- 1 C’est ainsi que Nagybócsai Sárközy Pál, père de l’ancien président, francise son nom sous la forme (...)
1La particule du nom de famille est depuis longtemps, en France, un signe de position sociale. Le « de » est attaché au nom de terre et souvent, même si c’est avec erreur, à la noblesse. Au cours des derniers siècles, les exemples d’écrivains comme Gérard de Nerval (Gérard Labrunie), Honoré de Balzac (Honoré Balzac), le comte de Lautréamont (Isidore Ducasse) ou Victor Hugo, devenu vicomte Hugo en 1845, ont rendu célèbres les titres ou les particules de vanité qui accompagnaient leurs succès mondains ou leurs ambitions littéraires. Pour les ancêtres de celles et ceux qui la portent aujourd’hui, la prise d’une particule a donc pu être le signe visible et permanent d’une ascension sociale : des Galouzeau ont attaché « de Villepin » à leur nom, de même que des Giscard ont pu faire reconnaître la légitimité de l’adjonction d’un « d’Estaing »1.
2Ces exemples ne sont-ils qu’anecdotiques et limités à quelques individus ? Les personnes dont le nom de famille comporte une particule sont-elles différentes des personnes dont le nom n’en comporte pas ? Dupont est-il semblable à du Pont ?
3Le texte qui suit, dont le but est résolument sociographique, et donc constatatif plus qu’analytique, explore certaines des différences remarquables entre la population composée des personnes dont le nom de famille comporte une particule et le reste des Français (ou des résidents en France). Les particules retenues pour l’analyse sont de, du, d’ et des, présentes soit en début de nom (de Quofflemonct), soit au milieu du nom (Qualouzeau des Coustlemonts).
4Il s’appuie sur plus d’une vingtaine de listes nominatives administratives de grande taille couvrant principalement les xixe et xxe siècles (voir la section « Sources » de la bibliographie finale). Les résultats du bac portent sur plus d’un million d’individus, tout comme les listes électorales parisiennes ; les listes des candidats et des élus aux municipales portent sur plusieurs centaines de milliers d’individus. Le recours à des listes d’une telle taille est nécessaire pour étudier quantitativement et avec finesse une population qui constitue aujourd’hui moins de 0,8 % de la population résidant en France.
5Chacune des sources pourra être critiquée : aucune d’entre elles ne porte sur l’ensemble de la population résidant en France et chacune opère un travail de sélection. Mais les résultats sont cohérents entre eux.
- 2 Pour un examen des débats sur la mesure, voir P. Barraud de Lagerie, A. Bidet & É. Nouguez, 2013.
- 3 G. Clark, 2014.
- 4 G. Barone & S. Mocetti, 2016.
- 5 M. Güell, J. V. Rodríguez Mora & C. I. Telmer, 2015.
6La méthode onomastique, qui consiste à extraire une population sur la base de la structure du nom de famille, pourra aussi être critiquée, ne serait-ce que parce qu’elle fait entrer dans le monde du calcul ce qui ne l’est pas habituellement, le nom de famille2. Elle présente ici plusieurs intérêts : elle est simple à mettre en œuvre, et s’accorde avec de nombreux travaux historiques sur la noblesse qui peuvent mobiliser la particule comme indicateur (ce qui permet donc les comparaisons). Elle a ensuite été utilisée avec profit par Gregory Clark et ses étudiants pour mesurer la mobilité sociale sur une longue période3 ou par Barone et Mocetti pour étudier la mobilité sociale à Florence entre 1427 et 20114. Ainsi, ce texte fait l’hypothèse qu’un Cheynis de Beaupréault vivant en 2015 a de grandes chances d’être un descendant direct ou indirect d’un Cheynis de Beaupréault du début du xixe siècle, et plus généralement qu’un de d’aujourd’hui descend d’un de d’hier. Ces noms peuvent être compris comme des marqueurs : ils sont transmis d’une génération à l’autre avec des caractéristiques sociales, non observées ici, qui importent5.
- 6 É. Mension-Rigau, 2007, p. 108. Monique de Saint Martin mentionne que 97,5 % des familles inscrite (...)
- 7 A. Daumard, 1988.
- 8 Comme on peut le lire dans P. Birnbaum et al., 1978 ou J. Bécarud, 1973.
- 9 J. Bécarud, 1973, p. 976.
- 10 P. Bourdieu, 2007, p. 385.
7L’on trouve peu d’enquêtes portant explicitement sur cette population onomastique, dont les membres n’ont, a priori, rien de commun entre eux si ce n’est un nom de famille d’un certain type. Ces noms de famille à particule ont surtout été étudiés en tant qu’indicateur de la présence nobiliaire. Ceci est d’un premier abord paradoxal. Toutes les études sur la noblesse française précisent en effet que « la particule n’a jamais impliqué la noblesse, même si la plupart des familles nobles ont un nom comportant une particule6 ». La particule « n’abuse que les ignorants », écrit même Adeline Daumard7. Mais d’autres chercheurs8 ont eu recours au comptage des noms à particule comme indicateur de la part des nobles dans diverses institutions. Jean Bécarud qualifie ainsi la population des familles portant un nom à particule de « masse des nobles apparents, des pseudo-nobles ». Cette population constitue une « paranoblesse » qui manifeste « la volonté de s’intégrer dans la vraie noblesse et d’être acceptée par celle-ci9 », ce qui « décide de son comportement politique comme de son style de vie ». Pour le dire brièvement, Monsieur et Madame de Puypeu sont comme happés par le groupe des « véritables » nobles. Leur groupe d’appartenance est la roture, mais leur groupe de référence est le second ordre, et, petit à petit, au fil des générations, leur groupe d’appartenance cesse d’être déterminant. « C’est parce qu’il y a des gens qui veulent à toute force entrer dans la noblesse que le mécanisme de la noblesse marche », écrivait Pierre Bourdieu10. Voilà qui justifie de s’intéresser à la population des porteurs de particule.
8Dans le texte, j’utilise donc de manière synonyme les expressions « population dotée d’un nom à particule » et « noblesse d’apparence », en privilégiant la première, en m’autorisant parfois des raccourcis, comme « individu à particule », pour éviter certaines répétitions. Les résultats statistiques, essentiellement des proportions, sont mis en regard d’enquêtes historiques et sociologiques portant sur la noblesse ou la noblesse d’apparence. À la différence de cette étude (qui s’appuie sur des millions de noms), les travaux mobilisés portent le plus souvent sur quelques centaines ou au plus quelques milliers d’individus.
- 11 Sur ce point, voir le chapitre « Le titre et le nom » dans L’espace de la noblesse, M. de Saint Ma (...)
9Enfin, un dernier intérêt des sources nominatives est de passer outre l’auto-définition de la noblesse, ou les définitions proposées par des entrepreneurs symboliques individuels ou collectifs, et ainsi de dépasser dans un premier mouvement l’opposition entre fausse noblesse et vraie noblesse11.
- 12 M. Pinçon & M. Pinçon-Charlot, 1996, p. 106.
- 13 M. Drouard, 2014, p. 30.
10Cette élite sociale n’a en effet jamais fait l’objet, sous le régime républicain, d’un travail d’objectivation étatique. Au contraire : la noblesse est invisible. La bourgeoisie l’a remplacée comme groupe central – même Marx reléguait la noblesse à un rôle de gardien des traditions surannées. L’outil principal de description du monde social en France, les catégories socioprofessionnelles ou professions et catégories socioprofessionnelles (CSP/PCS), est « orthogonal » au découpage entre nobles et manants. Les aristocrates sont invisibles à l’œil administratif : les statistiques officielles « ne permettent pas de les cerner12 ». Les rentiers gérant leur propre patrimoine, occupation des propriétaires terriens, disparaissent de la statistique publique : à partir de 1856, ils sont agrégés à la catégorie des personnes sans profession puis des inactifs13.
- 14 É. Mension-Rigau, 2015, p. 15.
- 15 À l’opposé, les « classes objets », dont la paysannerie est l’exemple principal, « doivent compter (...)
11Les tensions internes à la population des personnes ayant un nom à particule, entre descendants de la « véritable » noblesse et noblesse d’apparence, ont pu faire croire à l’inexistence de toute proximité entre descendants de roturiers ayant utilisé la particule et descendants des ducs d’Ancien Régime. Le groupe des nobles s’est doté de son propre outil d’objectivation : l’Association d’entraide de la noblesse française, qui, en travaillant à l’établissement de frontières exclusives et bien délimitées entre nobles et roturiers, rend ce groupe moins visible. La défense et la certification des titres de noblesse, enfin, sont assurées – silencieusement, car les arrêtés ne sont pas publiés – par un bureau du ministère de la Justice (le service du Sceau, qui délivre encore des arrêtés d’investiture aux descendants légitimes des nobles). En bref, la noblesse s’est arrogé une « capacité prééminente à s’auto-représenter, à se mettre en scène14 ». Elle exerce son pouvoir social en l’exerçant aussi sur les catégories permettant de décrire l’espace social. L’aptitude à l’auto-représentation, à la diffusion d’une auto-définition est le signe même que la noblesse constitue bien une « classe sujet », pour reprendre l’expression de Pierre Bourdieu15. Mais dans ce cas d’espèce, le travail d’auto-définition est aussi un travail d’invisibilisation : la particule n’est pas la noblesse, la noblesse n’existe plus, les nobles n’ont plus de pouvoir, etc. Pour vivre heureux, vivons cachés.
- 16 M. Halbwachs, 2008, p. 149 ; voir aussi les travaux de Laure de Verdalle sur les catégorisations o (...)
- 17 M. Halbwachs, 1925, p. 301-326.
- 18 V. de Gauléjac, 2012.
12Maurice Halbwachs est ainsi l’un des derniers sociologues à avoir intégré le second ordre dans une description des classes sociales, mais lui-même reconnaissait volontiers que même si « la noblesse est l’exemple le plus frappant d’une classe nettement élevée, par opposition à la classe ouvrière […] dans la littérature sociale et pour l’opinion, la véritable contrepartie de la classe ouvrière, c’est la bourgeoisie16 ». Ce texte d’Halbwachs – et le chapitre qu’il consacre à la noblesse dans les Cadres sociaux de la mémoire17 – semble de plus prédire les travaux futurs de sociologues ou d’historiens de la noblesse : en postulant que la noblesse aurait définitivement perdu, avec la Révolution, le pouvoir politique et social qu’elle détenait, ces chercheurs se sont tournés préférentiellement vers l’étude des valeurs de l’aristocratie, dans une approche d’histoire culturelle ou de sociologie de la culture. D’autres textes, plus rares, abordent la noblesse sous l’angle des réactions de « fascination » qu’elle susciterait18 et non pas sous l’angle de la permanence de sa position sociale au cours des deux derniers siècles. Si ce groupe continue d’exister, ne serait-ce pas en raison de pratiques culturelles spécifiques : une éducation, un rapport au monde, une certaine aisance, ce je-ne-sais-quoi qui fait l’homme de salon et la femme du monde ? Ou ne serait-ce pas plutôt par l’inscription préférentielle dans une partie de l’espace social ?
13L’étude présente ne porte donc pas sur la « véritable » noblesse, celle qui a été reconnue sous l’Ancien Régime, sous l’Empire ou la Restauration (un petit groupe aujourd’hui très restreint d’environ 3 000 familles) mais sur une population ayant l’apparence onomastique de la noblesse, celle des porteurs de particule. Je vais montrer que les « de Quelque-Chose » diffèrent toujours aujourd’hui des « Dupont » et des « Durand ».
Présentation de la méthode
La population des « nobles d’apparence » est comparée, tout au long de l’article, à la population complète étudiée, mais aussi à celle composée des personnes portant l’un des noms de famille les plus fréquents en France (Martin, Dupont…). C’est ainsi que des groupes porteurs de noms courants, d’effectifs comparables à la population des porteurs de particule, ont été constitués.
La population des « tirets » (les personnes nommées Dupont-Durand) a aussi été explorée, sans résultats probants : c’est un groupe de taille restreinte qui ressemble par de nombreux côtés au groupe des noms courants.
L’estimation de la proportion d’individus à particule, en France, peut s’appuyer, après 1890, sur le fichier des noms de famille de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), qui est cohérent avec les estimations de la plupart des chercheurs (les individus à particule représenteraient moins de 0,8 % de la population). En 2014, 0,8 % des 932 000 candidats aux élections municipales avaient une particule, et 1,1 % des candidats au baccalauréat général et technologique. Ces deux populations sont socialement sélectionnées, et les classes supérieures (où les individus à particule sont plus nombreux) sont sur-représentées : il est donc probable que la proportion dans l’ensemble de la population résidant en France, et même dans l’ensemble de la population française, soit plus faible. À Paris, la proportion d’électeurs ayant un nom de naissance à particule est de 2,3 % et à Marseille de 0,9 %. Il n’est pas possible de s’appuyer sur les bases de données généalogiques en ligne, construites à partir des contributions d’individus qui ont tendance à privilégier les ancêtres prestigieux et qui sont aussi plus faciles à repérer.
Les traitements statistiques et les graphiques ont été réalisés avec R et ggplot2a et le texte composé avec rmarkdown.
a. R Core Team, 2015 ; H. Wickham, 2009.
14Deux comparaisons sont effectuées. La population des nobles d’apparence est comparée tout d’abord à la population complète des listes utilisées. Elle est aussi comparée au collectif composé des noms de famille les plus fréquents en France, ensemble des « Noms courants ». La population constituée des personnes portant comme nom de famille Martin, Bernard, Dubois, Thomas, Robert, Richard, Petit ou Durand constitue une population de taille équivalente à celle des porteurs de particule, ce qui permet de les comparer terme à terme. Ces « Noms courants » forment une collection d’individus très différents (il y a des Dubois au sommet de l’échelle sociale et des Dubois prolétaires), mais les fréquences calculées (la proportion d’avocats, par exemple) sont sans doute proches des fréquences qui pourraient être calculées à partir de la population des résidents qui ne sont pas nés à l’étranger. En effet Martin, Dubois et Bernard sont des noms de famille très fréquents en France, et qui sont rarement portés hors de France – cette dernière caractéristique les apparente aux noms à particule et permet de comparer en contrôlant en partie les migrations récentes.
15L’article se compose de deux parties. En premier lieu, les séries historiques rétrospectives permettent d’établir le rythme auquel une des élites de l’Ancien Régime se rapproche au fil des générations de la moyenne de la population. En second lieu, des données plus récentes aident à décrire certaines des spécificités culturelles, sociales et politiques de la noblesse d’apparence en France : par comparaison avec la population générale, cet agrégat onomastique réside plus souvent dans les « beaux quartiers », a des pratiques culturelles distinctives, connaît un succès scolaire important, se porte candidat à droite, est sur-représenté dans les métiers traditionnels de la noblesse de robe.
- 19 C. de Montlibert, 1997.
- 20 A. Mayer, 2010 [1981].
16Aux tout débuts du xixe siècle, les individus à particule, qui ne constituent même pas 2 % de la population, représentent une part significative des élites intellectuelles, sociales et politiques de la France. Mais cette part diminue régulièrement avec le temps à mesure que les formes de la domination politique évoluent19. Dans les années 1980, l’historien Arno Mayer avait décrit, pour les années 1848-1914, ce qu’il appelait la persistance de l’Ancien Régime20. Selon lui, en Europe, les formes de pouvoir, économiques, politiques, culturelles… étaient encore dans les mains des aristocraties d’Ancien Régime dans la seconde moitié du xixe siècle. Seule la Grande Guerre, dont la responsabilité reviendrait à ces aristocrates, a permis de basculer dans un régime réellement démocratique.
17Cette persistance se repère-t-elle si l’on examine, sur le moyen terme, soit une période de 150 à 250 ans, la proportion de porteurs de particule parmi les principales élites étatiques françaises ? Je commencerai par étudier les évolutions dans deux mondes dont les origines sont largement antérieures à la Révolution : l’Église catholique et les académies de l’Institut de France. Puis je m’intéresserai aux institutions issues de la Révolution ou profondément réformées à ce moment : les assemblées parlementaires, les tribunaux, les ambassades, pour conclure par les écoles supérieures.
18L’évolution est semblable : à court terme, des ruptures politiques de grande ampleur font chuter (ou remonter) la proportion de noms à particule, et des tendances de plus long terme, liées à la professionnalisation, à l’émergence de « couches nouvelles », contribuent au déclin tendanciel de la proportion de noms à particule.
19L’examen commence par l’Église catholique : l’organisation institutionnelle, sous une forme qui a peu changé depuis plusieurs centaines d’années, permet de construire une série de très longue durée.
20En 1789, la quasi-totalité des évêques français avaient un nom à particule. Le premier graphique (Figure 1) montre que cette proportion a eu tendance, entre 1450 et 1800, à augmenter à mesure que les noms des familles nobles acquièrent une particule21, ce qui n’était pas nécessairement le cas au xve siècle. Le Concordat (qui permet à une partie des évêques constitutionnels d’être régularisés) conduit à une chute de la proportion d’évêques à particule qui se poursuit jusque dans les années 1890, mais qui a surtout lieu entre 1820 et 1850. La seule hausse notable après 1800 correspond aux débuts de la Restauration, entre 1814 et 1820. Il faut cependant signaler que depuis 1890 la proportion est relativement stable : environ 7 % des évêques ont un nom à particule. Le minimum a été atteint au tout début des années 1980, quand 1 % à peine des évêques en fonction en France portait la particule : depuis le pontificat de Jean-Paul II, qui a débuté fin 1978, la proportion d’évêques ayant un nom à particule augmente.
Figure 1. Proportion de noms à particule parmi les évêques de l’Église catholique romaine (France, 1450-2018)
Source. David M. Cheney, The Hierarchy of the Catholic Church: Current and historical information about its bishops and dioceses. URL : catholic-hierarchy.org.
21On peut étudier, sur une période de près de 400 ans, la composition de l’Académie française et des quatre autres académies – plus récentes – de l’Institut de France (Figure 2). Au cours du xviiie siècle, pour les académiciens comme pour les évêques catholiques, la proportion d’individus à particule augmente. L’augmentation continue jusqu’à la Révolution. Les Académies de 1810 contiennent deux fois moins de membres à particule qu’en 1789. Entre 1810 et jusque vers 1930, la proportion diminue, régulièrement.
Figure 2. Proportion de noms à particule parmi les académiciens et académiciennes (France, 1634-2016)
Source. Listes des membres des Académies : française, des beaux-arts, des inscriptions et belles-lettres, des sciences morales et politiques.
- 22 Les calculs ne prennent pas en compte l’Académie des sciences, pour laquelle nous n’avons pas de l (...)
22Et depuis une vingtaine d’années, comme pour les évêques, la proportion augmente, de 5 % à 10 %22. Si l’on accepte que les effectifs des Académies sont un indicateur intéressant pour les 370 dernières années, restent-ils pertinents pour les 20 dernières ? Car il s’agit de tout petits effectifs : l’on passe de 8 nobles d’apparence à 19 (pour un effectif total d’un peu moins de 200 académiciens). Ces 10 hirondelles surnuméraires annoncent-elles le printemps des particules ?
23Les institutions issues de la Révolution française (grandes écoles, assemblées parlementaires…) comptent, à leurs débuts, une proportion importante de membres dont le nom de famille contient une particule.
- 23 M. Dogan, 1967 ; A.-J. Tudesq, 1967 ; L. Girard, A. Prost & R. Gossez, 1967 ; J. Bécarud, 1973 ; M (...)
- 24 C.-I. Brelot, 1991.
- 25 D. Halévy, 1995 [1930].
24Pour le xixe et les débuts du xxe siècle, on dispose d’études sur le personnel politique noble à toutes les échelles23. Un tiers des députés élus en 1871 étaient d’apparence noble (ils portaient un nom à particule), et la proportion diminue régulièrement pour atteindre 3 % en 1945 et 5 % en 1968. En 2015, seuls 1,5 % des députés et des sénateurs portent une particule. Les conseillers généraux, en 1870, étaient aussi, pour plus d’un quart d’entre eux, nobles d’apparence. Les maires, beaucoup plus rarement24. Ces chiffres, à première vue, rendent honneur à la thèse de la « fin des notables25 » selon laquelle les nobles disparaissent de la vie publique à la fin du xixe siècle. Les historiens contemporains du politique, comme les sociologues, ont même cessé de systématiquement les compter – contrairement aux historiens du xixe siècle, pour qui cet indicateur reste pertinent. Nous pouvons rendre l’évolution à la baisse visible à partir de la proportion de députés ayant un nom à particule (Figure 3). Les députés d’apparence noble sont aujourd’hui encore un peu plus sur-représentés à l’Assemblée par comparaison à leur fréquence dans la population française, ils l’étaient environ vingt fois plus au milieu du xixe siècle.
25On repère la même évolution si l’on considère la proportion de porteurs de particules au Sénat. Ce n’est qu’à partir de la génération des sénateurs nés vers 1930 que la proportion de sénateurs à particule se rapproche véritablement de la part que les noms à particule représentent dans la population française. Les sénateurs nés entre 1840 et 1910, et qui furent donc élus sous la IIIe, la IVe puis la Ve République, étaient bien plus souvent dotés d’une particule que la moyenne des Français.
Figure 3. Proportion de noms à particule dans les assemblées du peuple
Note. Par décennie de naissance. Assemblée : 1740-1990 ; Sénat : 1800-1990.
Source. Archives du Sénat. Sénateurs élus à partir de 1852, base Sycomore de l’Assemblée nationale.
- 26 I. Dasque, 2000 ; id., 2007 ; id., 2008 ; id., 2010.
26Ainsi 100 % des ambassadeurs (au sens large) nommés après le Congrès de Vienne de 1815 qui codifie leur rôle ont-ils une particule ou un titre de noblesse (Figure 4). Une proportion aussi élevée ne pouvait que diminuer, et c’est ce que l’on observe au cours du xixe siècle. À la fin du Second Empire, les nouveaux ambassadeurs ne sont que 7 sur 10 à détenir un nom à particule. La proportion passe sous la barre des 50 % après 1870, avec l’installation du régime républicain, qui nomme ambassadeur, en majorité, des individus ne portant pas de particule. Mais la part d’ambassadeurs à particule reste stable ensuite, autour de 20 %, de 1890 à 1980. Isabelle Dasque remarque même que dans les années qui suivent la Première Guerre mondiale, la proportion de nobles d’apparence parmi les ambassadeurs augmente, et ses travaux montrent la permanence de la présence aristocratique dans les ambassades26.
Figure 4. Proportion de noms à particule parmi les ambassadeurs (1815-2015)
Source. Annuaires diplomatiques.
- 27 Le Matin, 19 avril 1909 ; J. E. Charles, « Titres de noblesse », Gil Blas, 20 avril 1909.
27La carrière diplomatique a sans doute ses spécificités, qui expliquent que la part d’ambassadeurs à particule ne diminue plus après 1890 : nombre de pays avec lesquels la France entretient alors des relations ont des rois et des reines à leur tête, voire une cour. Le titre et, à défaut du titre, un nom qui rappelle celui des nobles d’Ancien Régime peuvent y être des atouts. Et la fréquence importante de noms ronflants a d’ailleurs suscité des réactions : au début de l’année 1909, le ministre des Affaires étrangères décide de vérifier la régularité des titres fleurissant les patronymes de nombreux ambassadeurs27.
28L’évolution est semblable dans d’autres fractions des classes dominantes : la justice et les grandes écoles.
- 28 D’après l’Almanach royal et ses successeurs, Almanach impérial et Almanach national.
29La proportion d’individus à particule diminue parmi les avocats à la Cour royale de Paris (c’est-à-dire la Cour d’appel) au xixe siècle. Ils constituent 16 % du total des avocats en 1812 (sous Napoléon), 11 % en 1831, 9 % en 1873, 6 % en 190028. Il en va de même pour les magistrats, à toutes les échelles (Figure 5). Au xixe siècle, la proportion de magistrats à particule évolue avec les régimes politiques, à mesure que les juges notables deviennent des juges professionnels. L’Annuaire de la justice de 1829 compte 20 % de juges et de procureurs à particule. Ils ne sont plus que 5 % en 1889. Les nominations révèlent que sous la Restauration, près de 40 % des nominations dans les cours d’appel concernaient des magistrats à particule. L’arrivée de la IIIe République, après 1877, fait chuter cette proportion. Depuis 1900, leur proportion reste stable, avec une légère tendance à la baisse. Si, au xixe siècle, la fréquence des noms à particule est plus élevée dans les cours d’appel que dans les tribunaux de première instance, ce n’est plus le cas depuis une bonne centaine d’années.
Figure 5. Fréquences des noms à particule parmi les magistrats (France, 1800-1985)
Note. Par année de nomination. Lecture : vers 1850, environ 20 % des nominations concernaient des magistrats à particule.
Source. Annuaire rétrospectif de la magistrature.
30Les listes des élèves d’une douzaine de grandes écoles, comme l’École polytechnique, l’École des Chartes ou l’École navale (Figure 6), montrent les mêmes évolutions : au cours du xixe siècle la part des élèves dotés d’une particule diminue.
Figure 6. Noms à particule dans les écoles supérieures parisiennes
Source. Annuaires des écoles étudiées.
31Le contexte de la fondation de l’École polytechnique, fruit de la Révolution, permet d’expliquer que les premières promotions ne comptent qu’une proportion réduite d’élèves ayant déclaré un nom à particule. Mais sous Napoléon, la proportion monte à près de 20 %, pour diminuer rapidement jusqu’en 1870. La chute est ensuite plus faible et, surtout, la proportion reste stable depuis 1950. L’École des Chartes a des promotions bien plus réduites, et cette école a été fondée non pas sous la Révolution mais en 1821 par une ordonnance de Louis XVIII : elle compte toujours une proportion relativement importante d’élèves à particule, mais désormais moindre qu’à l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris. Enfin, l’École navale (fondée en 1830), qui compte près d’un tiers d’élèves à particule au début du xixe siècle, en compte encore 10 % depuis le milieu du xxe, une proportion fort stable et comparable à la proportion d’élèves à particule de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr (8 % environ depuis vingt ans).
32La tendance générale, au cours du xixe siècle, est donc à la diminution de la proportion des noms à particule, qui se rapproche tendanciellement de sa proportion dans la population française. La noblesse d’apparence perd son rôle central à mesure que les nouveaux régimes politiques du xixe siècle forment un personnel politique issu d’autres milieux sociaux, mais ce processus s’effectue lentement, sur près de deux siècles.
33La vitesse du rapprochement vers la moyenne semble comparable dans les différentes fractions des élites étudiées ici. Dans tous les secteurs considérés, la proportion de personnes à particule diminue fortement au cours de la première moitié du xixe siècle et diminue moins rapidement ensuite voire se stabilise au cours du xxe siècle. La Première Guerre mondiale, contrairement à ce que laissait entendre la thèse d’Arno Mayer, ne conduit pas à un effondrement final de la proportion d’individus à particule dans les secteurs considérés du monde social, mais à une stabilisation. Les données confirment plutôt le constat que fait Alice Bravard en conclusion de son étude du Grand monde parisien : « la Grande Guerre ne marque pas de rupture dans les décennies d’hégémonie aristocratique qui ont marqué l’histoire de la France postrévolutionnaire29 ».
- 30 Voir É. Mension-Rigau, 1994. Il reste à examiner si ce phénomène n’est pas dû en partie aux usages (...)
34Les élites de l’Ancien Régime mettent ainsi longtemps à disparaître : si leur poids diminue, les descendants actuels de ceux qui portaient une particule en 1800 sont toujours plus fréquemment polytechniciens, députés ou sénateurs que le reste des Français. La diminution du taux de décroissance moyen au cours des dernières décennies, voire la stabilisation de la proportion d’individus à particule dans différentes fractions des élites, indique que cette population réussit, à la fin du xxe siècle, à ne plus déchoir, qu’elle ne connaît plus de mobilité descendante. L’analyse des noms des élèves de l’École normale supérieure (ENS) montre même, depuis une cinquantaine d’années, une tendance claire et significative à l’augmentation de la proportion de nobles d’apparence30.
35De nos jours, la population des porteurs de particule se distingue-t-elle encore sur le tissu social ? L’enquête rétrospective qui vient d’être effectuée dans diverses fractions des élites conclut à l’existence d’une sur-représentation des noms à particule, plus de deux siècles après la Révolution. Est-ce que cela se traduit en termes de modes de vie contemporains ? Les données administratives (des listes de noms) n’apportent que de maigres renseignements, mais il est possible de les faire parler, d’étudier des formes de concentration résidentielles, de pratiques culturelles ou politiques… De manière plus concrète : cette proportion est-elle plus fréquente dans certains quartiers ou certaines villes ? Cette population a-t-elle des pratiques culturelles spécifiques ? Exhibe-t-elle les mêmes caractéristiques que la moyenne des Français ou que la population des « Dupont », c’est-à-dire celles et ceux qui portent un des noms de famille les plus communs en France ? En bref : s’il n’y a pas persistance de l’Ancien Régime jusqu’à nos jours, peut-on néanmoins parler de rémanence, et si oui sous quelle forme ?
36La rémanence, c’est la subsistance, le maintien, la survivance d’un phénomène, mais sous une forme atténuée, après la disparition du contexte ayant donné naissance à ce phénomène. Par rémanence j’entends pouvoir repérer l’existence des particularités de la population des porteurs de particule longtemps après la disparition de l’Ancien Régime, et après deux siècles de rapprochement vers la moyenne, à un moment où les différences ne devraient plus être saillantes. Mais l’ensemble des investissements passés (dans les choses, les immeubles, les réseaux) continue d’exercer des contraintes et d’ouvrir des possibles, sous une forme bien moins intense. Le futur d’une rémanence, qui existe sous forme de trace, c’est sa disparition.
- 31 A. Chenu, 2008, p. 49.
37Alain Chenu a donné une illustration de cette possible rémanence dans son analyse des couvertures du magazine Paris Match. Si la noblesse avait disparu des radars, ce magazine la laisserait de côté. Or 17 % des couvertures, depuis la création du magazine, mettent en scène des aristocrates (souvent des familles princières). Et ce poids va en augmentant avec les années, au point qu’Alain Chenu parle même de « revitalisation symbolique des aristocraties31 ».
38Les spécificités actuelles de la population des porteurs de particule sont résidentielles, professionnelles, culturelles et politiques. Les noms à particule sont plus fréquents dans les beaux quartiers, dans certaines professions et dans les partis de droite.
39La noblesse apparaît souvent comme un groupe enraciné, dans la terre ou dans ses hôtels particuliers. Les données à notre disposition permettent de mieux saisir l’enracinement urbain différentiel de la noblesse d’apparence.
40Le fichier des candidats aux élections municipales permet de décrire quelles sont les communes dans lesquelles les porteurs de particule sont fréquemment candidats. À Versailles, en 2014, 12 % des 318 candidates et candidats, soit 38 candidats, avaient un nom à particule. C’était le cas de 14 candidats sur les 126 qui se présentaient dans le 7e arrondissement de Paris (Tableau 1).
- 32 Il y a bien eu des conseillers d’arrondissement à particule élus, mais ils ne se trouvent pas dans (...)
41Cette liste de communes est d’une grande cohérence. Au sommet, Versailles, ville aristocratique, lieu refuge de la noblesse depuis Louis XIV mais aussi pendant la Commune de Paris, et lieu d’investissement immobilier important de la noblesse depuis plusieurs siècles, devenue en outre, après 1871, une ville de garnison où résident de nombreux officiers. Suivent ensuite les « beaux quartiers » de Paris et Neuilly. Vannes et Annecy sont aussi d’importants lieux de garnison. Au bas de la liste, on trouve des communes de la banlieue populaire de Paris ou de Lyon, où les candidats à particule, en 2014, sont absents. L’élection ne satisfait pas toujours les espoirs particuliers : si 10 % des élus de Neuilly ou Versailles portent une particule, aucun conseiller de Paris du 7e ni du 16e arrondissement n’en avait32.
Tableau 1. Fréquence des noms à particule parmi les candidats aux municipales dans quelques grandes villes (2014)
Ville |
Candidats à particule (%) |
Candidats avec un nom courant (%) |
Nombre de candidats |
Versailles |
11,6 |
0,0 |
318 |
Paris 7e secteur |
11,1 |
0,8 |
126 |
Neuilly-sur-Seine |
5,6 |
0,5 |
196 |
Paris 16e secteur |
4,8 |
0,7 |
273 |
Paris 5e secteur |
4,5 |
1,8 |
112 |
Paris 15e secteur |
3,9 |
0,5 |
432 |
Vannes |
3,8 |
0,6 |
315 |
Colombes |
3,3 |
0,5 |
424 |
Asnières-sur-Seine |
3,2 |
1,1 |
371 |
Annecy |
3,1 |
1,1 |
360 |
|
|
|
|
|
|
|
|
Drancy |
0,0 |
0,0 |
196 |
Marseille 1er secteur |
0,0 |
0,3 |
297 |
Noisy-le-Grand |
0,0 |
0,3 |
294 |
Sarcelles |
0,0 |
0,4 |
225 |
Sevran |
0,0 |
0,3 |
315 |
Valence |
0,0 |
0,5 |
196 |
Villeurbanne |
0,0 |
1,5 |
275 |
Source. Fichier des candidats aux élections municipales (extraits).
- 33 Martin, Bernard, Dubois, Thomas ou Robert, ce qui donne un groupe de taille équivalente à celui de (...)
42Par comparaison, la proportion de candidats portant un nom de famille courant33 se distribue aléatoirement sur le territoire, et ne varie pas suivant une logique sociale immédiatement claire : c’est au Havre, à Villeneuve-d’Ascq et dans le 14e arrondissement de Paris que ces noms sont fréquemment présents parmi les candidats (2,5 %)… et ils sont absents aussi bien à Versailles qu’à Drancy, Béziers ou Mulhouse.
- 34 J. Peneff, 1981, p. 8.
43Il est possible de prendre une échelle de comparaison plus fine, en s’intéressant aux bureaux de vote, car ils découpent de petits espaces où résident moins de 1 500 électeurs et électrices. Les listes électorales constituent des sources classiques pour historiens et sociologues (par exemple à Nantes, Jean Peneff34 y repère un bureau de vote où près de 10 % des électeurs ont un nom à particule). Les listes électorales parisiennes indiquent précisément où résident 1,2 million d’électeurs parisiens. Parmi eux, en 2014, 33 500 portent une particule. Il est alors possible de cartographier la fréquence d’apparition des particules par bureau de vote.
Figure 7. Distribution de l’électorat à Paris (2014)
Source. Préfecture de Paris.
- 35 P.-H. Chombart de Lauwe, 1952.
- 36 É. Mension-Rigau, 2007.
- 37 C. Grange, 1996.
- 38 M. Pinçon & M. Pinçon-Charlot, 1992.
44Construite à partir des noms de famille (nom de naissance ou nom marital) des électeurs et électrices inscrits à Paris, la Figure 7a réaffirme à l’évidence des constats anciens, objectivés depuis les études de Paul-Henry Chombart de Lauwe35 : les travaux portant sur la noblesse36, sur les gens du Bottin mondain37 ou sur la grande bourgeoisie et l’aristocratie38 ont tous souligné la concentration résidentielle des classes dominantes, particulièrement perceptible à Paris.
- 39 J.-L. Pinol & M. Garden, 2009.
- 40 M. Pinçon & M. Pinçon-Charlot, 1989, p. 49.
45C’est dans le 7e arrondissement que les électeurs et électrices à particule sont les plus fréquents. Le faubourg Saint-Germain a fait l’objet d’un grand investissement immobilier de la noblesse avant même la première moitié du xixe siècle, et une carte des lieux de résidence de la noblesse comme celle de l’Atlas des Parisiens39 à la fin du xixe siècle met en évidence la concentration des nobles dans ce quartier d’hôtels particuliers. L’extension au 16e arrondissement a été réalisée au cours du xxe siècle, puis à Neuilly à mesure que le 8e arrondissement devenait un arrondissement de travail. Le centre de gravité s’est déplacé vers l’ouest. Nous pouvons donc aussi retrouver une fréquence importante d’électeurs à particule dans les 8e et 16e arrondissements, alors qu’ils sont quasiment absents des 20e et 19e arrondissements de Paris, et très peu présents dans les autres arrondissements populaires. Ce qui apparaît à la lecture de cette carte, c’est bien la concentration de l’habitat dans une poignée d’arrondissements. « Les groupes sociaux qui constituent l’élite d’une époque habitent dans une partie extrêmement réduite de l’espace parisien40. »
46Si l’on ne peut parler ici de persistance de l’Ancien Régime, il faut souligner la cohérence résidentielle avec le xixe siècle : l’immobilier structure la rémanence de l’Ancien Régime. L’inertie immobilière est due à l’achat d’immeubles entiers, à la construction d’hôtels particuliers aujourd’hui parfois divisés en appartements à la suite des héritages. Ces stratégies immobilières anciennes ont permis le maintien résidentiel des générations, et l’augmentation des prix de l’immobilier parisien a incité ces familles à conserver leurs biens. La stabilité résidentielle peut alors se mesurer à l’échelle de plusieurs générations.
- 41 La proportion de porteurs de particule étant élevée à Paris, la liste des noms les plus courants e (...)
47La cartographie montre ainsi que les électeurs à particule peuvent représenter, dans certains micro-quartiers, plus de 10 % des électeurs et électrices, et que leur localisation se superpose à l’espace connu des différences sociales à Paris, que ces différences s’expriment en termes de profession (comme chez Chombart de Lauwe) ou en termes de stratégies résidentielles de la noblesse d’Ancien Régime. Par comparaison, la même carte (Figure 7b) réalisée à partir de la population des noms de famille les plus courants41 ne témoigne d’aucune logique sociale. Tout au plus pourrait-on remarquer une proportion plus faible au nord du 19e arrondissement. Les « Martin » et les « Durand » semblent aléatoirement répartis sur l’espace parisien.
48Les variations de la proportion de porteurs de particule parmi les candidatures aux élections municipales ou parmi les personnes inscrites sur les listes électorales forment un gradient social. Aujourd’hui encore, la fréquence des noms à particule est plus faible dans les villes et les quartiers populaires. Je viens d’exposer une rémanence soutenue par la continuité entre le passé et le présent que permettent les investissements immobiliers. D’autres formes de rémanence s’appuient plutôt sur la présence actuelle au sommet de l’échelle socioprofessionnelle.
- 42 P. Birnbaum et al., 1978, p. 153.
- 43 Communication personnelle de François-Xavier Dudouet.
49La noblesse française est sur-représentée dans les classes dirigeantes. Les travaux de Pierre Birnbaum et de son équipe, dans les années 1970, le repéraient : « alors que les personnes considérées comme nobles [c’est-à-dire porteurs d’une particule, N.D.A.] constituent environ 0,3 % de la population française active, elles forment jusqu’à 9 % de nos échantillons » de la classe dirigeante française42. Cette sur-représentation en haut de l’échelle sociale peut se repérer encore aujourd’hui dans d’autres espaces sociaux. On trouve ainsi 38 noms à particule parmi les 994 administrateurs et dirigeants exécutifs des sociétés cotées au CAC 40 au 31 décembre 201043. Et parmi celles et ceux qui reçoivent une Légion d’honneur : en 2011, 4,1 % et en 2014-2015, 3,3 % des récipiendaires avaient une particule.
- 44 M. Halbwachs, 2008.
- 45 M. de Saint Martin, 1993 ; id., 1996 ; id., 2000 ; id., 2015 ; D. Lancien & M. de Saint Martin, 20 (...)
50Et si l’on s’intéresse non plus au sommet de l’échelle sociale mais à une large population ? Halbwachs remarquait dans les années 1930, après d’autres, que « de tout temps, l’activité essentielle, celle qui faisait noble, c’était l’activité guerrière » ; mais aussi que pour la noblesse contemporaine « d’autres fonctions [étaient] devenues plus importantes : l’administration, la justice, les charges de magistrature et de finance44 ». Cependant Monique de Saint Martin a mis l’accent dans différents travaux sur les reconversions nobles vers les industries culturelles ou même sur les déclassements dont souffre l’aristocratie contemporaine45. Quelles professions apparaissent plus fréquentes si l’on s’intéresse aux personnes qui se présentent aux élections municipales ? Des professions artistiques en nombre non négligeable, comme l’indiqueraient les travaux de Monique de Saint Martin ? Des professions administratives, comme le suggère Maurice Halbwachs ?
- 46 Martin, Bernard, Dubois ou Thomas forment un groupe de 4 355 individus. Les porteurs de particule, (...)
- 47 M. Koebel, 2012.
51Le fichier des élus municipaux en 2014 compte un peu plus de 525 000 individus : parmi ceux-ci, 0,8 % portent une particule et 0,8 % portent un nom courant46. La sous-représentation des classes populaires parmi les élus municipaux est bien connue47, mais la déformation de la structure sociale est minime par comparaison avec celle des élus nationaux. On y trouve notamment une proportion significative d’élus ayant déclaré être employés ou ouvriers (Tableau 2). Les noms à particule sont-ils également distribués dans cette structure sociale ?
- 48 C. Grange, 1996, p. 250.
52Les porteurs de particule redoublent la sous-représentation populaire en étant, eux-mêmes, jusqu’à quatre fois sur-représentés parmi les classes supérieures et quasi absents des élus de classes populaires (deux à quatre fois moins fréquents que leur proportion moyenne). Ainsi, sur 123 magistrats élus en 2014, 5 sont d’apparence noble ; sur 230 élus dont la profession est « propriétaire », 4 ont un nom à particule. Sur 9 519 chefs d’entreprise, 159 portent une particule, alors qu’on ne trouve qu’une seule particule parmi les 502 agents subalternes des entreprises publiques. Les premières professions ne distinguent plus la noblesse de la grande bourgeoisie48, mais elles la singularisent toujours au regard de l’ensemble de la population.
Tableau 2. Fréquence des noms à particule selon les professions des élus municipaux (2014)
Profession |
Élus à particule (%) |
Élus avec un nom courant (%) |
Nombre d’élus |
Magistrat |
4,1 |
0,8 |
123 |
Propriétaire |
3,5 |
0,4 |
230 |
Conseiller juridique |
3,3 |
1,5 |
335 |
Administrateur de sociétés |
3,1 |
1,0 |
1 177 |
Avocat |
2,9 |
0,6 |
1 256 |
Grands corps de l’État |
2,8 |
0,6 |
361 |
Notaire |
2,1 |
1,1 |
379 |
Journaliste et autre média |
1,8 |
0,5 |
853 |
Marin (patron) |
1,7 |
0,6 |
174 |
Homme de lettres, Artiste |
1,7 |
1,0 |
1 108 |
Agent d’assurances |
1,7 |
1,1 |
886 |
Agent immobilier |
1,7 |
0,8 |
1 064 |
Industriel, Chef entreprise |
1,7 |
0,7 |
9 519 |
|
|
|
|
|
|
|
|
Agent technique, Technicien |
0,5 |
0,8 |
18 627 |
Fonctionnaire de catégorie B |
0,5 |
0,9 |
16 374 |
Salarié agricole |
0,5 |
1,0 |
5 366 |
Ouvrier (secteur privé) |
0,5 |
0,9 |
20 788 |
Retraité de l’enseignement |
0,5 |
0,8 |
13 302 |
Employé (autres entrep. publiques) |
0,5 |
1,0 |
11 301 |
Fonctionnaire de catégorie C |
0,4 |
0,8 |
20 507 |
Retraité des entreprises publiques |
0,4 |
0,8 |
8 311 |
Agent subalterne (entrep. publiques) |
0,2 |
0,2 |
502 |
Source. Fichier des élus municipaux en 2014 (extraits).
53Par comparaison, les « noms courants » semblent répartis plus ou moins autour de la moyenne, quelle que soit la profession, et la proportion varie peu. Si la variance de la proportion de noms à particule par profession est de 0,7, celle de la population portant un nom courant est dix fois plus faible (elle n’est que de 0,07). Dit autrement, les propriétaires sont alors huit fois plus fréquents parmi les porteurs de particule que parmi la population des noms courants. Experts comptables, membres des grands corps, magistrats sont cinq fois plus fréquents. À l’opposé les employés et retraités des entreprises publiques et les salariés agricoles sont deux fois moins fréquents chez les nobles que dans l’agrégat composé de celles et ceux qui portent des noms de famille très répandus en France (et ce, alors même que les élus sont déjà socialement sélectionnés).
- 49 P. Contamine, 1997, p. 217.
- 50 Dans le manuscrit de L’idéologie allemande, Marx et Engels ont biffé cette phrase néanmoins restée (...)
- 51 T. de Saint-Pol, 2010.
54La spécificité culturelle de la noblesse a souvent été décrite, avec une grande attention, comme si c’était sa seule spécificité possible dans les régimes démocratiques actuels. « Dans la société contemporaine un noble, ou soi-disant tel, se reconnaît par le titre qui accompagne éventuellement son nom de famille, par la célèbre “particule”, ou encore par son prénom, sortant plus ou moins de l’ordinaire et/ou emprunté à la tradition familiale49 », écrit l’historien Philippe Contamine. Marx lui-même qualifiait les ci-devant de « maîtres à danser de l’Europe50 », détenteurs des conventions surannées de la vie de salon. Même s’il nous est encore impossible d’étudier l’hexis corporelle des nobles d’apparence51, ces éléments justifient l’étude des particularismes culturels des familles dont le nom comporte une particule. Le différentiel de position sociale s’exprime aussi par un différentiel culturel.
55Ce différentiel culturel se repère dans le recours à certains rites de passage solennisés, comme les fiançailles mais aussi le mariage, dans le choix de prénoms spécifiques et dans l’investissement scolaire. Certaines formes s’apparentent à la reprise d’usages anciens (les fiançailles, certains prénoms), mais aussi comme le marquage d’une différence symbolique en contexte d’égalisation des conditions sociales. Ici, la rémanence est aussi transformation.
Figure 8. Extraits du « Carnet du jour » du Figaro
- 52 C. Van de Velde, 2015.
56La lecture hebdomadaire du « Carnet » du Figaro paraissant le samedi permet de repérer la mise en scène de la famille, pour soi, pour les proches et pour le beau monde (Figure 8). La noblesse titrée et la noblesse d’apparence cherchent à marquer symboliquement les transitions, et notamment les transitions de la jeunesse à l’âge adulte52. On y trouvera une grande proportion de noms à particule et profusion de titres de noblesse. Même si la population des familles ayant recours au Figaro est probablement bien différente de la population générale des porteurs de particule, l’indice est intéressant en ce qu’il montre l’importance donnée aux rites de passage.
Figure 9. Analyse statistique des annonces de naissances et de fiançailles dans le Figaro (2012-2019)
Note. Moyenne mensuelle. Effectifs : 3 738 naissances, 1 500 fiançailles. Lecture : 77 % des annonces de fiançailles impliquent une famille avec un nom à particule.
Source. « Carnet du jour » du Figaro (2012-2019).
57Quatre faire-part de naissance sur dix, entre 2012 et 2019, mobilisent une famille dont le nom comporte une particule (Figure 9). C’est le cas de trois annonces de mariage sur dix. Mais près de huit annonces de fiançailles sur dix impliquent une famille à particule. Cette très forte sur-représentation, hégémonique dans le cas des fiançailles, indique sans doute que la publication d’un tel faire-part est devenue une exigence sociale pour une partie de cette population (dont il faut rappeler la taille très réduite). Et cette proportion est probablement plus élevée que ce que l’on trouverait à partir d’un comptage semblable dans les années 1950 ou 1960, quand le mariage signait le début de la vie de couple. Ici les fiançailles signalent le retrait officiel et ritualisé du marché matrimonial. La noblesse d’apparence donne au concubinage toutes les apparences de la tradition et du bon goût.
- 53 F. de Singly, 1987 ; C. Grange & L. Arrondel, 1993.
58L’importance donnée aux rites de passage n’est pas limitée à la mise en scène publique des fiançailles. Les listes électorales, qui avant 2019, indiquent le « nom marital », permettent d’objectiver l’importance de l’homogamie53. Dix fois plus de femmes à particule épousent des hommes à particule que si le coup de foudre frappait au hasard. Et le mariage lui-même est l’objet d’un attachement. 53 % des femmes dont le nom a une particule sont mariées, ce qui n’est le cas que de 34 % des femmes sans particule (Figure 10). Dès les âges les plus jeunes, les femmes portant une particule sont inscrites sur ces listes électorales avec un nom marital. Alors que 15,8 % des électrices parisiennes à particule de 28 ans en 2014 indiquaient un nom marital, ce n’était le cas que de 3,3 % des femmes sans particule, soit 4,8 fois moins.
Figure 10. Proportion d’électrices parisiennes indiquant un nom marital (2014)
Source. Listes électorales parisiennes, mars 2014, Préfecture de Paris.
- 54 É. Mension-Rigau, 2007, p. 119.
- 55 É. Mension-Rigau, 2007, p. 119.
- 56 P. Besnard & C. Grange, 1993.
59Fiançailles et mariage aux jeunes âges apparaissent aujourd’hui comme des comportements distinctifs de la population des porteurs de particule. Le choix du prénom en est un autre. « Dans les familles aristocratiques, il est de tradition encore aujourd’hui de reprendre les mêmes prénoms54 » au fil des générations, lesquels « ont pour fonction d’ancrer l’identité de l’individu dans le passé familial et de marquer son appartenance à un lignage55 ». Ces prénoms, très rares et propres à une maison, ne se prêtent pas à une étude quantitative. En s’intéressant non pas à la noblesse mais à des populations plus étendues, de nombreux travaux ont montré l’ancrage social du choix des prénoms, mais aussi la tendance, au cours des dernières décennies, à l’apparition de marchés onomastiques distincts56. Aujourd’hui, les prénoms du sommet de la hiérarchie sociale, quand ils diffèrent des prénoms communs, sont des prénoms qui restent confinés à ce milieu, sans connaître de diffusion à l’ensemble des bébés nés en France.
- 57 Les deux premiers prénoms sont bien renseignés. Les suivants moins bien.
60Si les noms à particule étaient distribués aléatoirement dans l’espace social, alors les prénoms choisis par les parents ayant un tel nom devraient ne pas être très différents des prénoms choisis par le reste de la population. Or il est possible de repérer des prénoms particuliers, bien plus largement diffusés au sein de la noblesse d’apparence qu’ailleurs. Les listes électorales, qui contiennent des informations sur l’ensemble des personnes inscrites et donnent accès à tous les prénoms des électeurs57, seront mobilisées.
Figure 11. Un usage différent du prénom Marie (Paris, 2014)
Source. Liste des électeurs et électrices nés entre 1920 et 1997, Préfecture de Paris.
- 58 P. Bourdieu, 2007, p. 388.
61Sur la base de leurs prénoms – prénoms secondaires ou premier prénom –, les individus portant une particule apparaissent distincts du reste de la population. Pour les prénommer leurs parents utilisent assez souvent un signal invisible : « pour qu’il y ait noblesse, il faut qu’il y ait des gens capables d’engendrer des manières si subtilement distinguées des manières vulgaires que seuls les gens distingués peuvent les apercevoir58 ». Comme le montre la Figure 11, environ un noble d’apparence sur deux porte le prénom Marie comme prénom secondaire (c’est-à-dire après le premier prénom). C’est le cas de moins de moins de 5 % des hommes sans particule, et d’un peu plus de 10 % des femmes sans particule. Ce marqueur est invisible dans la vie quotidienne, et la tendance, depuis les années 1970, est à l’accroissement des différences. Forme cachée de la distinction culturelle, le prénom Marie (en prénom secondaire) était donné, au milieu des années 1990, à près de 60 % des électrices parisiennes à particule. Alors que Marie est, quand il est en première position, un indicateur du sexe déclaré à la naissance, les usages en seconde position par les familles à particule ne sont plus genrés : garçons et filles reçoivent dans les mêmes proportions ce prénom. Cela n’est pas le cas pour la population sans particule, où Marie, comme deuxième prénom, reste un marqueur du genre prononcé.
62Cette pratique sociale émerge au cours du xixe siècle : environ 15 % des hommes à particule nés vers 1850 et ayant reçu la Légion d’honneur avaient Marie comme premier prénom et 27 % comme prénom secondaire. Au fil des générations, ce qui était alors une innovation, sans doute liée au développement du culte marial, devient une tradition.
63Marie n’est cependant qu’un indice, renforcé par d’autres pratiques : 61 % des porteurs de particule ont trois prénoms ou plus, quand ce n’est le cas que de 35 % des Parisiens sans particule. Porter un nom à tiroir, c’est aussi, souvent, porter des prénoms à rallonge.
- 59 É. Mension-Rigau, 2007, p. 124.
- 60 C. Grange, 1996, p. 182.
64Ces Marie sont la plupart du temps invisibles : le deuxième prénom n’est connu que de la famille proche. Ce n’est pas le cas des premiers prénoms, utilisés quotidiennement dans la société contemporaine, et à ce titre signal permanent de position sociale. Éric Mension-Rigau précise que « quand ils ne sont pas motivés par des raisons familiales historiques, les prénoms sont choisis pour leur signification sociologique59 », pour marquer l’appartenance. À partir de l’étude des familles présentes dans le Bottin mondain, Cyril Grange est capable de repérer les spécificités de la prénomination noble par comparaison avec une population bourgeoise de statut social similaire. « Les goûts bourgeois sont moins éloignés des goûts nationaux que ne le sont les goûts nobles60. » Les prénoms nobles sont des prénoms mondains au carré. Les listes électorales permettent de vérifier ces conclusions.
- 61 On remarque aussi la présence de Paola en fin de liste : la méthode onomastique ne différencie pas (...)
65Pour les générations les plus récentes (les 222 000 électeurs et électrices nés après 1985), certains prénoms relativement répandus (donnés à plus de 50 enfants sur la période) sont très fortement sur-représentés chez les porteurs de particule. Ainsi Isaure, Geoffroy, Sixtine, Albane et Côme sont 9 fois plus fréquents parmi les électeurs à particule61.
66Sur l’ensemble de la liste électorale, certains prénoms très rares, comme Amicie, Foulques, Aymar(d) ou Sixte sont même, en valeur absolue, plus donnés à des bébés portant une particule qu’à des bébés sans particule, alors que les personnes portant une particule représentent moins de 3 % de la population des inscrits à Paris. Ces prénoms sont ainsi plus de 50 fois plus fréquents chez les nobles d’apparence.
67L’étude des prénoms permet de signaler que le maintien d’un particularisme culturel ne s’appuie pas uniquement sur les références au passé de la lignée, mais sur l’établissement de lignes de démarcation saillantes et visibles, mais en évolution. De nouveaux prénoms sont choisis, suffisamment spécifiques pour ne pas être repris par d’autres milieux. Et Marie fait l’objet d’un réinvestissement aveugle au genre, comme prénom de deuxième ou troisième position, marqueur invisible de subtile distinction.
- 62 M. de Saint Martin, 1993, en particulier p. 209-216.
- 63 Pour une version modernisée de la critique de l’ascétisme académique, voir G. de Lagasnerie, 2010.
- 64 Christophe Charle montre comment les fractions « reconverties » de la noblesse, au début du xxe si (...)
- 65 C. Grange, 1996.
- 66 M. de Saint Martin, 1993, p. 213.
68Enfin, comme l’ont souligné les historiens et sociologues de la noblesse, l’investissement scolaire a été d’autant plus intense que les bases traditionnelles de la domination sociale de l’aristocratie s’étaient étiolées62. Si « grammairien » est une insulte aristocratique – l’esprit grammairien étant l’opposé ascétique et lourd de l’esprit de salon vif et léger –, les études longues sont aujourd’hui de rigueur pour ne pas déchoir63. Ces stratégies de reconversion s’effectuent, depuis le xixe siècle, à l’échelle de plusieurs générations : aux filières aristocratiques traditionnelles, comme l’école militaire de Saint-Cyr et la faculté de droit de l’université de Paris, s’ajoutent progressivement les écoles d’ingénieurs et de commerce, puis l’École libre des sciences politiques et l’École nationale d’administration64. Mais il s’agit de reconversions dans un cadre connu : j’ai signalé la fréquence importante des nobles d’apparence dans certaines écoles supérieures au xixe siècle. Pour les nobles diplômés du Bottin mondain, Cyril Grange repère la grande fréquence des diplômes d’ingénieur dès la première moitié du xxe siècle65. Les « grandes écoles » sont d’ailleurs largement ouvertes à la noblesse d’apparence. Au milieu des années 1960, 2,2 % des élèves de l’ENS portaient une particule, ils étaient 3 % à Polytechnique, 5,3 % à HEC (École des hautes études commerciales de Paris) et près de 8 % à l’École nationale d’administration (ENA) – dont le « grand oral » « correspond particulièrement bien aux attentes des jeunes [nobles]66 ». En 2014, 14 élèves sur 400 reçus à l’École polytechnique portent une particule, et la liste des diplômés de Saint-Cyr contient un nombre et une proportion encore plus élevés : environ 8 % chaque année, depuis le milieu des années 1990.
- 67 L’analyse concerne ici les bacs généraux et technologiques et ne concerne que les résultats nomina (...)
69Les exemples précédents portent sur une population de taille très réduite, les quelques centaines d’élèves des grandes écoles. Cependant les résultats nominatifs au baccalauréat67 s’inscrivent dans ces conclusions et distinguent la population des personnes portant une particule (environ 1,1 % des candidats). Ces listes nominatives indiquent une meilleure réussite scolaire des personnes portant une particule (Tableau 3). La mention « Très bien » est décernée à 14,5 % des candidats à particule et à 9,6 % du tout-venant – soit un rapport de 1,5 à 1. La population des « Noms courants » ne se distingue pas de la population des candidats sans particule.
Tableau 3. Répartition des mentions au bac en fonction du nom des candidats
Mention |
Nom à particule (%) |
Nom sans particule (%) |
Rapport (%) |
Noms courants (%) |
Très bien |
14,5 |
9,6 |
1,5 |
9,8 |
Bien |
20,0 |
16,3 |
1,2 |
16,8 |
Assez bien |
27,8 |
27,8 |
1,0 |
28,1 |
Passable |
26,7 |
31,6 |
0,8 |
31,5 |
Oral |
11,0 |
14,8 |
0,7 |
13,8 |
70Les pratiques culturelles que les listes nominatives permettent d’établir donnent à voir les usages différents d’une population réduite. Certains de ces usages, tels que les fiançailles, se présentent comme l’actualisation de rites de passages traditionnels, d’autres semblent marquer une différence symbolique en contexte d’égalitarisme démocratique.
71De nombreux travaux ont montré, pour les xixe et xxe siècles, l’adaptation nobiliaire au suffrage universel. Cette adaptation s’est faite préférentiellement à droite : soit parce que la droite était monarchiste et catholique, réactionnaire et conservatrice, soit parce que la gauche était républicaine et socialiste, révolutionnaire et progressiste. La typologie classique proposée par René Rémond68, pour qui les droites en France étaient orléanistes, légitimistes ou bonapartistes, insistait d’ailleurs sur ce lien étroit avec les prétentions aristocratiques.
72Mais est-ce encore le cas aujourd’hui ? Subsiste-t-il une relation entre la droite et la particule ? Le lent rapprochement vers la moyenne, observé depuis plus de 200 ans, a-t-il effacé les différences politiques ? Les fichiers nominatifs des candidats et candidates aux élections permettent de repérer la sur-représentation des noms à particule parmi les candidats et candidates dans certains partis politiques. Deux phénomènes entrent en jeu ici : l’attirance des nobles d’apparence pour les partis situés à droite et l’attirance des partis politiques de droite pour cette population.
- 69 M. Dogan, 1967, p. 470.
- 70 Quand la particule est présente, elle attire les regards : Augustin Scalbert, « Sophie de La Roche (...)
- 71 M. de Saint Martin, 1993, p. 90.
73Entre 1898 et 1940, d’ailleurs, 57 % des députés de droite furent d’apparence noble69 (c’est-à-dire portant un nom à particule). Il y a aujourd’hui peu de porteurs de particule dans les partis de gauche70. Il y en a plus à droite, même si les proportions ont chuté par rapport au siècle passé. Cette différence entre gauche et droite peut être un effet de la présentation de soi : certains peuvent tomber la particule comme ils tombent la cravate, s’ils se présentent devant le corps électoral sous l’étiquette d’un parti révolutionnaire. En effet, c’est peut-être dans l’espace électoral que les jeux maîtrisés avec le nom et le titre sont les plus évidents. Monique de Saint Martin le souligne : il existe un art de « savoir le faire oublier lorsque les circonstances ou le contexte lui sont peu favorables ou au contraire de l’assumer “en toute simplicité” et “avec modestie”71 ».
- 72 La liste des candidatures aux élections européennes de 2014 ne compte que 3 753 candidats, ce qui (...)
74La sur-représentation des noms à particule à droite se repère à toutes les échelles électorales : élections cantonales, départementales, régionales, législatives, municipales et présidentielles distribuent les particules quasiment de la même manière (Tableau 4). Les différences sont faibles, mais significatives. Les porteurs de particule représentent environ 2 % des candidats à l’extrême droite, un peu moins (1,3 %) à l’UMP et cette proportion diminue jusqu’aux partis révolutionnaires de gauche, chez lesquels les porteurs de particule sont très peu nombreux72. La stabilité des sur-représentations et des sous-représentations en dépit des faibles effectifs est frappante. Quelle que soit l’élection, quel que soit l’agenda politique, c’est à l’extrême droite que les porteurs de particule sont les plus nombreux, et à l’extrême gauche qu’ils sont les moins nombreux. Les 930 000 candidates et candidats aux élections municipales de 2014 renforcent la fiabilité de l’étude : la variance est moins importante, mais le gradient politique reste semblable.
Tableau 4. Présence de la particule lors des élections 2011-2015
Note. Pour chaque élection sont précisées les proportions de candidats et candidates ayant un nom à particule (%P) et de noms communs (%C) ainsi que le nombre de candidats et candidates par nuance politique.
- 73 Pour chaque élection, les groupes de noms courants ont été constitués pour être de même taille que (...)
75Par comparaison, les candidats portant des noms de famille répandus (de « Martin » à « Durand »)73 ne font pas montre d’une telle stabilité entre élections et ne se différencient pas sur un gradient politique évident.
76Ce gradient politique est aussi visible si l’on s’intéresse aux soutiens aux candidatures. Pour être candidat aux élections présidentielles, il faut recueillir le parrainage d’au moins 500 grands électeurs. La liste nominative des 500 parrains est publiée au Journal officiel (après un tirage au sort, pour les candidats en ayant recueilli plus de 500). Cette liste montre que le gradient politique est respecté mais aussi fortement accentué. Certains candidats ont recueilli une proportion importante de parrainages à particule (Tableau 5) : 13 % pour Christine Boutin, proche des mouvements royalistes ; près de 7 % pour Philippe de Villiers, dont l’ancêtre paternel direct a été anobli en 1595 ; 5 % pour Jean-Marie Le Pen… alors qu’aucun des 500 parrains de Jean-Pierre Chevènement (ancien membre du Parti socialiste) ou de Noël Mamère (candidat écologiste) ne portaient de particule.
Tableau 5. Proportion de parrains à particule (1995-2017)
Candidat |
Parrains à particule (%) |
Nombre de campagnes |
Christine Boutin |
13,2 |
1 |
Philippe de Villiers |
6,7 |
2 |
Jean-Marie Le Pen |
5,1 |
3 |
Marine Le Pen |
4,0 |
2 |
Édouard Balladur |
3,8 |
1 |
François Fillon |
2,9 |
1 |
Alain Madelin |
2,8 |
1 |
Nicolas Sarkozy |
2,4 |
2 |
Jacques Chirac |
1,7 |
2 |
Frédéric Nihous |
1,6 |
1 |
François Asselineau |
1,5 |
1 |
François Bayrou |
1,5 |
3 |
Brunot Mégret |
1,4 |
1 |
Jean Saint-Josse |
1,4 |
1 |
Nicolas Dupont-Aignan |
1,3 |
2 |
Segolène Royal |
1,2 |
1 |
Corinne Lepage |
1,0 |
1 |
Daniel Gluckstein |
1,0 |
1 |
Eva Joly |
1,0 |
1 |
Jacques Cheminade |
0,9 |
3 |
Lionel Jospin |
0,7 |
2 |
Arlette Laguiller |
0,6 |
3 |
Emmanuel Macron |
0,6 |
1 |
José Bové |
0,6 |
1 |
Philippe Poutou |
0,6 |
2 |
Benoît Hamon |
0,5 |
1 |
Jean-Luc Mélenchon |
0,5 |
2 |
Olivier Besancenot |
0,5 |
2 |
Christiane Taubira |
0,4 |
1 |
François Hollande |
0,4 |
1 |
Jean Lassalle |
0,4 |
1 |
Marie-George Buffet |
0,4 |
1 |
Nathalie Arthaud |
0,4 |
2 |
Dominique Voynet |
0,2 |
2 |
Gérard Schivardi |
0,2 |
1 |
Robert Hue |
0,2 |
2 |
Jean-Pierre Chevènement |
0,0 |
1 |
Noel Mamère |
0,0 |
1 |
77Ainsi, qu’il s’agisse des candidats eux-mêmes ou de leurs soutiens sociaux, la noblesse d’apparence va à la droite et la droite va à la noblesse d’apparence. Et plus l’élection est nationale, plus l’implication des porteurs de particule est élevée : 0,8 % des candidatures aux municipales ont une particule, mais 1,2 % aux départementales, 1,4 % aux législatives, et 1,8 % des parrainages aux présidentielles. Cependant les différences sont de faible ampleur : ici, la rémanence, sous forme de trace, n’est rendue visible qu’au prix de l’utilisation de nombreuses sources nominatives.
78La simple présence d’un « de » dans le nom de famille semble permettre de découper un agrégat distinct de la population générale. La noblesse d’apparence n’a pas que les apparences de la noblesse. A priori ce résultat n’aurait pas dû apparaître : Monsieur du Pont et Monsieur Dupont auraient dû être indistincts, si, véritablement, la particule n’avait aucune signification sociale sinon la vanité.
79C’est sans doute à l’aune de ce résultat qu’il faut comprendre la fréquence des demandes d’ajout de particule (plus d’une centaine par an) dans l’ensemble des demandes en changement de nom publiées par le Journal officiel. La particule, au minimum, ce n’est pas rien. Si Madame du Pont n’est pas tout à fait Madame Dupont, c’est peut-être parce que, même si le groupe d’appartenance de la famille du Pont est la bourgeoisie, son groupe de référence est, depuis plusieurs siècles, la noblesse.
- 74 J. Dronkers, 2003 ; id., 2008 ; J. Dronkers & H. Schijf, 2004 ; H. Schijf, J. Dronkers & J. van de (...)
80En effet, cette collection de personnes ne partageant rien d’autre que quelques lettres dans leur nom de famille est bien définie sur le tissu social. Et elle n’est pas constituée que de « maîtres à danser » : si la spécificité culturelle est indéniable, cette population est aussi sur-représentée aux sommets de la hiérarchie sociale. Ce résultat confirme ainsi une partie des conclusions de nombreux travaux sur la noblesse néerlandaise, allemande et autrichienne74 qui montrent l’existence aujourd’hui d’une sur-représentation nobiliaire parmi les élites sociales, politiques et économiques de ces pays malgré leurs histoires différentes.
81L’approche féconde a consisté à étudier ces indices culturels en même temps que des indicateurs d’autres capitaux. La population des porteurs de particule ne forme pas un groupe professionnel – elle est invisible aux PCS –, mais elle semble apprécier certaines professions plutôt que d’autres. Ce n’est pas un groupe de hobereaux ruraux, ses investissements immobiliers sont visibles au cœur des beaux quartiers. Et ce n’est pas un groupe apolitique : ses investissements électoraux la poussent vers les partis de droite, quelles que soient l’élection et l’échelle de l’élection.
82Cette étude, enfin, montre l’intérêt des informations nominatives : si elles ont, le plus souvent, été utilisées dans un but policier, elles peuvent servir d’appui à l’éclairage quantitatif de pans méconnus de la structure sociale et des inégalités sociales. Le caractère microscopique de cette population (moins de 0,8 % de la population française) a nécessité le recours à d’importantes listes nominatives, de plusieurs centaines de milliers d’individus, afin de pouvoir déceler sur-représentations et sous-représentations. À mesure que les listes concernent les milieux dominants (élèves de l’École polytechnique, députés, sénateurs, académiciens…) elles peuvent être plus réduites, la proportion de noms à particule augmentant.
83Les limites de cette étude, qui a privilégié l’extensif (les listes de millions de noms) à l’intensif (l’étude poussée d’un groupe), restent importantes. Tout d’abord la transmission patrilinéaire des noms de famille laisse en partie les femmes dans l’ombre, et il conviendrait au minimum de savoir si, comme les roturières face au « plafond de verre » et les femmes clercs au « plafond de vitrail75 », les femmes dont le nom comporte une particule sont confrontées à un « plafond de cristal ». Ensuite, il s’agit d’une tentative d’objectivation qui suscitera l’incompréhension des personnes attachées à la définition d’une véritable noblesse. Incompréhension qu’il ne faudrait pas rejeter, car elle souligne l’hétérogénéité de cette population. Il reste en effet à décrire les modalités des divisions internes à cet agrégat, présenté ici comme un bloc uni, par distinction avec les populations des sans-particule ou des individus portant un nom de famille très commun.
84La deuxième limite de ce travail sociographique peut être facilement rendue visible. La noblesse d’apparence est-elle attirée par la droite parce qu’elle est sur-représentée dans des professions votant traditionnellement à droite, ou parce qu’elle réside préférentiellement dans des « beaux quartiers » ? Ou s’agit-il de dimensions indépendantes, mais qui peuvent s’accumuler ? Le cumul des variables apparaît ici pertinent, mais la relative pauvreté des listes utilisées ne permet pas encore une telle analyse.
85La troisième limite est liée à l’origine des sources mobilisées ici : principalement des listes administratives, liées plus ou moins directement au travail de l’État, par opposition au secteur privé.
86Enfin, ces conclusions provisoires incitent à poursuivre l’enquête en l’étendant à la transmission familiale des positions sociales. Les listes nominatives pourraient être utilisées pour suivre certains noms sur plusieurs générations, et peut-être repérer une progressive, mais lente, assimilation au commun des mortels76. Les noms de famille à particule sur-représentés parmi les élites sociales du début du xixe siècle sont-ils toujours sur-représentés aujourd’hui, ou ont-ils été remplacés par d’autres noms à particule ?