• 1 W. Kula, 1984.

2Witold Kula, historien marxiste, s’est intéressé à la mesure comme à un système politique pris entre technique et représentations, mais il ne s’est guère penché en détail sur le cas de l’Empire romain d’Orient, préférant sa Pologne natale et l’Occident européen comme laboratoire de son anthropologie historique des systèmes de mesure1. Pourtant, depuis Byzance, a rayonné pendant près de trois siècles une remarquable unité stathmétique, du Levant à la Gaule et de l’Égypte à la Crimée. Si une unité métrologique exista déjà autour du système duodécimal de la livre et de ses subdivisions dans l’Empire romain classique, ce qui se révèle à Byzance est tout autre : il s’agit de l’uniformité d’un instrument et de sa production à grande échelle. Dans tout le bassin méditerranéen, peut-être depuis la seconde moitié du iv^e siècle jusqu’au courant du vii^e siècle – lorsque s’effondrent les frontières de l’Empire – les poids et les balances partagent un certain nombre de caractéristiques techniques et esthétiques communes. Sans évoquer une parfaite standardisation industrielle de long terme, une évidente normalisation de la forme des poids accompagne néanmoins l’expansion d’un Empire chrétien d’Orient fortement monétarisé et centré sur Constantinople.

• 2 On retrouve ces mots, utilisés pour des objets divers et mobilisés avec plus ou moins de précision (...)

5Il apparaît en effet dans l’historiographie des études byzantines une habitude de désigner comme « poids étalon » plusieurs objets dont on soupçonne qu’ils sont une production « officielle » directement réglementée par l’administration impériale, ou des objets possédant vraisemblablement un statut supérieur au reste des poids en circulation2. Ce postulat repose ainsi sur plusieurs indices, le plus souvent iconographiques ou épigraphiques, directement visibles sur les objets :
a. Une inscription faisant mention de l’empereur ou d’un fonctionnaire serait peut-être la preuve la plus convaincante d’un atelier impérial ou agréé (Figure 1).
b. L’iconographie renvoyant à la personne de l’empereur, dont l’image sur d’autres supports est le plus souvent sacralisée et réglementée, peut être une raison suffisante pour parler d’étalon.
c. Un décor unique, une qualité de fabrication exceptionnelle, un motif rare, un nom ou monogramme sans autre qualificatif peuvent parfois faire soupçonner au chercheur que derrière le caractère prestigieux de l’objet qu’il a sous les yeux se cache un instrument « officiel » (ce dernier terme restant le plus souvent à définir) et que derrière le nom propre ainsi signifié se dissimule un important fonctionnaire.

• 4 On pourra lire au sujet de la justice fiscale : G. Bransbourg, 2017.
• 5 C. Morrisson, 2012, p. 385-386.

8Tout d’abord, il apparaît que l’encadrement législatif des mesures par l’État a pour objectif principal une taxation juste et efficace des biens ainsi qu’une rationalisation des recettes de l’Empire. Dans ce texte, le percepteur et le contribuable semblent ainsi être les usagers et bénéficiaires de ces poids publics. La standardisation de la mesure est, de fait, une stratégie fiscale de la part de l’Empire qui est autant à son avantage qu’à celui des citoyens auxquels il garantit l’équité du prélèvement4. De plus, les mesures unifiées et la normalisation des pratiques commerciales qui en découlent permettent aux marchands au long cours d’anticiper un certain nombre de risques commerciaux et de faciliter la prévision de leurs profits. La mesure juste, pensée comme dispositif fiscal, met le pouvoir à l’abri des risques de contestation tout en garantissant la stabilité de ses revenus. Dans un second temps, on peut noter dans cette Novelle deux types principaux de poids répertoriés : les poids pour les denrées quotidiennes et les poids pour les métaux précieux. Les premiers sont placés sous la responsabilité des préfets, qu’ils soient administrateurs d’un ensemble provincial – les préfets du prétoire –, ou d’une capitale – les préfets de la ville –, et les seconds sont supervisés par le comte des largesses sacrées, équivalent d’un ministre des finances publiques. Enfin, il est de la responsabilité de l’Église, au vi^e siècle, de garder et mettre à disposition ces poids. Le maillage territorial dense des établissements religieux et l’utilité reconnue du réseau ecclésiastique comme relai de l’administration fiscale étaient une garantie d’efficacité au moins aussi importante que le regard de Dieu sous lequel on déposait les instruments5.

• 6 Voir R. Delmaire, 1989, p. 517-520.
• 7 Ibid., p. 517-518. Sur le rôle de la préfecture urbaine dans l’administration de la mesure en Occi (...)

10La position centrale du comte des largesses sacrées à la tête des finances impériales et son autorité sur les mines, les ateliers monétaires et les métaux précieux, lui assurent un contrôle sur nombre d’artisans aptes à produire des poids de référence depuis Constantinople à destination de fonctionnaires choisis6. Là où les largesses sacrées assuraient la production de quelques prototypes et poids spécifiques, le préfet devait certainement être en charge de la copie, du contrôle et de la circulation de ces objets en fonction des besoins des provinces7. Probablement lui laissait-on également le plein contrôle des poids plus communs et abondamment distribués, destinés à la pesée des biens du quotidien, mesure à propos de laquelle on pouvait être plus souple que sur la question épineuse de la masse des monnaies et de la circulation des métaux précieux.

• 8 Code théodosien, XII. 6. 19 et XII. 6. 21 traduit dans C. Pharr, 1952, commenté dans M. F. Hendy, (...)
• 9 Commentée récemment dans C. Morrisson, 2012, p. 383-385.
• 10 Novelle VII de Majorien, § 14-15 et Novelle XVI de Valentinien III, § 1-2 traduites dans C. Pharr, (...)

11Le droit de Justinien est issu d’une longue tradition législative cumulative. Les quelques textes de la fin du iv^e siècle traitant de la mesure sont adressés selon les mêmes formules au préfet du prétoire8. Ce dernier y est déjà chargé d’assurer la disponibilité d’instruments de mesure publics dans les stations du curcus publicus (relais de poste) de chaque ville, afin que le percepteur comme le payeur de taxes puissent demander les instruments d’une transaction incontestable. Une inscription publique, gravée entre 388 et 392 sur la pierre d’un grenier du port d’Andriakè en Asie Mineure, laisse entrevoir un indice quant à la reproduction de poids à une échelle locale9. Il y est fait mention de poids et mesures préparés par les autorités locales, à partir de ceux envoyés par le préfet du prétoire, puis gardés dans lesdits greniers. Une telle inscription confirme d’une part la production conjoncturelle de ces instruments et d’autre part la possibilité pour des autorités locales de répliquer des prototypes envoyés par les plus hautes autorités de la hiérarchie provinciale. Deux Novelles des empereurs d’Occident Valentinien III (425-455) et Majorien (457-461), destinées l’une au préfet du prétoire d’Italie, Basilius, et l’autre au peuple romain, prescrivent également la production d’exagia et de pondera examinata en Occident dans une optique ponctuelle de régulation de la masse de la monnaie d’or10 : ici encore, l’émission de poids certifiés répond à des besoins historiquement et géographiquement situés.

• 11 Selon nous, la meilleure synthèse à ce sujet est F. Carlà, 2009, p. 99-116.
• 12 Voir par exemple M. Campagnolo & K. Weber, 2015, cat. 411 ; S. Bendall, 1996, cat. 10.
• 13 Ces objets sont recensés dans H. Dressel, 1899, p. 886-891 comme étant des tesserae monumentorum, (...)
• 14 S. Bendall, 1996, cat. 20 ; O. Tekin, 2013, cat. 253 ; B. Tobias, 2017, cat. IV-181.
• 15 Les poids en bronze de Zemarchos sont illustrés dans S. Bendall, 1996, p. 48-49 : celui de 72 nomi (...)
• 16 M. Campagnolo & K. Weber, p. 23-24. Plusieurs poids du British Museum portant l’abréviation « Kom  (...)
• 17 Voir E. Babelon, 1892, p. 873-878, point de vue critiqué par F. Carlà, 2009, p. 109.
• 18 M. Acara Eser, 2003, p. 36-40.
• 19 D. Feissel, 1986.
• 20 S. Bendall, 1996, cat. 181 ; H. Seyrig, 1959, p. 78-81 ; L. Kalavrezou, 2003, cat. 15 ; L. Wamser (...)

12Quelques rares poids inscrits au nom de magistrats illustrent et nuancent cette répartition des rôles dans l’administration de la mesure11. Au début du v^e siècle la présence du nom de Jean, comte des largesses sacrées, sur une série de poids monétaires frappés dans les ateliers orientaux, confirme son autorité sur les instruments de régulation monétaire12. Cependant en Occident, à partir du règne de Valentinien, de petites plaques de bronze rectangulaires, gravées et incrustées d’argent, supposées contrôler elles aussi la masse de la monnaie d’or, sont produites cette fois au nom des préfets de Rome et ce jusque sous les rois barbares Odoacre et Théodoric13. Si l’on accepte qu’une partie de ces objets soient des poids – et rien n’est moins certain – le préfet de Rome semblerait donc conserver une autonomie particulière sur l’ensemble des mesures, commerciales comme monétaires dans l’Empire d’Occident. La fin du vi^e siècle voit, quant à elle, la multiplication en Orient de poids circulaires en bronze gravés au nom des empereurs Justin II (565-578) et Maurice (582-602)14, mais aussi au nom du préfet de Constantinople Zemarchos15 et de divers comtes des largesses sacrées16. Cet apparent chevauchement des rôles entre préfets de la ville, préfets du prétoire et comtes des largesses sacrées sur des poids similaires (de bronze, circulaires, gravés, avec des unités exprimées aussi bien en onces qu’en nomismata) a pu être interprété comme le signe d’une porosité grandissante des prérogatives institutionnelles17 précédant la disparition des largesses sacrées au profit de la préfecture18. Ce transfert d’autorité, intervenant dans un Empire en crise, est bel et bien illustré par l’émission à grande échelle des poids monétaires en verre, estampés du buste du préfet, à la fin du vi^e et au début du vii^e siècle19. Enfin, et ce malgré les divers processus assez bien identifiés dans leurs grandes lignes, plusieurs poids achèvent de brouiller les pistes par la diversité des autorités centrales et locales faisant parfois apparaître leurs noms sur ces instruments. Ces objets très rares sont ainsi gravés du nom d’individus désignés comme proconsuls (autorités provinciales spécifiques), éphores (autorités civiques), stratélate (gouverneur militaire) ou même comte de la res privata (ministre chargé du patrimoine privé de l’empereur)20.

• 21 P.-L. Gatier, 2014.
• 22 Sur l’administration de la mesure au Haut-Empire, voir l’excellente synthèse : C. Berrendonner, 20 (...)

13De plus, rien ne permet de corréler avec certitude textes législatifs et usage des poids inscrits. Le rôle précis de ces instruments et la fonction exacte de leurs inscriptions nominales demeurent inconnus. L’étude des périodes précédentes dans une visée comparative, malgré une documentation épigraphique plus conséquente, ne permet pas de clarifier davantage la situation. S’il est probable que les villes hellénistiques de l’Orient romain aient gardé une certaine souveraineté dans la production de poids civiques sous le Haut-Empire21, les poids occidentaux témoignent à cette époque de tentatives d’articulation multiples entre pouvoir central et pouvoir local qui demeurent difficiles à ressaisir22. Les pouvoirs publics « romains » et civiques faisaient certainement fabriquer (facere) et contrôlaient (exigere, examinare, exaequare) des poids et mesures variés. Les autorités impliquées dans ce type d’activité étaient l’empereur, les édiles, le préfet de la ville, le préfet de l’annone, les gouverneurs de provinces, les curies, mais aussi des services administratifs désignés par les inscriptions ad Articuleianum, in Capitolio et ad Castoris. Là encore, on ne peut systématiser un modèle administratif fixe et durable tant ces différents processus paraissent être la résultante de besoins ponctuels propres à certaines époques, régions et usagers. Deux catégories générales d’objets produits par l’Empire peuvent néanmoins être distinguées : des poids publics destinés à garantir l’exactitude des quantités vendues et donc l’équité des transactions commerciales sur les marchés – marqués par les autorités civiques ou les édiles – et ceux utilisés pour les besoins propres de l’administration impériale telles les mesures visées par les gouverneurs de province ou les poids certifiés au temple des Dioscures à Rome. Notons dès à présent que cette première distinction, au Haut-Empire, entre deux catégories d’objets selon leur destination, n’est peut-être pas étrangère à la diversité des poids produits ensuite par le pouvoir romain à l’époque protobyzantine.

• 23 C. Doyen, 2017, p. 189.
• 24 On peut en effet se demander si ce type d’instruments, comme aujourd’hui le « mètre étalon » de Sè (...)
• 25 Voir l’Histoire ecclésiastique 5.3.3 édité et traduit par G. C. Hansen 2004, commenté dans C. Morr (...)

14Ces poids inscrits du nom d’empereurs et/ou de magistrats ne sont pas les seuls poids dont la référence explicite au pouvoir impérial ait permis de les envisager sous la notion commune d’« étalons ». D’autres poids, qu’ils soient monétaires et frappés dans les ateliers impériaux, ou finement gravés d’images d’empereurs, participent de productions distinctes tout en étant nécessairement placés sous l’autorité impériale romaine. Pourtant, inclure l’ensemble de ces poids sous ce même terme d’« étalon » ou de « poids officiels » ne suffit pas à énoncer la variété des usages possibles qui pouvaient en être faits. Leur esthétique propre, leur métrologie, les modalités de leur production suggèrent une certaine variété d’instruments produits par l’Empire pour diverses finalités. Quant à la désignation d’« étalon », elle peine à trouver, au sein des sources primaires, un réel équivalent dans l’Antiquité tardive et byzantine. Seul le mot « σύμβολον » (symbolon), déjà présent dans les décrets métrologiques hellénistiques pour désigner des instruments publics23, a pu servir à décrire ponctuellement des poids insignes ou votifs conservés dans les temples24. À notre connaissance, ce mot n’apparaît qu’à une seule occurrence dans l’Antiquité tardive, sous la plume de l’écrivain Sozomène, pour désigner certaines mesures (τὰ σύμβολα) conservées au Sérapéum puis déplacées par Constantin dans la cathédrale d’Alexandrie25.

• 26 Voir les synthèses : M. Campagnolo & K. Weber, 2015 ; S. Bendall, 1996 ; C. Entwistle, 2002 ; C. E (...)

15Pour tenter de comprendre les processus de distinction qui particularisent un instrument ou une série d’instruments par rapport à ses homologues moins remarquables, il nous faut décrire promptement les caractéristiques communes de la majeure partie de ce qu’on désigne ici comme des poids « byzantins »26. En premier lieu, il existe un type extrêmement commun de poids utilisés couramment sur les marchés (Figure 2). Sphères tronquées ou épaisses plaques en alliage cuivreux, rectangulaires puis circulaires à partir du vi^e siècle, ils sont généralement décorés d’une simple croix et se distinguent les uns des autres principalement par leur qualité de fabrication et de production variable. Leur unité de masse est gravée en grec ou en latin, souvent incrustée d’argent, et peut s’exprimer selon la livre (et ses subdivisions) ou selon le nomisma (solidus en latin) – c’est à dire la masse de la monnaie d’or – qui semble également être l’unité dédiée à la pesée précise de métaux précieux. Certains d’entre eux, plus rares, sont dotés d’une double inscription en nomismata et en livres. Facilitant les conversions, ces poids montrent autant la compatibilité bien connue des deux systèmes (1 livre = 72 nomismata) que la difficulté pour nombre de poids de distinguer un usage strictement monétaire d’un usage commercial.

• 27 D. Feissel, 1986.
• 28 V. Drost, 2016.
• 29 Code théodosien, XII. 7. 2.

16Le second type de poids, sur lequel nous allons nous attarder ici parce qu’il questionne directement la notion même d’étalon, est le poids monétaire frappé. Cet objet monétiforme, réalisé en cuivre (Figure 3) puis en verre à partir du règne de Justinien27, est constitué d’un flan frappé d’une marque d’autorité : portrait de l’empereur, buste du préfet ou monogramme selon la période. Il est désigné par le terme Exagium Solidi sur certains de ces objets, en référence au solidus, monnaie d’or byzantine connue par les historiens pour son exceptionnelle stabilité durant le premier Moyen Âge, et dont il sert à vérifier la masse. Les premiers de ces poids apparaissent sous l’empereur Julien en 363 pour endiguer le rognage de la nouvelle monnaie instaurée quelques décennies plus tôt par Constantin. On situe assez bien ces instruments dans une politique plus globale d’encadrement des échanges monétaires28. En effet leur apparition coïncide avec un rescrit de Julien29 instituant la fonction de peseur officiel, le zygostate, chargé dans les villes du contrôle de la masse des monnaies en cas de litige. Ainsi, le zygostate comme personnel spécialisé et l’exagium comme poids de contrôle participent de la mise en place d’un véritable dispositif d’inspection à la disposition des villes qui cherchent à assurer de justes transactions.

• 30 Le rapprochement de l’esthétique de ces poids avec les sceaux impériaux méconnus du Bas-Empire doi (...)

17Le fonctionnement sémiotique et esthétique des exagia en cuivre, émis jusqu’au début du vi^e siècle, est assez simple. Le visage de l’empereur frappé dans des ateliers monétaires confirme le caractère officiel de la production tandis que l’aspect général de l’objet évoque suffisamment la monnaie pour suggérer la fonction précise de ces poids. Quelques stratégies graphiques ou plastiques, enfin, permettent efficacement de ne pas les confondre avec des monnaies de cuivre. Par exemple, en Occident, les poids monétaires en alliage cuivreux peuvent être carrés afin de les distinguer d’une monnaie circulaire alors que, sur les poids circulaires produits en Orient, on remarque une représentation frontale du portrait impérial, la frontalité étant peu répandue dans le petit monnayage de l’époque, privilégiant largement la représentation de profil30.

• 31 Sur l’étymologie : M. Campagnolo & K. Weber, 2015, p. 11.
• 32 Interprétation déjà proposée par E. Babelon, 1892, p. 876.

18Peut-on dire de ces poids qu’ils sont des étalons, c’est-à-dire des prototypes certifiés de la masse de la monnaie d’or ? Ils en ont toutes les caractéristiques à première vue : ils sont produits dans des ateliers impériaux, portent le visage de l’empereur, et le nom même exagium viendrait du latin exigere que l’on peut traduire par « examiner » ou « contrôler »31. Cependant, si on s’attarde sur la métrologie, on s’aperçoit qu’ils sont en grande majorité plus légers que le poids théorique de la monnaie d’or. En effet, le solidus/nomisma pèse 4,55 g et ces poids, même en excellent état, varient entre 3,9 et 4,3 g pour leur grande majorité. Une explication réside dans le fait que les exagia du v^e siècle ne sont pas des étalons de la masse théorique du nomisma. Ils seraient plus probablement des poids de contrôle et détermineraient la masse minimale à laquelle la monnaie d’or pouvait être acceptée pour la même valeur sur les marchés32. Dans cette perspective, des poids largement distribués, qui permettent un contrôle davantage qu’ils n’étalonnent, doivent-ils être désignés comme étalons tel qu’on l’entendrait intuitivement, c’est-à-dire comme référence théorique absolue ? Ici, ils sont des instruments pratiques de régulation, dont la masse pouvait être ajustée en fonction de la nécessité de réévaluer ou non la monnaie d’or en circulation.

• 33 C. Entwistle, 2002, p. 613.

19Si l’on s’intéresse encore à la figuration impériale comme critère d’officialité d’un poids, parmi les poids commerciaux que l’on voit parfois dans les collections, il existe un type assez célèbre à l’effigie de deux ou trois empereurs co-régnants, souvent en buste mais aussi en pied ou trônant, datable entre la fin du iv^e siècle et la première moitié du v^e siècle33. L’observation de ces poids et la comparaison avec les exagia précédemment cités permettent de constater un changement net de visée sémiotique. La figure de l’empereur n’est plus estampée, comme une signature ou une marque de validation, elle ne ressemble pas tout à fait aux modèles numismatiques, elle est ici soigneusement mise en scène dans une frontalité hiératique, gravée, incrustée d’argent et de cuivre (Figure 4). La logique qui transparaît, autant de la technique de réalisation que de la représentation, est bien davantage celle de l’exaltation de la figure impériale. L’incrustation d’argent qui magnifie le visage des empereurs attire le regard tandis que les yeux des souverains, larges et finement ciselés, fixent directement l’agent en possession de l’instrument.

• 34 Par exemple, les deux termes « imperial weights » et « exagia » sont utilisés pour le même type de (...)
• 35 A. Grabar, 1936, particulièrement p. 4-30 sur le portrait.

20Du fait du caractère sacré de l’image de l’empereur, il est tentant de désigner ces objets somptueux comme étant des « étalons ». Pareillement, certaines publications regroupent ces poids sous le terme d’« exagia »34, risquant ainsi de confondre dans une même terminologie ces instruments avec les poids de contrôle monétaire (exagia solidi*) précédemment cités, lesquels semblent à la fois contemporains et distincts dans leur production et leur usage. Pourtant, ces poids impériaux ne portent ni inscriptions ni aucune marque dont on entendrait qu’elles fassent partie du langage graphique et fonctionnel de validation étatique de l’objet. Qui plus est, bien que rares en proportion, ils semblent trop nombreux dans les collections connues pour les imaginer appartenir nécessairement à une catégorie de prototypes précieux ou de poids publics conservés dans les églises. Les images qu’ils véhiculent rappellent en revanche, par leur frontalité, l’idée qu’on se fait de l’Imago de l’empereur35. Véritable icône, bien connue dans l’iconographie, elle accompagnait les armées ou siégeait dans les tribunaux et sur les marchés, garantissant l’ubiquité symbolique du regard de l’empereur.

• 36 Pour une étude récente à ce sujet : R. E. Leader-Newby, 2004.
• 37 P. C. Berger, 1981, p. 67-75.
• 38 H. Mattingly, 1968, Index IV, p. 313 : description du type aux empereurs trônant devant la Victoir (...)
• 39 I. Malte Johansen, 1994 ; M. F. Hendy, 1989, p. 5-6 ; R. Delmaire, 1989, p. 483-486.
• 40 L’hypothèse de poids à l’usage des armées est séduisante. On peut noter les quelques poids de ce t (...)

21En outre, ce sont également des images qui par leur réalisation et leurs attributs iconographiques trouvent un écho dans certaines productions, non pas administratives, mais évergétiques et somptuaires. C’est par exemple le cas du grand plat d’argent, le Missorium, émis par le comte des largesses sacrées pour le dixième anniversaire du règne de l’empereur Théodose I^er (Figure 5)36. Au sein de cette production de poids, les références au vocabulaire esthétique des largesses sacrées sont nombreuses. Un poids impérial conservé au musée byzantin d’Athènes (Figure 4) développe, dans son registre inférieur, des images stéréotypées de contenants divers, remplis de monnaies, qui sont autant d’insignes attribués aux largesses sacrées dans les enluminures de la célèbre Notitia Dignitatum37. Au registre central, la disposition et les attributs des deux empereurs trônant sous un édicule, protégés par les ailes bienveillantes de la Victoire, évoquent des images telles que celles du missorium de Madrid sus-cité ainsi que certains revers de solidi de la fin du iv^e siècle38. De surcroît les incrustations de métaux comme la frontalité des figures sont étrangement similaires à certains cadeaux diplomatiques et objets de prestige caractéristiques des largesses impériales et fruits du savoir-faire d’artisans spécialisés dans le nielle et l’incrustation, les barbaricarii39. Il pourrait donc s’agir, dans le cas de nos poids, d’une production impériale distincte des exagia monétaires ou des poids signés du nom de l’empereur ou d’un magistrat. Ces poids impériaux paraissent amplement distribués et vraisemblablement réalisés pour répondre à une visée ostentatoire. On pourrait alors émettre l’hypothèse que leur raison d’être était de soutenir et plébisciter la circulation des nouveaux poids commerciaux « byzantins » qui apparaissent à la même époque, tout en assumant dans le même temps une double logique d’exaltation du pouvoir impérial et de protection des instruments ainsi décorés. Objets élégants et prestigieux, ces poids débordent, par leur esthétique, la simple question de la certification administrative propre aux instruments de contrôle. Ainsi, rien n’interdit de penser qu’ils pouvaient avoir un rôle directement commercial et être l’instrument privilégié des armées40, de marchands agréés ou de divers fonctionnaires qui, par ces objets précieux, relayaient le regard et l’apparat du pouvoir impérial.

• 41 Familles A et H dans M. Campagnolo & K. Weber, 2015, p. 175-182.
• 42 On peut citer le poids n^o 1966.0328.18 du British Museum. En alliage cuivreux et incrusté d’argent (...)

22Si l’on songe que l’Empire, à l’origine de la normalisation des mesures pendant le iv^e siècle, a pu organiser la production massive et centralisée de plusieurs poids comme les exagia et les poids impériaux précédemment cités, alors d’autres poids plus communs sont susceptibles de poser question. Certains de ces poids courants, ornés d’une croix pattée, incrustée d’argent, et entourée d’une couronne de chevrons délicatement gravée, témoignent parfois d’une qualité de production très uniforme et sont répandus dans l’ensemble du monde romain41. Au Haut-Empire, il semble par ailleurs probable que le bronze incrusté d’argent ait été l’apanage d’une minorité de poids dans l’Empire d’Occident, dont certains instruments conservés dans les temples42. La généralisation soudaine de cette technique à l’ensemble des instruments de l’Antiquité tardive interroge alors quant à une possible tentative de production centralisée de poids diligentée par l’État et concomitante aux diverses réformes administratives des iv^e et v^e siècles. Que signifie alors notre usage du mot « étalon » pour désigner vaguement le caractère « officiel » ou prototypique d’un objet si, comme les exagia solidi, une partie des poids commerciaux en circulation provenaient directement d’ateliers impériaux centralisés ?

• 43 S. Bendall, 1996, cat. 14 ; récemment réapparu à la vente D^r Busso Peus Nachf, Auction 419, 27-28 (...)
• 44 S. Bendall, 1996, cat. 182.
• 45 M. Campagnolo & K. Weber, 2015, cat. 7 et p. 23.

23Au cœur de ces interrogations, chaque hapax exhumé dans la bibliographie et dans les réserves des musées continue de poser de nouveaux problèmes. Beaucoup de poids finement décorés de compositions complexes, gravés de monogrammes, participent de ce brouillard historique. Est-ce simplement la commande privée d’un marchand désireux de distinguer l’outil emblématique de son travail, ou est-ce là encore un outil produit au nom d’un magistrat détenteur de l’autorité stathmétique ? D’autres poids sont si curieux que l’on serait en bon droit de mettre en doute leur authenticité. C’est le cas de ce qui semble être un exagium en or, frappé de l’allégorie de l’équité et du monogramme de Marcien, conçu pour peser le semissis (demi solidus43). Réalisé dans la même matière que la monnaie qu’il est censé peser, rien dans sa valeur ne le distingue alors de celle-ci. Rares en proportion, ces miscellanea précieux ou étranges parsèment pourtant les collections publiques et privées, qu’il s’agisse du grand poids de verre d’une livre estampé de monogrammes multiples conservé au British Museum44 ou du superbe poids du musée de Genève, dédié à la Vierge et présentant sur son revers six portraits monétaires de Justinien gravés au burin45.

• 46 Inv. 1980,0601.87 ; nous remercions Chris Entwistle pour cette information.
• 47 Conservé à la bibliothèque nationale de Vienne et traduit dans N. Borek, 2015, Appendix 4.4 ; dans (...)
• 48 Code théodosien, XI. 8. 3 (409) et Livre de l’Éparque, XIII. 5 rapportés dans M. F. Hendy, 1985, p (...)
• 49 Relationes XIII, rapporté dans M. F. Hendy, 1985, p. 338.

28Ainsi, la mesure normalisée est de l’ordre du « discours » du pouvoir là où la réalité des pratiques est souvent plus nuancée. Ce qui s’affronte à ce désir de normalisation, c’est la fraude endémique, les réappropriations locales et les altérations individuelles, volontaires ou non. Au British Museum, on s’étonnera de ce poids portant sur une de ses faces l’inscription pondérale « deux onces » tandis que son revers indique « trois onces »46. Même l’Empire peut se rendre coupable malgré lui de fraude : le papyrus SB VI 9400 (525-575)47 illustre la défense d’un fonctionnaire, accusé par des villageois d’utiliser des poids de masse inégale selon les métaux pesés, lequel se justifie alors en écrivant qu’il a bien fait usage des poids fournis par le village et non ceux « de la ville ». Ce témoignage fait écho à une loi d’Honorius (395-423), plus d’un siècle auparavant, condamnant les percepteurs de taxes usant de poids trop lourds, à l’inverse de certains épiciers tentés, eux, d’user de poids plus légers, pratique fermement condamnée au ix^e siècle par le Livre du préfet48. Dès 384 le célèbre préfet Symmaque oppose les poids « de la ville » à des balances présumées plus généreuses49. À rebours d’une vision trop contemporaine de l’exactitude métrologique, ces sources font des instruments de mesure le théâtre de luttes larvées et de controverses latentes entre les individus ou les communautés et les divers échelons du pouvoir civique et impérial, censé défendre la justice et l’équité. Dans ce contexte, on peut alors s’étonner de la relative efficience de la métrologie romano-byzantine, signe malgré tout d’institutions efficaces, de discours agissants et d’un consensus dans lequel chaque individu pouvait trouver – non sans une certaine flexibilité pragmatique – son intérêt.

• 50 Lévitique, 19 : 36, Proverbes, 16 : 11 et 11 : 1. De telles considérations peuvent bien entendu êt (...)

29À Constantinople, ni pavillon de Breteuil ni mètre étalon, la rationalité théorique de notre science moderne s’efface derrière l’enchevêtrement des raisons pratiques. Il n’en demeure pas moins, comme nous l’avons vu, qu’à Byzance aussi la mesure est objet de représentations. Elle a ses lieux, ses images, ses symboles. Outre les images véhiculées par les poids, la place de l’Amastrianon à Constantinople était surplombée par le Modios (mesure de capacité) de bronze de Valentinien (364-375) et le monument du Million, au centre de la capitale, était la borne zéro d’où rayonnaient toutes les distances. Sous le règne de Justinien (527-565), les églises elles-mêmes se font progressivement les gardiennes de la juste mesure. Un siècle avant son règne, les croix comme les invocations à la Grâce de Dieu se multiplient sur les poids et, au cœur des marchés, les symboles chrétiens propitiatoires remplacent l’antique Aequitas auprès des images de l’empereur. Cela rejoint le respect religieux de la bonne mesure, mobilisé dans les discours du pouvoir, que la Bible consacre définitivement à travers le Lévitique et les Proverbes50. Ces objets et discours, multipliés dès le iv^e siècle dans une logique de centralisation de l’Empire et d’uniformisation de l’idéologie impériale chrétienne, participent de cet universalisme romain qu’est l’oikoumènê. Quand bien même les pratiques de la mesure diffèrent et bifurquent, se modifient et évoluent dans le temps et l’espace, elles sont lissées dans les discours par l’idéal monarchique de la juste mesure.