• 1 B.-S. Grewe, 2018.
• 2 I. Iriarte-Goñi, 2013.
• 3 J.-B. Fressoz, 2021.
• 4 D. Edgerton, 1998.
• 5 R. Ennos, 2020.
• 6 L. Mumford, 2016 [1934].
• 7 M. McGrath et al., 2015.
• 8 J. W. Moore, 2017.
• 9 G. K. Dreicer, 2000.

1Cet article discute deux visions opposées de la consommation de matière et d’énergie des sociétés en industrialisation. D’un côté, la vision « phasiste » et « transitionniste »1, qui réduit des périodes économiques à la prédominance de matières premières à l’intérieur de systèmes techniques, et de l’autre, la tentative d’un nouveau matérialisme inspiré par une vision non décliniste2, symbiotique3, en usage4, des ressources. Cette vision symbiotique repose sur (I) le constat de persistances tempérant les discours d’inflexions radicales au cœur des rhétoriques de transition, sur (II) la perspective d’une extraction/production/consommation absolue, et non plus relativiste, c’est-à-dire rapportée à la production totale (par l’indicateur PIB) ou à la population totale, qui invite par ailleurs (II bis) à dépasser l’échelle des particularismes nationaux pour considérer les rapports d’interdépendance entre aires géographiques, enfin, sur (III) les alliances ou symbioses entre matériaux et énergies, décrits traditionnellement comme en concurrence, pour produire de nouveaux usages ou des matériaux en eux-mêmes composites. Pour appréhender l’économie matérielle du xx^e siècle, le bois est un exemple remarquable. En effet, la transition minérale aurait réglé en grande partie le sort du bois en Europe lors du xix^e siècle industriel5 : la période de l’éocène6, âge du bois et de l’eau, s’achève, au profit du charbon de terre, de manière diffusionniste en commençant par le Royaume-Uni, chaque pays du monde suivant selon son retard industriel. Presque partout en Europe, les années 1840-1860 représentent l’extension historique minimale des surfaces forestières7. Les forêts, délivrées de la pression extractive, repartent alors à la conquête des espaces laissés en friche à la suite de l’augmentation des rendements agricoles. Cette dernière avait été permise par la rupture métabolique8, et notamment par l’affranchissement des contraintes du cycle de l’azote par l’apport d’engrais fossile, comme le guano, puis de synthèse, avec l’industrialisation du procédé Haber-Bosch. Dans le secteur de la construction dont il est le principal débouché, le bois est progressivement remplacé par les nouveaux matériaux ; on construit alors des charpentes en fonte, puis en acier, puis en béton armé9. Autant de raisons qui poussent l’histoire des techniques, l’histoire économique et l’histoire de l’énergie à se désintéresser du bois à l’époque contemporaine.

• 10 J.-B. Fressoz, 2021.
• 11 A. Jappe, 2020.
• 12 G. Espitallier, 1931, p. 139.
• 13 B. Marrey, 1995.
• 14 R. Guérin, 1976.

2Pourtant, l’historiographie symbiotiste met en avant des cas de collaboration des produits du bois aux secteurs de pointe de l’industrie. Parmi les exemples notables du xix^e siècle, nous trouvons le secteur minier utilisant du bois pour le soutènement, le secteur ferroviaire pour les traverses de chemins de fer, le secteur des télécommunications pour les poteaux télégraphiques, et la sidérurgie qui, malgré la place toujours plus importante prise par le coke, garde une certaine préférence pour le charbon de bois en raison de la qualité supérieure de l’acier ainsi produit. Le secteur de la chimie exploite également les résines de bois pour extraire l’acétone, l’acide acétique ou l’essence de térébenthine, sans oublier d’autres usages maintenant tombés dans l’oubli, comme le parement des chaussées10. Moins évidente aux yeux des historiens, il existe une symbiose entre le bois (pour le coffrage) et le béton armé, symbole de la modernité architecturale au xx^e siècle11. En effet, la plupart du temps, le béton armé est coulé dans un coffrage qui peut nécessiter de grandes quantités de bois : le colonel du génie, Georges Espitallier (1849-1923), estime que le bois représente 20 à 40 % du coût d’un béton coffré12 et qu’il n’est réutilisé que 3 fois en moyenne. Dans le cas d’ouvrages complexes multipliant les surfaces, comme des escaliers, ou à fortes contraintes et supposant une charpente de soutènement, la quantité de bois n’est pas négligeable. Comme les voûtes et les coupoles des cathédrales gothiques, les ponts modernes en béton sont souvent dépendants du travail du bois : comme en témoigne la construction du pont Neuf à Montauban, achevé en 1913, et ses deux travées en béton armé13 (Figure 1). Encore au début des années 1970, l’édification du pont de Saint-Nazaire, long de plus de 3 kilomètres à l’embouchure de la Loire, record mondial de portée à sa construction, avait supposé de couler les piles du pont, cellule par cellule, dans des coffrages de bois14.

• 15 R. Ennos, 2020.

3Alors que la substitution du bois par le béton est volontiers mise en avant dans l’historiographie15, la symbiose, qui renvoie à la codépendance, à la complémentarité des usages de ces matériaux et in fine à une évolution conjointe de leur consommation, reflète souvent plus fidèlement la pensée des acteurs de l’économie matérielle. En 1949, Roger Gaspard, directeur général d’EDF, souligne la codépendance bois-béton-électricité :

• 17 M. Endres, 1905.
• 18 E. Glesinger, 1932.
• 19 A. Mélard, 1900.
• 20 R. Zon, 1910 ; R. Zon & W. N. Sparhawk, 1923.
• 21 S. Gold, 2003.
• 22 J. Boyd Orr, 2007 [1947].

4À partir de 1947, les données concernant l’usage du bois et des forêts au xx^e siècle sont centralisées par la division forestière de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (Food and Agriculture Organization of the United Nations, FAO), et publiées tous les cinq ans comme Inventaire forestier mondial (1947, 1953, 1958, 1963), puis comme synthèse régionale (1976, 1982), puis à nouveau de façon quinquennale comme synthèse mondiale de l’Évaluation des ressources forestières (1990, 1995, 2000, 2005, 2010, 2015). Ces publications bénéficient d’un travail antérieur conséquent d’harmonisation de la collecte de données par la section économique de la Société des Nations de 1928 à 1938, et de la réalisation de synthèses isolées sur la base de statistiques publiques sans méthodologies communes, principalement par des forestiers d’Europe centrale (Max Endres17, Egon Glesinger18), français (Alphonse Mélard19), et américains (Raphael Zon et William Sparhawk20). Malgré un siècle de statistiques forestières accumulées, assurer la comparabilité des données demeure particulièrement difficile. Si d’un côté les données des branches exploitations forestières/commerce du bois concernant les volumes de bois abattu et échangé sont plutôt fiables, car elles répondent à un besoin de taxation, la mesure des surfaces forestières et surtout l’évaluation du «  volume sur pied  », c’est-à-dire la quantité de bois que représentent les forêts, sont soumises à des variations de définition considérables21. À ce biais définitionnel, s’ajoute celui de sous-estimation des espaces méconnus. Pour John Boyd Orr (1880-1971), premier président directeur de la FAO, la mesure et l’aménagement fonctionnent de concert : la mesure d’une forêt bien exploitée est fiable, et les forêts bien mesurées voient leur exploitation s’améliorer22. Cependant, par son ampleur chronologique et spatiale, cette base de données n’a pas d’équivalent pour faire l’histoire des forêts européennes au xx^e siècle.

• 23 T. Gschwantner et al., 2022 ; S. Gold, 2003.
• 24 I. Drouet et al., 2012.

5À partir des données collectées dans les annuaires statistiques de la FAO pour les plus anciennes et via FAOSTAT pour les plus récentes, harmonisées selon les suggestions de la littérature23 afin d’en atténuer les biais, nous tâcherons d’évaluer la place du bois dans les économies européennes au xx^e siècle, ainsi que les conséquences des fluctuations de sa consommation et de la recomposition de ses usages sur les forêts. Il est malaisé d’évaluer ces dernières dans le contexte d’une révolution sylvicole, permise par la diffusion des principes de foresterie rationnelle franco-allemande durant tout le xix^e et le xx^e siècle et la motorisation des capacités d’extraction. Afin d’isoler et de pondérer l’effet des changements de consommation du bois sur les forêts, nous avons adopté une approche contrefactuelle. Inspirée par le travail de Robert Fogel24, cette approche consiste à créer un scénario hypothétique qui décrit ce qui se serait produit si certains facteurs avaient été différents. En comparant ce scénario contrefactuel avec la réalité historique, nous pouvons estimer l’impact de ces variables sur l’évolution des forêts européennes. Le choix de cette méthode se justifie par le phénomène d’accroissement naturel des forêts : le taux de prélèvement du bois a des effets cumulés sur la durée qu’il est malaisé d’estimer avec des méthodes descriptives plus simples. Ainsi, pour prendre en compte ces effets cumulés, nous avons tout d’abord modélisé le volume de production annuel de bois, aussi appelé production biologique, en fonction du volume total de bois en forêt, le « stock » (Annexe 2). Nous avons ensuite testé quatre scénarios : l’état des forêts européennes dans la seconde moitié du xx^e siècle sans leur extension – permise par la déprise agricole européenne – (scénario 1), avec une consommation relative de bois de feu constante (scénarios 2A et 2B), avec un rôle plus important du bois d’œuvre dans la construction (scénario 3), et enfin sans capacité d’importation, c’est-à-dire sans échanges internationaux (scénario 4) (Figure 2). Ces scénarios reposent sur des modèles simples (Annexe 1) qui ne prennent en compte que la quantité de bois disponible, ignorant l’indisponibilité du volume de bois juvénile lors du reboisement et les différences notables de qualité et d’emploi des essences et des bois. Fondés sur des comparaisons toutes choses égales par ailleurs, ils n’ont pas vocation à proposer des réalités alternatives crédibles, mais plutôt à mettre en évidence les conséquences de cas limites pour le système forêt-industrie du bois.

• 25 A. Mélard, 1900.
• 26 J. Boyd Orr, 2007 [1947].
• 27 J. Daheur, 2017.

6Comment la consommation de bois européenne a-t-elle évolué au xx^e siècle ? Pour les forestiers, la réponse relève de l’évidence : l’industrialisation augmente la consommation de bois. En effet, en valeur absolue pour toute l’Europe, URSS exclue, le volume de bois rond consommé est strictement croissant au xx^e siècle : d’environ 350 millions de m³ consommés dans l’entre-deux-guerres à plus de 600 millions en 2005 (Figure 4). Comme l’annonçait Alphonse Mélard, et contrairement à une idée répandue dans les milieux industriels, le bois « n’est pas un matériau délaissé25 ». En 1947, lors de la parution du premier numéro d’Unasylva, revue forestière de la FAO, John Boyd Orr déclarait déjà : « Dans la complexité de notre monde moderne, le bois est toujours le premier des matériaux de construction, constitue un combustible indispensable et fournit pratiquement tout le papier utilisé, sans compter nombre d’autres matériaux essentiels à l’industrie26. » Rapportée à la population européenne, cette croissance se scinde en deux périodes : une intensité par personne déclinante jusqu’au minimum historique du milieu des années 1970, autour de 0,8 m³ de bois consommé par personne, avant une recrudescence jusqu’à 1,2 m³ en 2015 (+ 50 %). Si au niveau de l’écologie forestière européenne cette augmentation est franche, la situation par grande zone est plus contrastée. Sur les 13 grandes zones identifiées en Europe, rassemblées pour leur proximité spatiale et climatique, ainsi que leurs structures économiques comparables ou leur passé commun (Autriche-Hongrie par exemple), on peut identifier 4 groupes de trajectoires d’usage du bois, et 2 cas particuliers (Figure 3). D’abord, les pays du Benelux et des îles Britanniques, aux ressources forestières locales épuisées depuis plusieurs siècles, voient leur consommation de bois au xx^e siècle stagner en valeur absolue : entre 12 et 15 millions de m³ pour les pays du Benelux, et entre 15 et 20 millions pour les îles Britanniques. Deuxièmement, la moitié de l’Europe et son cœur économique, Autriche-Hongrie-Suisse, France, Pologne-Tchécoslovaquie, Scandinavie, double ou triple sa consommation de bois au xx^e siècle. Troisièmement, l’Italie et les pays balkaniques voient leur consommation de bois stagner, et leur industrialisation, relativement faible dans les Balkans, se faire sans l’entremise de grandes quantités de bois. Quatrièmement, la péninsule hispanique, la Roumanie et la Bulgarie connaissent une première partie de siècle similaire au groupe précédent mais amorcent une transition marquée du bois de chauffage au bois d’industrie à partir des années 1970. À ces quatre groupes s’additionnent deux pays aux trajectoires singulières. L’Allemagne, qui consomme et importe dès la fin du xix^e siècle27, lors de son expansion industrielle, de très grandes quantités de bois d’œuvre, connaît une stabilité de cette haute consommation des années 1950 aux années 1990, avec de nouveau une forte croissance après la Réunification. Enfin, l’URSS (Russie, pays Baltes, Ukraine et Biélorussie), qui ne peut être comparée au reste de l’Europe, compte tenu de son immense « forêt vierge » et de ses investissements conséquents dans la filière bois avant la Seconde Guerre mondiale, ainsi que de la réduction brutale du flux de bois lors de son effondrement. Ainsi, la persistance du bois et l’augmentation de sa consommation en valeur absolue sont la norme dans l’espace européen.

• 28 D’au moins 5 % selon M. C. Hansen et al., 2013.
• 29 M. Bemmann, 2018.
• 30 United Nations Library & Archives Geneva (désormais UNL&AG), Genève, R2918/10D/36555/32232/Jacket1 (...)

7Alors que la consommation en valeur absolue atteint des records dans la seconde moitié du xx^e siècle, on observe, paradoxalement, une augmentation de la superficie des forêts en Europe. Et, même si, depuis les années 2000, les cartographies par satellite indiquent que les données déclaratives surévaluent les couverts forestiers28, cette augmentation dans la seconde partie du xx^e siècle fait consensus. En effet, depuis les années 1950, la superficie des forêts a crû de 200 000 km², une hausse qui représente environ 40 % de la reprise forestière européenne depuis le début du xix^e siècle. Cependant, la reconquête extensive des forêts est loin d’être le phénomène le plus important de la période. Le matériel sur pied a augmenté de 150 %, passant de 11 milliards de m³ au début du xx^e siècle à 26 milliards en 2015 (Figure 5). Bien que celui-ci soit régulièrement révisé à la hausse dans les données de la FAO à la suite de mesures plus précises, sa très forte croissance est admise. Celle-ci provient d’une soutenabilité de l’extraction du bois radicalement différente après la Seconde Guerre mondiale. Dans les années 1930, alors que la Société des Nations engage un travail de centralisation et d’uniformisation des statistiques forestières pour résoudre les différends commerciaux29, les délégués nationaux, URSS exclue, défendent le principe d’un prélèvement des « intérêts du capital », consistant à limiter les coupes à 100 % de l’accroissement annuel du bois en forêt30. A contrario, le régime d’exploitation à partir des années 1950 indique une stabilisation autour de 60 % de l’accroissement naturel (Figure 6).

• 31 I. Tyrrell, 2015.

8Comment une telle augmentation de la consommation absolue peut-elle s’accompagner d’une hausse du bois disponible en forêt alors qu’encore en 1900 la peur de la pénurie était présente31 ? Saisir pleinement le décrochage de la soutenabilité de l’extraction forestière dans les années 1950 est un vrai défi métrologique partagé entre deux récits contradictoires, d’un côté le discours phasiste de transition minérale, de l’autre, le discours symbiotiste insistant sur le rôle joué par les techniques énergivores fossiles dans la redéfinition des frontières extractives. Depuis la perspective technocratique des industriels du bois européen, la deuxième option est la plus défendue :

• 33 I. Iriarte-Goñi & M.-I. Ayuda, 2012.

11Du côté des usages du bois, la première tendance à clarifier est le déclin du bois-énergie. Le scénario transitionniste anglais de remplacement du bois de chauffage dans les premières décennies de la révolution industrielle33 semble finalement minoritaire à l’échelle européenne : partout ailleurs au début du xx^e siècle, même parmi les premières nations économiques d’Europe comme la France ou l’Allemagne, le bois de feu est fortement utilisé. À l’instar de certaines régions du Benelux où les étendues boisées sont limitées, la situation en Grande-Bretagne s’explique principalement par la faible superficie des forêts.

• 34 K. Prins, 1987.

13Cependant, ce schéma transitionniste, s’il semble s’appliquer avec rigueur au processus de « développement économique », se grippe durablement avec la crise énergétique des chocs pétroliers : la France, l’Allemagne, l’Italie, les Balkans et la Roumanie ré-augmentent considérablement leur production de bois de feu jusqu’à atteindre des proportions avoisinant les 50 % de la consommation totale de bois. En 1987, Kit Prins, chargé des affaires économiques à la Division mixte FAO/CEE (Communauté économique européenne), estime qu’il s’agit là d’une conséquence durable de la hausse des prix de l’énergie et du regain d’intérêt pour les sources d’énergies renouvelables. Notons que la valeur que représente le bois-énergie ne se résume pas au bois de feu : en 1980, aux 72 millions de m³ de bois de feu consommés par les ménages européens, il faut ajouter 40 millions de m³ de déchets industriels (« résidus de bois et d’écorce des industries forestières »), 11 millions de m³ de déchets commerciaux (« produits forestiers après leur utilisation initiale ») et 44 millions de m³ équivalents bois de « liqueurs résiduelles brûlées dans la fabrication de pâte chimique34 ». Le bois de feu ne compte que pour 43 % du volume de bois utilisé comme combustible en 1980 ; cela fait planer le doute sur la baisse importante du bois-énergie de 1950 à 1978, ce que notre base de données, ne comptant que le bois de feu, ne peut éclairer. Pour autant, le creux des années 1950-1978 n’est peut-être que la parenthèse transitoire d’un constat plus simple : le bois-énergie n’a pas diminué au xx^e siècle ; les autres sources d’énergie ne l’ont pas remplacé mais se sont additionnées.

• 35 Selon les données de l’International Energy Agency, le charbon fournit 76,5 % de l’énergie primair (...)
• 36 D.-A. Tellès d’Acosta, 1780.

14Toutefois, il y a bien une sortie du bois de feu en termes relatifs ; la consommation de bois de feu par tête n’était que de 0,24 m³ en 2015 contre 0,42 m³ en 1920. Rapportée à la population rurale, principale consommatrice, la consommation de bois de feu connaît aussi un point bas vers 1975 pour recouvrer des valeurs équivalentes au premier tiers du xx^e siècle, autour de 0,80 m³ par tête dans l’entre-deux-guerres à 0,93 m³ en 2015. Seules les îles Britanniques et la Pologne, grosse consommatrice de charbon35, et la péninsule hispanique et son hiver doux, ne dépassent pas 0,5 m³ de bois de chauffage dans les campagnes à la fin du siècle. La persistance du bois est donc la rémanence de techniques anciennes, le feu de cheminée et le poêle à bois, propres au mode de vie rural, un constat déjà établi par Dominique Téllès d’Acosta en 178036. Ainsi, pour une majorité d’Européens, c’est au xx^e siècle que s’achève le découplage de la population et de la consommation du bois de feu.

• 37 P. Balchin, 1996, p. 27 ; A. Thomsen, 2011.
• 38 F. Krausmann et al., 2009.
• 39 N. S. Gavrilova et al., 2008.

17Dans toute l’Europe, la consommation de bois de sciage se divise en trois périodes : après une stabilité des niveaux de consommation dans l’entre-deux-guerres aux alentours de 45 et 50 millions de m³, une multiplication par 2,2 de 1950 à 1980, puis un nouveau plateau de 1980 aux années 2020 entre 95 et 105 millions de m³. Cette hausse s’inscrit dans un contexte de croissance démographique stimulant le secteur du bâtiment de deux manières. De manière extensive, l’augmentation de la population entraîne une augmentation des constructions. De manière intensive, l’augmentation de la surface des habitations implique une demande croissante en matériaux par personne, un phénomène également permis par la périurbanisation et la diffusion de la maison individuelle. La part des logements construits depuis 1945 au sein du parc de logements des pays d’Europe occidentale en 1980 est en moyenne de 61,5 %, c’est-à-dire que plus d’un logement sur deux est construit au cours de la Grande Accélération37. Compte tenu des taux de croissance des matières minérales, notamment du sable, du béton et du pétrole38, la part relative du bois dans le bâtiment diminue. Depuis les années 1990, la situation du bois de sciage est plus contrastée : les volumes consommés chaque année sont stables dans l’Europe occidentale à l’exception de l’Italie, alors que la sphère d’influence soviétique subit un contrecoup économique et démographique avec la dislocation de l’URSS39 qui affecte le bâtiment depuis 30 ans. La Russie elle-même voit sa consommation de bois d’œuvre s’effondrer pour revenir à des niveaux de l’entre-deux-guerres. Ainsi, au xx^e siècle, la consommation de bois de sciage, bois d’œuvre traditionnel, double en restant constante en proportion totale de bois utilisé aux alentours de 20 %. Le scénario 3 imagine une situation du bâtiment dans laquelle le bois aurait eu une place deux fois plus importante, sauf pour les pays scandinaves déjà très gros consommateurs, et avec une règle de non-surexploitation des forêts limitée à 90 % de l’accroissement naturel, le besoin supplémentaire étant assuré par les forêts scandinaves pour le bloc de l’Ouest et par l’URSS pour le bloc de l’Est (Figure 9). Une telle hausse de la consommation de bois de sciage aurait endigué la croissance du volume de bois forestier : dans les années 2010, le volume des forêts serait inférieur de 23 % par rapport au volume historique et n’aurait donc été soutenable qu’à la condition de grands volumes d’importations auprès de la Russie ou de l’Amérique du Nord, d’environ 15 à 20 millions de m³ en 2010. Concrètement, cela reviendrait à augmenter de 50 % le volume total des importations en 2010, Russie exclue. Presque toutes les zones sont autosuffisantes avant les années 2000, à l’exception des îles Britanniques et du Benelux pour qui le volume sur pied scandinave suffit à répondre à leurs besoins.

• 40 M. Leloup, 1985.
• 41 K. Pomeranz, 2021 [2000].
• 42 F. Dagognet, 1985.

18Si déprise agricole, diminution de la dépendance au bois de chauffage et baisse de la proportion relative dans le bâtiment sont des facteurs qui contribuent à limiter l’augmentation de l’extraction forestière, ils n’expliquent pour autant pas à eux seuls la croissance du matériel sur pied dès les années 1950. En dehors des problèmes de mesure entraînant une sous-estimation du matériel sur pied dans l’entre-deux-guerres, le relâchement de la pression sur les forêts relève également du dépassement des frontières extractives. Ce dépassement s’inscrit dans le cadre de pensée productiviste mis en place par les forestiers de la FAO dès l’après-guerre, centré sur quatre objectifs : I) « l’augmentation du rendement des forêts actuellement utilisées » ; II) « la réduction des déchets », qui ne s’arrêtent pas à la sciure et aux délignures de scieries mais font aussi référence aux bois abattus laissés inexploités en forêt ; III) « l’ouverture des forêts vierges », qui ne se limitent pas aux forêts tropicales, mais concernent plutôt en premier lieu l’exploitation très rentable des forêts boréales, et notamment des forêts canadiennes et soviétiques ; IV) « la plantation de nouvelles forêts40 ». En s’éloignant de la terminologie de la FAO, nous identifions quatre frontières extractives principales. Premièrement, une frontière extérieure, repoussée par le transport longue distance entre les pays permettant l’exploitation de ce qui est désormais classiquement appelé hectares fantômes41. Deuxièmement, une frontière intérieure, c’est-à-dire le pourcentage de la forêt domestique réellement mise en exploitation. Elle passe par l’ouverture des forêts vierges et par une exploitation forestière plus intensive (régime en taillis ou futaie, infrastructure forestière, moyens de surveillance) qui augmente le rendement par surface. Troisièmement, une frontière écologique, concernant le choix des essences exploitées et mises en culture, avec comme principale opposition les résineux et les feuillus. Quatrièmement, une frontière matériologique, d’après l’épistémologue des matériaux François Dagognet42, qualifiant les besoins extractifs selon le niveau de transformation du matériau bois. Par exemple, les besoins extractifs relatifs à la production de papier sont peu contraints par la qualité du bois par rapport à la réalisation d’un plancher massif. Pour la production de bois transformés, les contraintes liées à l’exploitation sylvicole sont transférées et gérées lors de la phase d’assemblage industriel, une étape qui implique une symbiose énergivore avec d’autres matériaux, tels que les colles et les métaux. Par conséquent, les filières de bois transformés disposent virtuellement d’un stock de bois exploitable plus important.

• 43 H. Lundmark, 2020 ; M. Bürgi, 2015.

19La consommation de bois de sciage, surtout dans le secteur du bâtiment en Europe au xx^e siècle, qui a doublé lors des quatre décennies d’après-guerre, ne semble pas avoir été freinée par le stock de bois disponible mais par des possibilités de substitution croissantes, par l’opposition aux pratiques extractivistes les plus visibles de la sylviculture mécanique comme la coupe à blanc43, et enfin par la propre mécanisation du travail du bois dont les produits, notamment les panneaux de fibres et de particules, remplacent le bois scié :

• 45 R. Brunet, 1973.
• 46 Insee, 1974.

20S’il y a une ère du bois d’œuvre, son déterminant de premier ordre est le bois d’industrie qui repousse la frontière matériologique. La consommation européenne est multipliée par 3,45 en l’espace d’un siècle, de 117 millions de m³ en 1920 à 403 millions en 2005. De 38,5 % du total de la consommation du bois en 1920, le bois d’industrie représente déjà 61,4 % en 1960, une proportion qu’il conserve jusqu’en 2015. Ces chiffres ne comptent que le « bois rond », avant sa transformation, destiné aux usages industriels, et non la pâte à papier, le papier et les biens manufacturés eux-mêmes. Révélateur des capacités industrielles de fabrication de dérivés du bois, surtout à partir de la fin des années 1950 avec le développement des panneaux de fibres et de particules, le bois d’industrie montre le dynamisme des industries lourdes du bois consommatrices d’énergie. À titre de comparaison, en 1973 en France, produire 1 kg de bois d’œuvre prêt à l’emploi suppose 0,43 kWh d’énergie électrique45, alors qu’1 kg de carton ou de papier requiert 1,9 kWh d’électricité, 100 g de charbon, 760 g de fioul et 0,18 m³ de gaz naturel46. À l’exception de l’effondrement soviétique, aucun événement économique ne semble avoir eu de conséquence marquante sur la dynamique extractive.

• 48 H. Mackinder, 1928.
• 49 UNL&AG, R4528/10B/35070/8845, Loveday, Alexander, « Statistiques du bois. Programme Minimum de sta (...)

22Dans la persistance et l’industrialisation du bois au xx^e siècle, quelle est la place du changement d’essence ? Les statistiques forestières et d’exploitation reposent depuis la fin du xix^e siècle sur une double distinction d’essence : les forestiers continentaux allemands et français opposent les feuillus à feuilles caduques, principalement les chênes et les hêtres, aux résineux, principalement les sapins, les pins, les épicéas puis le douglas, alors que les forestiers britanniques opposent plutôt les « bois tendres » (softwoods) aux « bois durs » (hardwood)48. Cette distinction « pratique » exprime, à notre avis, plus finement les oppositions qui structurent les usages du bois, entre usages traditionnels et besoins industriels, notamment pour les industries lourdes de défibrage. La tendreté des fibres des softwoods, y compris des feuillus comme les peupliers, est en effet plus favorable au travail mécanique, et leur masse volumique inférieure les rend plus propices à la manutention et au transport. Toutefois, sous la supervision d’Egon Glesinger durant les années 1930, le Comité d’experts statisticiens de la SDN propose, dans son Programme minimum de statistiques du bois, de ne retenir que l’opposition entre conifères et non-conifères49. Les conifères ont été au cœur des affrontements commerciaux depuis 1928 ; c’est ce groupe de produits qui structure le marché, et les bois feuillus tropicaux et européens ne seront mesurés séparément par la FAO qu’à partir de 1961.

• 50 M. McGrath et al., 2015.
• 51 1947-1967 : les 7,7 millions d’hectares de plantations sont dominés par quatre genres, dont deux r (...)
• 52 A. Noirfalise, 1968.
• 53 J. Cauwet et al., 1976.
• 54 P. Arnould, 2020.
• 55 A. Schaeffer, 1951, p. 124.
• 56 J. Campredon, 1960.

24De 1600 à 2010, l’écosystème forestier à l’échelle européenne s’est transformé, modifiant ainsi la frontière écologique : une perte de 538 000 km² de feuillus au profit de 593 000 km² de résineux, ce qui représente 29,3 % du volume total des forêts européennes de 202050. Une large partie de cette transition vers les bois résineux semble avoir été réalisée au xix^e siècle, période des enrésinements allemand, autrichien, suisse et polonais, avec un reboisement par espèces résineuses, tandis que les pays méditerranéens, péninsules hispanique, italique, balkanique, ainsi que la Roumanie et la France sont des pays à dominante feuillue. Ce dernier groupe de pays est plutôt importateur qu’exportateur de bois d’œuvre, leur passé démographique et maritime expliquant à la fois un déboisement important et un régime favorable à la production de bois de feu. À l’issue des reboisements d’après-guerre51, l’enrésinement suscite de nombreuses controverses en Europe52, en particulier en France53, sur ses conséquences écologiques, notamment en termes de changement des chaînes trophiques et d’appauvrissement et d’acidification des sols. La foresterie « rationnelle » d’origine allemande ayant beaucoup misé sur les résineux, ces derniers sont devenus le symbole des « nouvelles forêts » productives de bois d’œuvre54. Or, compte tenu de la différence entre rythmes forestiers et rythmes industriels, les besoins en bois ne peuvent être comblés qu’avec les forêts existantes : les produits des investissements dans le reboisement de l’après-guerre ne seront disponibles qu’à l’horizon des années 2000. Une pression productiviste s’impose alors aux forêts feuillues : « Le propriétaire de forêt feuillue est, comme le cultivateur, à un tournant décisif : ou il se modernisera, ou il disparaîtra55. » Les gains de productivité obtenus par les investissements dans la mécanisation de l’exploitation forestière (route, marquage, transport, abattage) et la mécanisation industrielle, portés par l’exploitation des résineux, s’appliquent désormais également aux feuillus, qui deviennent une manne pour les industries lourdes de la papeterie et l’industrie des panneaux56.

• 58 A. de Foville, 1880, p. 284.

26Depuis les années 1860, les échanges internationaux ont été décuplés58. Le bois, autrefois peu déplacé, devient une marchandise. Au xx^e siècle, trois périodes se dégagent nettement. Dans l’entre-deux-guerres, intense période d’échange du bois, la quantité de bois importée vers et au sein de l’Europe culmine à 80 millions de m³ : 1 m³ de bois sur 5 est importé. De l’après-guerre aux années 1990, le volume d’échange de bois stagne à 30 millions de m³, soit seulement 8 % du bois consommé. Avec la seconde mondialisation, le volume de bois échangé dépasse les 100 millions de m³, ce qui permet de retrouver les niveaux d’échanges de l’entre-deux-guerres, entre 18 et 15 % du volume consommé (Figure 12). Les pôles d’attraction du bois de la première mondialisation sont les îles Britanniques, l’Allemagne, le Benelux (75 à 80 % du volume), auxquels se rajoutent dans une moindre mesure l’Italie et la France (au total, 90 % du volume). Lors de la seconde mondialisation, il s’agit des pays scandinaves, de l’Italie, des Alpes du nord (Autriche-Suisse), de l’Allemagne, du Benelux (80 % du volume) et dans une moindre mesure la France et l’Espagne (au total, 90 %), qui rassemblent les principales usines de transformation du bois d’Europe (panneaux, papiers, mobiliers).

• 59 J. Buridant, 2006a ; A. Corvol, 1994.
• 60 J. Buridant, 2006b.

31Ces différents scénarios rendent difficile à imaginer la frayeur des forestiers du début du xx^e siècle. L’histoire du bois et des forêts est marquée par une succession de flux et de reflux des forêts : l’historiographie de l’Europe moderne hésite sur la réalité des « crises forestières », qui traduiraient plutôt un sentiment de pénurie qu’une indisponibilité réelle du bois59. En réalité, en termes économiques, la pénurie est d’ordre logistique : comme pondéreux, marchandise dont le prix/kg est très faible, le prélèvement du bois est une opération technique délicate. Très difficiles à tirer sur le sol, lourdes à soulever, les grumes ont été dans l’histoire préférentiellement transportées par flottage fluvial et maritime, quand elles n’étaient tout simplement pas transformées sur place. Avant le chemin de fer, les routes forestières et le débardage mécanique, il faut penser les forêts comme parcourues de courbes d’isocoût, celui-ci étant plus faible selon la proximité de fleuves et de routes et selon la planéité du terrain60, ensemble d’infrastructures environnementales et techniques qui abaissent les coûts d’exploitation. Par conséquent, les pénuries de bois au début du xx^e siècle et lors de la reconstruction après 1945 expriment une tension sur les forêts « accessibles ».

• 61 FAO, 1957, p. 113-114.

32Or l’appréciation fine au cours du xx^e siècle de l’accessibilité des forêts est une difficulté pour la FAO. Dans les inventaires de 1947 et 1953, les forêts sont définies d’un point de vue écologique : elles regroupent « toutes les terres recouvertes d’une association végétale où dominent les arbres et les arbrisseaux […] pouvant produire du bois ou exercer une influence sur le climat local ou le régime des eaux », en excluant les landes, les groupes d’arbres et les arbres en bordures des routes, sur les terres cultivées et dans les parcs. Ces forêts peuvent être accessibles, c’est-à-dire qu’elles « sont et […] peuvent être aménagées ou exploitées dans des conditions économiques comme sources de produits forestiers, y compris les forêts n’ayant pas encore atteint l’âge d’exploitabilité et les forêts aménagées dans lesquelles l’abattage est interdit », ou inaccessibles. En sus d’être accessibles, les forêts peuvent être productives, « se trouvant dans des conditions de sol et de climat leur permettant de fournir des bois utilisables » ou improductives, « forêts non susceptibles de produire des bois utilisables autrement que pour le chauffage61 ». Parmi les forêts productives, seules certaines forêts peuvent être exploitées réellement, c’est-à-dire « utilisées ». En 1947, l’accessibilité est le premier chantier de la FAO : il faut viser une utilisation à 100 % des forêts accessibles.

• 62 UNL&AG, R2918/10D/36555/32232/Jacket1, Bron, Saul, « Déclaration de la Délégation soviétique », in(...)
• 63 P. R. Gregory & V. Lazarev, 2013.

33Évidemment, le critère d’accessibilité n’a que dans de rares cas une dimension absolue ; il est plus souvent relatif aux capacités extractives : la motorisation du travail de bûcheronnage repousse la frontière intérieure. « C’est seulement grâce à l’application intégrale de la technique moderne à l’industrie forestière que nous avons pu réaliser ce progrès considérable quant à l’utilisation de nos ressources forestières pour les besoins nationaux62. » Les moyens techniques de logistique et de transformation ne sont pas les seuls critères. En URSS, la conquête territoriale de la Sibérie par le travail forcé en goulag ouvre la voie à des milliards de m³ de pins nains de la taïga. S’il est difficile d’évaluer les volumes de bois issus du travail forcé, en 1950, 50,3 % du fret de bois mécanisé est administré par le NKVD63. Plus généralement, les pays à forêt boréale, peu peuplés avant leur industrialisation et l’intensification des flux transnationaux, connaissent les progrès les plus importants en termes de domestication forestière. L’accès à ces grandes étendues de résineux à croissance lente, souvent des forêts primaires, décuple considérablement le stock de bois accessible au milieu du xx^e siècle.

• 65 FAO, 1966, p. 28.
• 66 FAO, 1966, p. 93.
• 67 FAO, 1976, p. 13.

35Avec les définitions de 1958, seuls 3 millions d’hectares sur les 138 accessibles en Europe ne sont pas encore utilisés, contre 672 sur les 1 131 d’URSS. Dès 1963, la notion d’accessibilité est abandonnée, « car il n’est pas possible de définir de façon suffisamment simple et claire, aux fins d’une enquête de cette nature, le caractère d’accessibilité économique ou physique65 ». « Plusieurs combinaisons de facteurs peuvent être la cause de l’improductivité des forêts66. » Ainsi, les forêts productives des années 1950 ont été élargies aux bois de diamètre inférieur, incluant le bois de chauffage, à mesure que les industries de défibrage et de papeterie ont accru leurs capacités de transformation. En 1976, après une refonte méthodologique, l’opposition entre les forêts « opérables » et « inopérables » insiste davantage sur les conditions d’exploitation, en admettant le caractère changeant, à condition qu’il soit prévisible, des techniques de bûcheronnage. Cette définition de l’usage des forêts ne peut être trop restrictive : « Il convient de noter que la définition elle-même permet une certaine souplesse dans les zones concernées en relation avec les évolutions techniques67. »

• 68 M. McGrath et al., 2015.

36Face à ces redéfinitions, se reposer exclusivement sur les données de la FAO pour analyser le taux d’exploitation des forêts européennes devient impraticable. Cette situation témoigne du profond changement dans les infrastructures d’extraction forestière qui élargissent constamment les frontières intérieures. Sur le long terme toutefois, le dépassement des frontières intérieures, lié à l’ouverture de nouvelles forêts et à une exploitation forestière plus intensive, est peu contestable. McGrath et al. estiment que, de 1600 à 2010, une vaste partie des forêts européennes a changé de gestion : 612 000 km² de forêts non exploitées (environ 31 % de la surface forestière européenne) et 152 000 km² de forêts taillis (8 %), utilisées pour le bois de chauffage, ont été réaménagées en forêts de haute-futaie pour la production de bois d’œuvre68.

• 69 I. Iriarte-Goñi & M.-I. Ayuda, 2008.
• 70 P. Veyret, 1952.

37Comme l’affirment les récits phasistes, le bois au xx^e siècle perd de son importance dans l’industrialisation des sociétés européennes. Rapporté aux autres matériaux, sa part relative diminue, et ceci depuis le milieu du xix^e siècle69. Quand Egon Glesinger, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, prédit Demain l’âge du bois (1952), l’étonnement peut sembler légitime : « on sera peut-être surpris qu’un homme sérieux envisage pour demain un âge du bois70 ». En effet, dans les décennies d’après-guerre, le bois ne fait plus l’objet de tensions commerciales comme dans l’entre-deux-guerres : les taux de croissance de son industrie sont moins éclatants que partout ailleurs. Le régime d’exploitation à 100 % de l’accroissement naturel en place avant 1945 exprimait encore la tension extractiviste sur les forêts, mais en 1950, plus on mesure la forêt, plus on constate ses richesses inexploitées. Malgré la reconstruction, la peur du manque s’estompe.