• 1 Par exemple, dans l’expression « civilisation du renne ».

1Quiconque s’intéresse à la pratique archéologique ne peut que faire le constat d’un recours toujours plus fréquent à diverses technologies appliquées à la détection et à la caractérisation des vestiges d’un passé qui, d’abord ancien, peut parfois être relativement récent. Les manuels de cette discipline s’y consacrent amplement et regroupent ces procédures sous le terme générique d’archéométrie, un terme apparu en France dans les années 1970, une décennie après l’archaeometry des Anglo-Américains. On pourrait s’intéresser précisément à ce foisonnement, et faire souvent le constat qu’il ne s’agit que d’applications de méthodes où l’on substitue des choses particulières (des silex, des poteries, etc.) à des entités plus générales, mais également exemplifiées par des objets concrets (des billes rouges ou bleues) si l’on retient le cas statistique. Notre questionnement sera tout autre ici et pourrait être qualifié de plus « philosophique ». Nous nous demanderons en effet en quoi l’archéologie fait-elle un usage spécifique de la mesure (et des comptages), et selon quels aspects elle se distingue des procédures standard auxquelles recourent les autres sciences humaines et sociales. Il nous faudra pour y répondre poser une définition claire de l’archéologie, à un moment où, étendant son domaine d’exercice vers le récent et l’actuel, beaucoup de confusion persiste. Le lecteur pourrait trouver ce préambule bien trop développé, mais il nous semble nécessaire car il s’agit pour l’instant de propositions épistémologiques exploratoires, qui ne sont pas sans conséquences vis-à-vis de la question que nous voudrions poser ici. Pour ce qui est de la mesure, nous l’envisagerons comme une procédure faisant correspondre des données qualitativement définies, faisant parfois l’objet de constats adverbiaux (beaucoup/peu, plus/moins), d’abord sur des appréciations intuitives et subjectives, à des nombres respectant les mêmes relations d’ordre, éventuellement rapportés à des multiples d’une unité. Nous verrons comment ces procédures ont investi l’une des problématiques clés de l’archéologie, à savoir la reconnaissance d’un cadre à partir duquel évaluer des pratiques disséminées dans l’espace et dans le temps, ce que l’on appelle « culture archéologique », et souvent « civilisation » lorsque l’ethnonyme nous est déjà donné (ou, paradoxalement, franchement inconnaissable1).

• 2 P. Boissinot, 2015 ; id., 2017.

2Je résume ici des propositions que j’ai défendues à maintes circonstances2, en insistant sur plusieurs points nouveaux. Les amateurs de classifications noteront que je ne me réfère guère à des penseurs dits continentaux (Marx, Bergson, Heidegger ou Foucault, les plus souvent convoqués à ce sujet), mais au domaine de la philosophie analytique ou de la métaphysique scientifique. Ma proposition est résolument réaliste en ce qu’elle admet l’existence de choses indépendamment du fait que l’on y pense (le caractère tangible des mises au jour archéologiques le suggère d’autant plus). Elle autorise le recours à des universaux, qui ne sont pas que des « fictions » commodes, à la différence de ce que soutiennent généralement les nominalistes, lesquels inspirent de nombreux théoriciens de l’archéologie aujourd’hui (notre position, au cœur du problème traité ici, sera justifiée plus loin).

• 3 B. Olsen et al., 2012.

3Ce cadre philosophique donné, nous définirons l’archéologie comme une enquête sur des agrégats, c’est-à-dire une série de questions spécifiques que l’on pose à des objets singuliers, enfouis dans le sous-sol. Cela pourrait paraître un peu trop minimaliste pour ceux qui défendent une science de la « culture matérielle », des artefacts ou, plus généralement, des « choses » ; mais cela permet d’atteindre un certain « optimum » quant aux nécessaires liens qu’il faut garantir entre des aspects ontologiques, épistémologiques et sémantiques, comme chaque fois que l’on veut isoler un champ du savoir. Le côté ontologique concerne les objets, avec leurs structures et leurs compositions concrètes qu’il faut prendre en considération, des agrégats nous l’avons dit, et tels que nous les définirons précisément plus loin. L’aspect épistémologique se focalise sur les moyens dont nous disposons pour les connaître, connaissance imparfaite et largement incomplète certes, mais qui n’est pas totalement dénuée de certitudes (et, précisons-le, nous ne cherchons pas tant à connaître des agrégats bien présents, que des entités absentes qui suscitent notre curiosité, déduites des premiers). Quant à la composante sémantique, elle se réfère au sens que cela a pour nous de distinguer cette pratique académique d’autres qui lui sont proches, mais dont la différence nous paraît pertinente, et cela, sans se départir d’une certaine dose de sens commun. C’est sans doute ce que l’on oublie lorsqu’une montée en généralité excessive (l’archéologie comme « discipline des choses3 ») nous amènerait par exemple à dire, une fois sorti de notre supermarché : « je viens de recueillir là dans mon caddie quelques objets archéologiques » ou « voilà un bel échantillon de notre culture archéologique ».

• 4 C’est d’ailleurs ainsi, à travers les techniques du corps, que les ethnologues interprètent cette (...)
• 5 Pour une distinction entre événements et processus : P. Livet & F. Nef, 2009.

4Pourquoi partir des agrégats plutôt que des artefacts qu’ils contiennent, ou de la « culture matérielle », qui serait comme une synthèse de ce que l’on a récolté ? Parce que, contre les premiers, l’archéologie s’intéresse désormais plutôt à des assemblages exhaustifs, après s’être livrée à la « prédation » d’objets isolés pour leurs qualités propres (esthétiques principalement). Ensuite, contre la seconde, si l’on accepte sa construction « oxymorique » bien entendu, parce que ses critères d’identité sont problématiques (quand y a-t-il une seule culture, et quand y en a-t-il deux ?), et son unité, au mieux, une présomption, quand ce n’est pas une fiction. En outre, personne ne niera que l’on obtiendra une meilleure connaissance d’un artefact ou de la « culture matérielle » d’un collectif, en observant les agents et les choses mis en présence4, et en interrogeant les premiers sur la fabrication et l’usage de ces dernières, ce que les sociologues et les anthropologues peuvent toujours faire, et que les historiens reconstruisent en partie dans le meilleur des cas : faudrait-il alors que l’archéologie ainsi définie en généralité annexe des pans entiers de ces autres disciplines ? Un autre argument contre cette même définition large concerne la présence d’« écofacts » (charbons, graines, ossements…) dans les « sites » archéologiques, dont le traitement (mise en contexte) dépasse celui des seuls objets fabriqués par l’homme, parfois pour nous renseigner indirectement sur ce dernier. Notons enfin qu’il est possible de déduire de l’observation des agrégats l’existence de différents événements, et bien sûr de processus5, qui ne se réduisent pas à de simples accidents survenus à des artefacts.

• 6 B. Smith, 1996.
• 7 Le cas de Pompéi et de quelques autres cités enfouies après l’éruption d’un volcan, certes embléma (...)

6D’un point de vue ontologique, l’agrégat est une chose (matérielle) qui comprend différentes parties dans l’espace : son étude relève donc de la méréotopologie6, ou étude des relations entre tout et parties dans l’espace. La première question que l’on se pose est donc : « qu’y a-t-il ici ? » Très vite, nous embrayons sur une seconde, qui est comme la justification de cette première interrogation : « que s’est-il passé ici ? » Le découplage entre l’espace et le temps, ce dernier étant déduit de la structuration des choses dans l’espace, est manifestement une des singularités de l’enquête archéologique, qui se conduit en outre dans l’espace discontinu des agrégats. Sans parler du cas évident de l’observation participante, laquelle permet d’appréhender des agents en mouvement, il est clair que notre opération diffère également des cas rencontrés en histoire où le récit constitue généralement le matériau de base, cette procédure langagière correspondant à un couplage entre l’espace et le temps par l’intermédiaire d’un agent. Et puisqu’il est question d’espace en premier lieu (l’archéologie est une science éminemment topique), notons que notre type d’enquête rencontre quelques difficultés quant à l’établissement de la synchronie7, ce qui est une des différences essentielles avec la géographie, science de l’espace qui s’intéresse également à l’habiter humain (la seconde étant celle de la discontinuité des connaissances archéologiques).

• 8 F. Wolff, 2015.

7En reprenant l’ontologie simplifiée, dite « minimaliste », du philosophe Francis Wolff8, on peut dire que l’enquête archéologique consiste, à partir de choses bien repérées dans les agrégats, et surtout de leur structure, d’en déduire l’existence d’autres choses, de personnes et d’événements qui n’y sont pas, donnant à l’inventaire préalable la forme d’un questionnement historique. Cependant, en dépit du soin apporté à cette opération de déduction, cette trame narrative, de toute évidence fort lacunaire, se verra encore affaiblie par l’absence de critères d’identité personnelle, que seuls des témoignages écrits (ou oraux) seraient susceptibles de véhiculer. Si bien que les récits proposés à l’issue de l’enquête prendront la forme d’un « on a fait ceci, puis on a fait cela, etc. », le pronom personnel indéfini à la troisième personne (« on ») pouvant, à titre d’hypothèse, être remplacé par d’autres pronoms abstraitement définis – nous y reviendrons.

• 9 K.-A. Möberg, 1976.

8Pour finir, signalons qu’une utile distinction doit être opérée vis-à-vis des assemblages mis au jour dans les agrégats, celle entre les ensembles « ouverts » et les ensembles « fermés » (ou clos), et cela, en reprenant une opposition soulignée par Karl-Axel Möberg9. Les habitats correspondent généralement aux premiers, et les dépôts, funéraires (ou autres) aux seconds, l’agent enfouisseur et les processus d’enfouissement sans agent intentionnel devant être distingués dans les deux cas. Il s’ensuit que les artefacts découverts dans les deux types d’ensemble (en d’autres termes, volontaires ou non) ne doivent pas être traités de la même manière par l’archéologue.

• 10 C’est tout l’enjeu de la notion de « Protohistoire » qui fait l’objet d’un traitement particulière (...)

9J’appelle « situation archéologique » l’ensemble des procédures matérielles et intellectuelles mises en œuvre lors du démontage de l’agrégat, sans tenir compte d’une quelconque détermination qui leur serait préalable, et cela par l’intermédiaire d’une observation directe ou d’un témoignage. Elle est, par définition, celle de la Préhistoire. Pour les périodes qui lui succèdent10, cette situation peut être un artifice méthodologique ou correspondre à un aspect de la vie sociale pour lequel nous ne possédons aucune détermination. Voyons quelques exemples pour mieux nous faire comprendre.

• 11 C. Goudineau, 1990.

12La « preuve archéologique », de ce qui est par ailleurs déterminé dans les textes par exemple, relève en fait de la logique du meilleur candidat : on ne voit aucune raison que notre agrégat ne soit pas celui concerné par l’affaire, et il n’en existe pas de meilleur. Ainsi, par exemple, des lieux de batailles évoquées par César dans sa Guerre des Gaules, lesquels, en dépit de vaines controverses qui courent toujours, connaissent de très bons candidats, certains étant si excellents (Alésia) que la certitude semble acquise. Comme le notait Christian Goudineau, imaginons maintenant que l’ouvrage du général romain se soit perdu, il est peu probable, qu’à partir de la seule ressource archéologique, nous puissions attribuer au même stratège l’ensemble des faits finalement mis en évidence, ni reconstruire leur enchainement causal, et dans leur ordre, et dans leurs causes11.

• 12 R. Bonnichsen, 1973. Voir deux analyses de cette expérience : L. Olivier, 2008 ; P. Boissinot, 201 (...)

13Il est intéressant de citer une fois de plus la célèbre expérience du camp de Millie12 qui, en quelque sorte, prend les choses à l’envers : dans un coin de l’Amérique du Nord, des archéologues ont entrepris la fouille d’un campement indien abandonné, mais dont ils connaissaient une des occupantes (Millie) susceptible de les informer sur la réalité visée. Bien que les manières de faire campement ne leur étaient pas inconnues (probablement relatives à un savoir encyclopédique), leurs inférences à partir des seuls vestiges matériels se sont révélées erronées, notamment en ce qui concerne le nombre d’occupants et la manière complexe d’habiter les lieux. Et, rétrospectivement, même si un esprit tatillon avait obtenu l’analyse ADN de quelques cheveux, il n’est pas sûr que le compte aurait été exact, ces parties capillaires, des uns et des autres, ayant une fâcheuse tendance à « voyager » et à s’accrocher partout !

• 13 F. Journot, 1999.
• 14 Ce fut d’ailleurs l’un des premiers usages de la mesure en archéologie, celui de la présentation à (...)

16Ainsi, comme on le constate aujourd’hui, en remplaçant l’expression « étude du bâti » par « archéologie du bâti13 », il me semble que l’on ne gagne aucunement en clarté. S’il existe effectivement des documents écrits ou des images sur ledit bâti (une construction quelconque) pourquoi ne pas en profiter, et si possible leur accorder le meilleur traitement historique qui soit, pour ensuite les associer à des vestiges tangibles, du sous-sol aux parties supérieures. Ce travail de synthèse peut être effectué par un seul ou par un groupe de chercheurs, mais pourquoi se cantonner au terme « archéologie » ? La réponse donnée est qu’il paraît souhaitable que ce travail maintenant standardisé sur un objet entier (du sous-sol au toit, représenté et représentable14) soit d’abord celui d’une discipline qui le place au centre, si l’on admet bien sûr que l’archéologie est la « science des artefacts ». En conséquence, l’étude des archives et des textes relatifs aux bâtiments devient à son tour une « discipline auxiliaire », mais de l’archéologie cette fois (entendue comme « science des artefacts » dans ce cas).

• 15 Ou d’une image légendée.

17Si l’on admet que l’une des questions essentielles de l’épistémologie concerne les critères de vérité, force est de reconnaître que ceux-ci diffèrent suivant qu’on les pose à partir d’un texte15 ou d’un agrégat, le premier pouvant parfois mentir ou se tromper, alors que ces questions ne se posent pas pour le second, qui n’est que pleine présence. Sans entrer dans des considérations trop techniques sur le langage (question de la négation, de l’identité personnelle, etc.), il est clair que les déductions que l’on peut faire à partir d’un texte diffèrent largement des inférences possibles à partir des seuls agrégats. Voilà pourquoi il me semble préférable de parler d’enquête, plutôt que de discipline, surtout lorsque l’on ne s’intéresse pas aux rapports de force entre savants au premier chef.

• 16 J’entends par cette expression la possibilité d’intervenir sur une façade pour en changer le conte (...)

18Pour revenir à l’exemple précédent, je préférerais parler d’une « étude de bâti » rassemblant plusieurs enquêtes, l’une plutôt archéologique pour les parties enfouies, une autre, « historique au sens fort » pour ce qui est de l’étude des documents écrits et des images, et peut-être une troisième que je qualifierais, faute de mieux, d’« architecturale » pour les élévations qui s’offrent au regard, et pour lesquelles nous sommes moins assurés de leur « authenticité16 » (en admettant cette-fois-ci des chevauchements avec l’approche archéologique, parce qu’un mur ne saurait être compris sans ses soubassements). L’affaire semble relever d’une stérile scholastique mais, si l’on veut qualifier l’archéologie de « science », il faut être capable de dire ce qu’elle est vraiment en mesure de prouver, en précisant sans ambiguïté ce dont elle parle.

• 17 F. Villard, 1960.
• 18 J.-P. Benzecri, 1973.
• 19 F. Djindjian, 1991.

21Les inventaires de la sorte sont parus très tôt en Préhistoire, ce qui est peut-être un des effets, au xix^e siècle, du voisinage avec l’anthropologie physique et la géologie. En revanche, pour les périodes historiques, ce mode de présentation est beaucoup plus récent (deuxième moitié du xx^e siècle), et d’abord lié à des questionnements d’ordre économique, comme c’est le cas par exemple à Marseille grecque, à l’occasion de la thèse de François Villard17. Dans les deux cas, le mouvement est le même, premièrement cantonné à des entités jugées significatives (tels les « fossiles directeurs » des périodes préhistoriques, ou les pièces les plus prestigieuses des âges historiques), pour s’étendre de nos jours à la quasi-intégralité des récoltes dans les assemblages archéologiques. Au simple calcul des pourcentages et à leurs représentations graphiques (secteurs, histogrammes, diagrammes cumulatifs, etc.), se sont ajoutés des traitements statistiques plus sophistiqués, comme lorsqu’il s’agit de vérifier l’indépendance entre deux variables aléatoires, ou de s’interroger sur la probabilité que deux échantillons soient tirés d’une même ou de deux populations différentes. En France plus particulièrement, dans le sillage des recherches statistiques de Jean-Paul Benzécri18, le traitement de tableaux comportant de nombreuses variables se fait désormais de manière routinière grâce aux techniques de réduction multidimensionnelle de l’analyse en composantes principales (ACP) (pour les variables continues), ou de l’analyse des correspondances (AC) (pour les absences/présences, comptages, codages disjonctifs)19.

• 20 On parle d’« éléments résiduels ».
• 21 Jusqu’à devenir parfois (et de manière fautive selon nous), à travers l’addition des densités de p (...)

22Mais, une des questions qui se pose avant tout est de savoir ce qu’il faut que l’on compte ensemble dans ces tableaux, puisque nous avons désormais affaire à des entités qui ont la double propriété d’être commutatives et associatives : quelles colonnes, quelles lignes et quelles cases ? À moins que l’on favorise une vision délibérément évolutive, nos possibilités d’addition sont régulées par la temporalité déduite de la configuration et de la constitution de l’agrégat (ou des agrégats), la synchronie stricte demeurant généralement inaccessible, comme nous l’avons signalé. Car il y a manifestement des choses qui n’ont rien à faire ensemble, tant les écarts temporels sont grands, mais qui, cependant, sont réunies (accidentellement, pourrait-on dire) avec une certaine cohésion dans la masse fouillée, à laquelle on fait donc subir une partition20. Et cela, de manière à obtenir des « tranches » de temps relativement fines, et bien maîtrisées par l’analyse. Bien que déduit de l’analyse spatiale, le temps devient alors le socle de toute possibilité d’interprétation culturelle21.

• 22 Mais s’agit-il vraiment d’un « échantillon » puisque tout, dans un agrégat, est de nos jours récol (...)

23Le cumul de toutes ces choses est souvent interprété comme un échantillon22 d’une « culture », dans une de ses manifestations, en ce lieu appréhendé par la fouille. Le contenu des différentes US correspond en quelque sorte aux tirages dans autant d’urnes de Bernoulli relatives à l’équipement d’une population qu’il s’agit de caractériser. Il faut donc espérer que les tirages aient été nombreux, c’est-à-dire, que les couches soient riches en mobilier et en installations diverses, de manière à bénéficier de la loi des grands nombres. Le résultat est une somme méréologique restreinte (car on n’additionne pas n’importe quoi ensemble, mais relativement à la structure de l’agrégat).

• 23 Parmi les critiques de ce culturalisme : P. Boissinot, 1997 ; J.-P. Demoule, 1999 ; L. Oliver, 200 (...)

24Les archéologues ont bien conscience qu’il ne s’agit là, au total, que d’éléments matériels, alors que le terme de « culture », dans ses très nombreuses acceptions, fait également référence à des pratiques et des constructions mentales qui ne laissent pas de traces directement identifiables. Des expressions comme « culture matérielle » et « culture archéologique » sont venues compenser cette déficience cognitive inhérente à la situation archéologique, sans dissiper les ambiguïtés du concept de base, tout en véhiculant quelques aspects de l’idéologie culturaliste23.

• 24 Cette formule a circulé dans les rangs de la gauche au moment de l’élection à la présidence de la (...)

25En effet, il en est de la « culture » comme du « peuple » (et ce n’est pas sans raison que les deux notions sont souvent associées) : ce sont à la fois des totalités et des parties de celles-ci, suivant les moments d’un discours. Est-il nécessaire de préciser que le ministère de la Culture ne traite que d’une partie des activités des hommes, que les anthropologues seraient enclins à considérer de manière plus large, et sans pour autant cibler prioritairement des manifestations matérielles, si bien que l’expression « culture matérielle » apparaîtra comme un oxymore ? Et, en période électorale, combien d’appels au peuple (national) sont-ils proférés, alors qu’ils ne ciblent finalement que les uns, « souffrants », contre les autres, de sorte que l’on a vu dernièrement surgir l’expression de « peuple populaire24 » pour réduire (avec quelques visées politiques manifestement) cette flagrante ambiguïté ?

• 25 V. Descombes, 1996 ; id., 2013 ; pour une application aux questions archéologiques : P. Boissinot, (...)

28Cette question, plus généralement, relève du problème des identités collectives. Elle a été traitée par divers philosophes tels G. Frege ou L. Wittgenstein, et plus récemment par V. Descombes, lequel a introduit l’utile distinction entre totalités abstraites et concrètes25. Cette opposition permet de comprendre comment des collectifs se maintiennent dans le temps alors que leurs constituants changent constamment. En faire la somme, et déployer divers calculs dans la foulée (traitement abstrait), ne garantit donc en rien la reconnaissance d’une quelconque solution de la continuité ou, au contraire, un maintien de l’identité du collectif. En s’attachant à la structure de ces pluralités en revanche, non seulement on rejoint les conceptions du sens commun, avec lesquelles se fait l’Histoire, mais surtout, on évite de se donner des critères trop contraignants, comme ceux introduits par la théorie des ensembles (« deux ensembles sont identiques s’ils sont composés des mêmes éléments »), avec laquelle toute statistique doit être construite. Faut-il en conclure que les approches quantitatives, au-delà d’un nécessaire inventaire, ne sont qu’un habillage « scientiste » d’une réalité historique demeurant inaccessible, et cela, particulièrement dans les approches dynamiques ? Les deux exemples qui suivent invitent à nuancer cette position.

• 26 M. I. Finley, 1975.

29Les travaux du protohistorien Michel Py sur le site archéologique de Lattes et sur la région nîmoise durant l’âge du Fer constituent une expérimentation du quantitatif qui n’a pas été assez soulignée. Il est en effet indéniable que de nouveaux savoirs et des hypothèses inédites peuvent désormais être formulés à la suite de cette entreprise systématique de comptage, appuyée sur une approche rigoureuse de la stratigraphie de plusieurs gisements (agrégats) pour lesquels on dispose d’une chronologie fine grâce à de la céramique d’importation (laquelle est datée grâce au contexte historique des lieux de production). Car, comme le suggérait M. I. Finley26, dans ce domaine, il ne saurait exister de raisonnement chiffré sans série temporelle bien établie. L’innovation déterminante de M. Py dans le registre quantitatif est la constitution et le traitement de tableaux comportant des données fort disparates, mêlant aussi bien des données relavant du culturel (artefacts) que des aspects environnementaux. En témoignent par exemple les histogrammes relatifs à l’évolution de la consommation des denrées alimentaires les plus emblématiques, le blé, et surtout la vigne, retrouvés comme écofacts (graines) dans les agrégats, lesquels sont comparés à l’importance relative des divers conteneurs concernés, les doliums (jarres) et les amphores respectivement. Avec le spécialiste des graines fossiles, Ramon Buxo i Capdevila, venu en renfort des approches céramologiques, l’auteur conclut :

• 28 La taphonomie est d’abord une approche paléontologique visant à décrire la transformation au fil d (...)
• 29 I. Drouet, 2012, pour une étude systématique.

30Ce résultat obtenu en cumulant l’information de divers assemblages archéologiques bien datés de l’agglomération protohistorique de Lattes (la ville des Lattarenses), est fondé sur des corrélations de fréquences, celles-ci étant calculées dans leurs sub-catégories propres, le total des espèces végétales cultivées (graines carbonisées) pour les pépins, et celui des vases pour les amphores. La prise en compte d’une multitude de contextes dans cette vaste cité permet de s’affranchir des conditions taphonomiques28 particulières (et notamment de la part résiduelle du mobilier), de la variété des usages, et de bénéficier de la loi des grands nombres. Cependant, elle se heurte comme toujours à la question de la causalité, à savoir qu’une corrélation manifeste n’est jamais la preuve absolue d’une relation de cause à effet29. Quoi qu’il en soit, il serait dommage de se priver de ce type de proposition quasi-nomologique, ne serait-ce que pour la tester sur d’autres sites, en introduisant d’autres paramètres par exemple (tout en sachant que, pour les sciences sociales en général, la fixation des paramètres, toutes choses étant égales par ailleurs, constitue un problème majeur pour la valeur de leurs inférences). On mesure ici le saut épistémologique effectué depuis que l’on s’est d’abord intéressé au simple équipement mobilier de petits espaces : du premier inventaire de vestiges, fabriqués ou récoltés par l’homme, et retrouvés dans les agrégats, voilà qu’apparaît (ou semble apparaître), après additions, qualifications fonctionnelles et mises en séries chronologiques, tout un mécanisme économique !

• 30 Ainsi, si je trouve systématiquement un objet en association avec une structure (par exemple, tel (...)

31Nous venons de voir une tranche de vie économique, telle que les ont longtemps affectionnées les historiens quantitativistes, mais il est clair que la récurrence des associations archéologiques informe également sur la fonctionnalité des artefacts, voire leur fonction30. En outre, maintenant que des analyses chimiques permettent de préciser le contenu de certains vases, de nouvelles questions peuvent être soulevées, associées à des prédictions. Ainsi, à partir des mêmes histogrammes mentionnés supra, est-il possible de s’interroger sur la baisse du nombre de doliums, alors que le nombre de pépins de raisins continue d’augmenter, un fait que nos deux auteurs interprètent comme une délocalisation de la vinification, au-delà des murs de la ville, dans de possibles fermes que l’archéologie préventive pourra un jour mettre en évidence ; ou bien faut-il considérer un changement de fonction desdits récipients qu’une nouvelle enquête devra préciser, à partir des analyses de traces de contenu par exemple ?

• 31 Je les mets entre guillemets car ce sont en fait de vraies valeurs relatives, mais cependant utili (...)
• 32 M. Py, 1990, p. 911-919.
• 33 M. Py, 2009 et M. Py, 2015 respectivement.
• 34 Sans oublier le fait que des fonctionnalités similaires puissent être accomplies par des objets en (...)

32Une autre innovation doit être signalée à propos des travaux de Michel Py : la tentative d’une qualification sui generis de quelques phénomènes généraux ou, en d’autres termes, le passage des valeurs relatives aux valeurs « absolues31 ». Ces dernières ne sont pas le comptage des artefacts découverts au fil des recherches, mais leur nombre ramené à une quantité supposée constante au fil du temps, à savoir celle des vases brisés (par maladresse) qui se retrouvent en fragments dans les couches archéologiques de l’habitat. En admettant cela, le chercheur dispose d’un moyen moins ambigu pour cerner l’évolution de chacune des catégories, celles-ci pouvant appartenir aussi bien à la classe des céramiques, qu’à celle du métal, de l’os travaillé, ou encore relever du domaine des écofacts (graines, charbons, coquilles, etc.)32. Et cela, sans trop être tributaire des disparités provenant des fouilles qui ont réellement été faites (et qui impacteraient le tableau final, avec des valeurs « vraiment » absolues, mais sans réelle signification historique), ainsi que des influences réciproques entre les différentes cases du tableau de contingence. Il s’ensuit une utilisation complète de tous les comptages, dans toute catégorie possible, à condition que ces calculs soient faits à partir d’un inventaire exhaustif des constituants de chaque US. Les résultats de cette entreprise sont particulièrement éclatants dans l’exploitation des fouilles de Lattes ou de Nages33 où l’on peut mieux cerner dans le temps des pratiques telles que « avoir une lampe pour s’éclairer », « manger des coquillages » ou encore « utiliser des clous en fer dans la charpente ». Et l’on peut imaginer sans peine que la procédure puisse être appliquée à différentes agglomérations protohistoriques et autoriser un travail de comparaison et quelques réflexions ethnographiques (dans l’espace donc). Mais, pour un bon usage de ce type de fréquences, il faut être sûr de cette constante taphonomique. Les scènes de ménage se multipliant, l’usage de tapis (amortisseurs) se généralisant, la céramique devenant plus solide ou le balayage des sols plus soigné, il faudrait alors relativiser ce que l’on estimait constant34.

• 35 F. Sigaut, 1991.
• 36 F. Djindjian, 1991 ; id., 2011 ; S. Shennan, 1988.
• 37 L. Olivier, 2008, p. 246-249, mais en ne suivant pas l’auteur dans son approche bergsonienne de la (...)

35La situation archéologique, telle que nous l’avons définie, ne renseigne pas complètement la fonction des artefacts qu’elle met de nouveau au jour. Si l’étude de leurs formes et de leurs constitutions permet de définir un champ des possibles, si l’analyse des stigmates d’usage informe sur leurs fonctionnalités, leur fonction demeure souvent indéterminée quand on ignore les intentions des producteurs et des utilisateurs, ainsi que les investissements symboliques auxquels ces objets ont donné lieu35 (et cela, à la différence des situations d’observation participante mises en œuvre en socio-anthropologie qui bénéficient de tels constats). La première étape de leur analyse scientifique consiste à faire la liste de leurs propriétés que l’on juge intuitivement pertinentes, celles qui sont susceptibles de récurrence, celles déjà repérées dans les encyclopédies ethnographiques notamment. Avant la mise en variables et la mise en tableau, l’artefact est donc considéré comme un « faisceau de propriétés ». Pour garder une certaine cohérence dans nos expressions, nous éviterons celle d’un « agrégat de propriétés », car ce serait nier (et surtout contradictoire) que cette totalité qu’est l’artefact a été pensée par quiconque, et que des moyens ont bien été ajustés à des fins. La notion de faisceau signale, outre un assemblage, nos choix en termes de variables ainsi que des « directions » que l’on veut donner à nos questionnements, mais sans structuration bien établie (à l’inverse de la notion de « style » qui est une construction plus synthétique et largement intuitive). Le traitement des tableaux selon des objectifs classificatoires a fait l’objet de tant de développements mathématiques qu’il nous paraît inutile d’insister ici sur les traitements automatiques de la ressemblance/dissemblance36, d’autant plus qu’ils peuvent être appliqués à toutes sortes d’entités, archéologiques ou pas. Ces enjeux taxinomiques concernent également les relations entre les objets que l’on peut tenter de placer dans des séries évolutives. Cependant, pour les périodes les plus récentes, lorsqu’il est possible de considérer séparément les artefacts des informations chronologiques (déterminations) que l’on a sur eux, comme cela a été tenté pour les lampes de mineurs de 1840 à 1975, des divergences ont pu être constatées entre les prédictions de l’analyse morphologique (ou faisceaux de propriétés) et la réalité historique, avec sa temporalité plus variable et moins « linéaire » que préalablement imaginée37.

• 38 P. Egré, 2018.
• 39 On pourrait également être tenté, de manière plus « intuitive », de donner des bornes précises à c (...)

36Parmi les propriétés intrinsèques que l’on peut retenir, vient tout d’abord le volume que l’objet occupe dans l’espace (et/ou que ses parties présentent selon ces trois dimensions). Celui-ci peut être qualifié de « grand » ou de « petit » selon les usages vernaculaires, avec la possibilité d’autres catégories intermédiaires (« moyen », « très grand », « minuscule », etc.). Il s’agit typiquement d’expressions vagues, très pratiques dans nos communications usuelles, mais sans limites tranchées, lesquelles varient certainement d’une culture à l’autre, si ce n’est entre individus. Selon une conception sémantique du vague, c’est une propriété de nos représentations, et non des choses mêmes (conception ontologique)38. On peut tenter de dépasser ce flou en introduisant la mesure par instrumentation et considérer dans un deuxième temps la répartition des objets mesurés dans un tableau ou un diagramme. Ces nuages de points peuvent faire l’objet de traitements statistiques rigoureux et, à propos de chaque grandeur, se pose alors la question d’une possible répartition selon la loi normale, derrière laquelle on pourrait suspecter la réalisation d’une même intention à quelques erreurs près, et cela, bien sûr, lorsque nous sommes assurés que les objets mesurés appartiennent à la même catégorie fonctionnelle39. Ces analyses faites, on peut espérer trouver des espaces (ou plutôt des tranches spatio-temporelles) de commune mesure, une autre manière d’envisager des « cultures » et des domaines d’échanges, que ce soit sur le mode aréolaire ou réticulaire. Ainsi, transposé aux mesures pondérales, on retrouve une des problématiques des études numismatiques.

• 40 J.-P. Olivier de Sardan, 2008. Certes, les hommes ne savent pas l’Histoire qu’ils font (ce que nou (...)
• 41 À titre d’exemple, on peut consulter les études réunies par J. Barcelo & I. Bogdanovic, 2015.
• 42 Car c’est en langage naturel que nos présomptions devront être in fine formulées : J.-C. Passeron, (...)

37Comme dans toute étude statistique, les archéologues tentent de dépasser les contingences individuelles et conjoncturelles afin de reconstruire un certain nombre de phénomènes sociaux dans leur plus grande généralité. Quoiqu’amoindris par des siècles de destructions et de spoliations, les agrégats archéologiques (par exemple les lieux où l’on peut mener une enquête archéologique) sont encore suffisamment riches en artefacts pour bénéficier de séries authentiques et pertinentes : c’est un des constats que le formidable développement de l’archéologie préventive a pu établir. Mais, de façon quelque peu paradoxale, c’est avec les mêmes méthodes que l’on peut être tenté de suivre la voie inverse de l’idiosyncrasie. Après tout, l’archéologie ne s’était-elle pas fixé comme objectif la systématique des aires culturelles, qu’elle s’est proposé d’appréhender à partir de la notion de « culture archéologique » ? Mais cette partition culturelle selon des critères supposés objectifs (la répartition statistique des artefacts dans le temps et dans l’espace), que certains pensent naturalisables et formalisables, pourrait-elle suppléer à l’absence de toute composante emic40 (les conceptions propres des producteurs et des utilisateurs desdits artefacts), laquelle est cependant au cœur même de la définition des objets, et de leurs groupements ? Si quelques fervents culturalistes semblent encore y croire, nous ne pouvons, de notre côté, être que confiants dans les possibilités offertes par la mise en nombres et en tableaux, support de calculs et de simulations numériques les plus divers41, qui ne manqueront pas de produire des expérimentations, des interrogations, des comparaisons audacieuses et des savoirs nouveaux, en même temps que nos incertitudes et nos raisonnements, à partir de concepts inévitablement vagues42, pourront être plus finement modélisés. L’occasion de ne pas laisser toute la place aux seules mauvaises questions.