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2025

Laura Tatoueix, Défaire son fruit. Une histoire sociale de l’avortement en France à l’époque moderne

Lucile Quéré
Référence(s) :

Laura Tatoueix, Défaire son fruit. Une histoire sociale de l’avortement en France à l’époque moderne, Paris, Éditions de l’EHESS, 2024

Texte intégral

  • 1 Voir par exemple ARIÈS Philippe, « Sur les origines de la contraception en France », Population, vo (...)

1L’ouvrage de Laura Tatoueix constitue une contribution importante à l’histoire du corps, de la médecine et du genre et de la sexualité. En menant une enquête à la fois scrupuleuse et inventive sur l’avortement en France, de l’édit d’Henri II de 1557 – qui condamne toute femme ayant caché sa grossesse et dont l’enfant serait mort sans avoir reçu le sacrement du baptême – au Code pénal de 1791, qui introduit et définit spécifiquement le crime d’avortement, elle s’attache à déconstruire l’historiographie en la matière, qui a avancé maintes fois l’idée selon laquelle les pratiques abortives et contraceptives n’existaient pas à l’époque moderne1. Partant du postulat que l’invisibilité d’une pratique ne permet certainement pas de conclure à son inexistence, Laura Tatoueix propose de faire parler les silences de l’histoire pour saisir non seulement les représentations de l’avortement, mais aussi, et c’est là toute la force de l’ouvrage, les pratiques et les vécus associés à l’interruption d’une grossesse. Avec un souci constant accordé à l’articulation entre les rapports de genre et de classe, son ouvrage propose une histoire sociale de l’avortement qui restitue avec finesse les contraintes qui organisent cette expérience et la manière dont elles s’imposent différemment aux femmes.

2Pour ce faire, Laura Tatoueix a dû relever un défi méthodologique d’importance : comment trouver les traces d’une pratique non seulement condamnée et réprimée, mais aussi tue du fait de la « distribution genrée de la parole » (p.32) dans la société française de l’époque moderne ? L’autrice mobilise un corpus divers, qui lui permet de saisir à la fois les représentations, les pratiques et les expériences de l’avortement sur une période de plus de deux siècles. Pour saisir les représentations, elle s’appuie sur les écrits théologiques et les traités juridiques laïques produits tout au long de la période étudiée. Pour appréhender les pratiques abortives, qu’elles soient le fait de profanes ou de celles et ceux qui en détiennent le secret, elle mobilise notamment les rapports rédigés par les chirurgiens du Châtelet sur des cadavres de fœtus entre 1673 et 1791, apportant un éclairage renouvelé sur les développements de la médecine judiciaire. Elle y ajoute un corpus particulièrement original : les « archives de la Bastille », qui rassemblent des documents relatifs à l’affaire dite des Poisons. Cette affaire, ayant conduit à l’instauration d’une Cour de justice spéciale entre 1679 et 1682, constitue un épisode spécifique de la répression de l’avortement à travers la poursuite des empoisonneur·euses. Enfin, pour restituer les vécus, elle fait le pari – réussi – de se tourner vers les archives judiciaires et policières pour retrouver la trace des expériences individuelles. La combinaison de ces différents corpus lui permet de révéler le processus de criminalisation de l’avortement qui caractérise l’époque moderne, de l’édit d’Henri II au Code pénal de 1791. Elle peut également mettre en lumière la manière dont cette criminalisation façonne les expériences de l’acte.

3L’ouvrage est organisé en trois parties qui explorent successivement la construction du crime d’avortement, sa répression et l’expérience qui en est faite. La première partie reconstitue le processus historique ayant conduit à la criminalisation de l’avortement. Dans un premier chapitre, l’autrice examine les écrits théologiques qui, dès la fin du Moyen Âge, condamnent l’avortement volontaire de manière absolue au nom de l’injonction à une sexualité à finalité procréative, de la prohibition de l’homicide et de la nécessité du baptême pour le salut des âmes. Elle montre néanmoins qu’au-delà de cette condamnation morale, l’époque moderne est marquée par des débats entre théologiens à propos du moment à partir duquel le fœtus devient animé – c’est-à-dire doté d’une âme – et par conséquent, du moment à partir duquel un avortement peut être considéré comme un homicide. La théorie de l’animation du fœtus quarante jours après la conception est en décalage avec une réalité où il est impossible de dater précisément le moment de la conception. Ce décalage empêche de traduire la norme religieuse dans la pratique. La condamnation morale absolue de l’avortement, qu’il soit volontaire ou involontaire (fausse couche), donne ainsi en réalité lieu à des pénitences peu importantes, tout en facilitant le rôle de contrôle social accordé aux prêtres.

4Le deuxième chapitre s’intéresse à la manière dont les juristes laïcs se sont attelés à définir le crime d’avortement volontaire, dans un contexte marqué par la sécularisation du droit et de renforcement de la justice d’État. Il éclaire ainsi le long processus de construction du crime d’avortement, qui relève, avant le Code pénal de 1791, de catégorisations criminelles éclatées : crimes d’encis (mort de l’enfant porté par une femme), d’empoisonnement, de parricide, d’infanticide, ou de suppression de part. L’édit d’Henri II, en particulier, qui condamne le recel de grossesse (c’est-à-dire sa dissimulation), aboutit à l’instauration d’une surveillance accrue de l’État sur le corps des femmes. Comme le note l’autrice, l’édit associe l’avortement à la répression de la transgression sexuelle et cible ainsi particulièrement certaines femmes, dont les filles et les veuves voulant cacher une grossesse illégitime. Les tentatives d’établir précisément et spécifiquement le crime d’avortement marquent le travail des juristes du XVIIIe siècle, de plus en plus critiques vis-à-vis de l’édit de 1557. Malgré des controverses, ils s’accordent sur la gravité du crime, considéré comme l’homicide d’une personne en puissance, et prônent la peine capitale.

5La deuxième partie s’intéresse à la discordance entre cette définition juridique de l’avortement et sa répression effective. Dans le troisième chapitre, l’autrice montre qu’au XVIIe siècle, si l’avortement est conçu moralement et juridiquement comme un crime absolu, dans la pratique il est peu poursuivi et encore moins condamné. Certaines catégories de femmes sont entièrement invisibles aux yeux de la justice, en particulier les femmes mariées et celles issues des catégories sociales privilégiées. Les accusées dans les affaires d’avortement partagent ainsi un certain nombre de caractéristiques : elles sont jeunes et non mariées, ou alors veuves, issues de milieux sociaux défavorisés et souvent prises dans des relations ancillaires. Les géniteurs et les professionnel·les de santé ne sont pas interpellé·es. La justice semble ainsi peu intéressée par l’avortement. D’une part, l’avortement fait l’objet d’une tolérance sociale qui fonde son invisibilité : le crime n’est pas dénoncé. D’autre part, le crime est difficile à prouver en raison de la difficulté à distinguer un avortement volontaire d’une fausse couche ou d’une tentative thérapeutique de guérir un trouble menstruel.

6Dans le quatrième chapitre, Laura Tatoueix montre qu’au XVIIIe siècle, plusieurs évolutions transforment la façon de concevoir et de poursuivre le crime d’avortement volontaire. D’abord, la laïcisation du droit conduit les juristes à mettre à distance le jugement moral qui pèse sur l’avortement. Si la dimension criminelle de l’acte n’est pas remise en cause, il n’est cependant plus considéré comme un péché. Le jugement moral à l’égard des filles ayant avorté pour grossesse illégitime se trouve particulièrement adouci par l’idéalisation du sentiment amoureux qui marque cette période. Ensuite, en lien avec l’émergence de la démographie, les juristes sont de plus en plus sensibles aux conditions sociales qui favorisent le recours à l’avortement volontaire et se mettent à considérer qu’elles relèvent de la responsabilité de l’État. Enfin, le développement de la médecine judiciaire et la généralisation du recours à l’expertise médicale qu’elle sous-tend dans les affaires d’avortement participent à changer les représentations de l’avortement en permettant désormais de le distinguer de l’infanticide. Ces évolutions ont mené à une transformation de la répression : ce sont les avorteur·euses qui commencent à être punies, tandis que les femmes enceintes sont perçues comme des victimes plutôt que comme des criminelles.

7La troisième partie, de mon point de vue la plus novatrice, s’attache à restituer l’expérience concrète de l’avortement à l’époque moderne à partir des interrogatoires des accusées dans les archives judiciaires. L’autrice reconstitue les parcours des femmes, de la prise de décision à la réalisation de l’acte, en mettant en lumière les contraintes sociales, relationnelles et matérielles qui influencent leur expérience. Ce sont d’abord leurs prises de décision qui sont contraintes « dans une société d’Ancien Régime où la capacité d’action des individus est fortement assujettie à leur situation sociale et à leur genre » (p.236). L’avortement est une solution imposée par des relations inégalitaires. Les couples sont toujours caractérisés par des différences statutaires importantes au bénéfice des hommes (en termes de classe, d’âge ou de statut social), rendant le mariage inenvisageable. Faire l’histoire de l’avortement permet ainsi de contribuer à une histoire des violences de genre et sexuelles : les géniteurs sont des employeurs, des oncles, des prêtres. L’autrice retrouve aussi la trace d’avortements contraints dont elle note qu’ils relèvent de la coercition. Elle rappelle également qu’« il est tout à fait envisageable que certaines femmes n’aient pas clairement eu conscience d’avorter, par incertitude, voire par ignorance concernant leur grossesse » (p.262), l’aménorrhée n’étant pas considérée à l’époque comme un signe certain de grossesse. L’expérience corporelle de l’avortement et la façon dont elle est perçue à l’époque moderne sont donc caractérisées par leur ambiguïté. Après la décision de mettre fin à une grossesse, ou tout au moins de « faire revenir ses règles », se pose la question de l’accès, dont l’autrice rappelle qu’il dépend du milieu social des avortantes, du lieu où elles habitent et de l’intensité du réseau de relations dans lequel elles sont insérées.

8Dans le chapitre 6, l’ouvrage dresse un inventaire des pratiques et des modalités abortives existantes à l’époque moderne et retrace les processus d’acquisition et de circulation de ces savoirs clandestins. Les différentes techniques abortives sont souvent combinées, preuve de leur (plus ou moins grande) inefficacité. Les procédés les plus courants prennent la forme de breuvages, poudres, potions et pessaires. Ils sont souvent associés à des techniques permettant aux femmes une certaine autonomie, comme les techniques externes du corps telles que les chutes ou le port de charges lourdes, ou encore les pratiques magiques et superstitieuses. La pratique la plus efficace, mais qui est loin d’être la plus répandue, est mécanique : elle consiste à introduire – sans asepsie – un objet dans le col de l’utérus. C’est par les praticiennes de santé qu’elle est la plus pratiquée, notamment parce qu’elle nécessite l’acquisition de savoirs anatomiques précis. L’apparition de ces techniques chirurgicales au XVIIe siècle permet ainsi de relever les premières traces de la médicalisation de l’avortement. Celle-ci s’accompagne de dynamiques de professionnalisation, laquelle est encore loin d’être stabilisée à l’époque : si un tiers des avorteur·euses appartiennent aux professions de santé, dont majoritairement des sages-femmes, personne n’en fait son unique activité. Pour autant, « détenir le secret confère un pouvoir attaché à une pratique lucrative » et la transmission des savoirs est organisée – et limitée – par cette « économie du secret ». Dans tous les cas, la clandestinité et la nécessité du secret contraignent les expériences abortives des femmes, qui doivent trouver des lieux pour se cacher, assumer le coût financier de l’avortement, et faire l’expérience de la douleur.

9Le dernier chapitre aborde avec minutie la question des conséquences corporelles et sociales de l’avortement. Les femmes doivent dissimuler les traces de l’acte, en cachant les linges tachés de sang, ou en prenant des remèdes pour éviter la montée de lait. Elles doivent également gérer les suites corporelles souvent douloureuses de l’acte, liées à la toxicité des breuvages, aux infections, hémorragies ou inflammations qui sont monnaie courante et peuvent être fatales à l’avortée. Il est néanmoins impossible de mesurer le risque de mort, car les décès sont maquillés pour éviter la honte. Enfin, les femmes doivent faire disparaitre discrètement les fœtus, corps encombrants lorsqu’il s’agit de maintenir cachée la transgression. Ils sont brûlés, donnés à manger aux animaux, enterrés ou cachés dans des endroits incongrus. Les femmes restent néanmoins préoccupées par le salut des âmes, et l’autrice relève l’existence de pratiques d’ondoiement ou d’enterrements à proximité d’églises.

10L’ouvrage renouvelle ainsi l’histoire du corps, du genre et de la sexualité en dépassant l’analyse des discours juridiques et religieux pour donner à voir la réalité sociale des expériences abortives. Il met en évidence la tension entre une condamnation morale et juridique absolue de l’acte d’un côté et sa répression ciblée de l’autre, laquelle est liée aux rapports de pouvoir entre les sexes et les classes sociales. Si l’avortement offre une porte de sortie à des normes sociales particulièrement contraignantes en matière de sexualité, Laura Tatoueix rappelle qu’à l’époque moderne, il ne peut pas pour autant être compris comme une pratique émancipatrice : les contraintes qui en organisent les modalités sont trop fortes – et trop dangereuses – pour les femmes.

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Notes

1 Voir par exemple ARIÈS Philippe, « Sur les origines de la contraception en France », Population, vol. 8, no 3, 1953, pp. 465‑472.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Lucile Quéré, « Laura Tatoueix, Défaire son fruit. Une histoire sociale de l’avortement en France à l’époque moderne »Genre, sexualité & société [En ligne], Analyses et comptes-rendus, mis en ligne le 03 avril 2025, consulté le 19 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/gss/9517 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13om4

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Auteur

Lucile Quéré

Institut des sciences sociales, Université de Lausanne
lucile.quere@unil.ch

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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