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BDSM

Coordination

Gilles Chantraine (CLERSE – CNRS/Université de Lille) gilles.chantraine@univ-lille.fr

Daria Sobocinska (Triangle – ENS Lyon) daria.sobocinska@ens-lyon.fr

Appel

Désignant à la fois une philosophie de vie, une orientation sexuelle, et un ensemble de pratiques érotiques, le sigle BDSM est un acronyme formé à partir de trois autres : « B/D » pour « Bondage et Discipline », soit un ensemble de pratiques organisées autour de châtiments corporels et de restrictions physiques ; « D/s », pour « Domination et soumission », soit un ensemble de pratiques où un·e « Dominant·e » prend le contrôle d’un·e « soumis·e ». Le D/s peut être organisé autour de jeux de rôle mettant en scène des corrections (nourrice/bébé, professeur·e/étudiant·e, patron·ne/secrétaire, maître/chien·ne, maître/esclave, etc.). Enfin, « S/M » désigne un ensemble de pratiques plus physiques, orientées vers la douleur corporelle et sa transmutation en plaisir : plaisir de faire mal et d’avoir mal entre adultes consentant·es.

La sociologie américaine, dans le sillage de la sociologie de la déviance et de la sociologie urbaine d’une part, des sociologies du genre et de la sexualité, des études gaies et lesbiennes et des queer studies d’autre part (Bourcier, 2001), est à l’origine de productions majeures sur la question (dont Rubin, 2019 mais aussi Graham, 1995 ; Newmahr, 2008 ; Beckmann, 2009 ; Weiss, 2008, 2011 ; Lindemann, 2012 pour n’en citer que quelques-unes). Ces productions se focalisent cependant le plus souvent sur le BDSM hétérosexuel tarifé – notamment dans les donjons professionnels – ainsi que sur les pratiques BDSM homosexuelles et le milieu SM/gay/cuir (notamment Hennen, 2008).

Pourtant, les pratiques BDSM gagnent progressivement en visibilité, notamment sous l’impulsion de productions culturelles qui donnent à voir des pratiques habituellement tenues à la discrétion (Bigey et Laurent, 2021) ou du développement de boutiques érotiques qui abandonnent leurs traditionnelles vitres noires (Coulmont et Roca Ortiz, 2007) pour s’intégrer dans le paysage des centres-villes et ainsi se rendre plus accessibles. Cette visibilisation croissante des représentations et des pratiques BDSM met en évidence au moins deux ordres de phénomènes. D’une part, elle accompagne la porosité des catégories sexuelles et la diffusion à un public élargi de pratiques qui s’intègrent à une sexualité plus « ordinaire », définie par Coulmont et Maudet comme conforme à l’ordre sexuel et ne présentant pas a priori de caractère spécial (Coulmont et Maudet, 2024, 6). D’autre part, elle donne davantage à voir l’existence d’une communauté érotique sous-culturelle soucieuse d’entretenir des formes de distinction par rapport aux adeptes d’une sexualité « vanille » – qualificatif qui vise à dénigrer quelque peu et mettre à distance la sexualité ordinaire.

Ce numéro se construit ainsi autour d’un double objectif : interroger le BDSM à partir des grands questionnements qui traversent les recherches en sciences sociales sur la sexualité – sociologie, études sur le genre, études culturelles, droit, sciences du langage et littérature, etc. – et, inversement, à interroger la sexualité dite « ordinaire » à partir des marges. Il nous semble en effet que les pratiques BDSM sont un objet de choix pour la sociologie de la sexualité. Si le propre d’un acte sexuel résulte de la capacité d’un·e ou plusieurs acteur·ices à définir une situation comme érotique (Bozon, 2013), le BDSM fait figure d’archétype et d’effet loupe de ce processus puisqu’il repousse les limites de l’érotisation du non-sexuel-a-priori : faire la vaisselle, ne pas faire l’amour, manger dans une gamelle en aboyant, attendre dans une cage, etc.

Le BDSM comme script culturel : droit, psychiatrie, productions culturelles

Dans la perspective des scripts sexuels élaborée par Gagnon et Simon (1973), le concept de script culturel (Gagnon Simon, 1973) désigne l’ensemble des normes, valeurs, et attentes sociales qui guident les comportements dans une société donnée en ce qui concerne la sexualité. Les scripts culturels définissent ce qui est considéré comme « normal » ou acceptable dans une culture donnée, dictent les rôles de genre, les pratiques sexuelles, ou encore les codes de séduction. Ces scripts culturels sont construits, produits et diffusés par des institutions, comme le droit, la psychiatrie et les productions culturelles et médiatiques. Quelques enquêtes se sont directement focalisées sur l’analyse de la régulation juridique des pratiques BDSM (Cayla 2005 ; Quiviger, 2012 ; Marguénaud, 2007). Ces enquêtes nous permettent notamment de comprendre les glissements de jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme en matière de sadomasochisme, et l’articulation juridique délicate, entre la volonté de réprimer des atteintes à la « dignité humaine » et celle de « respecter la vie privée » d’adultes consentant·es. De son côté, la psychiatrie américaine, à travers les classifications renouvelées du DSM-5 en 2013, a récemment dépathologisé les pratiques paraphiliques : les pratiques SM ne sont plus considérés comme des troubles du comportement. Ce processus de dépathologisation, comme bien des discours issus des professionnel·les de la sexualité et/ou de santé (Béjin, 1992), participe à une normalisation au moins partielle de ces pratiques.

Dans ce dossier, nous proposons, parallèlement à l’analyse des dimensions juridiques et psychiatriques du BDSM en tant que script culturel, d’interroger les transformations du BDSM, et ses répertoires de pratiques, à travers la question de l’appropriation du BDSM dans la culture populaire et de sa réception par le public : dark romance, séries, publicités, pornographie, etc. En effet, le BDSM est à la mode : il serait vain aujourd’hui de vouloir citer exhaustivement les publicités, œuvres d’art, clips, lignes de vêtements, films ou romans qui en mobilisent l’iconographie, les symboles, l’esthétique ou l’univers. Le clip Erotica, de Madonna (1992), celui de Rihanna, S&M. (2011), mais également le film Secretary de Steven Shainberg (2002), et bien sûr la série, en livres et à l’écran, des Fifty Shades of Grey d’E. L. James, figurent parmi les illustrations emblématiques de cet engouement culturel et de son exploitation commerciale – sans oublier Babygirl de Halina Reijn, à l’écran en France début 2025. Sous l’effet d’une double torsion « proximité/normalisation » d’une part (par exemple : intégrer les jeux BDSM soft aux histoires d’amour et aux rapports sociaux et amoureux conventionnels, ce qui est le cas dans Secretary) et « distance/stigmatisation » d’autre part (par exemple : renforcer l’image pathologisante des pratiques considérées comme hard) l’industrie culturelle avale et intègre la symbolique BDSM à ses productions, de sorte qu’il paraît justifié de parler d’un processus de « mainstreamisation » du BDSM (Call, 2012 ; Weiss, 2006 ; Wilkinson, 2009). Les propositions d’articles portant sur les sites de rencontres, où se reproduit la tension entre normalisation – création d’un onglet spécifique sur des sites ou applis généralistes – et distinction – sites spécialisés adoptant les codes propres à une sous-culture érotique –, sont également les bienvenues.

Dans ce contexte de visibilisation de l’univers BDSM, ce premier axe ambitionne de renseigner les évolutions du BDSM en tant que script culturel. Ce sera ainsi l’occasion d’interroger, d’une part, l’appropriation du BDSM par la culture populaire, d’autre part la réception par le public des représentations médiatiques de la diversité des pratiques BDSM. Ce faisant, cet axe participera à l’étude des processus de circulation et de réappropriation des représentations médiatiques (Chedaleux, 2018), mais également des résistances de certain·es pratiquant·es face à d’éventuelles porosités entre BDSM et pratiques vanille. Ce premier axe accueillera autant des contributions issues de la sociologie, du droit que des cultural studies et des études littéraires.

Une sociologie des carrières BDSM

La transformation du BDSM comme script culturel participe de sa normalisation relative, en modifie les contours et les codes et redéfinit les frontières de la sexualité ordinaire. Dans ce contexte général, un deuxième axe structurant du dossier s’intéressera aux carrières BDSM, c’est-à-dire aux formes d’initiation, d’ancrage, d’enracinement et de sorties dans les pratiques BDSM, et leur inscription dans des trajectoires sexuelles plus larges. Ce second axe interrogera notamment les « tournants » biographiques qui organisent chaque carrière singulière : événement stigmatisant, « coming out », mauvaises expériences, investissement dans les pratiques associatives, etc. Il questionnera également les mécanismes par lesquelles les pratiques BDSM constituent (ou non) une « ligne biographique dominante » pour l’individu (au sens d’Ogien, 1995), notamment lorsqu’elle se professionnalise : travail du sexe en donjon privé, fabrication et commerce de matériel BDSM, etc.

La sociologie des carrières BDSM permet également d’observer un monde dont les conventions sont partagées et discutées par ses membres, un monde investi par des individus aux appartenances sociales spécifiques. Les questions classiques de la sociologie de la déviance – la critique les catégories savantes et étatiques, les processus d’étiquetage et de stigmatisation, leur retournement et la constitution d’une culture souterraine et secrète – pourront être réinvesties ici. Cet axe sera également l’occasion d’interroger quels éléments biographiques, pratiques, rencontres et interactions permettent, ou non, l’inscription dans une carrière et dans une identité BDSM plus ou moins durable. Considérer la sexualité comme un espace de pratiques, mais aussi comme un espace de construction et de (re)présentation de soi (Foucault, 1997 ; Bozon, 2001) permet de mettre en évidence l’articulation parfois complexe entre le « faire » et l’« être ».

Enfin, on explorera la manière dont la gestion des risques sert de support à la formation et au renforcement d’une communauté érotique, à sa fermeture relative sur elle-même, et aux stratégies de distinction qu’elle implique : distinction entre « vrai·es » maîtres·sses et « vrai·es » soumis·es d’une part, qui sont à la fois « authentiques » et « sécures », et « faux·sses » maîtres·ses ou « faux·sses » soumis·es, qui sont « inauthentiques » car infiltré·es dans le monde du BDSM pour y assouvir des « pulsions » (les « vrais sadiques ») « dangereuses » car ne respectant pas les contrats et consignes entre partenaires consentant·es. Nous émettons l’hypothèse selon laquelle ces stratégies de distinction renforcent la dimension sous-culturelle des cercles sociaux étudiés, tout comme ils renforcent l’idée selon laquelle la pratique du BDSM est inséparable d’une quête d’« authenticité personnelle », importante dans l’organisation contemporaine de la sexualité (Bernstein, 2007). En ce sens, l’analyse des carrières BDSM met en perspective le travail sur soi de ses adeptes, travail dont il faut articuler les dimensions sociales, éthiques, sexuelles et genrées.

BDSM et rapports de pouvoir : genre, classe, race

Enfin, un dernier axe d’analyse questionne les rapports de pouvoir dans les pratiques BDSM, notamment les relations complexes entre sexualité, domination, violence et consentement.

Au sein du féminisme de la « deuxième vague », le sadomasochisme a été une figure rhétorique permettant d’interroger les liens entre genre, sexualité et violence. Pour Catharine MacKinnon par exemple, les pratiques SM sont moins une perversion qu’une clé de lecture des rapports hétérosexuels en général : au sein de la sexualité entre hommes et femmes se jouerait moins une recherche du plaisir qu’un désir de domination (MacKinnon, 2005). L’alternative entre le plaisir et le danger (Vance, 1985) a ainsi structuré le débat entre les féministes radicales – pour qui la sexualité est un espace de violences patriarcales – et les féministes « sexe positives » – pour qui la sexualité peut être un espace d’émancipation. Dans ce débat néanmoins, les pratiques réelles de celles et ceux qui s’identifient comme SM sont largement occultées (Rubin, 2010).

Prenant place dans des contextes spécifiques, la relation sadomasochiste offre la possibilité de rejouer ou d’inverser les rapports de domination ordinaires. De ce fait, les relations sadomasochistes peuvent être abordées comme un espace où sont travaillés, explicités, et parfois joués les rapports de genre, de classe et de race. Par exemple, l’hyper-explicitation réflexive des jeux sexuels BDSM entre partenaires (Senzo, 2014) met à l’épreuve le paradigme de la spontanéité – qui conduit à la reproduction de scenarii inégalitaires dans lesquels la sexualité des femmes est mise au service de celle des hommes (Thomé, 2022) –, souvent mis en avant dans les représentations de la « bonne » sexualité. Les situations dans lesquelles la femme adopte le rôle de « dominante » (ou « top ») et l’homme le rôle de soumis (ou « bottom ») pourront faire l’objet d’une analyse spécifique, tant elles interrogent, dans une approche féministe, les potentialités (Lugand, 2017) et les limites (Weiss, 2011) du retournement des rapports de domination. Il s’agit donc aussi bien de comprendre ce que le genre fait au BDSM, que ce que le BDSM fait au genre, aux féminités et aux masculinités.

Par ailleurs, les études sur le BDSM ont, jusqu’à une période récente, fait l’impasse sur les questions raciales (Cruz, 2020) et de classe, alors même que les praticien·nes du BDSM sont souvent décrit·es comme étant majoritairement blanc·hes, bien éduqué·es et jeunes, ce qui suggère une certaine homogénéité socio-économique parmi les participant·es (Brown, Barker, Rahman, 2019 ; Noor et al., 2018). Plus récemment, certaines enquêtes ont pointé, aux côtés du risque de fétichisation coloniale – notamment dans le cadre des « race play » (Brooks, Gonzalez, Sims, 2024) – les risques accrus de discrimination des personnes racisées au sein de la communauté BDSM (Erickson et al., 2022), et plus généralement les « privilèges blancs » en son sein (Bauer, 2008, 2014).

Dans une perspective intersectionnelle, ce numéro vise ainsi également à interroger les rapports de pouvoir dans les pratiques BDSM à travers l’analyse des enjeux de sécurité et de consentement. En effet, le BDSM est régulièrement mobilisé en exemple pour alimenter les réflexions théoriques sur le consentement sexuel (Garcia, 2021 ; MacKinnon, 2023 ; Serra, 2025) et les savoirs produits et diffusés dans des arènes académiques, militantes ou hybrides soulèvent des ambivalences autour de l’articulation entre consentement, domination et violences. Alors que les féministes « anti-BDSM » voient dans la sexualité SM, même lorsqu’elle est consentie, une scène de manifestation explicite de la domination masculine et des violences (notamment à l’encontre des femmes), les féministes « sexe positives » montrent comment et pourquoi le BDSM peut constituer, à condition d’intensifier la réflexivité critique à l’égard des pratiques concernées, une forme de sexualité égalitaire et épanouissante, notamment parce que le consentement en constitue l’un des fondements (Langdridge, Barker, 2007).

Prenant pour contexte le débat théorique autour de l’articulation entre consentement, domination et violences, ce numéro est l’occasion de réinterroger par la marge les permanences des rapports de domination en matière de genre, de sexualités – hétéro et homo-bi-sexualités –, de classe et de race. Il conviendra notamment d’évaluer la manière dont la re-problématisation des violences sexuelles après #MeToo et l’émergence d’une « culture du consentement » (Lévy Guillain, 2024) ont pu contribuer à modifier les scripts interpersonnels BDSM.

Soumettre une proposition

Les propositions d’articles, d’environ 500 mots, comprennent un titre, une présentation de l’article, les objets et les méthodes, ainsi que les nom, prénom, statut, rattachement institutionnel et email de l’auteur·e.

Elles doivent être envoyées pour le 21 avril 2025 au plus tard aux coordinateur.ices du dossier (gilles.chantraine@univ-lille.fr, daria.sobocinska@ens-lyon.fr) ainsi qu'au comité de rédaction de la revue Genre, sexualité & société (revuegss@gmail.com).

Les auteur·e·s seront avisé·e·s par email de l’acceptation de leur proposition pour le 19 mai. Les articles, inédits (35.000 à 60.000 signes), devront être envoyés le 1er octobre 2025 au plus tard. Les instructions aux auteur·e·s pour la rédaction des articles sont disponibles en ligne (https://journals.openedition.org/gss/747). Suivant la politique éditoriale de la revue, chaque article fera l’objet d’une double évaluation anonyme. L’acceptation de la proposition ne signifie donc pas acceptation automatique de l’article. Les articles retenus seront publiés dans le numéro thématique à paraître à l’hiver 2026 ou printemps 2027, selon le calendrier éditorial.

Bibliographie

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