• 1 Archivio di Stato di Firenze (dorénavant ASF), Guardaroba Medicea (GM). Ces listes ont été utilisé (...)
• 2 Pour les archives de la cathédrale Saint-Pierre, voir en particulier M. Vaquero Piñeiro, 1996, jus (...)
• 3 Il s’agit d’une vaste demeure à usages multiples construite pour les Médicis entre les actuelles r (...)
• 4 L’atelier de la Monnaie s’y installe également à partir de 1580, mais dispose d’une administration (...)

1Les archives florentines conservent des listes annuelles d’artistes et d’artisans – ce vocabulaire actuel n’est pas utilisé dans les sources – œuvrant pour les Médicis. On y trouve d’une part tous ceux qui sont payés sur facture ou à travail fait et, d’autre part, tous ceux qui sont rémunérés d’une manière ou d’une autre au temps. La comptabilité indique alors pour chacun le nombre de journées – ou de demi-journées – travaillées par semaine, le montant du salaire journalier, afin de verser le samedi le montant de la semaine à peine écoulée. Ces archives n’ont été, à ce jour, que très peu exploitées1, alors même que la longévité de cet enregistrement est tout à fait exceptionnelle, comparable à celle de la fabrique de Saint-Pierre de Rome ou à celle du Duomo de Milan2 : de la fin du xvi^e siècle (1585) jusqu’à la fin de la dynastie en 1737, les registres relèvent la présence, sur un modèle unifié, des artistes et artisans initialement employés au Casino de San Marco3, puis progressivement déplacés (à partir de 1583-1585 justement) vers la galerie construite par Giorgio Vasari, l’actuelle galerie des Offices. Non contente d’être un lieu d’exposition des œuvres collectionnées par les Médicis, celle-ci devient ainsi un lieu de production4, tout en conservant également sa fonction initiale de centralisation des principales administrations ducales.

• 5 Si l’on en croit S. B. Butters, 2000, p. 145, l’alchimie est alors rejetée par le grand-duc Ferdin (...)
• 6 Sur la chapelle des princes, voir notamment U. Baldini, A. Giusti & A. Pampaloni Martelli, 1979. I (...)
• 7 F. Kieffer, 2012, p. 142.

2Les ateliers qui s’y trouvent témoignent des principaux secteurs d’activité liés au mécénat lancé par Côme I^er dès son accession au titre de duc (1537) puis de grand-duc (1569), et continué par ses fils François I^er (grand-duc de 1574 à 1587) puis Ferdinand I^er (grand-duc de 1587 à 1609) : menuiserie, en particulier d’ébène, sculpture, enluminure, orfèvrerie, taille de pierres dures, fabrique d’armes, d’horloges… Les membres de ces ateliers sont fréquemment invités à collaborer pour réaliser les pièces demandées par le souverain. À partir de 1588, s’y installe également une fonderia, double de celle qui reste à San Marco, dont les activités vont de la pharmacopée à la production ou la conception de verres5. Puis, à partir de 1604, les listes comportent également tous ceux qui œuvrent – maçons, charpentiers, tailleurs de pierre pour l’essentiel – à la construction de la « chapelle des princes » inachevée jusqu’en 18366. Ces listes comptables regroupent donc des ateliers dont la localisation géographique reste toujours sujette à discussion pour les historiens d’art. Elles témoignent surtout du fait que les métiers, comme le souligne Fanny Kieffer, « s’inséraient dans l’organicité de la cour, déterminant ainsi un changement de statut des activités artisanales : elles se transformèrent en services ou en manufactures tournées vers la production curiale7 ».

• 8 Voir notamment G. d’Avenel, 1894-1931 ; J. E. T. Rogers, 1866-1902 ; id., 1884 ; E. Labrousse, 198 (...)
• 9 Je renvoie pour une mise au point historiographique qui dépasserait le cadre du présent article à (...)
• 10 J. E. T. Rogers, 1884 ; S. Hopkins & H. Phelps Brown, 1955 ; id., 1956 ; id., 1957 ; id., 1959, p. (...)
• 11 E. Labrousse, 1984 [1933].
• 12 Notamment R. C. Allen & J. Weisdorf, 2011 ; R. C. Allen, 2015 ; J. Humphries & J. Weisdorf, 2015 ; (...)
• 13 Pour la France, voir notamment l’article remarquable de C. Beutler, 1971 et M. Baulant, 1971, aprè (...)
• 14 Pour l’Italie, voir notamment les études de B. Pullan, 1964 ; R. Romano, 1966 ; D. Sella, 1968 ; G (...)
• 15 R. C. Allen, 2001. Pour une discussion concernant l’Italie, voir P. Malanima, 2013.
• 16 M. Rota & J. Weisdorf, 2020 ; id., 2021.

3Il ne s’agit pas ici de refaire l’histoire, assez bien connue, du mécénat artistique des Médicis, mais d’utiliser ces sources exceptionnelles pour une histoire du travail et en particulier des rémunérations. L’historiographie concernant les salaires est en effet à la fois longue – elle remonte au xix^e siècle – et en plein renouvellement8. La constitution de longues séries nationales ou internationales de prix et de salaires a été une préoccupation précoce, qui n’a pas vraiment cessé9. De nombreux historiens se sont attelés à relier salaires, prix et niveaux de vie, pour évaluer in fine l’évolution de longue durée de la situation des salariés. En publiant des séries statistiques, les travaux pionniers de Thorold Rogers (1884) et de William Beveridge (1939) ont fourni la matrice des études postérieures anglaises, notamment de la série d’articles de Henry Phelps Brown et Sheila Hopkins10. Le travail de Labrousse a lui aussi fait date11. Leur ambition irrigue encore de très nombreuses recherches actuelles12 qui poursuivent les discussions entamées, un peu partout en Europe et notamment en France13 et en Italie14, dans les années 1970-1980. En 2001, Robert Allen a lancé le thème de la « petite divergence » des salaires entre l’Angleterre et le reste du continent, en particulier l’Italie : les hauts salaires anglais auraient été un élément décisif de différenciation avec le continent et l’une des incitations décisives à l’industrialisation15. Les articles récents de Mauro Rota et Jacob Weisdorf tentent une nouvelle fois d’affronter ce problème en proposant de nouvelles séries concernant des travailleurs ruraux du grand-duché et des travailleurs urbains de Rome, afin de remédier aux critiques sur les fondements statistiques des affirmations de Allen16.

• 17 M. Bloch, 1934.
• 18 J. Hatcher & J. Stephenson, 2018.
• 19 H. Van der Wee, 1956, p. 27 : « les séries de salaires les plus représentatives sont celles du bât (...)
• 20 Voir par exemple R. Goldthwaite, 2013 [2009], p. 49 et suiv., qui fait la synthèse de ses travaux (...)
• 21 F. Trivellato, 1999, mais aussi de très nombreuses autres études impossibles ici à citer toutes : (...)

4Le but ici n’est pas de proposer une nouvelle série de ce type qui ajouterait une pierre à ces discussions, mais de repartir en amont de la constitution même des séries de ce genre. Sans tenir compte des innombrables problèmes de métrologie – déjà soulevés par Marc Bloch en 193417 – que pose toute reconstruction de longue durée dans des lieux variés, de nombreuses critiques ont été faites à ces études, à tel point que le livre récent dirigé par John Hatcher et Judy Stephenson affirme, avec raison me semble-t-il, qu’elles proposent « sept siècles de salaires irréels18 ». D’une part, elles ont souvent considéré comme « typiques » de l’ensemble des salariés les journaliers du bâtiment, un secteur qui a l’avantage de présenter un peu partout des sources abondantes, mais dont la représentativité est en fait très problématique19. D’autre part, elles ont la plupart du temps considéré que ces salariés étaient répartis en grandes catégories correspondant à la hiérarchie des corps de métiers (maîtres, compagnons, apprentis) ou à une distinction simple entre qualifiés et non-qualifiés. Enfin, ces études ont proposé pour chacune de ces catégories des rétributions moyennes ou modales20. Ces deux affirmations ont été depuis fortement contestées : les hiérarchies salariales peuvent être bien plus nombreuses que les statuts corporatifs et les salaires bien plus individualisés et, de ce fait, l’établissement de « rémunérations types » pose de nombreux problèmes21. Ce sont des questions que je souhaite poser aux sources ici utilisées et qu’aborde la seconde partie de cet article : dans la mesure où l’on se trouve dans des secteurs très qualifiés, en dehors du système corporatif, comment s’établissent les rémunérations ? Quelles en sont les échelles ? Assiste-t-on à une totale individualisation des salaires ou, au contraire, à un nombre réduit de rémunérations standard ?

• 22 H. Phelps Brown & S. Hopkins, 1956, p. 201. Nous traduisons.
• 23 H. Phelps Brown & S. Hopkins, 1956, p. 296.
• 24 J. Humphries & J. Weisdorf, 2019 soulèvent justement le problème, sans le résoudre de façon satisf (...)
• 25 R. A. Golthwaite, 2013 [2009], p. 774. Pour une présentation de ces lectures opposées de l’économi (...)

5Surtout, les études économétriques ont, jusque très récemment, fait l’impasse sur le temps de travail : dans la mesure où les sources les plus abondantes concernaient les salaires journaliers, les historiens qui les ont exploitées ont laissé de côté le temps : celui de la durée de la journée de travail comme celui du nombre de jours travaillés dans l’année. Phelps Brown et Hopkins affirment ainsi : « Nous avons considéré que la journée avant 1847 était d’environ 10 heures22 », ou encore : « On ne connaît que les salaires journaliers, et on ne sait pas combien de jours les ouvriers du bâtiment travaillent dans l’année et comment ce nombre évolue23 ». La question du temps de travail est ainsi écartée parce que trop difficile à quantifier et mettre en série24. Cela n’empêche pas ces études de mesurer l’évolution dans la longue durée du niveau de vie, en prenant en compte qui 200 jours, qui 250 jours de travail par an. Je voudrais montrer, après d’autres, que ce faisant on a construit des abstractions statistiques qui risquent de n’avoir qu’un rapport assez lointain avec la réalité des montants perçus par chacun. C’est pourquoi la troisième partie de cet article entend établir qu’un dépouillement qualitatif remet en question bien des artefacts construits par les études économétriques. Mon but ici n’est pourtant pas de proposer des hypothèses sur les niveaux de vie de ces artisans, car les séries « budgétaires » posent encore toute une autre batterie de problèmes. À tel point d’ailleurs que Richard Goldthwaite, dans sa grande synthèse sur l’économie florentine, indique que l’on ne peut trancher entre les hypothèses qui insistent sur la pauvreté accrue des travailleurs à la fin du xvi^e siècle ou au contraire sur l’amélioration de leur existence25. Il s’agit ici de montrer qu’une telle incertitude est fondamentalement liée à la recherche d’un « travailleur moyen » inexistant.

• 26 M. G. Vaccari, 1997.
• 27 Cité par F. Kieffer, 2012, p. 143-144 (ma traduction). Pour un fonctionnement semblable dans la co (...)

7La galleria dei lavori devient, par le motu-proprio de 1588, un nouvel organisme administratif, subdivision de la Garde-Robe dans les papiers de laquelle se trouvent les registres, qui sont donc le fruit d’une construction comptable témoignant de la volonté de centralisation. Si le premier règlement connu date de 1634, la galerie est évidemment structurée bien avant ce moment. Un responsable est à la tête de chaque atelier, l’ensemble est chapeauté par un ministre (Cosimo Latini est déjà désigné ainsi en 1584), puis, à partir de la lettre patente de 1588, par un surintendant (Emilio Cavalieri, noble romain, qui supervise les artisans (artefici) et les musiciens) et un vice-surintendant des artisans (Jacques Bylevelt, orfèvre flamand). Tous sont sous les ordres du guardaroba maggiore26. La galleria possède son propre scrittoio (bureau) dont font partie le proveditore, le surintendant, le scribe, tous salariés du grand-duc, comme l’est aussi le gardien. De fait, la main qui écrit est la même tout au long de chaque registre et l’organisation comptable est pratiquement inchangée sur toute la période. Pour établir cette comptabilité générale, le scribe devait se fonder sur les quadernucci, les petits carnets tenus par chacun des maîtres d’atelier ou des contremaîtres du chantier de construction, qui, eux, n’ont pas été conservés. Le règlement de 1634 indique que c’est au scribe de « noter tous ceux qui ne viennent pas au travail à l’heure indiquée, former la liste chaque semaine, aller contrôler dans les boutiques afin que les travailleurs [lavoranti] y soient, faire les comptes et écrire tout ce qui lui est ordonné par le guardaroba maggiore et par le proveditore27 ». Un autre employé est chargé de faire la même chose sur les chantiers de la chapelle. La liste hebdomadaire doit être souscrite par le proveditore, approuvée et confirmée par le guardaroba maggiore et le sopraintendente. Les contrôles sont apparemment très stricts.

• 28 P. Bernardi, 2014, p. 124.

8Pourtant, comme toute comptabilité, cette reconstruction du réel possède une part d’ombre insaisissable : quel est le rôle des arrangements, de l’erreur involontaire ou au contraire frauduleuse, quant au report comptable des jours de présence ? Il est clair que toute journée comptable n’est pas nécessairement une journée effectivement travaillée dans « l’atelier » indiqué28 : on peut, par exemple, comptabiliser des journées que certains ont en fait passées ailleurs, notamment en voyage commandé par le grand-duc, mais l’indication n’en est pas systématique. Aux erreurs et aux arrangements du premier degré d’enregistrement peuvent s’ajouter celles dues au report dans ces grands livres. Il est des erreurs « simples », par exemple quand les jours (longtemps indiqués par des initiales) ne correspondent pas aux dates. Les listes assez fastidieuses de noms sont sans doute recopiées d’une semaine sur l’autre, et, de fait, certains noms sont indiqués alors qu’aucun jour de travail n’est enregistré pour eux : sans aucun doute ne sont-ils pas venus travailler cette semaine-là, alors qu’ils sont « dans la liste ». L’hypothèse est probable quand ils sont rémunérés la semaine suivante ou précédente. Mais ce temps de latence peut parfois justement indiquer un départ ou une arrivée, car d’autres sont indiqués comme payés double une semaine car ils avaient été oubliés la semaine précédente, etc. Plus grave sans doute, la possibilité que les listes soient en partie au moins « fictives ». D’une part, il ne faut pas négliger le fait qu’être inscrit sur la liste pouvait en soi être un signe de reconnaissance suffisant pour être recherché. D’autre part, à partir de la toute fin du xvii^e siècle, et contrairement à la situation précédente où le temps de travail semble relevé avec précision, puisque chacun a un nombre de journées et de demi-journées différent des autres, la régularité de travailleurs présents tous les jours de la semaine, toutes les semaines de l’année, ne manque pas d’étonner et laisse planer un sérieux doute sur la fiabilité des relevés. Trop de régularité dans les comptes fait penser qu’ils ont un rapport plus ténu avec la réalité de la présence de chacun au travail.

• 29 Remarques en ce sens de P. Bernardi, 2014, p. 133.

9Il faut également tenir compte du fait que le temps ainsi enregistré est celui du chantier, de la boutique, et non pas forcément la totalité du temps de travail de chaque travailleur : tel individu qui disparaît des comptes pendant un jour, une semaine, un mois, peut très bien vaquer à d’autres occupations que l’historien a toutes les peines à connaître s’il ne suit à la trace les pas de chacun29. Or, le défi est presque impossible à relever, tant est grande la variété des archives à consulter sans que rien ne puisse garantir une saisie « complète ». C’est d’ailleurs là un biais constant, mais rarement relevé, de toutes les études portant sur les rémunérations : elles font comme si les travailleurs de cette époque n’avaient qu’une seule source de revenus, ce qui est tout à fait contestable. Je me contenterai donc ici de relever ce que chacun gagne sur le chantier et dans les boutiques, en insistant d’ores et déjà sur le fait que cela peut être différent de sa rémunération globale, spécialement pour ceux qui entretiennent un rapport assez ponctuel avec ces différentes activités.

• 30 Il a été impossible de traiter dans le cadre nécessairement réduit de cet article la question de l (...)
• 31 ASF, GM, 468.
• 32 Voir par exemple les extraits du Ruolo della casa et familiari del Serenissimo Cardinale Grand Duc (...)

10Contrairement à d’autres chantiers de construction ou d’autres boutiques spécialisées, ces listes ne comprennent que des hommes dont on ne connaît ni les âges, ni, souvent, les statuts ou les qualifications, souvent annotés de façon aléatoire par le comptable. Par contre, le caractère exceptionnel de cette source vient aussi de la diversité des travailleurs que celle-ci permet de saisir d’un seul regard et qui, dans d’autres circonstances, ne dépendent pas d’un même employeur. Quoi de commun entre l’artisan si reconnu qu’il fait en quelque sorte partie de la Cour et les modestes concasseurs de cailloux dont certains peuvent être – entre 1596 et 1609 – des esclaves, principalement musulmans, que l’on fait venir tout exprès du bagne de Livourne et qui apparaissent ainsi avec leurs gardes sur les registres pour les sommes déboursées pour eux30 ? Rien, si ce n’est qu’ils sont employés par le même « patron » qui veut centraliser sa comptabilité. Le règlement de 1634 précise bien que, « outre les travailleurs [lavoranti] que l’on paye à la journée, la galerie emploie également certains maîtres provisionnés sur le Rôle de Son Altesse qui sont : Iacopo dit le Monnicca, Mattio Cosler horloger, Cosimo Marre ébéniste, Domenico Guidi joaillier, Nero Lapi idem, et d’autres31 ». Cela a été le cas dès le début de l’organisation32 et signifie donc que ces chefs d’ateliers provisionnés – relativement peu nombreux – ne figurent pas sur les listes des paiements hebdomadaires, à moins qu’une partie de leurs gages ne leur soit payée à échéance fixe, hebdomadaire ou mensuelle.

• 33 Traduction personnelle ; le texte est reproduit par F. Kieffer, 2012, p. 146-147.
• 34 P. Beck, P. Bernardi & L. Feller, 2014.
• 35 C’est le cas par exemple de Francesco di Gaspero Salina, Milanais (ASF, GM 245, ins. 1, c. 45 : «  (...)
• 36 ASF, GM 228, c. 472 (cité en note par F. Kieffer, 2012, p. 357) : « Addi primo d’aprile 1602. Maes (...)
• 37 M. Scherman, 2014, p. 289 indique que « le salaire mensuel concerne essentiellement le personnel q (...)
• 38 C’est le cas de Alessandro Allori, dit Bronzino, en 1599, cité par F. Kieffer, 2012, p. 156.
• 39 Lettre in ASF, GM 245, ins. 1, c. 132 cité par F. Kieffer, 2012, p. 156.
• 40 C’est le cas en 1589 pour les deux garzoni de Maestro Antonio arquebusier qui sont payés à la jour (...)
• 41 La lettre est citée par F. Kieffer, 2012, p. 156. Pour cette raison aussi, sans doute, le chef de (...)

13Le motu-proprio de 1588, qui organise en quelque sorte toute la machinerie des Offices, distingue en fait trois modes de rémunération pour « tous les artefici [artisans] de chaque profession, condition et grade qui travaillent pour nous : ou à la journée, ou à forfait (a stima) ou avec provision33 ». Outre ceux qui reçoivent des gages ou une provision, certains sont donc payés à la pièce – soit par un accord préalable sur le montant de la rémunération, ce qui est relativement habituel, soit par une estimation postérieure, réalisée par les experts des Offices, de la valeur du travail, ce qui est peu commun et tient sans doute à la nature des œuvres réalisées – ; d’autres sont payés au temps. Ces deux modes de rémunération coexistent donc ici comme ailleurs34. Ils peuvent parfois concerner le même individu qui, payé à la journée, passe ensuite a cottimo (à la pièce), ce qui n’empêche pas qu’on lui paye toutes les semaines une partie de la somme fixée35. Il peut donc apparaître sur les listes des paiements hebdomadaires, tout comme ceux qui sont gagés puisque certains d’entre eux, si ce n’est tous, reçoivent également une partie de leur rémunération de façon hebdomadaire ou mensuelle : ainsi, en 1602, maître Ambrogio de Girolamo Caroni, milanais, joaillier très reconnu, reçoit toutes les semaines 14 lires sur son gage de 20 scudi mensuel36. Outre certains chefs d’atelier, ce sont notamment les « écrivains », le « gardien de la galerie », le « jardinier » qui sont ainsi rémunérés : sont donc présents sur ces listes, apparemment sous forme de rémunérations temporelles, les versements de parts de gages de personnes enrôlées dans les listes curiales et dont le rapport de travail comprend un aspect domestique très important37. D’autres, bien que très estimés, ne sont ni enrôlés, ni payés au mois, mais restent payés à la tâche car trop imprévisibles dans les délais38. Bref, il existe une hiérarchie des modes de rémunération dont le sommet est constitué par les enrôlés. Il y a également de nombreux passages et interactions entre paiements à la tâche et au temps, d’autant plus que le paiement à la tâche n’est jamais totalement indépendant du temps : d’une part, le délai de fabrication et de consigne est souvent strictement prévu ; d’autre part, existent parfois des sortes de concours de recrutement qui donnent le travail à la tâche à ceux qui travaillent le mieux au meilleur prix par mètre carré39. Inversement, certains sont payés à la journée, mais en fonction d’une certaine quantité de travail fourni40 : un paiement au temps peut donc signifier une rémunération en fonction de la productivité41. Ainsi, les listes hebdomadaires peuvent en fait comprendre des paiements effectués en fonction de différents rapports de travail. Et, quoiqu’il en soit, pour tous ceux qui figurent sur ces listes, sont indiquées des journées, des demi-journées, voire des tiers ou des quarts de journée de présence dont le total détermine aussi les sommes reçues en fin de semaine.

• 42 F. Kieffer, 2012, p. 165.
• 43 M. Fantoni, 1994, p. 53 cite le livre de F. Priscianese, 1883 (p. 25 et 36) qui distingue en 1543 (...)
• 44 F. Kieffer, 2012, p. 165-167.
• 45 F. Kieffer, 2012, p. 164. Ainsi, Bernardo Buontalenti, architecte bien connu, est provisionné pour (...)
• 46 F. Kieffer, 2012, p. 145.
• 47 M. Fantoni, 1994, p. 98-99. Il indique notamment que, d’après les bilans de la Garde-Robe de 1628- (...)
• 48 Voir néanmoins F. Chabod, 1958 ou encore L. Mocarelli, 2008 qui estime que, dans la Milan du secon (...)

14Mais la rémunération monétaire n’est pas tout. Le grand-duc gratifie ponctuellement les artistes/artisans de dons : pour récompenser le beau travail de tel ou tel ; pour fêter la Saint-Jean (le don est alors général et concerne maîtres comme lavoranti) ; ou tout simplement parce que la chasse a été bonne et que certains dépendants se voient attribuer des morceaux de gibier (ce qui est également enregistré car il s’agit bien évidemment d’un honneur)42. Un certain nombre de ce que nous appellerions aujourd’hui des « services » existent également. Ils ont une valeur économique mais aussi symbolique importante : une cantine (tinello), gérée par un cuisinier appointé, est ainsi rapidement installée au premier étage de la galerie. Cela permet à ceux qui y ont accès – sans doute pas tous – d’être nourris le midi en échange d’une pause sans doute écourtée et contrôlée43. Certains encore sont logés sur place ou à proximité ; d’autres ont leur loyer payé44, d’autres encore bénéficient d’un cheval. Comme le souligne Fanny Kieffer, « nourriture, bois, bougies, chevaux, vêtements, repas, droit de porter des armes, logement pouvaient d’ailleurs se convertir en argent45 ». Lors des contrats, d’autres avantages peuvent être ponctuellement négociés. Ainsi, en 1618, Jona Falchi de Suède « prétend 2 % d’or par once et le ramassage des débris d’or, comme Son Altesse l’a concédé autrefois », en plus du paiement de son logement doté de lits46. Marcello Fantoni, qui s’est intéressé d’une façon générale à la cour des grands-ducs, indique que le cumul annuel des « pourboires » équivaut – de façon globale, ce qui n’a qu’une signification très relative – aux 4/3 des rémunérations monétaires47. Tous ces aspects sont importants à souligner car, si tous les historiens qui s’intéressent aux rémunérations savent bien que la part en « nature » peut parfois être très importante, elle constitue néanmoins la partie la plus négligée de leurs calculs, car elle est fortement individualisée et difficilement quantifiable48. On va voir que c’est aussi le cas de la part monétaire des rémunérations.

• 49 ASF, GM, 113.
• 50 C. Klapisch-Zuber, 2019.
• 51 Voir sur ce point R. M. Comanducci, 2000, p. 41-56.
• 52 Voir R. Goldthwaite, 2013 [2009], p. 49 et suiv., sur la base de ses travaux précédents. Ce rappor (...)
• 53 J. L. Van Zanden, 2009.

15Les « boutiques » de la galerie, comme on les appelle souvent dans les registres, regroupent donc autour de savoir-faire très qualifiés et hautement spécialisés un nombre relativement réduit de personnes qui besognent de concert autour des réalisations de prestige des Médicis. Ces groupes travaillant ensemble sont identifiés par la nature de leur tâche et le nom de celui qui en est responsable. Si l’on considère 1585, année du premier livre comptable, les 32 personnes présentes dans la liste sont divisées en plusieurs groupes (Graphique 2). Certains de ces groupes ne sont composés que de deux personnes, comme ceux travaillant « autour de la petite table d’ébène », au studiolo d’ébène ou à la chambre du grand-duc. Quelques équipes sont plus nombreuses, comme les sept qui « restaurent des antiquailles » ou les vingt-deux personnes qui travaillent « au pavement de pierres précieuses de la Coupole »49. Tous ces travailleurs sont identifiés par un prénom, souvent par le nom de leur père ou leur lien de famille avec un autre (par exemple « frère » ou « fils » du précédent), plus rarement par un nom de famille, qui n’est pas encore généralisé à cette époque et que l’on trouve donc rarement dans cette source50. On trouve également parfois la mention d’un statut (« maître » ne qualifie que six personnes en 1585, soit 18 % quand même des inscrits) ou une qualification (intagliatore, sculpteur ; lustratore, lustreur ; etc.), mais ces indications restent minoritaires. On comprend néanmoins que ces groupes sont menés par le responsable indiqué de la boutique ou par le premier nommé, qui est en général le mieux rémunéré (75 sous par jour pour le meilleur salaire, 60 sous pour quatre autres). L’énumération se termine le plus souvent par le garçon à tout faire (fattore)51 – les âges ne sont pas connus – dont la paye (5 ou 10 sous) est couramment plus de dix fois moins élevée que celle du chef d’atelier, même s’il s’agit de son frère ou de son fils. On peut donc insister sur la grandeur des échelles de salaires, qui vont de 1 à 15, soit beaucoup plus que le rapport de 1 à 2, souvent considéré comme « normal » dans le bâtiment italien entre rémunérations des maîtres et celles manœuvres, et que Mauro Rota et Jacob Weisdorf considèrent même plus faible sur le chantier de la cathédrale Saint-Pierre52. Faut-il enlever les rémunérations les plus basses des fattori ? L’échelle oscille alors, en 1585, selon les groupes, de 1 à 3,33 ou de 1 à 3,75, c’est-à-dire encore bien plus que dans le secteur du bâtiment. Dans des ateliers aussi spécialisés que ceux dont il est question ici, la « prime de qualification » dépasse largement ce qui a été considéré comme typique de l’Europe du sud préindustrielle53.

• 54 La taille des pierres dures est particulièrement difficile. Une scie hydraulique a été mise en œuv (...)

20En tout cas, cette structure des rémunérations est semblable à celle de deux autres ateliers, celui de ceux qui lustrent, scient, aplanissent les pierres, et celui de ceux qui taillent les pierres dans la vieille forteresse à l’aide d’instruments à eau (Graphique 5)54. Les chefs, logiquement indiqués ici en premier sur la liste, sont donc moitié moins rémunérés que ceux des premières boutiques de tailleurs de pierre. Il y a donc aplanissement de l’échelle des rémunérations (de 1 à 5 quand même) et réduction du nombre de niveaux de salaires : le mieux payé reçoit 40 sous par jour ; quatorze travailleurs entre 20 et 26,8 sous (c’est là le gros de la troupe et l’on constate alors que, pour chacun, le niveau peut être un peu différent et entraîner, bien entendu, des différences salariales non négligeables) ; quatre travailleurs entre 8 et 10 sous. Tout ceci semble confirmer que ces travaux sont moins prestigieux.

• 55 Voir notamment pour la période médiévale, P. Bernardi, 2009.

23Francesca Trivellato a justement insisté sur les interprétations induites par les différents types de représentation graphique. Tout comme une représentation cartographique n’est jamais neutre, la présentation même des graphiques est signifiante. Mettre côte à côte une représentation de la même série par points et une autre par tranches montre bien les effets de lecture produits par chacune. Néanmoins, en l’occurrence, la représentation pyramidale me semble refléter l’esprit d’une échelle de rémunération dont les paliers sont espacés et relativement peu nombreux, même s’ils sont loin d’être uniquement tripartites, comme on l’a souvent associé à la trop fameuse triade (maître, compagnon, apprenti) des métiers organisés. Comme cela a été montré depuis un certain temps, cette reconstitution d’une hiérarchie uniquement ternaire est une simplification d’une réalité souvent bien plus complexe55.

• 56 R. M. Comanducci, 2000.

24On trouve en fait ici au moins cinq « paliers » :
 – entre 5 et 10 sous pour les fattori, soit moins que les sommes minimales couramment reçues à Florence pour ce type de main-d’œuvre (12 sous) au xvi^e siècle56 ;
 – autour de 20 sous (entre 18 et 25 sous pour être précis) pour 14 personnes sur 32, soit plus de 43 % de l’effectif dont on pourrait penser qu’il s’agit des lavoranti ;
 – puis on passe à 32 sous pour 5 personnes sur 32 (un peu plus de 15 %) et une juste au-dessus ;
 – entre 40 et 46.8 sous pour 4 travailleurs ;
 – et enfin, le dernier niveau, celui des plus fortes rémunérations reçues par 5 personnes (quatre à 60 sous et une à 75 sous).
À l’intérieur de chaque palier, les variations sont notables et laissent bien entendu la place à toutes sortes de négociations et d’individualisation dont rien ici ne permet de savoir comment elles sont menées.

• 57 Notamment J. Stephenson, 2018a ; id., 2018b.
• 58 La citation est de G. Parenti, 1981 [1939], p. 200. Il convient de noter le caractère souvent asse (...)
• 59 Un phénomène similaire à ce qui s’est passé avec le travail de D. Woodward, 1995 ; voir J. Hatcher(...)

29Que faire de tous ces niveaux de rémunération ? Les études anciennes et récentes qui ont accumulé les longues séries de salaires ont tenté d’évaluer les niveaux de vie qu’autorisaient ces différents revenus. Les historiens ont pour cela calculé des « salaires moyens », en ne considérant en général que deux niveaux, ceux de « maîtres » et de « compagnons », de qualifiés et de non-qualifiés, autant de catégories dont la critique récente a montré toute la fragilité57. Notre source montre que, si des paliers salariaux semblent bien exister ici, ils sont bien plus nombreux. Certains historiens avaient d’ailleurs noté le caractère peu probant des moyennes. À propos de la fabrique de la cathédrale Saint-Pierre, Manuel Vaquero Piñeiro notait que « cela n’a pas beaucoup de sens de parler du salaire moyen pour les travailleurs de cette fabrique ». C’est pourtant ce qu’ont entrepris de faire, avec les mêmes sources, Mauro Rota et Jacob Wiesdorf. De même, à Florence, Giuseppe Parenti avait lui aussi prévenu, en 1939, que « la très grande variabilité des montants versés enlevait tout sens à des moyennes annuelles58 », ce qu’ont néanmoins calculé, à partir notamment de ses données, d’autres historiens59.

• 60 Sur ce sujet, voir C. Maitte & D. Terrier, 2020, p. 220-225.
• 61 Pour une synthèse d’ensemble sur la question des temps du travail, je me permets de renvoyer à C. (...)

31Ces chiffres sont largement issus de la reprise, par les historiens, des postulats des écrivains économistes des xvii^e et xviii^e siècle, qui ont commencé à poser la question. Or, ces hypothèses variaient grandement, entre les 180 jours estimés par Vauban pour le labeur d’un manouvrier ou d’un tisserand et les 300 jours de travail d’un ouvrier, supposés par Montgolfier, de Lalande et d’autres au xviii^e siècle60. Sans approfondir ici ce thème, publicistes du xviii^e siècle ou historiens quantitativistes raisonnent sur des moyennes. Ce faisant, les études sur les niveaux de vie ont construit des artefacts difficiles à faire coïncider avec la réalité sans doute vécue par chacun. D’une part, en ne considérant que des rémunérations individuelles, on ignore la pluralité des rémunérations du foyer dans lequel vit le travailleur : malheureusement, notre source ne permet évidemment pas de résoudre ce problème. D’autre part, en ne considérant qu’une activité pour chacun, on met entre parenthèses le caractère fondamentalement pluriactif des populations du passé : encore une fois, notre source ne permet pas d’affronter cette question. Enfin, sans considérer le temps de travail de chacun, on fait fi de la diversité des rémunérations obtenues au bout de la semaine, du mois ou de l’année par des travailleurs ayant pourtant les mêmes rémunérations journalières. Au contraire, les sources comptables permettent souvent, comme c’est le cas ici, de suivre pas à pas chacun des travailleurs. La recherche est certes longue et fastidieuse, mais elle permet de contester la validité des moyennes61.

• 62 Dans le cadre d’une économie européenne s’ouvrant sur l’Atlantique, guerres, pestes et famines aur (...)

32À titre d’exemple, prenons le cas d’une boutique très hautement qualifiée dans la joaillerie/orfèvrerie de la fin du xvi^e siècle, celle de Cristofano (Garuffi), indiqué dans la source comme Cristofano Milanese. L’intérêt est double : la comptabilité permet de mesurer temps de travail et rémunérations dans une période stratégique, celle de la « crise » de la fin du xvi^e siècle en Italie62 ; la boutique comprend une fourchette de rémunérations très large dans un des ateliers de tailleurs de pierres fines les plus importants des offices et de la chapelle.

• 63 Je renvoie pour le détail de leurs activités à F. Kieffer, 2012, notamment p. 359 et suivantes.

33Giorgio Gaffuri est arrivé de Milan en 1575, attiré par Francesco I^er pour travailler au casino de San Marco aux côtés d’autres tailleurs de pierre milanais, les Caroni. Il est inscrit sur les rôles de la cour et s’avère être un des artisans les mieux payés. Ses fils travaillent avec lui quand il s’installe à la galerie en 1586. Cristofano, sans doute l’aîné, prend la direction de l’atelier à la mort de son père en 1591 : il est inscrit sur les rôles de la cour dès 1588, au contraire de ses deux frères, Gio Batta et Bernardo, avec qui il travaille. Ils sont sans doute alors en train de réaliser la « huitième merveille du monde », comme certains contemporains n’hésitent pas à appeler la table de marqueterie de pierres précieuses réalisée à partir de 1590 pour Rodolphe II, à qui elle est offerte en 159763.

• 64 ASF, GM, 170.

34Cristofano, sous la responsabilité duquel se trouve la boutique, est absent de la liste car il est pensionné au gage de 20 scudi par mois : un compte précis de ce que cette table a coûté indique qu’il a reçu pour l’ensemble de son temps de travail 1 560 scudi auxquels il faut ajouter le loyer de sa maison pendant six ans et demi, soit 162.3.10 scudi. Sur la liste des paiements hebdomadaires, le premier mentionné dans la liste est Bernardo, puis son frère Gio Batta ; leur neveu travaille également avec eux. Si 16 personnes passent dans cette boutique au cours de ces trois années, seules cinq apparaissent stables, alors que jamais plus de huit personnes n’y ont travaillé de concert. Onze personnes ont un rapport plus ponctuel avec l’atelier, y compris certains artisans très qualifiés comme Piero di Gio Lucini, orfèvre, rémunéré autant que Bernardo, qui travaille un mois seulement dans la boutique : peut-être ce passage rapide est-il lié aux nécessités des ouvrages à réaliser. En tout cas, le renouvellement finalement non négligeable ne touche jamais les premiers de la liste et pas forcément non plus les moins rémunérés car Batta, le neveu de Bernardo, et Pasquale d’Ambrogio, tous deux aides ou apprentis, cumulent le plus de jours de travail64. Ce sont donc les travailleurs « intermédiaires » qui semblent logiquement les plus mobiles : soit parce qu’ils ne font que passer dans les boutiques ou sur le chantier, soit parce qu’ils circulent entre les différents lieux de travail consignés dans ces listes : une étude nominative, synchronique et diachronique de tous ces registres permettra dans le futur de dresser ces parcours.

• 65 C’est ce qu’avait justement souligné Micheline Baulant sur le chantier parisien de Saint-Germain-d (...)
• 66 F. Kieffer, p. 362.

35En revanche, quel que soit le nombre total de jours de présence dans l’année, le rythme des semaines est, lui, régulier pour tous : les employés sont là plus de cinq jours par semaine (5,2 en moyenne) avec un très faible écart type (0,28). Et pourtant, en regardant les choses tout à fait à la loupe, un nombre de jours à peu près égal de travail et une moyenne par semaine semblable peuvent aussi cacher des rythmes qui ne sont pas identiques65. Ainsi, Bernardo et son frère Gio Batta travaillent en moyenne un peu plus de cinq jours par semaine (5,1 et 5,3) pour un total de 965 et 1 046 jours pendant la période considérée. Mais Gio Batta manque plus facilement un jour dans la semaine, tandis que son frère s’absente des semaines entières, pour des raisons non indiquées (mais on sait qu’il se rend parfois en Corse pour trouver des matières premières66).

• 67 ASF, GM, 270.

36Il n’en reste pas moins que ces deux artisans (et trois avec Cristofano) peuvent être assurés d’un emploi permanent qui leur permet, si ce n’est d’envisager, du moins d’effectuer une « carrière » au sein de la galerie puisque les trois frères sont toujours là en 1606, désormais encore mieux payés67. Ce ne sont pas des cas exceptionnels dans cet environnement de travail : Gio di Lorenzo Fantozzi est, quant à lui, présent lorsque la boutique apparaît dans les registres, en 1586, pour disparaître des registres en 1594, après huit ans de service à temps complet. Temps annuel complètement – si ce n’est exclusivement – marqué par le travail, régularité de la présence, carrière au sein de la boutique : ces caractéristiques du rapport au temps de travail, que l’on associe volontiers au xx^e siècle, peuvent déjà être l’expérience vécue par un certain nombre d’artisans, toujours minoritaires, de l’époque préindustrielle.

• 68 C’est le cas aussi de Domenico di Bartolomeo Cioni dont le salaire de 20 sous est baissé à 18 sous (...)

37Les registres permettent également de mesurer les gains de chacun. L’échelle des salaires est très ample, comme celle de toutes les « boutiques », puisque les rémunérations y vont de 60 sous pour Bernardo à 4 ou 5 sous pour Giani le fattore (dont la rémunération initiale de 5 sous baisse d’ailleurs à 4 sous par jour fin mars 159368). Dans l’ensemble de ces trois années, c’est pourtant la stabilité salariale qui prévaut, et ce d’une triple façon : double stabilité, annuelle et saisonnière, pour ceux qui restent car leurs salaires n’évoluent pas, sauf rares exceptions ; stabilité enfin dans le nombre des paliers de rémunération, de 4 au début de la saisie en mars 1593 (60, 20, 18, 5), à 5 quand rentre le frère de Bernardo payé 40 sous. Cela correspond donc à la typologie explicitée plus haut, à laquelle il faudrait ajouter la rémunération de Cristofano lui-même qui correspond à un peu plus de 90 sous par jour.

• 69 Pour une synthèse, A. Caracausi, 2018 ; pour le textile voir notamment A. Caracausi, 2010.

41Faire le lien entre les rémunérations ici étudiées et le pouvoir d’achat qu’elles autorisent dépasserait les limites de cet article. Mais c’est assurément l’un des chantiers auquel il faudra s’atteler. À ce stade du dépouillement de ces registres, plusieurs conclusions peuvent néanmoins être formulées. Tout d’abord, les historiens ont trop souvent opposé rémunération au temps et rémunération au forfait, alors que les frontières entre les deux sont parfois beaucoup plus ténues qu’on ne le suppose. Chacune d’entre elles peut emprunter des éléments de l’autre : soit que dans la rémunération au forfait soient précisés des délais de consigne, même dans des travaux aussi prestigieux que ce qui se fabrique dans ces ateliers de cour ; soit que la quantité d’ouvrage impliquée par une journée de travail soit préétablie. Seuls les personnels gagés semblent y échapper. Deuxièmement, les échelles de rémunération dans ces travaux très qualifiés sont bien plus ouvertes qu’on ne pourrait le supposer puisqu’elles passent non pas du simple au double, mais de 1 à 5. Même en enlevant les fattori, l’amplitude est plus proche de 1 à 4 que de 1 à 2. Certes, le donneur d’ouvrage est ici un prince et les travaux considérés sont de haute qualification, deux considérations qui jouent sans doute dans l’importance des variations dans les rémunérations, comme, peut-être, dans la stabilité de toute une partie du personnel. Troisièmement, cette grande échelle comprend un nombre de barreaux qui n’a que peu à voir avec la distinction ternaire entre apprentis, compagnons et maîtres ou avec celle, binaire, entre qualifiés et non-qualifiés. Calculer des « salaires moyens » autour de deux ou trois occurrences n’aurait pas plus de sens ici que dans de nombreux autres secteurs, de la construction au textile en passant par le verre69. Quatrièmement, sur la question de la standardisation ou au contraire de l’individualisation des rémunérations, la conclusion semble devoir être double : la tendance certaine à la normalisation de paliers de rémunération n’est pas contradictoire avec une constante personnalisation des sommes négociées par chacun ; ceci d’autant plus que la partie monétaire n’est parfois que la pointe d’un iceberg qui croît avec la considération dont bénéficie l’individu. C’est probablement là une manière de maintenir la cohésion du groupe tout en instillant une émulation liée à la reconnaissance des compétences. D’ailleurs, une étude prolongée de façon diachronique permettra aussi de déterminer si les rémunérations des uns et des autres évoluent au cours du temps. Cinquièmement, on ferait fausse route en reprenant les évaluations courantes du temps de travail qui est ici constamment supérieur, en ce qui concerne le chantier ou les ateliers, aux 250 jours de travail postulés par les plus optimistes des historiens quantitativistes. Toutefois, bien des travailleurs ne sont pas systématiquement présents alors même que le chantier est ouvert. En conséquence, les moyennes salariales habituellement calculées n’ont qu’un lien très ténu avec la réalité comptable des sommes monétaires reçues par chacun. En clair, en calculant des salaires moyens de catégories de travailleurs abstraits sur la base d’un nombre hypothétique de jours de travail, bien des historiens se sont perdus dans les sables mouvants de la fiction. Il est donc temps de sortir des abstractions quantitatives pour compter autrement et retourner au chantier des rémunérations effectives perçues par chacun.