2Bien entendu il existe d’autres manières de raconter l’histoire de l’énergie. Les historiens professionnels préfèrent généralement se concentrer sur une source d’énergie particulière. On dispose ainsi de très riches historiographies sur le charbon, sur le pétrole, d’autres ouvrages encore sur le bois ou sur l’hydraulique et plus récemment sur l’éolien et le solaire. Le problème de ces approches est qu’elles sont « mono-énergétiques ». Elles laissent dans l’ombre les interactions entre ces matières et ces énergies qui sont pourtant à la source de leur croissance.

3Une critique importante des fresques transitionnistes est venue d’historiens fins connaisseurs des modes de production du xix^e siècle et par conséquent moins impressionnés par le charbon et la vapeur que leurs collègues spécialistes d’énergie. Ils ont montré l’importance pour l’industrialisation d’énergies considérées à tort comme traditionnelles : qu’il s’agisse du muscle humain, de l’hydraulique dans les usines, du bois dans la sidérurgie, des animaux dans les transports, les travaux agricoles ou comme force mécanique industrielle. Mais l’idée selon laquelle les énergies traditionnelles « résisteraient » face aux fossiles prend encore trop au sérieux le récit transitionniste.

5Une histoire vraiment matérialiste de l’énergie montre la nature floue de ces dernières. Les noms qu’on leur donne – « charbon », « pétrole » ou « gaz » – sont des commodités de langage qui occultent des processus matériels beaucoup plus larges, plus entremêlés et plus composites qu’on ne le croit. Considérer les énergies des entités symbiotiques permet de faire apparaître comme essentiels bien des objets négligés dans l’historiographie standard. Au xx^e siècle, les étais des mines de charbon par exemple représentent des masses de bois gigantesques parfois supérieures au bois qui était directement brûlé au xviii^e siècle. Ou encore, si le pétrole entre en compétition avec le charbon pour la navigation et le transport, grâce au camion à benne levante, il réduit drastiquement le prix du charbon pour les usagers, le rendant plus compétitif. Le pétrole repose évidemment sur des monceaux d’acier et donc de charbon. Sans parler des engins qui le brûlent, extraire du pétrole requiert énormément d’acier. Les États-Unis consommaient par exemple 2 millions de tubes pétroliers en 1950 et 7 millions dans les années 2010. À cette date, la seule extraction de pétrole et de gaz consommait autant d’acier que toute l’économie américaine à la fin du xix^e siècle. Comme une entorse parfaite au récit transitionniste, de nos jours, le plus grand producteur de charbon de bois au monde se trouve être Vallourec, une entreprise leader dans les tubes en acier pour l’industrie pétrolière. Vallourec possède en effet dans la région du Minas Gerais au Brésil une forêt de 230 000 hectares plantée en eucalyptus, destinée à fournir en charbon de bois ses installations sidérurgiques. Ses installations produisent et consomment 1,2 million de m³ de charbon de bois par an soit quatre fois toute la sidérurgie française au charbon de bois à son pic des années 1860. Ici, le bois sert à produire l’acier qui sert à extraire le pétrole, qui lui-même est indispensable à l’exploitation forestière. Pour ces raisons et bien d’autres encore, l’histoire de l’énergie ouverte par ce dossier n’est ni celle de résistances, ni même celle des additions, c’est l’histoire de l’intrication et de l’expansion symbiotique de toutes les énergies.

6Les deux articles de ce dossier étudient les symbioses puissantes qui unissent le bois aux énergies fossiles. L’article de Jean-Baptiste Fressoz revient sur l’interprétation, à la mode en histoire de l’énergie, consistant à présenter l’industrialisation comme une des transitions du bois au charbon. En réalité, sans bois, les pays industriels, y compris au xx^e siècle, n’auraient tout simplement pas eu de charbon et partant peu ou pas de vapeur, peu ou pas d’acier, peu ou pas de chemins de fer. Les courbes montrant l’extraordinaire domination du charbon dans les systèmes énergétiques au début du xx^e siècle masquent une dépendance non moins extraordinaire vis-à-vis du bois. Dire qu’il n’y a pas eu de transition ne veut pas dire que rien ne change, mais plutôt que le changement n’est pas celui décrit par l’historiographie standard : il faudrait parler d’une relation symbiotique qui s’intensifie au cours du xix^e siècle, suivie d’un désencastrement, progressif et inachevé, dans la seconde moitié du xx^e siècle. Gaëtan Levillain poursuit cette histoire symbiotique du bois au xx^e siècle en exploitant les statistiques de la FAO sur la production et la consommation de bois en Europe. Avec l’aide de l’histoire contrefactuelle et de la méthode des scénarios, il montre que la consommation de bois a pu croître grâce aux franchissements de trois frontières dépendant des fossiles : une frontière extérieure avec le renforcement du commerce international du bois ; une frontière intérieure grâce à l’aménagement de routes forestières et une frontière qualifiée de « matériologique » – l’industrie du papier, du carton et des panneaux permettant au bois de faire face à la concurrence du plastique, de l’acier et du béton.