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Comptes rendus et notes critiques

LANGE (Johan), Die Gefahren der akademischen Freiheit: Ratgeberliteratur für Studenten im Zeitalter der Aufklärung (1670-1820)

Ostfildern, Thorbecke Verlag, 2017, 339 p.
Jean-Luc Le Cam
p. 324-330
Référence(s) :

LANGE (Johan), Die Gefahren der akademischen Freiheit: Ratgeberliteratur für Studenten im Zeitalter der Aufklärung (1670-1820), Ostfildern, Thorbecke Verlag, 2017, 339 p.

Texte intégral

1Il semble judicieux de présenter ce livre, qui n’a fait l’objet d’aucun compte rendu en français, dans le cadre de ce numéro spécial car il traite de la façon dont on appréhendait, à tous les sens du terme, le passage des jeunes hommes à l’autonomie lors de leur séjour à l’université en Allemagne, considéré comme un lieu essentiel, mais dangereux de formation de leur masculinité. Cette thèse de doctorat, soutenue à Heidelberg sous la direction de Thomas Maissen, a en effet pour objet un genre éditorial allemand sans égal en France : les « Ratgeber » ou manuels de conseil à l’intention des jeunes gens s’engageant dans les études, qui se sont multipliés au XVIIIe siècle. Le surtitre indique l’esprit dans lequel était conçue cette littérature, mais aussi la problématique générale dans laquelle l’auteur veut insérer cette recherche. C’est celle des conséquences potentiellement dangereuses de la liberté académique, c’est-à-dire de l’organisation adoptée par les universités allemandes après la Réforme, octroyant aux étudiants immatriculés un statut d’exemption privilégié et différentes libertés dont celles de choisir leurs cours et de résider où bon leur semble. Cette liberté s’est ancrée, malgré les critiques, comme caractéristique imprescriptible des étudiants dans les universités protestantes.

  • 1 Voir leur bibliographie citée dans l’article que nous publions dans ce numéro (« L’université allem (...)

2À l’exception de quelques travaux sur la juridiction universitaire, la vie étudiante a été trop longtemps un domaine négligé, réservé à une histoire des « mœurs » à l’ancienne, se focalisant sur les aspects pittoresques, ou à la tradition mémorielle des corporations étudiantes subsistant à l’état de butte-témoin. Un renouveau s’est produit au XXIe siècle, d’une part dans une veine influencée par la sociologie et l’anthropologie, autour des pratiques symboliques, incarnée par la lignée de Barbara Krug-Richter et Marian Füssel et d’autre part dans des recherches plus orientées vers la praxéologie et l'histoire des représentations dont Ulrich Rasche est le meilleur représentant1. Mais cette source particulière n’avait quasiment pas été exploitée jusque-là. Il faut donc d’abord saluer cet effort d’inventaire et d’analyse fructueuse d’un nouveau corpus (de 127 ouvrages) qui vaut quasiment « invention » de source.

3L’ouvrage est construit en quatre parties de taille inégale, se terminant par une conclusion-résumé de douze pages et une imposante annexe (39 p.) consacrée aux sources et à la bibliographie.

4L’Introduction (p. 11-36) comporte tous les éléments attendus dans un travail universitaire allemand : l’objectif, la problématique, les méthodes et les sources de l’étude, tout en proposant une entrée en matière pédagogiquement illustrée par un cas exemplaire de cette littérature, l’histoire d’un étudiant en philosophie perclus de dettes et devenant mousquetaire pour échapper à ses créanciers. Cette anecdote, sous la métaphore classique de l’écueil, s’inscrit dans un schéma narratif éculé employé pour dénoncer les dangers de la liberté académique et les risques de déchéance physique et morale qu’elle entraîne. L’auteur introduit ensuite la variété des sous genres et des thématiques que recouvre ce terme générique de littérature de conseil (Ratgeberliteratur), puis les différents axes de sa problématique : en quoi la littérature de conseil pour étudiants est-elle un phénomène presque exclusivement limité aux universités protestantes allemandes ? Quelles sont les formes privilégiées par les auteurs de ces ouvrages et quel contexte social, économique et intellectuel a présidé à leur émergence ? Quelles sont les normes de comportement qui sont ainsi proposées aux étudiants et sur quoi se fondent-elles ? Qu’est-ce qui explique la disparition du problème du comportement déviant de l’étudiant dans cette littérature à partir 1800 ?

5La méthode combine l’interprétation historique du discours développé dans ces textes avec l’analyse des conditions ayant suscité leur production, ce qui suppose la reconstitution des conditions d’existence concrète des étudiants et de leurs normes de comportement. En confrontant ce discours à la notion, discutée et critiquée dans cette littérature, de liberté académique, l’auteur entend aussi contribuer à une histoire des concepts et des paradigmes. Ces partis pris évitent de tomber dans l’exploitation fermée d’un corpus de sources, en s’appuyant sur une large culture de la recherche historique récente sur les universités protestantes allemandes et une connaissance maîtrisée de la bibliographie.

6Le choix de la période d’étude est un long XVIIIe siècle allant de 1670 à 1820, soit de l’ancien système universitaire précédant la fondation de l’université de Halle (1694) jusqu’à celle de l’université de Berlin (1810). Le terme « Aufklärung » dans le titre, certainement plus vendeur, peut sembler abusif pour la période avant 1750, mais la grande majorité du corpus étudié est postérieure à cette limite et l’on peut considérer les ouvrages de la fin du long XVIIe siècle comme de simples prodromes d’un genre éditorial pas encore bien établi.

7Les caractéristiques structurelles de l’université protestante allemande sont expliquées en première partie (p. 37-80) puisqu’elles sont la raison d’être d’une littérature de conseil pour les étudiants. On y insiste sur sa dimension économique : les étudiants se comportent face à l’offre universitaire comme sur un marché, ce qui restreint en retour les capacités des institutions universitaires de réprimer trop rigoureusement leurs excès habituels. Le système des examens est lui-même considéré plus comme un rite de passage, soumis aux mêmes ambiguïtés marchandes, que comme un contrôle objectif des connaissances et des capacités. Les conditions de logement, caractérisées par l’usage majoritaire du marché libre, et donc l’absence de contraintes sociales liées à un habitat en commun (l’ancienne contrainte de bourse ou de collège) favorise aussi cette liberté et les débordements qui s’ensuivent. La partie conclut par une réflexion sur le lien étroit qu’entretiennent ces manuels de conseil avec la liberté académique dans la mesure où ils permettent non seulement d’en éviter les écueils, mais peuvent même présenter ce parcours dangereux comme une épreuve formatrice de maturité, nous dirions, d’une masculinité plus tempérée et rationnelle.

8L’analyse et la caractérisation du genre éditorial vient dans un deuxième temps (p. 95-179). L’auteur distingue cinq sous types : les livres hodégétiques (terme issu du grec signifiant indicateur du chemin) qui sont une introduction pratique et séculière aux études et à la vie universitaire ; les discours moraux sur le bon usage du temps d’étude ; la littérature à dimension principalement religieuse qui cherche à diriger l’étudiant chrétien ; la littérature de fiction à portée morale cherchant à illustrer à des fins d’édification de façon exemplaire les vices et les vertus des étudiants ; enfin les guides ou descriptions d’université comprenant des indications sur ce que les étudiants doivent faire ou ne pas faire. On peut y rajouter les revues bibliographiques de cette littérature de conseil avec les recommandations qu’elles comportent. On s’interroge ensuite, notamment à partir des préfaces et des dédicaces, sur les usages et les contextes dans lesquels ce genre est né, les motivations des auteurs y compris en termes de carrière, leurs caractéristiques sociales.

9Le contenu même de cette littérature, notamment ce qui concerne les déterminants et les choix qui guident les études, et les modes de comportement attendus des étudiants, fait l’objet de la plus longue des parties (p. 141-230). Qu’il s’agisse de la maturité nécessaire pour entreprendre avec motivation des études, des présupposés financiers, physiques, intellectuels et enfin de l’âge compatible avec l’entrée à l’université. Le choix de la bonne université, la façon de planifier ses études, de choisir ses cours, de mettre en œuvre des techniques d’apprentissage et de lecture, enfin de savoir au bout de combien de temps les finir et passer à la vie professionnelle sont abordés et disséqués dans ces livres de conseil. Un thème important est aussi la question de l’économie estudiantine, dont les dérapages peuvent conduire à la catastrophe. Le discours est conforme à une vision attachée à la société d’ordres, considérant les études des pauvres comme une exception déconseillée : certes la plus ancienne littérature morale l’envisage comme une exception admissible et louable pour des individus courageux, mais les livrets plus tardifs la considèrent comme cause d’aggravation du trop-plein de lettrés et source de frustrations. Ces « conseils » se multiplient précisément au moment où prend corps l’Überfüllungsthese (la thèse du trop-plein de diplômés) à la fin du XVIIIe siècle et s’adressent prioritairement à la classe privilégiée en lui donnant les codes nécessaires à la réussite dans un contexte de plus en plus concurrentiel. Il s’agit aussi de distinguer les dépenses utiles qui sont un investissement, des dépenses inutiles qui conduisent à l’endettement. Très intéressants sont, notamment dans le cadre de ce numéro spécial, les conseils et les considérations sur les formes de sociabilité et de divertissement, recommandées ou au contraire vivement déconseillées ou stigmatisées. Les associations étudiantes et leurs pratiques ne sont pas présentées de façon positive, contrairement à la thèse parfois défendue. On perçoit cependant une évolution entre la fin du XVIIe siècle où certaines formes de compagnie étudiante sont appréciées dès lors qu’elles restent honnêtes et la condamnation assez générale des sociabilités étudiantes usuelles à la fin du XVIIIe siècle. Le danger des duels, la circonspection à entretenir dans les amitiés et les fréquentations, les plaisirs permis ou interdits, enfin, le plus délicat, la sexualité, à éviter sous toutes ses formes, sont largement traités. Pour éviter ces travers, on recommande une pratique religieuse assidue et de se garder de tomber dans l’athéisme. Enfin, prédomine un discours critique sur la notion de liberté académique ou plus exactement sur sa mauvaise interprétation comme licence au dévoiement des étudiants, tandis qu’est toujours apprécié le principe d’une liberté de choix des enseignements. Dans toute cette partie, l’auteur fait apparaître l’évolution des argumentaires et des cadres idéologiques qui soutiennent différents interdits, comme par exemple les pratiques sexuelles solitaires ou vénales, qui passent de la condamnation religieuse et morale à la mise en garde médicale et hygiéniste contre des mœurs conduisant à la déchéance corporelle (dont le fameux docteur Tissot).

10La dernière partie (p. 231-282) retrace la nette mutation du genre et de son contenu autour de 1800, qui renvoie à la fois à une certaine évolution des pratiques et plus encore à celle des attentes et des clés d’interprétation de la société. Disparaît progressivement le topos de l’université en tant que lieu dangereux et la dimension très fortement morale de la première littérature de conseil. Désormais, ces livrets sont axés sur une idéologie de l’efficience, qui se manifeste par toutes sortes de conseils et de propositions de réforme tendant à encadrer la vie étudiante par des instruments de discipline et de contrôle tels que des livres de dépenses, des tuteurs financiers ou des personnels préposés à la censure et la surveillance des étudiants. Le parcours de l’étudiant se conçoit comme devant répondre aussi aux prétentions de l’État à mener une politique de formation universitaire. Cela s’accompagne d’un changement du discours et aussi de la réalité de la discipline à observer à l’université. C’est le moment où coopèrent enfin la juridiction académique et la police urbaine en rupture avec une tradition bien ancrée de disputes et d’animosité réciproque, et où s’impose la pression de l’État sur la juridiction universitaire.

11En conclusion, cet ouvrage constitue une contribution à la compréhension des horizons d’attente de la société sur le comportement des étudiants, mais aussi une source complémentaire pour la connaissance de leurs pratiques, de leurs critiques et des tentatives de les réguler. Il combine l’érudition et l’exploitation intelligente d’une source nouvelle, ainsi que la connaissance de l’état des différentes questions historiographiques concernant le sujet et son environnement. Le lecteur appréciera l’expression claire et pédagogique et le souci d’expliciter les expressions et les institutions anciennes qui, sous une désignation proche des nôtres, sont sujettes à contresens. L’intérêt majeur de ce travail est de faire apparaître comment, dans un temps relativement court à l’échelle historique, sur un même objet d’attention, le discours connaît, sous des dehors formels apparemment semblables, des mutations sensibles de ses attendus et de ses visées, en fonction des variations du contexte social et idéologique.

12Il reste bien sûr des questions auxquelles l’auteur ne pouvait répondre sur la base de cette source : dans quelle mesure cette littérature était-elle véritablement efficace ou au minimum reçue par les intéressés ? Seuls les écrits autobiographiques pourraient éventuellement fournir quelques indices. On doit supposer que ce produit, puisqu’il est régulièrement répliqué et commercialisé, correspond à une demande, fondée au moins sur l’inquiétude des parents pour le devenir de leurs fils à l’université. Son existence est sans doute aussi un argument en faveur d’une plus grande diversité des comportements que ne laisserait penser l’historiographie traditionnelle des corporations. Quant aux étudiants, sans doute prenaient-ils ces manuels comme on le fait actuellement des méthodes de remise en forme ou de régime : avec les meilleures intentions, mais sans garantie d’en respecter le programme.

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Notes

1 Voir leur bibliographie citée dans l’article que nous publions dans ce numéro (« L’université allemande comme lieu de construction de la masculinité hégémonique à l’époque moderne ») et notre bilan : « Les universités du Saint-Empire à l’époque moderne : problématiques, concepts, tendances historiographiques », dans « Les universités en Europe à l’époque moderne », Bulletin de l’Association des historiens modernistes des universités françaises, no 36, Paris, PUPS, 2013, p. 265-345.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Luc Le Cam, « LANGE (Johan), Die Gefahren der akademischen Freiheit: Ratgeberliteratur für Studenten im Zeitalter der Aufklärung (1670-1820) »Histoire de l’éducation, 162 | 2024, 324-330.

Référence électronique

Jean-Luc Le Cam, « LANGE (Johan), Die Gefahren der akademischen Freiheit: Ratgeberliteratur für Studenten im Zeitalter der Aufklärung (1670-1820) »Histoire de l’éducation [En ligne], 162 | 2024, mis en ligne le 07 décembre 2024, consulté le 12 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/histoire-education/10613 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13886

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Auteur

Jean-Luc Le Cam

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