STENGER (Jan R.), Education in Late Antiquity: Challenges, Dynamism, and Reinterpretation
STENGER (Jan R.), Education in Late Antiquity: Challenges, Dynamism, and Reinterpretation, 300-550 CE, Oxford, Oxford University Press, 2022.
Texte intégral
1Quoique cela puisse sembler une évidence, Stenger commence son livre en soulignant le caractère sensible des visées éducatives, lesquelles font toujours l’objet de débats. Il donne ainsi l’exemple de l’éducation d’Athalaric – très jeune roi des Ostrogoths entre 526 et 534, puisqu’il accède au trône à l’âge de dix ans –, entre les aspirations littéraires de sa mère et la volonté des Goths de former un homme viril, prêt à diriger une armée en compagnie de camarades de son âge. Au-delà de la représentation de la masculinité qu’implique cette anecdote, avec une dichotomie entre la tradition barbare de la socialisation entre pairs et la formation lettrée du noble romain, Stenger montre d’entrée de jeu que l’éducation est par nature au cœur des débats sociaux de l’Antiquité tardive (p. 1). Or l’accent mis dans les dernières années sur l’étude des pratiques scolaires dominantes au détriment de l’étude des travaux théoriques sur la nature et les fins de l’éducation tend à occulter le fait que l’éducation fait l’objet de discours diversifiés et de controverses argumentées, comme en témoignent les discours éducatifs, les modèles pédagogiques et les réflexions sur les fins de l’éducation que composent Augustin, Thémistius, Libanius, Synésius ou Eunape. Pourtant, l’idée d’une continuité de la paideia dans l’Antiquité tardive demeure à ce jour dominante dans la littérature scientifique ; l’éducation, pourtant, ne se limite pas aux pratiques scolaires, comme le montre bien Stenger tout au long de l’ouvrage. Les prêtres chrétiens tels que saint Jean Chrysostome et saint Augustin empruntent par exemple leurs méthodes d’enseignement aux pratiques scolaires païennes et à l’enseignement des synagogues, mais en s’émancipant également de la paideia traditionnelle, notamment en raison du public auquel ils s’adressent, un public qui n’est pas nécessairement cultivé.
2L’auteur souligne dans le chapitre 1 la distance entre pratique scolaire et paideia, en abordant d’abord la polémique anti-chrétienne de l’empereur Julien, lequel contribue à l’exclusion des chrétiens de la pensée éducative de l’Antiquité tardive en associant paideia et paganisme. Puis il examine, la réponse chrétienne à cette critique en étudiant comment Grégoire de Nazianze déplace la controverse sur le terrain du logos et de la langue grecque (p. 39-40). Stenger, grâce à cette fine analyse de la controverse sur la loi scolaire, montre que, pour les uns comme pour les autres, la paideia ne se limite pas à la connaissance des classiques, de la langue et de l’argumentation rationnelle, celles-ci étant alors partagées par l’ensemble de l’humanité. La paideia implique en effet, selon lui, un certain rapport à cette culture, que celui-ci consiste en la préservation d’un héritage classique que l’on fréquente assidûment (chez Sidoine Apollinaire par exemple) ou dans la mise à distance de cet héritage par un processus complexe d’historicisation et de construction du temps qui fait l’objet du très riche chapitre 6.
3L’une des difficultés que présente l’étude de l’éducation religieuse, comme le note avec justesse l’auteur, réside dans le fait que le concept même de religion est récent, et a fortiori celui d’éducation religieuse. Or, s’il y a un consensus scientifique autour de l’idée que le christianisme a transformé les pratiques éducatives et la réflexion sur l’éducation, la nature de cette transformation n’est pas claire. Dans son chapitre 2, Stenger situe celle-ci dans la conception même de la paideia, en s’appuyant sur une distinction conceptuelle entre d’une part une éducation dont la religion serait l’objet, et d’autre part une éducation qui serait conçue comme une entreprise religieuse. En effet, selon Stenger, si les néoplatoniciens comme Plotin et Julien voient déjà l’éducation philosophique et éthique (mais non pas toute la paideia) comme un projet religieux par nature, les chrétiens en revanche, mettent en place un discours qui fait de toute éducation une entreprise fondamentalement religieuse, non seulement en termes d’objet d’étude ou de fin éducative, mais de façon totalisante, remettant ainsi en question l’ancrage même de la paideia dans le monde.
4L’une des grandes qualités du livre de Stenger réside dans sa richesse sur le plan conceptuel. Le chapitre 3 en donne un bon aperçu, puisqu’il met en parallèle curriculum caché et gender studies pour examiner comment les représentations de femmes lettrées comme l’Hypatie de Synésius, la Sosipatra d’Eunape, la Macrina de Grégoire, le cercle féminin autour de Jérôme, sont l’occasion pour les différents auteurs de questionner les mécanismes sous-jacents à l’éducation de leur époque et de développer de nouveaux modèles éducatifs dans lesquels la compréhension des doctrines suppose une application pratique, ces femmes lettrées ayant en commun d’incarner en quelque sorte leurs idéaux éducatifs respectifs.
5Cette conception totalisante de l’éducation, vue non plus comme une période déterminée de la vie, ni comme un ensemble de connaissances, compétences et doctrines, mais plutôt comme un réel mode de vie qui transforme l’individu, fait l’objet du chapitre 4. Stenger y étudie par conséquent les biographies et autobiographies intellectuelles de l’Antiquité (le Dion de Synésius, l’Origène d’Eusèbe, les lettres d’Augustin…) dans lesquelles apprendre et enseigner apparaissent comme un mode de vie supérieur.
6Dans le chapitre 5, la Vie de Pythagore de Jamblique est le point de départ d’une réflexion sur le rapport à soi et sur la rencontre de l’altérité comme mode de formation, une réflexion qui emprunte conceptuellement à la pensée éducative de Humboldt, Schleiermacher et Herder sur la Bildung comme transformation continue de l’humain fondée sur l’herméneutique, c’est-à-dire sur la compréhension de l’autre et des textes. Stenger souligne la prégnance d’une telle compréhension de la vie éducative chez Thémistius, Grégoire de Nysse, Macrobe et Boèce.
7Le chapitre 6, enfin, aborde la manière dont la pensée pédagogique de l’Antiquité tardive définit la perspective sur le passé classique et sur le présent, induisant un rapport au temps défini par opposition à une période classique largement construite par le curriculum éducatif. L’éducation et la réflexion sur l’éducation et sur le curriculum, d’après Stenger, mènent à une conscience historique de la rupture entre l’Antiquité tardive et un passé classique révolu, que celui-ci fasse l’objet d’une forme de nostalgie ou de muséification (chez Thémistius et Himérius) ou qu’il soit rendu caduc, dans un grand mouvement téléologique, par la supériorité du christianisme sur le paganisme (chez Chrysostome ou Augustin). L’éducation, dans tous les cas, est intimement liée à une certaine relation à l’histoire, ce qui apparaît clairement chez Cassiodore.
8L’ensemble de l’étude met ainsi en lumière la dimension humaniste et les visées très étendues de l’éducation tardo-antique, ainsi que la manière dont celle-ci se constitue en sujet public de discussion. Le livre de Stenger constitue une excellente étude d’ensemble de la philosophie de l’éducation de l’Antiquité tardive, vue dans son sens le plus large, comme une discussion publique sur la nature même de l’éducation et de ses visées. La diversité des œuvres étudiées et la grande richesse conceptuelle de l’ouvrage ouvrent une réflexion sur la manière dont nos propres conceptions de l’éducation dictent nos analyses de l’éducation dans d’autres périodes historiques. La bibliographie, pourtant étendue et diversifiée, m’a parfois laissée perplexe devant l’absence des nombreux travaux de Richard Goulet sur les vies de philosophes de l’Antiquité tardive, de ceux de Crystal Addey sur la théurgie et sur les femmes philosophes néoplatoniciennes, ou des études de François Hartog sur les régimes d’historicité. Cette observation m’amène à terminer avec une des remarques conclusives de l’ouvrage, à laquelle je souscris entièrement : les recherches sur l’éducation dans l’Antiquité tardive ont trop souvent séparé les réflexions éducatives païennes, chrétiennes, grecques et latines, or pour comprendre les réflexions tardo-antiques sur l’éducation, il est nécessaire, quoique difficile, de transcender ces clivages disciplinaires. Il s’agit là d’un défi propre aux recherches sur l’éducation que l’auteur, malgré les quelques angles morts que j’ai mentionnés, relève de manière exemplaire.
Pour citer cet article
Référence papier
Mathilde Cambron-Goulet, « STENGER (Jan R.), Education in Late Antiquity: Challenges, Dynamism, and Reinterpretation », Histoire de l’éducation, 162 | 2024, 300-303.
Référence électronique
Mathilde Cambron-Goulet, « STENGER (Jan R.), Education in Late Antiquity: Challenges, Dynamism, and Reinterpretation », Histoire de l’éducation [En ligne], 162 | 2024, mis en ligne le 07 décembre 2024, consulté le 11 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/histoire-education/10522 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1387z
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