1Le genre de la lutte propose une nouvelle approche historique des luttes politiques au Mali : l’analyse des mouvements de protestation, des révoltes et des manifestations populaires par le prisme du genre. Couvrant les deux périodes successives que sont l’ère socialiste de Modibo Keïta (1956-1968) et la dictature militaire de Moussa Traoré (1968-1991), l’ouvrage explore la manière dont hommes et femmes ont participé aux mouvements de luttes et la façon dont leurs rôles ont été assignés et perçus. En choisissant cette approche, Ophélie Rillon relève le défi ambitieux d’une relecture de l’histoire à la lumière des identités de genre qui permet de réexaminer les dynamiques sociales et politiques du Mali contemporain.

3C’est donc la hiérarchisation des rôles masculins et féminins dans les événements protestataires que cet ouvrage documente et analyse, en adoptant une approche intersectionnelle particulièrement convaincante, croisant les catégories de genre, de classe et d’âge. Une démarche qui permet notamment de déconstruire l’idée de mobilisations limitées aux classes populaires et conduites par des hommes avec le soutien de femmes, parfois réduites à leur statut de mères, venues gonfler les rangs sans véritable engagement idéologique.

5A travers une lecture renouvelée d’événements politiques majeurs tels que l’insurrection de 1991, les mouvements étudiants des années 1970, la révolte paysanne de 1968 ou encore les rébellions touarègues des années 1960 et 1990, l’autrice reconstruit les récits nationaux en restituant la place des femmes, mais aussi des jeunes, souvent au cœur de ces mouvements. L’ouvrage remet en effet en question les catégories traditionnelles de l’engagement politique en montrant que les femmes et les hommes sont loin d’être des groupes homogènes et sont traversés par des dynamiques de classe et d’âge. L’autrice décèle par ailleurs, en dehors des épisodes de révoltes les plus remarquables, les formes de lutte quotidiennes, plus discrètes et néanmoins structurées par des discours politiques et des revendications précises, féminines en particulier.

6En étudiant les deux principaux régimes du Mali postcolonial – le régime socialisme et la dictature militaire – Ophélie Rillon revient sur la façon dont ils ont tour à tour façonné les rapports de genre. Elle montre ainsi que le régime socialiste avait un intérêt particulier pour l’encadrement des femmes, notamment au sein de l’USRDA, le parti unique, dans un objectif de contrôle de leurs comportements et de maintien de la moralité publique, alors que la dictature militaire a minimisé les normes de genre au profit de la surveillance des élites enseignantes et de la contestation croissante dans ce milieu. L’analyse de ces deux périodes (1956-1968 et 1968-1991) met en lumière la manière dont les femmes ont été successivement contrôlées, surveillées et mobilisées dans les projets de construction nationale successifs.

7Le genre de la lutte est donc un ouvrage à la fois novateur et indispensable pour l’étude de l’histoire contemporaine du Mali, qui rend compte, très finement, de la façon dont le genre y a structuré les luttes politiques et sociales. Il ouvre des pistes de réflexion particulièrement inspirantes sur les processus de construction nationale, les dynamiques de contestation et les rapports de pouvoir genrés.

8Certain·e·s lecteur·ice·s regretteront sans doute le manque de perspective comparatiste, puisque d’autres pays d’Afrique de l’Ouest ont connu des mouvements de contestations similaires ou simultanés. Un parallèle aurait ainsi pu être dressé entre la place des femmes dans la révolte de 1991 et la mobilisation estudiantine au Niger voisin qui déclenche, la même année, un mouvement de protestation national puis une « marche des femmes » restée dans les mémoires un symbole historique de la transformation des formes de luttes populaires.

9De même, les dynamiques internes aux différentes rébellions touarègues qui voient le jour au début de la décennie 1990 au Mali et au Niger – et le rôle joué par les femmes dans ces mouvements en particulier – auraient pu être mises en perspective. Toutefois, l’analyse des formes genrées de contestation que livre Ophélie Rillon dans cet ouvrage représente déjà une gageure : relire, enrichir et reconstruire dans sa complexité l’histoire sociale et politique du Mali indépendant.