (Schielke, 2012).
5Je souhaite inscrire ce travail dans la continuité de ceux qui envisagent le genre comme un rapport social, de pouvoir, au même titre que la classe, et les pensent en imbrication (Kergoat, 2009). J’entends ici l’espace comme une structure sociale coconstruite par les rapports de pouvoir susévoqués et que les agissements et mouvements des corps contribuent à définir comme à renouveler (Löw, 2015) et l’espace public comme un espace d’interactions entre personnes se rencontrant pour la première fois (Goffman, 1966, 1973).
6L’espace public au Caire se caractérise par l’accentuation de dynamiques depuis 2013. Il apparaît inadapté à toute pratique autre qu’en véhicule à moteur. Se promener sur les trottoirs – dans les cas où une route en est pourvue – est un défi. Le peu de signalisation, le nombre de voitures (jusqu’à plusieurs milliers par heure, par ligne et par direction2) et les multiples interdictions de stationner participent d’une congestion devenue presque consubstantielle à la mégapole. À la congestion du trafic routier s’ajoute la sécurisation des rues et des places, particulièrement saillante depuis la prise de pouvoir du maréchal Al-Sissi en 2013. La loi de novembre 2013 qui restreint les conditions de manifestation a acté la fermeture de l’espace public aux contestations (Monfleur, 2017, 2020). Cette loi était déjà en vigueur au moment de l’enquête. Aujourd’hui, elle fait office d’état d’urgence inscrit dans le droit commun. La ville évolue aussi dans le sens d’une marchandisation continue des espaces qui est orchestrée par les pouvoirs publics (Singerman, 2009 ; Ghazaleh, 2024). Rares sont les carrés d’herbe, zones arborées ou rives du Nil dont l’accès demeure gratuit (compter entre 5 LE pour un parc modeste et 160 LE pour un parc de club huppé). Les mamchâ (promenades) du centre-ville récemment réaménagées sont accessibles pour 20 LE et après fouille des sacs.
7Ces évolutions, dans la continuité des réformes néolibérales des années 1980 et 1990 (Denis et Vignal, 2002), accentuent les fractures sociales entre quartiers huppés et quartiers populaires (Shawkat, 2020). Des quartiers de classes moyennes et moyennes supérieures comme Dokki et Mohandessin, points de départ des sorties des Snakes, jouxtent des quartiers nettement moins formels comme Boulaq Al Daqrour ou Ard El Lewa (El Kadi, 1987), destinations de certaines sorties. Pour les séparer, la frontière peut consister en une voie de chemin de fer, un pont, une rue. La mégapole de 25 millions d’habitants se caractérise ainsi par une mosaïque de quartiers séparés par des fractures sociospatiales particulièrement abruptes (Sims, 2010 ; Sims, 2020, cité dans Roushdy, 2023). Or ce sont les franchissements entre les deux types de quartiers susévoqués, les rencontres interclasses dans l’espace public ainsi provoquées, en dehors d’une conjoncture exceptionnelle et en contexte non marchand, qui intéressent particulièrement cet article.
8La publication, en 2023, du numéro d’Égypte Soudan mondes arabes « Public Space in Cairo and Khartoum » aborde des cas de négociations différenciées d’occupation de l’espace public sans toutefois s’inscrire frontalement dans une perspective de genre. Or c’est au prisme de l’articulation des rapports sociaux de genre et de classe spécifiquement que je propose d’étudier les conditions différenciées d’usage, d’accès et surtout de circulation dans l’espace public urbain cairote à travers l’étude des sorties des Snakes.
Méthodologie
Ce travail se fonde sur une enquête par observation participante au sein des Snakes de novembre 2018 à septembre 2019. J’ai pris part à une vingtaine de sorties, dont 13 pendant le mois de ramadan 2019, entre autres dans les quartiers populaires de Maspero, Boulaq Al Daqrour, Baragil et Sudan.
Ces sorties ont été l’occasion d’entretiens informels avec une quinzaine de participantes âgées de 18 à 35 ans, issues des classes moyennes supérieures, suivant ou ayant suivi des études supérieures dans les domaines du marketing, des langues ou de la finance. Celles qui avaient un emploi occupaient des postes dans la gestion de projet dans des structures à but lucratif, dans des domaines comme les arts, le design ou encore le développement économique.
Outre les sorties cyclistes, j’ai participé à une demi-douzaine de réunions de l’équipe d’organisatrices, composée de façon spontanée de cinq ou six participantes régulières, très assidues aux sorties et proches de la fondatrice du collectif. Je distingue les membres de l’équipe organisatrice, les participantes les plus assidues extérieures à l’équipe d’organisation, les participantes assidues en période de ramadan et les participantes occasionnelles. L’équipe d’organisatrices planifie les sorties futures en matière de lieu, de type de biens à distribuer, de recherche de personnes relais dans un quartier. Les réunions avaient lieu dans un quartier huppé du Caire dans un café de franchise internationale. L’observation participante de 2018-2019 a été complétée par des entretiens en ligne enregistrés avec des membres de l’équipe organisatrice en 2020. Au-delà des Snakes, je mobilise des entretiens avec d’autres acteur.ice.s de la cause cycliste, dont un expert de l’organisation UN-Habitat, l’auteur d’une recherche sur les vélos partagés au Caire et la porte-parole d’une association de lutte contre le harcèlement, rencontré.e.s entre 2018 et 2023. J’éclaire aussi mes propos d’observations quotidiennes hors temps d’enquête.
Dans un premier temps, j’analyse les conditions qui ont permis l’émergence de la proposition des Snakes dans une ville médiatisée et, partant, souvent vécue sur le mode du danger pour les femmes. Après un détour par les multiples sens attribués à la pratique cycliste en matière de genre et de classe, j’interrogerai l’importance, dans le dispositif que proposent les Snakes, de la mission de charité – en particulier pendant la période du ramadan –, son rôle dans le contournement des obstacles réels ou perçus à la circulation de femmes de tous âges à vélo dans la capitale et enfin son potentiel à rassembler au-delà des hiérarchies de classe entre donatrices charitables et bénéficiaires des actions de charité.
9Les Snakes invitent à des sorties cyclistes en groupe les vendredis matin (début du week-end en Égypte), avant la prière du midi (ez-zuhr), à une heure donc où les rues sont désertes. Ce n’est pas l’unique rassemblement cycliste et depuis les années 2000, cette tendance touche aussi d’autres pratiques sportives observables dans divers quartiers favorisés de la capitale. Les Snakes se singularisent cependant par l’action de charité qu’elles pratiquent et par le fait de circuler dans des quartiers populaires. Une autre distinction fondamentale est la place prépondérante que prend l’évitement du harcèlement sexuel dans le discours de la fondatrice du groupe. Depuis une vingtaine d’années, cette notion a progressivement été érigée en problème public, passée d’une locution de campagnes de la société civile à une catégorie juridique pénale mobilisée principalement par les femmes des classes moyennes supérieures (Kreil, 2016). Utiliser le vélo comme un outil pour éviter ce harcèlement est une proposition inédite qui soulève à la fois des questions sur le type de femmes invoquant ou se ralliant à la lutte contre le harcèlement sexuel et sur les différents sens et imaginaires attachés à la pratique cycliste en fonction de la classe et du genre.
10Sous l’effet notamment des bailleurs de fonds internationaux, la société civile s’attaque de manière croissante à la question du harcèlement sexuel dans l’espace public depuis les années 2000 (Lachenal, 2019 ; Rizzo, Price et Meyer, 2012). Dans le cadre d’une entreprise de « mesure » de la menace (Abu Amara, 2012) menée par des acteur.ice.s locaux et internationaux, une enquête du Centre égyptien pour le droit des femmes (CEDF) révèle en 2008 que 83 % des femmes égyptiennes auraient subi du harcèlement sexuel (Kreil, 2016). Cinq ans plus tard, une enquête diligentée par UN Women fait état de chiffres encore supérieurs. En 2009, l’agence onusienne aide à financer une conférence internationale sur « Le harcèlement sexuel comme violence sociale et ses effets sur les femmes dans la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord ». L’année suivante, elle soutient au Caire le programme « Safe Cities for Women » (Lachenal, 2015) dont fait partie la « Campagne transports en commun » lancée au Caire en novembre 2012 impliquant trois groupes de la société civile qui ont aujourd’hui cessé leur activité. Perrine Lachenal écrit à propos de la période révolutionnaire qu’elle est caractérisée par la « diffusion d’une anxiété nouvelle » (Lachenal, 2015, 93). Elle atteste la circulation de « rumeurs » et « petits récits » d’agressions contre des femmes dont la dimension performative entretient quand elle ne crée pas l’anxiété. En 2017, comme une consécration diabolisante, un rapport de la Fondation Reuters intronise Le Caire comme mégapole la plus dangereuse au monde pour les femmes.
11Ce contexte institutionnel social et médiatique alimente le sentiment de vulnérabilité déjà présent et découlant du « simple » fait d’être femme (Le Renard, 2011b). Ghaliya Djelloul parle à cet égard de « décapacitation » et de « socialisation à la vulnérabilité » (Djelloul, 2018, 115). Si l’anxiété actuelle est aujourd’hui moindre que pendant la période révolutionnaire, la menace du harcèlement sexuel demeure, entretenue entre autres par l’importante couverture des agressions à caractère sexiste et sexuel par les médias classiques et sur les réseaux sociaux (Elmeligy, 2021). Des usagèr.e.s de réseaux sociaux numériques visibilisent les agressions sexistes et sexuelles, plusieurs pages et comptes ayant été créés depuis la seconde moitié de la décennie 2010 pour les relayer.
- 3 « Détails sur la mort de la docteur d’Al Salam : “Les mis en cause ont cassé la porte de son appart (...)
12Les faits couverts se passent dans l’espace public mais aussi dans les espaces domestiques. À titre d’exemple, en mars 2021, la mort de celle que les médias appellent « la docteure de Salam », en référence à sa profession et au nom de son quartier, défraie la chronique égyptienne3. Cette femme célibataire âgée de 34 ans vivant seule tombe de son balcon situé au 6e étage à la suite d’une altercation l’opposant à un voisin et l’épouse de son propriétaire, entrés de force chez elle après que le gardien de l’immeuble a alerté de ce qu’elle recevait un visiteur masculin. Ces derniers plaident le suicide de la défunte et échappent aux poursuites pénales, mais les médias relaient les conclusions de rapports allant dans le sens d’une mort provoquée.
13Cette médiatisation, ces chiffres, ces rapports, mais aussi les expériences personnelles ou partagées et rapportées de harcèlement sexuel dans l’espace public nourrissent et entretiennent le sentiment d’une ville inhospitalière pour les femmes qui l’habitent (Perrot, 1997). Ils ont conduit à une cartographie des quartiers plus ou moins dangereux équivalant souvent aux divisions entre quartiers bourgeois et quartiers informels, souvent au détriment de ces derniers (Kreil, 2016). Ces divisions sonnent comme des rappels à un ordre spatial sexué (Lieber, 2008). Ils sont source de craintes intériorisées, de peurs sexuées, qui, par effet d’anticipation, conduisent à l’adoption de stratégies et de pratiques de la ville conditionnées par les ressources dont chaque femme dispose. Si la crainte du harcèlement sexuel est plus mobilisée au sein des classes supérieures (Kreil, 2016), les stratégies de restriction des mobilités s’observent aussi dans d’autres classes sociales et entraînent, sur le temps long, la limitation des possibilités de celles qui s’y astreignent (Nasser et Hassan, 2022), renforçant ainsi les inégalités au croisement de la classe et du genre.
14Les participantes des Snakes adoptent des modes de déplacement caractéristiques des classes moyennes supérieures, tels que les distingue Anouk de Koning qui a observé les différentes manières de pratiquer la ville et de consommer au quotidien (Koning, 2009b). Comme l’observait déjà Gaëlle Gillot à propos des classes supérieures au Caire, les participantes aux Snakes se « rendent dans des lieux précis, entre lesquels [elles] ne font pas de liaison. [Elles] fréquentent la ville de façon fragmentée » (Gillot, 2002, 231). Parmi ces lieux comptent certains cafés qui sont souvent des franchises états-uniennes (comme Starbucks ou Beanos). Elles partent en vacances dans des lieux de villégiature en bord de mer, comme Marsa Matrouh (Sahel) ou Al Guna sur la mer rouge. Certaines fréquentent des clubs de loisirs qui sont des espaces exclusifs dont il faut être membre ou des salles de sport payantes. Ces pratiques contrastent avec celles qui ont été observées dans des travaux récents qui portent sur des quartiers de classes populaires comme Arab Ghoneim et Ard El Lewa : fréquenter un lieu pour la pratique du sport – comme une salle de gym, moins chère qu’un club (Eickhof, 2019) – ou des cafés populaires pour le loisir (Bonnefoi, 2022) y sont des apanages masculins.
15Les participantes des Snakes se déplacent surtout en VTC dont les applications se sont multipliées ces dernières années. Elles n’utilisent que de façon résiduelle les transports en commun comme le métro, les bus et les microbus. C’est ce que Doaa décrit de la manière suivante :
Ils peuvent toucher tes fesses, tes seins, et dire que c’est pas fait exprès. Donc je ne prends plus le bus depuis des années. Si je prends le microbus, je prends les deux sièges à l’avant, à côté du conducteur et personne n’a le droit de se mettre à côté. (Doaa, 2020)
16En 2016, à mon arrivée en Égypte comme expatriée travaillant pour une organisation internationale, on m’a déconseillé de sortir après la nuit tombée et de prendre des taxis, réputés dangereux et auxquels je devais préférer les VTC. Les transports en commun et leurs conducteurs font figure de repoussoir ultime, le chauffeur de taxi ou de tuktuk représentant l’agresseur sexuel potentiel par excellence. En témoigne la rumeur qui a largement circulé en 2002 au sujet du chauffeur de taxi – tueur en série qui aurait volé et violé des « femmes bien habillées » (Koning, 2009a). Les femmes des classes supérieures seraient donc les plus en danger. Selon l’enquête du Conseil national de la population de 2015, pourtant, les femmes des quartiers informels subissent davantage l’expérience du harcèlement que celles des quartiers « formels » (Roushdy et Seiverding, 2015). Les femmes des classes populaires se déplacent quotidiennement en métro, en bus et en microbus où les passagers sont serrés. Dans le métro, comptant trois lignes loin de couvrir l’ensemble de la ville, deux wagons par train sont réservés aux femmes. Il arrive que le chef de train rappelle la division de l’espace sexué à travers son micro : « Les hommes montés dans les wagons de femmes, allez dans un des autres wagons ! »
17Les microbus sont le moyen de transport le moins cher. C’est aussi celui où la promiscuité est maximale, les passagèr.e.s étant souvent pressé.e.s les un.e.s contre les autres. La crainte du harcèlement sexuel, qui aurait augmenté, s’exprime notamment par l’injonction entre passagèr.e.s à ce que les femmes s’assoient, dans la mesure du possible, à côté d’autres femmes.
18Dans l’espace public cairote, la présence des femmes est moins homogène que celle des hommes et ce quels que soient l’heure ou le type d’endroit fréquenté (Battesti et Puig, 2016 ; Fortier et Monqid, 2017). En février 2024, dans un groupe de parole féministe, plusieurs participantes issues des classes moyennes et moyennes supérieures disaient devoir justifier leurs sorties du domicile, là où les hommes se contentaient de passer le pas de la porte. Elles rapportaient comment les sorties, pour elles ou pour d’autres, se « payaient » au coût du travail domestique à faire en compensation, en amont et en aval de leur absence du domicile. En contexte de mobilisation, les sorties sont susceptibles de « se payer » également, au prix de l’intégrité physique, parfois sexuelle (Abd El Hameed, 2015). C’est précisément parce que les femmes ont un accès généralement plus contraint que les hommes à l’espace public au Caire (Nasser et Hassan, 2022) qu’il s’agit d’un enjeu de luttes féministes (Direnberger et Schmoll, 2014). Or, à cet égard, les épisodes révolutionnaires de 2011 et leurs suites ont marqué un tournant en matière de mobilisations, de mobilités et de mouvements de femmes dans l’espace public.
- 4 Nawal El Saadawi, « The Egyptian revolution establishes a new social contract and values », Bikya M (...)
19La place Tahrir a pu être rapportée comme ayant été une hétérotopie épurée de toute violence sexuelle (Lachenal, 2019). La féministe Nawal El Saadawi, psychiatre et autrice (Webb, 2019) est allée jusqu’à parler d’un nouveau contrat social de genre4. Les moments révolutionnaires qui se sont déroulés sur la place Tahrir ont pourtant donné lieu à de nombreuses violences sexuelles commises par des civils et par les forces de sécurité (Piquemal, 2018).
20Dès 2012, en réaction à ces violences sexuelles, des femmes et des hommes se sont réunis en collectifs de lutte contre le harcèlement sexuel, renouvelant le paysage militant. Les collectifs anti-harcèlement, nouvelle forme d’activisme, ont incité l’État à reconnaître officiellement, et pour la première fois, l’ampleur du problème (Zaki, 2015). La plupart des mouvements spontanés de la place Tahrir ont disparu après l’entrée en vigueur de la législation anti-manifestations de novembre 2013. Ils ont cependant constitué la preuve de la possibilité de l’action collective, notamment au féminin.
21Comment lancer l’idée de se réunir ? On sait l’importance qu’ont eue les réseaux sociaux numériques dans les rassemblements de 2011 et leurs suites et qu’ils avaient déjà été des outils fédérateurs dans des rassemblements préalables (De Angelis, 2015). Sans tomber dans le trope du ou de la « jeune rebel.le numérique » qui serait né.e soudainement à la faveur desdits « printemps arabes » (Gonzalez-Quijano, 2015 ; Bavard, 2020), on peut penser ces collectifs comme ayant préfiguré la naissance d’organisations futures dont les porteuses sont aguerries à l’usage des réseaux sociaux, aux revendications pensées comme apolitiques, mais héritières de l’idée d’agir en groupe de femmes.
- 5 Je tire cette conclusion de mes discussions avec différentes personnes dans des contextes variés su (...)
22Les participantes aux Snakes sont majoritairement trop jeunes pour avoir participé aux épisodes révolutionnaires. Même si ces épisodes font fatalement partie de leur histoire collective, elles n’y font pas référence. Plus d’une décennie après qu’il a été érigé comme problème public, la lutte contre le harcèlement sexuel dans l’espace public est devenue « mainstream », et le terme « harcèlement » (taharruch) est désormais entendu comme étant lié à l’adjectif « sexuel », même si celui-ci n’est pas mentionné5 (Abu Amara, 2012). Ainsi, se positionner contre le harcèlement sexuel n’est pas perçu comme un acte subversif et même si la fondatrice du collectif se définit comme féministe et activiste, d’autres participantes refusent cette étiquette, préférant mettre à distance ou dénier tout ce qui se rapporte au politique.
23Au-delà des labels, les Snakes s’inscrivent dans une onde féministe de corps en mouvement, mobiles et susceptibles de se rassembler par le biais des réseaux sociaux, surtout quand le mot d’ordre ne défie pas le pouvoir politique et qu’il est teinté de loisir. Cet héritage militant plaidant pour la liberté de présence et de circulation des femmes dans l’espace public est habilement revisité dans un contexte de multiplication, les vendredis matin, de pratiques sportives en groupes mixtes (au sens de la coprésence de femmes et d’hommes).
- 6 Hélène Sallon, « Au Caire, le culte du corps gagne du terrain », Le Monde, 4 novembre 2016, URL : h (...)
24Un article du Monde de 20166, année de création des Snakes, se faisait le relais du foisonnement, au Caire, de groupes de sportifs matinaux s’adonnant à diverses disciplines comme l’aviron, le jogging ou le cyclisme. Peu de travaux académiques ont pourtant été consacrés à ce phénomène. Ces pratiques auxquelles s’adonnent des personnes des classes moyennes et supérieures relèvent du loisir. Les pratiques de cyclisme observées contrastent, par exemple, avec celles que l’on retrouve majoritairement chez les hommes des classes populaires qui utilisent le vélo comme mode utilitaire de déplacement.
25La pratique cycliste s’inscrit ainsi à la croisée d’une pluralité d’usages de l’espace public, utilitaires et récréatifs. Mahmoud A, activiste de la cause cycliste et chargé de mission à UN-Habitat, affirme que celle-ci demeure associée à la pauvreté, à l’absence d’alternative.
Donc moi sur un vélo, on se dit « c’est Mahmoud sur son vélo parce qu’il est progressif et cool ». Mais quelqu’un de classe populaire ou moyenne on se dirait « il est à vélo, le pauvre. Il ne s’est toujours pas acheté de voiture ». (Mahmoud A, 2023)
26La première image qui vient à l’esprit à l’évocation simultanée du Caire et du vélo est celle des livreurs de pain, issus des classes populaires. Ils se faufilent entre les voitures, guidant d’une main leur engin et tenant de l’autre des dizaines de galettes de pain sur une palette. Des constructions artisanales tantôt à deux roues, tantôt à trois, arpentent ainsi les rues de la capitale, employées pour travailler par des hommes des classes populaires. Erik Puttrowait (2014) les catégorise comme des « oldschoolers », un terme qui renvoie à la catégorie des hommes de classes populaires qui utilisent des vélos anciens et robustes, pour des raisons financières, pour se déplacer, transporter, vendre ou livrer des biens tels que le pain mais aussi de la nourriture, ou encore des bouteilles de gaz. Il les oppose aux « lifestylers » issus des classes moyennes supérieures qui pratiquent le cyclisme de façon récréative. Entre les deux, on observe depuis quelques années l’augmentation des livreurs à bicyclette travaillant pour des plateformes. Pour la catégorie des lifestylers, la pratique cycliste relève moins du besoin que du loisir ou du défi sportif. Ils ont des engins plus récents que ceux des oldschoolers. Ils peuvent posséder des accessoires complémentaires comme un casque de protection ou des lumières, comme plusieurs participantes des Snakes. Depuis l’enquête, la pratique cycliste utilitaire s’est développée au sein des classes moyennes et supérieures, mettant à mal les catégories d’Erik Puttrowait. Selon Iman, qui participe aux sorties des Snakes, elle apparaît désormais comme « attire l’œil, sans être étrange ».
27En Égypte, la cause cycliste, dont la pratique au féminin serait une composante, est en pleine construction (Mousa, 2022). En témoigne la nouvelle phase de mise en œuvre du projet de vélos partagés Cairo Bike, permettant de louer un engin au prix d’une livre par heure. Plusieurs acteurs institutionnels, à savoir les collectivités locales et les ministères de l’Environnement et des Transports, en partenariat avec UN-Habitat et le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), utilisent un argumentaire développementaliste fondé sur les mobilités et l’écologie pour faire la promotion de l’usage du vélo.
- 7 « Egypt Sisi goes cycling for fuel economy », Al Arabiya News, 13 juin 2014, URL : https://english. (...)
28Au plus haut niveau institutionnel, le maréchal Al-Sissi a également participé à la promotion de la pratique cycliste comme étant plus écologique et comme pouvant répondre à l’augmentation du prix de l’essence : en 2014, alors qu’il était candidat à la présidence, puis en 2017, une fois aux fonctions suprêmes, il s’est en effet fait photographier et filmer en selle7. Ces mises en scène participent de ce que l’on pourrait qualifier de « bike washing » consistant, dans un premier temps, à lui faire perdre sa dimension déclassante.
Ça montre une image macho, masculine, et qu’il n’y a rien de mal à conduire un vélo, donc c’est un peu comme dire « chers hommes, ça le fait ! » (Mahmoud A, 2023)
Alors qu’il appelle de ses vœux une prochaine étape dans laquelle les destinataires principales de ces politiques de promotion du vélo seraient les femmes, Mahmoud A salue positivement l’apparition à vélo, pendant la COP 27 en 2022, de Yasmine Fouad, ministre de l’Environnement. Selon lui, l’image est plus incitatrice que les discours.
29Lachenal restitue, après consultation du rapport sur « les femmes et le sport dans la société » de Nabila Abdelrahman (1992, citée par Lachenal, 2015, 178), doyenne de la faculté d’éducation physique pour filles à Alexandrie, que celle-ci préconise une pratique sportive certes, mais ségréguée, avec des mouvements « polis et non excités » et le port de vêtements couvrants. Dans le cadre d’une recherche sur la pratique du sport au Caire, une enquêtée établissait une distinction entre le basket, praticable devant les hommes, et l’aérobic, à pratiquer en non-mixité de crainte de les aguicher (Walseth et Fasting, 2003). Ce même argument de pudeur à l’égard du corps féminin en mouvement vis-à-vis des regards masculins a été mobilisé par des enseignants et directeurs d’établissements scolaires pour justifier leurs réticences à ce que des adolescentes suivent les cours d’éducation physique et sportive (Herrera, 2007).
- 8 Masonis Krista, Report on Youth Programming in Egypt, Save the children/USA, 1999, cité par Lachena (...)
- 9 Ces sens péjoratifs ont pour socle commun la comparaison d’une personne pénétrée sexuellement, femm (...)
30L’objectivation sexuelle dès l’adolescence et le continuum de violences masculines comme inévitable corollaire auxquels fait référence Djelloul à propos de l’Algérie (2021, 86) raisonnent particulièrement avec la situation cairote, surtout s’agissant de la pratique cycliste. Les petites filles jouent au tricycle dans les rues comme et avec les garçons mais sont moins présentes en selle une fois passé l’âge nubile. La position qu’implique la conduite du vélo, fesses vers l’arrière, buste baissé, jambes en mouvement, peut être perçue comme plus sexualisante que la marche à pied. Plusieurs participantes ont pu me confier dans un mélange d’indignation et de résignation avoir fait l’objet de remarques de passants de l’ordre de « j’aimerais être ta selle ! ». La créatrice des Snakes évoque une croyance – non spécifique à l’Égypte – selon laquelle la selle aurait un potentiel de défloraison, ce que l’on retrouve également dans un rapport de l’ONG Save the Children8, qui fait aussi référence à un potentiel masturbatoire. La selle menacerait-elle la virilité ? C’est ce que porte à croire le fait que le terme ‘agâla, signifiant bicyclette en dialecte égyptien, est aussi utilisé pour désigner un homme efféminé ou dont on soupçonne l’homosexualité. À cet usage dévirilisant du terme ‘agâla s’ajoute un triple sens, puisqu’il désigne aussi une femme sexuellement active avec plusieurs hommes9, ce qui comporte intrinsèquement un jugement dépréciatif (Bavard, 2013). Alors que l’engin est encombré de telles connotations, quid de la pratique cycliste comme méthode de contournement par rapport au harcèlement sexuel ?
31D’après Dalia, la vitesse permet d’éviter le harcèlement sexuel par rapport à la marche à pied. Elle permet aussi d’accéder à un sentiment de puissance renforçant la confiance en soi. Le corps file et se défile, passe à travers les mailles d’un filet de harcèlement sexuel. Faire du vélo, c’est d’abord un ressenti physique de vitesse, de glisse, d’équilibre. Sa pratique suscite des sensations de puissance, de liberté, d’autonomie (Mundler et Rerat, 2018). On est seule maîtresse à bord, seule aux commandes, seule actionnaire de sa propre mobilité, on choisit sa direction. La cycliste est le moteur de sa machine, par la force de son propre corps.
Je sens que mon corps est fort, que je peux faire des choses que je n’aurais pas crues possibles, j’ai moins peur du reste. J’ai moins peur des hommes. (Dalia, 2020)
La vitesse, la puissance, cette agentivité particulière, bousculent l’ordre du genre. Elles contrastent avec l’image habituelle de femmes assises jambes serrées de côté à l’arrière de deux-roues motorisés conduits par des hommes.
32S’agissant du vélo comme alternative aux transports en commun, il serait susceptible d’extraire de la promiscuité que ceux-ci impliquent avec les autres passagers. Un autre argument soulevé par Dalia est son caractère peu coûteux. Cela dit, Iman, une de ses acolytes de l’équipe organisatrice, relativise ces avantages. Dans une ville sans infrastructure adéquate et où 20 kilomètres peuvent communément séparer le domicile du lieu de travail, que seules des artères à double sens de circulation relient, l’alternative devient moins évidente et autrement risquée.
33Les membres de l’équipe organisatrice ont persévéré dans leur engagement malgré les remarques et la dangerosité des routes. Elles ont surtout fait fi des connotations tantôt déclassantes et tantôt sexualisantes associées à la pratique cycliste dans l’espace public. Il ressort toutefois de mes entretiens avec des participantes occasionnelles, extérieures au noyau dur des Snakes, que la pérennité de la mobilisation de 2016 à 2020 réside moins dans l’adhésion à l’invocation du harcèlement sexuel que dans l’alliance avec les actions de charité, principal moteur de leur fidélité.
- 10 Action philanthropique et développement au Proche-Orient aux xxe et xxie siècles. Acteurs, pratique (...)
34La charité sous des formes contemporaines renouvelées a fait l’objet d’un regain d’intérêt scientifique, ainsi qu’en témoigne la tenue en juin 2022 d’une journée d’étude consacrée à l’action philanthropique et au développement au Proche-Orient aux xxe et xxie siècles10. Il s’agit d’une tradition ancienne en Égypte chez les chrétiens comme chez les musulmans (Badran, 1995 ; Clark, 2004). La charité a par ailleurs été un des premiers registres d’actions collectives féminines au Caire. Très consensuelle, elle sonne comme un véritable alibi pour explorer de nouvelles mobilités dans des territoires où les participantes des Snakes ne se seraient pas rendues sans cette raison.
35Le recul de l’âge du mariage, l’exposition notamment à travers les réseaux sociaux numériques à des activités variées augmentent la palette des aspirations de sociabilité de jeunes femmes disponibles et dynamiques des classes moyennes supérieures et dont les pratiques sont déjà forgées par l’évolution des formes d’emploi et les réformes urbaines des dernières décennies (Koning, 2009b). En effet, le travail, les revenus, la situation matrimoniale, le fait d’avoir ou non des enfants, de fréquenter certains lieux de loisir sont autant de motifs d’investir l’espace urbain en dehors du cercle familial sur ce mode discontinu précédemment évoqué (Gillot, 2002). Si la plupart des participantes sont célibataires, n’ont pas d’enfants et vivent avec leurs parents, elles ont néanmoins leurs propres motifs et des pratiques très diverses hors du domicile, ce qui est une caractéristique des classes moyennes supérieures. Dalia pratique et enseigne le yoga. Iman fait du crossfit en salle. Radwa prend des cours de tennis. Elle qui, en raison de son couvre-feu, ne prend pas part aux réunions de l’équipe d’organisatrices, accompagne régulièrement une association pour des missions de charité à la journée en dehors du gouvernorat. Certaines (minoritaires) partent en week-end entre ami.e.s, en donnant à leurs familles (parfois naïves) des garanties de non-mixité femmes-hommes.
36Le fait de devoir justifier du motif de sortie du domicile apparaît comme interclasse. Les familles, toutes classes confondues, constituent souvent le frein principal à leur pratique cycliste. Le corps des femmes, lié à la notion d’honneur de la famille, voire de la communauté, se voit alourdi des craintes de l’entourage. Celles qui vivent seules, car venues s’installer au Caire pour les études ou le travail, font l’objet des regards du propriétaire, du gardien ou encore des voisins qui commentent leur mobilité, leur « style de vie », voire imposent des règles de fréquentation du domicile et des couvre-feux.
37La « réputation » (som‘a) et « respectable/respectueuse » (mohtarama) sont deux mots qui reviennent souvent en lien avec les attitudes et les possibilités des femmes. En écho à l’analyse proposée par Saba Le Renard (2010) dans son étude sur les femmes saoudiennes, on peut dire que « le soin attaché à la réputation » peut avoir un « effet disciplinaire » qui dissuade les femmes de se placer dans la posture de la cycliste avec ses possibilités de connotations sexualisantes. Cet effet rayonne à la mesure du cercle familial. Si faire du vélo dans les rues du Caire équivaut à devoir s’exposer aux regards des autres dans une position qui pourrait être interprétée sexuellement (Hoodfar, 2015), alors l’aval de l’ensemble de la famille importe.
38Dalia, de classe supérieure, évoque le tiraillement de sa mère qui, d’un côté, soutient sa lutte féministe charitable et, d’un autre, désapprouve certaines de ses tenues ou le fait qu’elle côtoie des amis hommes, agitant le spectre du « qu’en-dira-t-on » et craignant que les activités et attitudes de sa fille la rendent impropre au mariage.
Iman vit avec ses sœurs, sans ses parents et touche son propre salaire. Des conflits émergent entre leurs parents et elles lorsque, après quelques semaines au sein des Snakes, elle finit par leur révéler que c’est à vélo qu’elle fait ses actions de charité.
39Sortir pour accomplir une action de charité, outre l’affirmation d’appartenance à « celles qui donnent » – par opposition à « celles qui reçoivent » –, apparaît comme un marqueur de respectabilité. C’est, par conséquent, un argument de négociation difficile à contrer. Plusieurs cas témoignent de ce que l’œuvre de charité réalisée et la pratique d’une activité sportive profitable à la santé peuvent encourager la famille à plébisciter l’initiative, montrant ainsi l’intérêt du jeu des arguments mobilisateurs des Snakes sur les terrains à la fois de la « tradition » et de la « perturbation » (Bereni et Revillard, 2012). Les parents de Radwa, sans emploi, lui imposent un couvre-feu strict mais cautionnent son engagement à vélo pour la charité, alors que ceux d’Iman, qui a un emploi rémunéré, qui vit sans ses parents (installés à l’étranger) et qui est plus autonome dans ses sorties, ne sont pas conquis. Cela dit, la mise en selle d’Iman a déclenché d’autres types de « desserrements » vis-à-vis des opinions de sa famille, comme le fait de se séparer de son hijab, malgré sa profonde foi.
- 11 Le hijab est un type de foulard islamique, et celui qui est le plus fréquemment porté au Caire.
J’ai commencé à me battre pour plein d’autres choses. Pour le hijab11, pour voyager, pour tout… C’est l’étincelle qui a allumé le feu. Je n’y avais jamais pensé, mais c’est une des choses qui me rend si fidèle aux Snakes. (Iman, 2020)
40Il est arrivé que leurs familles elles-mêmes soient à l’initiative de la participation aux Snakes, voyant d’un œil hygiéniste et rassuré que leur progéniture pratique un sport, en non-mixité. C’est le cas de deux sœurs que la mère souhaite pousser à la pratique sportive. Elle a été séduite par l’originalité du modèle des Snakes.
41Délocaliser le sport des clubs, dans la lignée de la multiplication des salles de gym dans la ville, c’est permettre un moment en dehors de la famille. Les clubs sont des lieux communautaires, socialement homogènes. On y pratique le sport, on y mange, on y sociabilise, on y rencontre ses amis, mais aussi des amis de la famille. Ainsi le club, en ce qu’il est un « domaine familial », peut-il devenir étouffant, comme le confiait une enquêtée à de Koning (Koning, 2009b, 92). Participer aux Snakes permet donc de se « desserrer » de la famille et du cercle social restreint. C’est avoir une activité à soi, « développer progressivement un monde à [soi] », un pan de vie privilégié (Djelloul, 2020, 84).
42Dalia exprime sa satisfaction face au succès qu’a rencontré l’alliance du vélo et de la charité :
Ça marche vraiment ! Les gens ne nous ennuient pas, parce qu’on fait de la charité ! (Dalia, 2020)
43Margot Badran insistait à propos de l’engagement des femmes du début du xxe siècle sur le potentiel émancipatoire du travail bénévole qui permettait de sortir d’un univers où le confinement était la règle (en milieu urbain bourgeois). Le cantonnement au domaine du soin, traditionnellement associé au féminin, et à la charité, louée par les religions, permettait de justifier un glissement vers la sphère publique (Badran, 1995). À l’image de ces femmes du début du xxe siècle, les participantes aux Snakes élargissent leur champ d’action et leur périmètre de mobilité tout en respectant des lignes consensuelles, historiques, de l’engagement féminin et de la division sexuelle des rôles sociaux (Kergoat, 2001).
- 12 Premier repas avant le lever du jour où commencera la période de jeûne.
44L’existence des Snakes est presque consubstantielle à la période du ramadan puisque c’est pendant celui de 2016 que Dalia a lancé le projet. Le ramadan est un mois de piété et d’abstinence, mais aussi un mois de fête pendant lequel les ordres des espaces et du temps sont revisités. Les familles se couchent tard, parfois juste avant l’aube pour le Suhûr12. Les invitations pour la rupture du jeûne (Iftâr) fusent. Les horaires de bureau sont allégés. Les sociabilités se font principalement en intérieur, entre proches, dans les espaces domestiques. À l’heure de l’Iftâr, les rues sont quasiment désertes, la circulation est presque nulle. Ceux, très minoritaires, qui rompront le jeûne dans l’espace public sur des tables et des bancs spécialement dressés pour l’occasion sont principalement des hommes de classes moyennes et populaires. Les pratiques charitables spécifiques à la période révèlent des prises de position sociales, des autoassignations entre celleux qui donnent et à qui ils et elles donnent, et celleux qui reçoivent. Ainsi, certain.e.s cuisineront des portions supplémentaires à donner à des personnes identifiées comme pauvres, quand d’autres parcourront les rues de la ville en tapant sur un tambourin en chantant « Ramadân karîm » (joyeux ramadan) pour recevoir une aumône, s’automarquant comme pauvre.
45Pendant cette période, les sorties ont lieu tous les jours. On se retrouve avant la rupture du jeûne près du domicile de Dalia qui accepte que des hommes viennent en renfort du cortège pour avoir suffisamment de mains pour tout distribuer. Les participant.e.s sont au rendez-vous, plus nombreux.ses que pendant le reste de l’année, malgré la chaleur de ce mois de mai 2019 avec des températures comprises entre 30 et 40 degrés et le jeûne qu’elles rompront plus tard, une fois la mission accomplie. On récupère les vélos prêtés par un vélociste et déposés dans un garage proche. Une des membres de l’équipe organisatrice se charge de faire acheminer les repas de la soirée. On se répartit les charges puis le cortège se met en route vers un quartier préalablement désigné. La sortie est vécue sur le mode du devoir et tout effort supplémentaire comme une dévotion accrue, précise Iman.
46Pendant cette « brèche » que constitue le mois sacré, Radwa peut dîner avec l’équipe une fois la distribution terminée, alors que son couvre-feu l’empêche en dehors de cette période de participer aux réunions de l’équipe organisatrice.
Cette coprésence femmes-hommes à vélo dans l’espace public à l’heure où chacun.e est chez soi ou chez des proches ferait davantage désordre si elle n’était pas contre-balancée par son orientation vers une performance de piété, un idéal de charité (Vannetzel, 2019) répondant aux exigences religieuses spécifiques à la période.
47Si certains lieux sont clairement connotés classes supérieures, comme les cafés de chaînes occidentales, les centres commerciaux ou les communautés fermées (Denis, 2006, dans Amar et Singerman, 2006), d’autres sont moins intrinsèquement « classables », comme les rues et certains transports en commun (Koning, 2009a). Dans son analyse des pratiques spatiales des femmes des classes moyennes supérieures aux tranches d’âge comparables à celles des participantes aux Snakes au Caire au début des années 2000, de Koning évoque pour s’en distancier la théorie de Michel de Certeau (1980) qui distingue dans son Invention du quotidien les personnes détentrices de pouvoir, qui peuvent développer des stratégies spatiales, des « sans-pouvoir » qui ne peuvent que mettre en œuvre des tactiques momentanées, appelant pour sa part à une compréhension « plus complexe des micro-politiques quotidiennes de l’espace » (Koning, 2009a, 535).
48Dans le cas des Snakes, la participation aux sorties de femmes de classes moyennes ne représente qu’une tactique momentanée d’insertion voire d’intrusion dans des lieux où elles ne sont pas toujours les bienvenues, où elles ne se seraient probablement pas rendues en dehors d’un groupe et sans ce motif. Il n’en va pas de même pour les habitantes des quartiers populaires, cibles des actions de charité. Il n’y a rien d’étonnant à les rencontrer dans des quartiers plus bourgeois de la capitale depuis le début de la libéralisation économique qui, dans les années 1970, a creusé les différences entre classes, amenant les classes populaires à franchir les limites de leurs quartiers à des fins principalement de travail (Battesti, 2003 ; Koning, 2009b). Les femmes dépassent les lignes spatiales de classe pour vendre sur les marchés, effectuer des travaux de ménage, vendre des mouchoirs, mendier parfois. Leur rôle reproductif ne les assigne pas à l’espace domestique autant que les femmes des classes supérieures. Leur histoire de mobilité n’est pas marquée par une tradition de confinement mais plus par le travail à l’extérieur du foyer et une « mobilité par besoin » (Badran, 1995). Les hommes des quartiers populaires défient aussi la ségrégation spatiale de classe pour des activités comme la récupération d’objets usagés en vue de leur revente (apostrophant les habitants au cri de « roba bekia! », de l’italien roba vecchia, signifiant « vieilles choses »), ou pour cirer les chaussures.
49Aussi, si quitter le quartier populaire pour un quartier de classe supérieure peut faire partie des pratiques spatiales quotidiennes des habitant.e.s des quartiers populaires, les participantes des Snakes n’ont pas pour habitude de parcourir les rues de ces quartiers où ce n’est que de façon momentanée qu’elles défient l’ordre spatial de classe, et dans le but précis de s’acquitter de leur mission de charité.
50Quand le groupe cherche un nouvel endroit où faire œuvre de charité, le processus amenant à élire une nouvelle zone comme bénéficiaire potentielle révèle une logique d’altérité que je n’arrive pas à saisir pleinement. La proposition d’un nouveau lieu de distribution vient en général d’une participante ayant identifié une zone peuplée de personnes « pauvres » (fou’arâ), sans que les critères d’évaluation de cette pauvreté ne soient clairement énoncés. S’il arrive que nous ayons des difficultés à trouver l’endroit, des participantes demandent aux commerçants où sont les personnes « dans le besoin » (ellî mehtêgîn), sans davantage de précisions et sans que cela ne suscite l’incompréhension ni la surprise des interlocuteur.ice.s interrogé.e.s.
51Lorsque je demande à Nora, membre de l’équipe organisatrice, si elle se sent parfois étrangère en ces lieux, elle s’esclaffe de l’évidence. Quant à Dalia, elle exprime avec lucidité que :
Les participantes sont plus privilégiées que les bénéficiaires parce que ce dont ont besoin les bénéficiaires, les participantes l’ont. Et les bénéficiaires n’ont pas le luxe de faire du vélo en tant que sport. Si elles pédalent, ça sera en tant que mode de transport, pas pour le sport. (Dalia, 2020)
52Les loisirs urbains sont des « marqueurs d’identité » (Gillot, 2002) révélateurs de l’appartenance à une classe sociale a minima moyenne supérieure et renvoyant à un ensemble de pratiques. L’usage récréatif voire sportif du vélo en fait partie et exclut l’appartenance à une classe populaire.
53Ce sentiment d’extranéité est conforté par la façon dont nous sommes reçues dans les quartiers de distribution. Iman, de confession musulmane, regrette le traitement dont elle et ses camarades ont fait l’objet lors d’une sortie en particulier. Les habitant.e.s ont dénié leur foi musulmane car plusieurs ne portaient pas de hijab, les ont prises pour des chrétiennes et ont refusé de recevoir ce qu’elles offraient. C’est la compatibilité de la pratique cycliste par des femmes mêlée aux styles vestimentaires des participantes (jeans, leggings, joggings, t-shirts, tête nue pour certaines) avec l’appartenance à la religion musulmane qui est mise en doute par des hommes de classes populaires dont les épouses sont toutes vêtues de galabeyya, vêtement ample couvrant le corps du cou aux chevilles et aux poignets, portée dans sa version la plus sobre et la moins onéreuse, noire et unie, dans les quartiers populaires.
54Un autre exemple d’altérisation réside en ce qu’à plusieurs reprises, les participantes sont invectivées par les habitant.e.s dans leurs rudiments d’anglais, quand bien même celles-ci sont égyptiennes, discutent entre elles en dialecte égyptien. La pratique cycliste corrélée à la charité ne pourrait-elle à leurs yeux que venir d’étrangèr.e.s, et en situation de domination internationale (Jarry et al, 2006) ?
55L’extranéité va de pair avec une intériorisation de hiérarchisation que traduisent des plaintes de la part des bénéficiaires, qui demandent aux participantes de faire remonter leurs doléances au niveau étatique, leur attribuant des accointances qu’elles n’ont pas.
- 13 Cette scène à laquelle je n’ai pas assisté a été immortalisée dans un documentaire que j’ai pu cons (...)
On vit au milieu des rats, on vit au milieu des cafards ! Portez notre voix auprès du président ! Je vous en supplie, dites-le au président13 !
Cette demande de se faire « porte-parole » traduit une perception des participantes comme socialement supérieures et ayant un pouvoir politique. Elle montre la rareté pour les habitant.e.s des quartiers populaires de ces rencontres interclasses dont ils et elles se saisissent comme une occasion de faire « remonter » leurs problèmes (Le Renard, 2010).
56C’est fatalement un sentiment d’impuissance qui suit ce genre de demande. Impuissance aussi quand Iman regrette la difficulté du dialogue avec les communautés visitées, avec qui elle aimerait davantage aborder des sujets afférents aux droits des femmes, dans une perspective de changement social qui lui est chère. Dalia regrette également de ne pas pouvoir aborder plus souvent le harcèlement sexuel que les femmes des quartiers visités nient subir. Ce qu’on lui rétorque est de l’ordre de :
« non, je n’ai pas de crainte pour ma fille parce qu’aucun homme ne peut l’approcher » […]. Elles ne parleront jamais d’un truc comme ça (du harcèlement sexuel). (Dalia, 2020)
57Outre l’altérité et l’impuissance venant conforter les clivages de classe dont aucune n’est dupe, les distributions comptent des moments de tensions. J’ai souvent vécu la rencontre entre les participantes et les bénéficiaires et les moments de distribution comme éprouvants. Il n’est pas rare que des bénéficiaires se regroupent autour des donatrices, prennent des objets destinés à la distribution des mains, tentent d’ouvrir un sac contenant des éléments à donner, autant de rapprochements physiques qui peuvent être ressentis comme intrusifs et malaisants, tant pour les bénéficiaires que pour les donatrices. Il est d’ailleurs arrivé qu’une primo-participante aux Snakes décide de ne pas renouveler l’expérience, pour cette raison.
58Ces frictions et difficultés de communication ne sauraient occulter les moments de joie partagés, à l’instar de ceux où nous aidons les enfants à essayer nos vélos, les accolades, les rires, des remerciements sincères, ou encore les paroles de jeunes mères disant aux participantes qu’elles souhaitent un jour voir leurs filles à vélo, comme elles. Je note que seules les enfants ont essayé nos vélos, jamais des femmes adultes, ce qui résonne avec les déclarations de Mahmoud A sur une perception du vélo qui serait inappropriée pour les mères spécifiquement et qu’il attribue à une « mentalité conservatrice ».
59Ceci étant, malgré les velléités bienfaitrices et les intentions de dialoguer des participantes, les sorties sont des performances de moments interclasses, restreintes dans le temps et par leur visée. À l’intérieur du collectif, les styles de vie et les pratiques des participantes ne sont pas complètement homogènes. Pourtant, le moment de la sortie cycliste crée une union autour de ce mode de déplacement et par différenciation vis-à-vis des bénéficiaires. Les dissemblances sont ainsi gommées à la faveur de la pratique cycliste au féminin. Auprès des femmes des quartiers populaires, la mise en selle ne rencontre qu’un faible succès. Lorsque Dalia l’évoque à une mère de famille comme outil d’évitement du harcèlement sexuel, celle-ci lui répond qu’elle continuera de prendre les microbus et qu’elle assènera un coup de sandale à quiconque tenterait de la harceler, montrant ainsi qu’elle a ses propres techniques de défense.
60Ces observations rappellent ce que Saba Le Renard écrit sur « l’adoption par certaines femmes de pratiques de la ville considérées comme inhabituelles ou transgressives vis-à-vis des normes de genre » qui peut « contribuer à des processus de différenciation en termes de classe » (Le Renard, 2011b, 151). Dans notre cas aussi, la mise en scène d’une « modernité » féminine, mobile, inclusive, qui dialogue entre classes, apparaît comme révélatrice voire réaffirmant les ordres de classe qu’elle souhaitait pourtant dépasser.
- 14 Notamment du fait du système de paiement nécessitant un téléphone intelligent.
61La pratique cycliste au féminin est devenue de moins en moins incongrue au fil des années qui ont suivi la fin de mon enquête participante au sein des Snakes. Depuis, le « passage » de la Covid-19 en a conduit plus d’une à s’essayer au cyclisme dans les rues désertes de la capitale lors des moments de couvre-feu, à s’engouffrer dans la possibilité d’un autre rapport à la rue. Les concernées ne sont pas issues des classes populaires. Par ailleurs, concomitamment à la tenue de la COP 27 à Charm el-Cheikh en automne 2022, le projet de système de vélos partagés présent depuis plusieurs mois dans les tiroirs d’agences onusiennes s’est concrétisé dans quelques rues du centre-ville où des pistes cyclables ont été temporairement tracées. Ces infrastructures, présentes uniquement dans des quartiers de classes moyennes supérieures (le centre-ville et l’île de Zamalek) y invitent à la mise en selle et l’y légitiment (Nasser et Hassan, 2022). Elles viennent redorer le blason de la bicyclette avec une touche de modernité14 tout en ayant un coût comparable à celui des transports fréquentés par les classes populaires. Celles-ci ne sont toutefois, au vu de l’emplacement desdites infrastructures, pas destinataires de l’invitation à circuler à vélo.
62Ce travail démontre que les sorties des Snakes rebattent les cartes des modes de circulation au prisme de l’imbrication du genre et de la classe. Les rencontres provoquées amenuisent temporairement des distances de classe. L’œuvre de charité apparaît au service de la constitution d’un « nous » en position de pouvoir donner et adhérent à l’idée de la mobilité cycliste au féminin, par opposition aux bénéficiaires en position de recevoir et demeurant à rallier à la cause du vélo. Quant au motif de la lutte contre le harcèlement sexuel, sa discussion et le refus de la proposition descendante des Snakes de l’éviter par la pratique cycliste suscite la revendication d’une féminité résistante propre à des femmes de classes populaires et distincte de celle des participantes.
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